Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 10/Chapitre 1

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 307-317).


CHAPITRE I


LE ier MARS



La Russie traversait alors une période troublée, et l’orage qui grondait depuis longtemps éclata le 1er mars 1881.

« Aujourd’hui, 1er mars 1881, sur l’ordre du comité exécutif du 26 août 1879, Alexandre ii a été exécuté par deux agents de ce comité. »

Ainsi débutait la proclamation du comité exécutif, du 1er mars 1881. La peine de mort, comme la manifestation la plus cruelle de la violence d’un homme sur un autre, fut toujours odieuse à Tolstoï. La pensée seule de cet acte soulevait en lui le dégoût et l’horreur. Rappelons-nous ce qu’il écrivit à la vue d’une exécution capitale, à Paris. « Je ne suis pas un homme politique », écrit-il dans son journal de 1867, après une nuit sans sommeil hantée du souvenir de la guillotine qu’il avait vue le matin. En effet, il n’était pas et ne devint jamais un homme politique. C’est précisément pourquoi il peut parler sans parti-pris des meurtres révolutionnaires et gouvernementaux.

Mais en 1881, Tolstoï se trouvait en outre dans des circonstances particulières. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la crise morale qu’il avait traversée venait de prendre fin, et il avait achevé son grand travail sur l’étude de l’Évangile. Dans ce travail il avait réussi à pénétrer l’essence même de la doctrine du Christ, doctrine de l’amour, de l’humilité et du pardon, et la conscience de cette lumière qui se découvrait devant lui le rendait particulièrement sensible aux souffrances des hommes et à tous leurs écarts de la loi divine. Il envisageait tout ce qui l’entourait dans l’esprit du sermon sur la montagne.

Dans un pareil état moral, il ne pouvait sans doute acquiescer au meurtre d’Alexandre ii. Mais l’exécution des meurtriers d’Alexandre ii fit sur lui une impression encore plus profonde.

Comme nous l’interrogions sur ce sujet, il nous répondit :

« Je ne puis rien vous dire de particulier de l’impression que fit sur moi l’événement du 1er mars ; mais le procès des meurtriers, les préparatifs de leur exécution me causèrent une des impressions les plus fortes de ma vie. Je ne pouvais détourner ma pensée de ces malheureux, de ceux qui se préparaient à les châtier, et surtout d’Alexandre iii. Je me représentais si vivement le bonheur que le tsar pourrait éprouver en faisant grâce à ces égarés, que je ne voulais pas croire qu’on pût les exécuter ; et en même temps, j’en avais peur, et souffrais pour leurs bourreaux.

« Je me souviens qu’un jour, après le dîner, ayant cette idée en tête, je m’allongeai sur le divan de cuir du rez-de-chaussée, et, finalement, m’endormis à moitié. Dans ce demi-sommeil, je pensai à ces hommes et à l’exécution qui se préparait, et, tout à coup, je crus voir nettement, comme dans la réalité, que ce n’était pas eux qu’on exécutait, mais moi, et que ce n’était pas Alexandre iii, et les bourreaux et les juges, qui consommaient l’exécution, mais moi-même qui les tuais. Ce terrible cauchemar m’éveilla, et aussitôt j’écrivis à l’Empereur. »

Voici cette lettre.

« Sire, je vous écris, non que j’aie une très haute opinion de moi-même, mais parce que, déjà très coupable devant tous, je craindrais de l’être encore davantage si je ne faisais pas ce que je peux et dois faire. Je n’userai pas de cette éloquence fausse et hypocrite, répandue ordinairement dans les lettres adressées aux souverains, et par laquelle on obscurcit les pensées et les sentiments. J’écrirai simplement, d’homme à homme. Les sentiments sincères de mon respect pour vous, comme homme et empereur, ressortiront mieux sans ces faux ornements. On a cruellement mutilé et tué votre père, l’empereur de Russie, un homme âgé et bon, qui fit beaucoup de bien et désira toujours celui de son peuple. Et il n’a pas été tué par des ennemis personnels, mais par des ennemis de l’état de choses existant, qui l’ont fait périr au nom du soi-disant bien général de toute l’humanité.

« Vous régnez à sa place, et devant vous sont ces ennemis qui empoisonnèrent la vie de votre père, et l’assassinèrent. Ils sont vos ennemis parce que vous occupez la place de votre père, et pour ce soi-disant bien général qu’ils recherchent, ils doivent désirer vous faire disparaître aussi.

« Pour ces hommes, meurtriers de votre père, vous devez ressentir dans votre âme le désir de la vengeance, et en même temps un sentiment d’horreur devant l’acte qu’il vous faut accomplir. On ne peut s’imaginer situation plus terrible ! Non, il n’en peut être de plus épouvantable, parce qu’on ne peut concevoir plus grande tentation du mal : « Les ennemis de la patrie, du peuple, de misérables créatures, des gens sans Dieu, qui violent la tranquillité, troublent la vie de millions d’êtres, et qui sont les meurtriers de mon père ! Qu’en faire, sinon en purifier la terre russe, les écraser comme de hideux reptiles. Ce n’est pas un sentiment personnel, ni le désir de venger la mort de mon père qui l’exigent, c’est le devoir qui l’ordonne ; c’est toute la Russie qui l’attend de moi. »

« Et de cette tentation, naît toute l’horreur de votre situation.

« Qui que nous soyons, rois ou bergers, nous sommes des hommes éclairés par la doctrine du Christ.

« Votre situation est terrible, mais la doctrine du Christ est précisément nécessaire pour nous guider dans les moments terribles, dans les effrayantes tentations qui assaillent les hommes. Vous êtes maintenant soumis à la plus effroyable des tentations. Mais quelque angoissante qu’elle soit, la doctrine du Christ peut l’éloigner. Tous les rêts de la tentation qui vous enlacent disparaîtront d’eux-mêmes devant l’homme qui exécute la volonté de Dieu. Je sais combien le monde où nous vivons est loin des vérités divines exposées dans la doctrine du Christ, et qui vivent dans notre cœur. Mais la vérité est la vérité et elle vit dans notre cœur. J’avoue que moi, homme faible et misérable, ébranlé par des tentations mille fois plus faibles que celles qui vous assaillent, je céderais non à la vérité et au bien, mais à la tentation ; il est vrai que c’est audace et folie de ma part d’exiger de vous une force morale sans exemple, d’exiger que vous, empereur de Russie, malgré la pression de tous ceux qui vous entourent, que vous, fils aimant, pardonniez aux meurtriers de votre père et leur rendiez le bien pour le mal. C’est folie de ma part, mais je ne puis m’abstenir de le désirer, et ne point voir que chacun de vos pas vers le pardon est un pas vers le bien, et chaque pas vers le châtiment un pas vers le mal. Et de même que pour moi, aux heures de calme, en l’absence de tentations, je désire de toutes les forces de mon âme choisir la voie de l’amour et du bien et espère y parvenir, de même je désire pour vous que vous aspiriez à être « parfait comme notre Père », et ne peux pas ne point l’espérer.

« Vous, empereur, donnez au monde le plus grand exemple de l’observance de la doctrine du Christ : rendez le bien pour le mal. Faire grâce aux criminels qui ont violé les lois humaines et divines ; leur rendre le bien pour le mal, cela semblera aux uns de l’idéalisme ou de la folie, aux autres de la scélératesse. Ils diront : « Ce n’est pas pardonner qu’il faut, mais détruire cette gangrène, étouffer ce feu. Mais, obligez ceux qui parleront ainsi à prouver leur opinion, et c’est de leur côté que seront la folie et la scélératesse.

« Voici un malade : on l’a soigné par des moyens très énergiques ; puis on a supprimé les remèdes et laissé faire la nature ; ni l’un ni l’autre système n’a réussi : l’état du malade empire. Il y a encore un moyen, un moyen dont les médecins ne savent rien, un moyen étrange. Pourquoi donc ne pas l’essayer. Il a du moins un avantage indiscutable sur tous les autres moyens qui ont été employés infructueusement : celui-ci ne l’a jamais été. On a essayé, au nom de la nécessité de l’État, au nom du bien du peuple, d’opprimer, de déporter, d’exécuter ; on a essayé, au nom de la même nécessité et du même bien du peuple, de donner la liberté : le résultat a été le même. Pourquoi donc ne pas essayer, au nom de Dieu, d’exécuter sa loi, sans penser ni à l’État ni au peuple ? On ne peut commettre aucun mal en accomplissant la loi divine. Un autre avantage, également indéniable, du nouveau moyen, c’est que les deux précédents n’étaient pas bons par eux-mêmes. Le premier n’était autre que la violence, la peine de mort (quelque juste qu’elle paraisse, chacun sent que c’est un mal) ; le deuxième, l’essai timide et même déloyal de la liberté ; le gouvernement donnait d’une main cette liberté et la retenait de l’autre. L’application de ces deux moyens, quelque utiles qu’ils parussent pour l’État, n’était pas une œuvre bonne de la part de ceux qui l’accomplissaient. Le nouveau moyen, au contraire, est de telle nature qu’il fait la joie et le bonheur suprême de l’âme humaine. Pardonner, rendre le bien pour le mal est chose bonne en soi. L’application des deux moyens anciens, contraires à l’âme chrétienne, doit laisser des remords, tandis que le pardon donne la joie suprême à celui qui pardonne.

« Présentement, selon les circonstances, le pardon chrétien présente encore un troisième avantage. Actuellement votre situation et celle de la Russie ressemblent à l’état du malade pendant la crise : un faux mouvement, un remède inutile, nuisible, peut perdre à jamais le malade. De même, maintenant une seule action dans l’un ou l’autre sens, la vengeance par le mal, par les supplices cruels, ou la convocation des représentants du peuple, peut influencer tout l’avenir. Pendant ces deux semaines que durera le procès des criminels, un pas en avant sera fait sur l’un ou l’autre des trois chemins du carrefour, celui de la répression du mal par le mal, celui de l’octroi de quelques libertés étroites — deux voies essayées, qui ne mènent à rien — et un nouveau chemin : celui de l’accomplissement par le souverain, comme par un homme, de la volonté de Dieu.

« Sire ! Par de redoutables et fatals malentendus, dans l’âme des révolutionnaires s’accumula une haine terrible contre votre père, haine qui les amena à commettre un meurtre effroyable. Cette haine peut être ensevelie avec lui. Les révolutionnaires, injustement peut-être, pouvaient lui reprocher la perte de dizaines des leurs, mais vous, vous êtes pur devant la Russie et devant eux, vos mains ne sont point tachées de sang, vous êtes la victime innocente de votre situation. Vous êtes pur et innocent devant vous-même et devant Dieu, mais vous êtes sur le carrefour, encore quelques jours, et si le triomphe appartient à ceux qui disent et pensent que les vérités chrétiennes ne sont bonnes qu’en paroles, et que dans la vie, doit couler le sang et régner la mort, vous sortirez pour toujours de cet état heureux de pureté, de communion avec Dieu, et vous rentrerez dans la vie des ténèbres, des nécessités d’État, qui justifient tout, même les violations de la loi divine. Si vous ne pardonnez pas, si vous exécutez les meurtriers, le résultat sera que, sur des centaines, vous aurez supprimé trois ou quatre individus ; or, le mal engendre le mal et à la place de ces trois ou quatre, il en apparaîtra trente ou quarante. Quant à vous, Sire, vous aurez perdu sans rémission ce moment qui, à lui seul, vaut toute une vie ; celui dans lequel vous pouviez accomplir la volonté de Dieu. Si vous ne le faites pas, vous quitterez pour toujours ce carrefour où vous pouviez choisir le bien au lieu du mal, et pour toujours vous vous trouverez pris dans cet engrenage du mal qu’on appelle la raison d’État. « Pardonnez, rendez le bien pour le mal, et des dizaines de malfaiteurs, des centaines, passeront non de votre côté, non du nôtre (cela n’a pas d’importance), mais de Satan à Dieu ; les cœurs de milliers et de milliers de vos sujets tressailleront de joie et d’attendrissement à la vue du bien prodigué du haut du trône en un moment aussi terrible pour un fils à qui l’on a tué son père.

« Sire ! Si vous faisiez cela, si vous appeliez ces hommes, leur donniez de l’argent, les envoyiez quelque part, en Amérique, et écriviez un manifeste commençant par ces paroles : « Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis », je ne sais pas ce qu’éprouveraient les autres, mais moi, qui vaux peu de chose, je serais votre chien, votre esclave, je pleurerais d’attendrissement comme je pleure maintenant, chaque fois que j’entends votre nom. Mais qu’ai-je dit : je ne sais ce qu’éprouveraient les autres ? Je sais avec quelle force ces paroles répandraient sur toute la Russie le bien et l’amour.

« Les vérités du Christ sont vivantes dans le cœur des hommes ; elles seules sont vivantes et nous n’aimons autrui qu’au nom de ces vérités. Supposons, cependant, que les hommes vivent accoutumés à penser que les vérités divines sont du domaine du monde spirituel et ne sont pas applicables au monde réel. Supposons que les ennemis parlent ainsi : « Nous n’acceptons pas votre moyen ; il est vrai qu’il n’a pas été essayé, qu’il n’est pas nuisible, qu’actuellement nous traversons une crise, mais nous savons qu’il n’est pas applicable dans le cas prescrit et ne peut qu’être préjudiciable. » Ils diront : « Pardonner ? Rendre le bien pour le mal ? C’est bon pour un individu mais non, pour l’État. L’application de ces vérités au gouvernement du pays le conduirait à sa perte. »

« Sire, c’est un mensonge ; le plus cruel et le plus perfide. L’accomplissement de la loi de Dieu, mener les hommes à leur perte ! Rien n’est plus sacrilège que de dire : la loi de Dieu ne vaut rien. Alors elle n’est pas la loi de Dieu.

« Oublions, pour un moment, que la loi de Dieu est supérieure à toutes les autres lois et applicable en toute circonstance. Oublions-le. Soit : la loi de Dieu n’est pas applicable ; si on l’applique, le mal sera encore plus grand. Si l’on pardonne aux meurtriers, si l’on ouvre les prisons, supprime la déportation, le mal sera de beaucoup pire. Mais pourquoi cela ? Qui le dit ? Comment le prouvez-vous ? Par votre lâcheté. Vous n’avez pas d’autres preuves. En outre, vous n’avez pas le droit de nier la valeur d’aucun moyen, car tout le monde sait et voit que les vôtres ne valent rien.

« Ils diront : Si tous les criminels sont relâchés, c’est le massacre sûr, quelques libérations entraînent de légers désordres ; des libérations plus nombreuses, de grands désordres ; l’amnistie générale, le massacre. Ils raisonnent ainsi, parlant des révolutionnaires comme de brigands groupés en une horde, si bien que la horde anéantie tout serait terminé. Or ce n’est pas cela du tout. Ce n’est pas leur nombre qui est important et il ne s’agit pas de détruire ou de déporter le plus possible. Que sont les révolutionnaires ? Des gens qui haïssent l’ordre de choses existant, le trouvent mauvais et travaillent en vue d’en établir un meilleur. Ce n’est point par la peine de mort qu’on peut lutter contre eux. Ce n’est pas leur nombre qui importe, ce sont leurs idées. Pour lutter contre eux, il faut lutter sur le terrain des idées. Leur idéal, c’est le bien-être général, l’égalité, la liberté. Pour lutter contre eux, il faut leur opposer un autre idéal, supérieur au leur, embrassant le leur.

« Il n’y a qu’un idéal qu’on puisse leur opposer : celui sur lequel ils s’appuient sans le comprendre et en le blasphémant, l’idéal qui renferme le leur, l’idéal de l’amour et du pardon. Un mot de pardon et d’amour chrétien prononcé du haut du trône, le geste qui montre la voie du règne chrétien, dans laquelle vous devez vous engager : cela seul peut détruire le mal dont souffre maintenant la Russie. Et comme la cire au feu, s’anéantira la lutte révolutionnaire devant l’empereur — l’homme — qui accomplira la loi du Christ[1]. »

Tolstoï songea d’abord à faire parvenir cette lettre à Pobiedonostzev. Cette idée lui était venue à cause de l’amitié de Pobiedonostzev pour un homme remarquable, que ses idées rapprochaient momentanément de Tolstoï : A. K. Malikov. Mais par suite de diverses circonstances, cette lettre fut remise au Procureur général du Saint-Synode par N. N. Strakov. Tolstoï avait joint à sa lettre une supplique personnelle à Pobiedonostzev, le priant de remplir au plus vite cette importante mission. Pobiedonostzev après avoir pris connaissance de la lettre la retourna à Strakov refusant de la transmettre à l’empereur. Il expliquait son refus par cette raison qu’en un cas si grave il se croyait tenu d’agir suivant ses propres convictions, très différentes de celles de L. N. Tolstoï, quant au caractère du Christ. Strakov confia alors la lettre au professeur Constantin Bestoujev-Rumine, qui la remit au grand-duc Serge Alexandrovich. Et par lui, elle fut transmise à l’empereur Alexandre iii, mais elle n’eut aucun résultat.

  1. Archives de V. G. Tchertkov.