Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 10/Chapitre 2

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 318-345).


CHAPITRE II


LA VIE DE FAMILLE ET LA VIE PERSONNELLE
DE L. N. TOLSTOÏ AUX ANNÉES 80



Aux années 80, Tolstoï, moralement rénové, ayant acquis une nouvelle compréhension de la vie, se trouvait vis-à-vis de ses familiers dans une situation parfois pénible. Les siens étant demeurés ce qu’ils étaient il en résultait une série de heurts, de conflits : mais Tolstoï acceptait ces coups, se retrempait de la lutte dans le calme religieux de son esprit, qui, avec le temps, fut de plus en plus respecté.

Ses anciens amis, ses parents, plusieurs hommes politiques, ne pouvant le suivre dans son développement, continuaient à l’envisager sous le même angle qu’autrefois, et devant son indifférence envers eux, ils étaient peinés. Selon leur niveau moral, les uns écoutaient les nouveaux sons de son âme, les autres, avec colère, l’accusaient de manquer de cœur. Les méchants soulevaient la question de l’état de sa santé et se demandaient s’il ne fallait pas garantir la société de son influence malsaine.

Ces quelques traits nous permettent de comprendre plusieurs événements de la vie de Tolstoï et de son entourage au cours des années 80.

Tourgueniev était un de ceux pour qui il était difficile de comprendre le changement survenu en Tolstoï. Apprenant qu’il avait écrit un ouvrage sur un sujet religieux, il s’exprime ainsi dans une lettre à Polonsky :

« Je plains beaucoup Tolstoï, mais d’ailleurs, comme disent les Français, chacun tue ses puces à sa manière. »

En même temps, il s’appliquait avec soin « comme une vieille nounou », disait-il lui-même, à répandre les œuvres littéraires de Tolstoï. Dans sa lettre du 28 décembre 1879, il lui écrit :

« La princesse Paskevitch, qui a traduit Guerre et Paix, a enfin envoyé ici 500 exemplaires. J’en ai reçu dix que j’ai distribués aux critiques influents d’ici (Taine, About, et autres). Il faut espérer qu’ils comprendront toute la force et la beauté de votre épopée… »

Et le 12 janvier 1880, il se hâte de communiquer à Tolstoï l’opinion enthousiaste de son ami Flaubert :

« Cher Léon Nicolaiévitch. Je vous transcris, avec l’exactitude diplomatique, l’extrait d’une lettre de Flaubert, à qui j’avais envoyé la traduction de Guerre et Paix (malheureusement assez faible).

« Merci de m’avoir fait lire le roman de Tolstoï. C’est de premier ordre. Quel peintre et quel psychologue ! Les deux-premiers volumes sont sublimes, mais le troisième dégringole affreusement. Il se répète ! et il se philosophise ! Enfin on voit le monsieur, l’auteur et le Russe, tandis que jusque-là on n’avait vu que la Nature et l’Humanité. Il me semble qu’il y a parfois des choses à la Shakespeare ? Je poussais des cris d’admiration pendant cette lecture, et elle est longue !

« Oui, c’est fort, bien fort !

« Je suppose qu’en somme vous serez content. J’ai distribué Guerre et Paix à tous les principaux critiques, mais il n’a pas encore paru d’articles. Cependant 300 exemplaires sont déjà vendus ; on en a envoyé en tout 500. »

Mais la gloire de Tolstoï, en France, ne se fit que peu à peu et par une toute autre voie. Tourgueniev lui-même a raconté en détail les causes du peu de succès de Guerre et Paix, dans une soirée, à Pétersbourg, le 4 mars 1880. Ce récit fut reproduit dans les Antiquités russes, d’où nous l’extrayons.

« Vous me demandez si le roman du comte Tolstoï, Guerre et Paix, a pénétré dans la société française et lui est connu ? Effectivement cette œuvre a été traduite en français par une personne de la haute société pétersbourgeoise, mais, malheureusement, elle n’a été publiée qu’à un petit nombre d’exemplaires. La traductrice s’était adressée à un grand éditeur parisien, Hachette, pour qu’il lui permît de mettre le nom de sa maison sur son édition. Hachette accepta ; il démontra à la traductrice la nécessité qu’il y avait, pour le succès du roman, de faire pour lui ce qu’on fait en France pour tous les autres ouvrages : d’en envoyer cent cinquante exemplaires aux divers journaux et revues, et quelques dizaines aux critiques les plus influents ; et en outre de dépenser environ 2.000 fr. pour les annonces, en dernière page, et gros caractères, dans les journaux les plus répandus, et de faire 40 0/0 de remise aux libraires. Ce sont les procédés les plus ordinaires des éditeurs français, et c’est le seul moyen d’arriver au succès. La traductrice de Guerre et Paix ne trouva pas ces conditions acceptables, et tout se borna à la distribution d’une vingtaine d’exemplaires que je remis aux critiques et à des amis personnels qui écrivaient dans des périodiques. Je doute que quelqu’un d’eux lise entièrement cette œuvre de notre grand écrivain. Il faut vous dire que les Français ne peuvent pas s’imaginer un roman de plus d’un volume, et Guerre et Paix, à leur horreur, en a trois ou quatre. Flaubert, après avoir lu les deux premiers volumes, m’a déclaré qu’il avait abandonné le troisième, ne comprenant pas d’où Tolstoï sortait toute cette philosophie étrange. Taine, un homme très sérieux, un travailleur, qui est surchargé de besogne, dans deux ou trois ans donnera peut-être son opinion sur ce roman. Mais en général, parmi les écrivains français et les publicistes, personne n’a lu et ne lira cette œuvre remarquable. »

Quant à nous, nous sommes convaincu que la gloire de Tolstoï à l’étranger est due bien plus à ses œuvres religieuses et philosophiques qu’à ses œuvres littéraires, et nous essayerons de le prouver dans les chapitres suivants.

En avril 1880, Tourgueniev vint en Russie et écrivit à Tolstoï qu’il avait l’intention d’aller le voir à Iasnaïa pendant la semaine de Pâques. Outre le désir de voir Tolstoï, il avait aussi une importante mission à remplir auprès de lui. Cette année, la Russie célébrait l’inauguration du monument de Pouschkine, à Moscou, et Tourgueniev, admirateur de Pouschkine, qui était venu en Russie exprès pour cette solennité, avait résolu de vaincre la répugnance de Tolstoï pour toutes ces sortes de fêtes et de lui faire accepter l’invitation qu’il venait lui faire en personne. Tourgueniev fut très cordialement reçu à Iasnaïa, mais Tolstoï refusa catégoriquement de participer à aucune fête. Étant donné l’état d’âme de Tolstoï à cette époque, nous comprenons facilement la raison de son refus ; mais Tourgueniev en fut froissé, et, quand, après les fêtes, Dostoievski voulut aller de Moscou à Iasnaïa Poliana, pour voir Tolstoï, Tourgueniev l’en dissuada. C’est ainsi que les deux grands écrivains n’eurent point l’occasion de se connaître personnellement. L’année suivante, Dostoievski n’était plus.

En juillet de la même année, Tolstoï écrivait à Fet : « Maintenant c’est l’été, et l’été délicieux ; je suis fou de la vie au point d’oublier mon travail. Cette année, j’ai lutté longtemps, mais la beauté de la nature m’a vaincu, et je me réjouis de la vie. Et je ne fais presque rien. »

En automne, il reprit son travail de critique. N. N. Strakov, qui vint le voir à ce moment, écrit à Danilevsky au sujet de cette visite :

À Iasnaïa Poliana, comme toujours, se poursuit un grand travail intellectuel. Vous et moi, probablement, n’apprécions pas également ce travail. Moi je l’admire et y suis conquis, de sorte que cela m’est même pénible. Tolstoï en suivant sa voie est arrivé à l’état d’âme religieux. Cet état s’exprimait déjà à la fin d’Anna Karénine. L’idéal chrétien est compris par lui d’une façon extraordinaire ; et c’est étrange comment nous passons devant l’Évangile sans voir son sens le plus immédiat. Il s’approfondit dans l’étude des textes évangéliques, et il s’est expliqué beaucoup de choses avec une simplicité et une finesse étonnantes. Je crains que, faute d’habitude d’exprimer des pensées abstraites, et en général, d’écrire la prose, il ne parvienne pas à exprimer ses idées avec concision et netteté. Mais le sujet de l’ouvrage qu’il compose est en effet admirable[1]. »

En septembre, Tolstoï demande brièvement à Fet : « Comment va votre Schopenhauer ? je l’attends avec un vif intérêt. Je travaille beaucoup. »


L’état religieux de Tolstoï ne s’accordait pas avec l’humeur de sa famille.

Le 3 février 1881, la comtesse écrit à sa sœur :

« Léon est tout au travail. Il ne peut s’en détacher malgré qu’il ait toujours mal à la tête. Lui et nous tous sommes terriblement frappés de la mort de Dostoïevski. Récemment, il était devenu si célèbre, et aimé de tous, et le voilà mort ! Depuis cette nouvelle, Léon est tout à la pensée de sa propre mort, et il est devenu encore plus concentré et taciturne. »

Le même jour, elle écrit à son frère :

« Si tu voyais et entendais maintenant Léon ! Il a beaucoup changé. Il est devenu le chrétien le plus ferme et le plus sincère. Mais il a blanchi, sa santé s’est affaiblie, et il est plus calme et plus triste qu’auparavant. Si tu entendais maintenant ses paroles I Voilà qui serait un baume à ton âme tourmentée[2]. »

Le carnet de Tolstoï, de cette époque, est rempli de notes brèves sur les visiteurs de Iasnaïa Poliana, ainsi que sur les pèlerins rencontrés dans ses promenades, les paysans du voisinage, et les amis qui venaient le voir. Ces notes alternent avec des pensées personnelles, des opinions sur des articles de journaux, etc. En voici des extraits :

« 5 mai. Hier, une conversation avec V. I. sur la vie à Samara. La famille c’est la chair. Abandonner la famille, c’est la deuxième tentation : se tuer soi-même. La famille, c’est un seul corps. Mais ne cède pas à la troisième tentation, au nom de la famille, mais à Dieu seul. L’indicateur de la place que doit occuper l’homme dans l’échelle sociale. Pour un estomac faible, il faut une nourriture légère, de même une famille gâtée exige plus que celle qui est habituée aux privations. »

« 6 mai. Le vieux de Roudakovo, les yeux souriants, la bouche édentée, charmant. Nous avons parlé de la richesse. Le proverbe a raison : « L’argent c’est l’enfer. » Le Saint Sauveur enseignait ses disciples : « Marchez sur la route, vous rencontrerez la croix. N’allez pas à gauche, là-bas c’est l’enfer. » « Allons voir ce que c’est. » Ils y vont. Un amas d’or. « Voilà, il a dit l’enfer, et nous avons trouvé un trésor. » Ils partent chercher un chariot. Ils se séparent et pensent : « Il faudra partager. » L’un aiguise son couteau ; l’autre prépare un gâteau empoisonné. Ils se rencontrent. L’un donne un coup de couteau et tue l’autre. Le gâteau que tenait celui-ci tombe. Le meurtrier le mange. Tous deux ont péri.

« 15 mai. La prison. Le directeur de la prison vit sur sa terre. On prépare un convoi. Ils sont rasés, dans les fers. Vorobieski, le mari d’une femme débauchée, un vieux de soixante-sept ans : « pour incendie. » Un malade, presque moribond. Un petit garçon boiteux. Cent quatorze personnes pour n’avoir pas de passeports. Il y en a qui sont en prison depuis trois mois. Certains sont très corrompus. D’autres simples, charmants. Un vieillard très faible sorti récemment de l’hôpital ; un pou énorme sur la joue. Ceux qui sont déportés par leur commune. Deux ne sont accusés de rien ; on les déporte : l’un sur la plainte de sa femme. Un petit a été dans une maison d’aliénés, borgne et épileptique. Devant moi il a été pris d’un accès. Un grand soldat. Il est en prison depuis quatre ans. Un an de prison préventive ; on le condamne à un an et demi. On lui a ajouté un an et trois mois, parce qu’il s’est dit artisan. La commune a refusé de le recevoir et depuis, voilà deux ans, il attend le convoi. Deux forçats pour rixe et meurtre : « Nous périssons pour rien. » Ils pleurent. Un bon visage. La puanteur épouvantable.

« 21 mai. Discussion : Tania, Serge, Ivan. Le bien est une chose conditionnelle, autrement dit, le bien n’existe pas. Il n’y a que les instincts.

« 22 mai. Continuation de la discussion ; Le bien dont je parle c’est ce que tu considères tel pour toi et pour tous.

« 24 mai. I. I. Ritchagov, sous-officier de marine, blessé à l’épaule en 1829 ; à la jambe sous Sébastopol, et boite depuis quarante-six ans. Quinze convois de cinq cents hommes chacun sont partis du Gouvernement de Toula. Quarante personnes sont retournées. On l’a bastonné sur les canons, cinq cents coups. Sur un mât de trente-cinq sagènes de hauteur. Il n’y a pas d’échelle. La tempête est un repos pour nous. Les vagues sont hautes comme le clocher.

« 28 mai. Toute la journée, Fet.

« 29 mai. Conversation avec Fet et ma femme. La doctrine chrétienne n’est pas réalisable. Alors elle est une sottise ? Non, mais elle n’est pas réalisable. Oui. Mais avez-vous essayé de la réaliser ? Non, mais elle n’est pas réalisable.

« 31 mai. Conversation avec Tania sur V. I. Les gens du monde ne comprennent pas les religieux. La moralité de la future vie de l’Église, et l’immoralité de la vie de Tania. »

Par ces courts extraits, nous voyons quelle variété de types défilaient devant Tolstoï, et quels matériaux il avait pour ses tableaux de mœurs.

Le peuple, avec sa religion, attirait toujours l’attention de Tolstoï, et il l’étudiait dans les prisons, les auberges, les faubourgs. Il causait longuement avec les quémandeurs, s’intéressant aux moindres détails de leur vie, et soulageant autant qu’il était en son pouvoir leurs infortunes matérielles et morales.

Ce fut encore afin d’étudier le peuple qu’il entreprit un nouveau voyage au couvent Optina-Poustine, à pied, en compagnie de son serviteur S. P. Arbouzov.

Vêtus de caftans, chaussés de lapti, la besace sur le dos, ils quittèrent Iasnaïa-Poliana, le 10 juin 1881. Le maître d’école Dmitri Feodorovitch les accompagnait. Le lendemain, de Krapivna, Tolstoï écrivit à sa femme :

« Je suis arrivé plus mal que je n’avais pensé, avec une masse de durillons, mais j’ai dormi, et maintenant je me sens bien.

« Ici, j’ai acheté des bas, et ça va mieux. C’est agréable, utile et très instructif. Dieu donne seulement que vous tous soyez bien portants et que rien de mauvais ne soit ni avec toi, ni avec moi. Autrement je regretterais d’avoir fait ce voyage. On ne peut s’imaginer jusqu’à quel point c’est neuf, important et utile pour l’âme de voir comment vit le monde, le vrai, pas celui que nous nous arrangions et duquel nous ne sortions pas, même en faisant le tour du globe. Dmitri Feodorovitch ira avec nous jusqu’à Optina. C’est un homme doux et vénérable. Nous avons passé la nuit à Sélevano chez un riche paysan. Je t’écrirai d’Odoiev et de Belev. Je me soigne bien ; j’ai acheté des pruneaux pour mon estomac. Si tu voyais la fillette de l’âge de Michel que j’ai vue hier à l’auberge, tu en deviendrais amoureuse. Elle ne parle pas, mais comprend tout et sourit sans cesse, et personne ne s’occupe d’elle. Le principal sentiment nouveau, c’est de se reconnaître devant soi et devant les autres ce que l’on est, soi, sans l’entourage. Aujourd’hui, un paysan en télègue nous dépasse : — « Grand-père, où vas-tu ? » — Au couvent Optina. — « Quoi, y vas-tu vivre ? » Et la conversation continua. Que seulement les enfants, grands et petits, ne te causent point de soucis, que les hôtes ne soient pas désagréables, que toi-même sois bien portante, que rien n’arrive, que… tout ce que je fasse soit bien, de même pour toi, et alors tout ira au mieux. »

Et le 13 juin, du village Mannanka, il écrit :

« Je voulais t’écrire d’Odoiev, mais nous avons pris par Mannanka, d’où je t’écris. Nous sommes chez Vladimir Akhimitch. Il nous a reçus admirablement. Tout à l’heure, je suis allé chez les vieux croyants. C’est moins intéressant que je ne pensais. Nous marchons très bien. Ma santé est bonne. Je dors dans la journée et la nuit. Vladimir Akhimitch a insisté pour nous amener en voiture. J’écris chez lui. La chambre est pleine de monde, c’est pourquoi ma lettre est mal bâtie et courte. Je la terminerai à Belev, si je le puis. Dieu fasse que chez nous tout aille bien[3]. »

Nous emprunterons au récit de S. P. Arbouzov la description du séjour de Tolstoï au couvent Optina Poustine.

« À six heures du soir, nous arrivâmes au couvent. La cloche du souper sonna, et, avec nos besaces sur le dos, nous entrâmes dans le réfectoire. On ne nous laissa pas pénétrer dans le réfectoire des voyageurs, on nous plaça dans celui des mendiants. Je regardai le comte. Il n’était nullement gêné par ses voisins ; il mangeait avec plaisir, et trouvait le kvass très bon. Après le souper, nous allâmes coucher dans l’hôtellerie de troisième classe. Mais le moine, nous voyant en lapti, ne nous donna point de chambre et nous envoya au dortoir commun, qui était très sale, et où il y avait des insectes. — « Petit père, dis-je au moine, voici un rouble pour vous, mais donnez-nous une chambre. » Il nous donna une chambre, et nous prévint que nous y serions trois. Notre compagnon était un cordonnier du district de Bolkov. Je sortis de mon sac le drap et l’oreiller et préparai le lit du comte sur le divan. Le cordonnier se coucha sur l’autre divan, et moi, je me fis un lit sur le parquet, près du comte.

« Bientôt le cordonnier s’endormit et se mit à ronfler si fort que le comte se souleva effrayé et me dit : — « Réveille cet homme et demande-lui de ne pas ronfler. » Je m’approchai du divan et éveillai le cordonnier. — « Mon cher, vous ronflez trop ; vous effrayez mon vieux », lui dis-je, « il a peur quand, dans la même chambre que lui, un homme ronfle. »

— « Alors, à cause de ton vieux, moi je ne dois pas dormir de la nuit », fit-il. En tout cas, il ne ronfla plus.

« Le lendemain, nous nous levâmes à dix heures. Nous prîmes le thé, puis j’allai à la messe, et le comte alla voir comment les moines fauchaient et labouraient.

« Bientôt, je ne sais comment, les moines apprirent que leur couvent abritait le comte L. N. Tolstoï. Sur l’ordre du supérieur et du père Ambroise, on se mit à sa recherche. Quelqu’un, par hasard, me demanda qui était avec moi à l’hôtel :

— « Qui cherchez-vous ? » — « Le comte Tolstoï. »

— « Je suis son domestique. » Sur mes indications ils trouvèrent le comte et l’invitèrent à venir souper chez le supérieur. Le comte arriva à l’hôtellerie où nous avions passé la nuit et me dit : — « Si l’on m’a reconnu il n’y a rien à faire. Donne-moi mes bottes et une autre blouse, je m’habillerai et j’irai chez le supérieur et le père Ambroise. » Mais avant qu’il ait eu le temps de se changer, deux moines vinrent prendre ses bagages et le conduisirent à l’hôtellerie de première classe, où tout était tendu de velours. Le comte se fit prier longtemps, mais à la fin il accepta une chambre. Avant de s’installer, il alla faire visite au supérieur. Je l’attendais près de la cellule du Père. Le comte passa avec lui deux ou trois heures. En quittant le Supérieur, le comte se rendit à l’ermitage du Père Ambroise. Il y resta quatre heures…

« En sortant de l’ermitage, le comte distribua des aumônes aux pèlerins et mendiants qui attendaient là, et il regagna son nouveau logis. »

Tolstoï se souvient que, durant ce séjour à Optina-Poustine, une fois, il s’approcha de la librairie, curieux de voir quelle nourriture spirituelle les moines donnaient au peuple. Comme il était là, une vieille demanda l’évangile. Le moine répondit qu’il y avait des livres bien meilleurs, et tâcha de lui glisser la description du couvent et les Miracles des Saints. Alors Tolstoï se mêla à la conversation, acheta l’évangile et le donna à la vieille.

L’impression de cette seconde visite fut encore moins favorable que la première. Sa conversation avec le Père Ambroise ne le satisfaisait point. Le vieillard qui avait ouï ses opinions religieuses l’excita au repentir, se basant sur ce texte de l’Écriture : « Quand tu pécheras raconte-le à l’Église. »

Tolstoï nia l’existence d’un pareil texte, et lui cita


COMTESSE S.-A. TOLSTOÏ (1881)

le vrai texte : « Si ton frère a péché contre toi, etc. », qu’il lui montra même sur l’Évangile. Alors le moine passa à un autre sujet de conversation. Seul le Père Pimen, comme la première fois, toucha Tolstoï par sa simplicité et sa naïveté. Beaucoup de pèlerins s’adressaient à lui, mais cela l’ennuyait. Un jour, en sortant de sa cellule pour se rendre à l’église, il aperçut un groupe de pèlerins qui venaient à sa rencontre ; alors, retroussant sa soutane, le vieillard prit sa course à travers les jardins, pour échapper à ses visiteurs.

Au retour, Tolstoï changea l’itinéraire de son voyage. Il revint chez lui par Kalouga, où il prit le chemin de fer pour Toula, et de là, en voiture, à Iasnaïa-Poliana.

Ici la vie suivait son cours ordinaire. Le 21 juin, Tolstoï inscrit dans son journal quelques notes sur ses hôtes :

« Les Bestoujev ; deux frères : le professeur, gâté par la science. C’était un brave homme, maintenant il est professeur, fonctionnaire, écrivain slavophile, et n’est que le souvenir d’un homme. On parlait de la religion, du meurtre à la guerre. « Je ne puis pas tuer, mais je puis libérer le peuple. » C’est-à-dire que pour lui la logique n’est pas obligatoire. L’article de Havet est très instructif. Le point de vue faux de Renan est amené par Havet jusqu’à l’absurdité. »

« 26 juin. Dix pèlerins. Un vieux de 68 ans, aveugle, avec sa vieille ; grand, maigre, remuant, ressemble à l’aveugle Bolkine. Il se plaint des paysans. Ils lui ont pris terre, maison (pour l’enterrer) et une partie du bois vendu. Il parle des Petits-Russiens. D’un village à l’autre, ordinairement 20, 30, 40 verstes. On crie à travers la rue : « Viens coucher ici ! » On donne à boire, à manger, on fait coucher, et l’on donne aussi quelque chose pour la route. »

« 26 et 27 juin. Il y a beaucoup de miséreux. Moi je suis malade, je n’ai pas dormi et n’ai mangé rien de solide depuis six jours ; j’ai commencé à me sentir heureux. C’est difficile, mais c’est possible. J’ai compris comment il faut faire.

« Conversation avec Serge, sur Dieu ; la suite de celle d’hier. Lui et eux pensent qu’il faut dire : « Je ne le connais pas. On ne peut pas le prouver. Je n’en ai aucun besoin. » Ils voient là une preuve d’intelligence et d’instruction, alors que c’est un signe d’ignorance. Je ne connais ni les planètes, ni l’axe autour duquel tourne la terre, ni les écliptiques. Je ne veux pas accepter cela de confiance. Mais je vois que le soleil et les étoiles tournent dans un certain sens. Mais prouver le mouvement de la terre, et son équilibre, c’est très difficile, et il reste encore beaucoup de choses vagues, et d’une difficulté inimaginable. L’avantage, c’est que tout cela est ramené à l’unité. De même dans le domaine moral et intellectuel ramener à l’unité les questions : Que faut-il faire ? Que faut-il connaître ? Que faut-il espérer ?

« Toute l’humanité y travaille. Et tout d’un coup les hommes s’imaginent que c’est un mérite, et se vantent de désunir tout ce qui est ramené à l’unité. À qui la faute ? On leur a enseigné très soigneusement les rites et les religions, sachant d’avance que la raison universelle ne les acceptera pas. On leur a enseigné un grand nombre de connaissances sans lien.

« Et tous restent sans l’unité, avec des connaissances désunies, et pensent que c’est une acquisition.

« Serge a avoué qu’il aime la vie charnelle et y croit. Je suis content de la manière nette dont est posée la question. Je suis allé chez Constantin. Depuis toute une semaine il est malade : le côté, la toux. Maintenant c’est la bile. Kournosen était malade de la bile. Kondriatï est mort de la bile. Les pauvres meurent de la bile. On meurt de l’ennui. La femme a un nourrisson, trois petites filles, et pas de pain. — Le poêle est chauffé. Constantin a conduit au marché la dernière brebis. — À la maison attend le paysan malade de Gorodenko. Le voisin l’a amené. Il attend sur l’avenue. Chez nous, grand dîner au champagne. Tania en robe chic ; chaque enfant porte une ceinture de cinq roubles. On dîne, et la voiture est déjà partie pour le pique-nique, parmi les attelages des paysans qui ramènent les gens fourbus de travail. Je suis allé chez eux, mais j’étais très faible[4]. »

Pendant ces jours, Tolstoï reçut une lettre de Tourgueniev qui lui écrivait :

« Très cher Léon Nicolaiévitch. J’espère que vous ayez bien fait votre pèlerinage et compte que vous tiendrez votre promesse de venir me voir. Depuis une semaine je suis de retour de Moscou ; ma maison est maintenant en ordre, et je ne bougerai plus. N’oubliez pas vos oeuvres. Je salue tous les vôtres et vous serre cordialement la main. »

Tolstoï répondit sans doute favorablement, puisque, quelques jours plus tard, il reçut cette autre lettre de Tourgueniev :

« Très cher Léon Nicolaiévitch. J’ai reçu votre lettre hier, et me réjouis de votre prochaine visite, ainsi que de ce que vous dites de vos sentiments pour moi. Ces sentiments sont beaux parce qu’ils sont réciproques. J’espère que le voyage de la comtesse s’effectuera bien, et que votre santé sera bientôt rétablie. Prévenez-nous du jour et de l’heure de votre arrivée à Mtensk, pour envoyer des chevaux, et n’oubliez pas d’apporter les œuvres promises. Je vous serre la main. »

Le 3 juillet, Tolstoï inscrit dans son journal.

« Je ne puis vaincre la maladie, la faiblesse, la paresse, la tristesse. L’activité est nécessaire. Le but : l’éclairement, la perfection et l’union. L’éclairement, je puis le diriger sur les autres, la perfection, sur moi, l’union avec les éclairés et les perfectionnés. »

« 6 juillet. Conversation avec K. V. S. et J. M. La révolution économique ce n’est pas ce qui peut être, mais ce qui ne peut ne pas être. C’est extraordinaire qu’elle ne soit pas. »

Le 9 juillet, Tolstoï, exécutant sa promesse, partit pour Spasskoié, chez Tourgueniev. Nous trouvons la narration de cette visite dans l’ouvrage de P. A. Sergueienko : Tourgueniev et Tolstoï.

« Au reçu du télégramme annonçant l’arrivée de Tolstoï, Tourgueniev donna des ordres pour l’envoyer chercher à la station Mtensk. D’après le télégramme, Tourgueniev et son hôte Polonsky attendaient Tolstoï pour le lendemain. Mais il y avait eu erreur. Tard dans la nuit, alors que tous étaient couchés, Polonsky, qui écrivait devant sa table, entendit des pas dans la cour, tandis que les chiens aboyaient. Il regarda par la fenêtre, mais, par cette nuit sans lune, il ne pouvait rien distinguer. Il se remit à écrire et entendit cette fois que quelqu’un était entré dans le jardin et marchait devant la maison. Enfin une voix résonna dans la maison. Croyant qu’un des enfants avait le délire, il se dirigea vers la chambre des enfants, et cette fois perçut nettement la voix de Tourgueniev. Une bougie était allumée et un paysan en blouse retenue par une courroie, les cheveux blancs, le visage bruni, donnait de l’argent à un autre paysan. « Je regarde, raconte Polonsky, et ne reconnais pas. Le paysan lève la tête, me regarde interrogativement et demande : Vous êtes Polonsky ? C’est seulement alors que je reconnus en lui le comte L. N. Tolstoï. »

« L’affaire s’expliqua. Tolstoï s’était trompé de jour et avait envoyé un télégramme qui, du reste, n’obligeait pas Tourgueniev à lui envoyer une voiture. À la gare de Mtensk, ne trouvant pas les chevaux de Tourgueniev, Tolstoï avait loué un cocher pour se faire conduire à Spasskoié.

« Le cocher avait longtemps erré dans la nuit, et il était une heure du matin quand Tolstoï arriva chez Tourgueniev.

« Celui-ci n’était pas encore couché. En voyant son hôte, son étonnement et sa joie furent grands, et ils se mirent à bavarder jusqu’à trois heures du matin. »

Polonsky, qui n’avait pas vu Tolstoï depuis plus de vingt ans, fut frappé de la douceur qu’il remarqua en lui, ainsi que de sa simplicité charmante. « Je l’ai vu, dit Polonsky, comme régénéré, pénétré d’une autre foi, d’un autre amour. À personne de nous le comte n’imposait ses opinions, et il écoutait tranquillement les objections de Tourgueniev. En un mot, ce n’était plus ce même comte que j’avais connu autrefois, dans la jeunesse. »

Tolstoï resta deux jours à Spasskoié. Nous trouvons la mention de ce voyage dans son journal.

« 9 et 11 juillet. Chez Tourgueniev. Le charmant Polonsky, tranquillement occupé de peinture et de littérature. Ne juge personne. Pauvre et tranquille. Tourgueniev craint le nom de Dieu, mais le reconnaît. Lui aussi est naïvement tranquille dans le luxe et l’oisivelé de la vie. »

Le 13 juillet, Tolstoï et son fils Serge partirent pour leur propriété de Samara. Voici quelques notes de voyage :

« 13 juillet. Nous sommes partis. M… est à plaindre. On l’a traîné devant les tribunaux parce qu’il est bon et vaniteux. Nous étions ensemble en troisième classe et c’était très bien. Après il est allé dans le wagon impérial chez le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch cadet. À toutes les stations, émotion du peuple : Le grand-duc est là ! On crie : Hourra ! À Skopine, la foule nous presse. Les gens sont sur les toits. La même chose à Riajsk. Un petit propriétaire de Voronèje, gros, sensuel. Causer avec les gens d’église c’est bien : Comment les prêtres de jadis mangeaient des centaines de crêpes. »

Les affaires du domaine étaient le prétexte du voyage. Mais Tolstoï ne pouvait plus s’en occuper la conscience tranquille ; il souffrait de la contradiction entre la richesse et la pauvreté, entre l’oisiveté et le travail ; il souffrait de ne pouvoir abandonner franchement les unes pour les autres. Cet état douloureux se remarque souvent dans ses notes et sa correspondance de cette époque :

« 16 juillet. Je suis allé examiner les chevaux. Souci insupportable. L’oisiveté, la honte. »

« 17 juillet. Aujourd’hui, je veux écrire et travailler. »

« 21 juillet. Le mari d’une femme de Pavlovo est mort en prison, et l’enfant est mort de faim, — Patrovski, ancien berger, la misère. Blanc, cheveux gris. — Conversation avec A. A. sur les maîtres : ceux qui ne veulent pas donner la terre et ceux qui sont pour le partage. Un paysan du comte Orlov Davidov ; une déciatine par âme. Ce n’est pas assez pour le kvass ; et lui a 49.000 déciatines. »

Le 24 juillet Tolstoï écrit à sa femme :

« L’année s’annonce bien. La seule chose triste serait de ne pouvoir aider un peu. Il y a trop de pauvres dans le village, et la misère honteuse qui s’ignore elle-même. »

À cette lettre, la comtesse lui répondit, le 30 juillet.

« Que les affaires restent comme elles sont. Je ne désire rien changer. Si nous en sommes du nôtre, nous en avons l’habitude ; si, un grand profit, l’argent peut s’en aller et n’arriver ni à moi ni aux enfants. En tout cas, tu sais mon opinion sur l’assistance aux pauvres. On ne peut pas nourrir les milliers de la population de Samara, et de toutes les populations pauvres. Mais si tu vois ou connais un tel ou une telle qui n’a pas de pain, ni vache, ni cheval, ni izba, il faut donner cela tout de suite. On ne peut pas se retenir de donner, car ils sont à plaindre, et il faut les aider[5]. »

L’intérêt moral de Tolstoï se satisfaisait pendant son séjour à Samara par son rapprochement avec les sectaires de Samara : les Molokans, les Soubotniki, etc. Le 20 juillet, il écrit à la comtesse Tolstoï.

« Aujourd’hui dimanche j’ai passé toute la journée avec Vassili Ivanovitch à Patrovka, dans une réunion de Molokans : au dîner, au tribunal du village, et de nouveau à une réunion de Molokans. À Patrovka, nous avons trouvé Prougavine. Il a écrit sur les vieux croyants. Un homme intéressant et très sérieux.

« Toute cette journée a été très intéressante. À la réunion, il y a eu un entretien sur l’Évangile. Il y a des hommes intelligents et admirables par leur hardiesse[6]. »

Et dans son journal il note ce 20 juillet :

« Dimanche. Chez les Molokans. Réunion. Chaleur. — Essuient la sueur avec les mouchoirs ; voix très fortes ; cous brunis ; saints, dîner : plat froid, stchi, mouton bouilli, pâtes, noisettes, mouton rôti, concombres, miel. Le matin, une pauvre femme grossière pleure avec son enfant. Le tribunal du village : L’un a volé les bottes d’un Tatar ; un Molokan accuse l’ouvrier d’avoir pris le froment. Les orthodoxes jugent au profit du Molokan. L’ancien est ivre. — Pots de vin, fléau. — Causerie chez les Molokans, sur les cinq commandements. Ils sympathisent. »

« 22 juillet. — Les Molokans. Leur ai lu mon œuvre. Ont écouté très attentivement. Leur interprétation du sixième chapitre est admirable. Le miracle de Cana ; la possédée, celle qui était dans l’erreur. Il guérissait par la vérité[7]. »

Et le 21 juillet, dans sa lettre à sa femme, nous trouvons encore :

« Les Molokans sont intéressants au plus haut degré. J’ai assisté à leur réunion et entendu leur interprétation de l’Évangile. J’y ai pris part. Et eux aussi sont venus chez moi et m’ont demandé d’interpréter comme je le comprends. Alors je leur ai lu quelques fragments de mon travail. Ils sont très sérieux. L’esprit et le bon sens de ces gens presque illettrés sont admirables. Je suis allé à Gavrilovka chez un Soubotnik. Aussi très intéressant ; en général, trop d’impressions en cette semaine. »

Et dans une autre lettre :

« Hier j’ai eu la visite d’un vieux pèlerin. Il vit dans la forêt, sur la route de Bouzoulouk. Par lui-même, il est peu intéressant et agréable, mais il est l’un de ces paysans qui, il y a quarante ans, se sont installés sur la colline, à Bouzoulouk, et ont fondé cet immense couvent que nous avons vu. J’ai noté son histoire. »

Sa lettre du 24 août a un caractère plus affectueux :

« Aujourd’hui tu pars pour Moscou. Tu ne peux t’imaginer combien je suis tourmenté à la pensée que tu travailles trop, et comme je me repens de t’aider si peu (pas du tout). Voilà pourquoi le koumiss est bon : il m’a forcé d’abandonner ce point de vue, duquel, entraîné par mon travail, j’envisage tout. Maintenant je regarde les choses autrement. Je pense et sens toujours de même, mais je suis guéri de l’erreur de croire que les autres peuvent et doivent voir comme moi. Je suis très coupable envers toi, ma chérie, involontairement coupable, mais cependant coupable. Mon excuse, c’est que, pour travailler avec une telle tension et faire quelque chose, il faut tout oublier. Et je t’ai trop oubliée, et je m’en repens. Au nom de Dieu et de notre amour, soigne-toi le mieux possible. Ajourne le travail jusqu’à mon retour, je ferai tout avec joie, et pas mal ; je m’appliquerai. »

Et le 6 août :

« Nos hôtes sont toujours aussi naturellement et excessivement bons. À l’instant (le matin), Lisa est entrée. — « Qu’as-tu ? » — « Ah ! vous êtes ici. Moi je venais faire la chambre. » Et leur bonne est partie, elle les a quittés, et il n’y a qu’une cuisinière pour toute la besogne. Pourquoi écris-tu dans une de tes lettres que je me sens probablement si bien dans ce milieu que je pense à toi et à la maison avec déplaisir ? C’est juste le contraire. Je pense à vous toujours, et toujours mieux. Rien ne donne mieux l’impression de la vie selon l’idéal que la vie de Bibikov avec sa famille et de Vassili Ivanovitch.

« Ce sont de charmantes gens. De toutes leurs forces, de toute leur énergie ils aspirent à la vie meilleure, plus juste, tandis que la vie et la famille tirent de leur côté, et il en résulte quelque chose de moyen. Placé comme je suis, je vois que ce « moyen », bien que bon, est loin de leur but. Mais en le rapportant à soi, on apprend à être satisfait du « moyen». Ce même « moyen » se retrouve dans la vie des Molokans et du peuple, surtout ici. Que Dieu me permette seulement de vous rejoindre tous, et tu verras quel bon garçon je serai, à ton idée[8]. »

À Iasnaïa Poliana, la vie s’écoulait comme toujours, mélange de tristesse et de gaieté ! On y reçut beaucoup de visiteurs, quelques-uns étrangers. Tel celui dont parle la comtesse Tolstoï dans une lettre à son mari :

« Nous avons comme hôte un Cosaque étrange, qui vient de la stanitza Starogladovsk ; il s’appelle Feodor. C’est le neveu d’Epichka. Il est de ton âge ; blanc, maigre. Il est arrivé du Caucase à cheval, sur un cheval roux, en bachelik rouge et bonnet de fourrure avec des médailles et des décorations. Un affreux bavard. Il est poseur et peu sympathique. Il dit qu’il se rend chez l’Empereur pour demander d’entrer dans la garde privée de l’Empereur « où l’on a tué un des nôtres », dit-il. « Je vais servir le troisième tzar : j’en ai déjà servi deux. » Il a visité Alexis Stepanovitch. Ils ont eu une conversation animée sur divers souvenirs du Caucase et leurs connaissances communes. Hier nous sommes allés nous promener en voiture ; les deux Tania, à cheval, accompagnées du Cosaque en manteau rouge. C’était un coup d’œil étrange ; le cheval est doux, apprivoisé comme un chien. À tour de rôle, il a mis les enfants en selle. »

Tolstoï prolongea sans doute son séjour à Samara, car le 6 août la comtesse adresse à son mari une lettre de reproches.

Mais apprenant que Tolstoï songe à une nouvelle œuvre littéraire, de nouveau elle est pénétrée de tendresse pour lui. « Quel sentiment joyeux m’a saisie, en lisant que tu veux te remettre au genre poétique. Tu sais comme je l’attends et le désire depuis longtemps ! C’est le salut et la joie. Voilà qui nous réunira de nouveau. Voilà qui te consolera et éclairera notre vie. Cela c’est un véritable travail. En dehors de lui, il n’y a pas de paix pour ton âme. Je sais que tu ne peux pas te contraindre, mais que Dieu te garde dans cette disposition, pour que, de nouveau, s’allume en toi cette étincelle divine. Cette pensée me remplit d’enthousiasme[9]. »

Le 17 août, Tolstoï rentra à Iasnaïa-Poliana et aussitôt s’envolèrent ses intentions de participer étroitement à la vie de famille, de partager ses intérêts. Justement au moment de son retour, il y avait un grand nombre d’invités et l’on préparait un spectacle d’amateurs. Et dans le journal de Tolstoï, à la date du 18 août, nous trouvons :

« Le théâtre. Gens vides. De ma vie sont rayées les journées du 19, 20 et 21. »

Le 22 août, Tolstoï eut la visite de Tourgueniev. Celui-ci se laissa vite gagner par la gaîté générale de la jeunesse et, à l’étonnement de tous, dansa le cancan parisien. Et ce jour, nous trouvons dans le journal de Tolstoï :

« Tourgueniev. Cancan. Triste. Rencontre avec les paysans sur la route. Joyeux. »

Tout ce temps, Tolstoï était triste. Sa famille se préparait à partir en ville pour l’hiver ; cela l’inquiétait, mais il ne se sentait pas de force à résister. Le 1er septembre, il alla à Pirogovo, chez son frère. De retour de là, le 2, il écrit dans son journal :

« Souvent je désire mourir. Le travail ne m’entraîne pas. »

À la mi-septembre toute la famille Tolstoï s’installa à Moscou, petite rue Denejni. Pour Léon Nicolaiévitch, c’était une grande épreuve. Le 8 octobre, il écrit dans son journal :

« Un mois est passé. Le mois le plus pénible de ma vie. L’installation à Moscou. Tous s’installent. Quand donc commenceront-ils à vivre ? Tout cela, non pour vivre, mais parce que les gens font ainsi. Les malheureux ! Et il n’y a pas de vie. La puanteur, les pierres, le luxe, la misère, la débauche. Les brigands se sont réunis ; ils ont pillé le peuple, ont réuni des soldats et des juges pour protéger leur orgie, et ils festinent. Au peuple, il ne reste rien d’autre à faire qu’à profiter des passions de ces hommes pour leur reprendre ce qu’ils ont pillé. »

Sur ces premiers temps de leur séjour à Moscou, la comtesse Tolstoï écrit à sa sœur :

« 14 octobre 1881. Moscou. Il y aura demain un mois que nous sommes ici, et je n’ai pas écrit un mot à personne. Les deux premières semaines j’ai pleuré chaque jour parce que Léon non seulement était triste, mais tout à fait abattu. Il ne dormait pas, ne mangeait pas, et même, parfois, pleurait ; j’ai cru que je deviendrais folle. Tu serais étonnée si tu voyais comme j’ai changé et maigri. Ensuite il est allé au gouvernement de Tver, et a retrouvé là une vieille connaissance, Bakounine (la maison artistique, libérale, littéraire) ; puis il est allé dans un village chez un vieux croyant. Au retour, son angoisse était moindre. Maintenant, il s’est loué dans le pavillon, deux petites chambrettes tranquilles, pour six roubles par mois ; puis il va sur la place du couvent des Vierges, passe la rivière près de la Montagne des Moineaux et, là, coupe et scie du bois avec les paysans. »

À cette époque se rapporte la remarquable lettre suivante écrite par Tolstoï à son ami V. I. Alexiev, resté à Samara :

« Merci de votre bonne lettre, cher Vladimir Ivanovitch. Nous avons l’air d’oublier que nous nous aimons. Pour moi il n’en est rien. Je ne veux pas oublier que je vous dois beaucoup de ce calme et de cette clarté dans ma conception actuelle du monde. Vous êtes le premier homme instruit que j’aie rencontré, confessant non seulement en parole, mais de cœur, la religion qui est devenue pour moi la lumière claire. C’est pourquoi vous me serez toujours cher. Ce qui me gêne en vous, c’est le vague, l’inconséquence de votre vie. C’est votre avant-dernière lettre, pleine des raisons de ce monde. Mais moi-même, il y a si peu de temps encore, en étais plein, et jusqu’ici je suis si mauvais dans ma vie que j’ai moyen de savoir quelle complexité y apportent les séductions. Mais il ne s’agit pas de formules extérieures, mais de la foi, et il m’est joyeux de penser que vous et moi avons la même religion. « Quant à mon idée : réunir mes créances et, avec cet argent, faire quelque chose d’utile aux hommes, je dois vous dire que c’est une blague, même pire. C’est une mauvaise vanité.

« Une seule circonstance qui atténue mon péché et l’explique c’est que je le faisais pour les miens, pour ma famille. De l’argent, sans doute (comme vous l’écrivez), rien ne peut sortir, sauf le mal. Mais pour ma famille c’est le commencement de ce à quoi je tends perpétuellement : rendre ce qu’il y a, non pour faire le bien, mais pour être moins coupable.

« Je sais bien que mes raisons sont fort peu convaincantes, cependant, je me trompe peut-être, je pense les rendre indiscutables pour quiconque raisonne. Mais j’ai enfin compris qu’on ne peut convaincre logiquement. Ce que j’ai dit, ce que j’ai écrit, suffit pour indiquer le chemin. Celui qui étudie trouvera lui-même des raisons et des raisons meilleures, lui convenant mieux. Il s’agit seulement de montrer le chemin. Et je me suis convaincu que c’est la vie seule qui peut le montrer, l’exemple de la vie. L’effet de cet exemple est très peu rapide, très vague, très minime, mais seul l’exemple — la preuve de la possibilité de la vie chrétienne — donne la poussée. Aidons-nous les uns les autres à le donner. Écrivez-moi et soyons le plus sincère l’un devant l’autre. Je vous embrasse ainsi que tous les vôtres. »

  1. Rousski Viestnik, 1901, p. 142.
  2. Archives de T. A. Kouzminsky.
  3. Archives de la comtesse Tolstoï.
  4. Archives de L. N. Tolstoï.
  5. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  6. Ibid.
  7. Archives de L. N. Tolstoï.
  8. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  9. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.