Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 10/Chapitre 3

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 346-377).


CHAPITRE III


LA VIE DE TOLSTOÏ À MOSCOU, AU COMMENCEMENT
DES ANNÉES 80



Dans la dernière lettre de la comtesse Tolstoï à sa sœur, que nous ayons citée, elle lui dit que son mari a visité un vieux croyant quelconque. Dans le journal de Tolstoï, de cette époque nous trouvons encore cette note brève :

« A Torjok, chez Sutaïev. C’est une consolation. » Le lecteur connaît sans doute ce personnage remarquable, aussi nous bornerons-nous à quelques renseignements que Tolstoï nous a donnés sur cette visite.

Étant à Samara, Tolstoï avait entendu parler par Prougavine de Sutaïev et de son fils, qui avait refusé le service militaire et subissait sa peine dans le bataillon disciplinaire de Schlusselbourg ; et il se proposait d’aller voir le père. Tolstoï alla faire visite à un ancien ami, propriétaire du gouvernement de Tver, Bakounine, dont la propriété se trouvait à huit ou neuf verstes du village Chavelino, où vivait Sutaïev. Les Bakounine s’intéressaient peu aux sectaires, et avaient à peine entendu parler de Sutaïev. Tolstoï se rendit chez lui. Il le trouva à la maison, s’occupant d’organiser « la communauté de sa famille ». Il raconte que chez eux non seulement la terre était commune, mais même les coffres des femmes. La bru de Sutaïev avait un fichu sur la tête, Tolstoï lui demanda : — « Et ce fichu, est-il à toi ? » — « Non, répondit la femme, c’est celui de ma mère. Je ne sais pas où j’ai mis le mien. » Sutaïev amena Tolstoï chez un de ses coreligionnaires, ancien soldat, auquel il avait marié sa fille, et il lui raconta comment il avait célébré les noces de sa fille : « Une fois d’accord, on se réunit le soir, je leur expliquai comment il faut vivre, puis on leur prépara un lit et on les laissa ensemble. » Sutaïev était le pâtre du village ; il choisissait toujours les meilleurs endroits pour ses bêtes, car il avait pitié d’elles et veillait à ce qu’elles eussent toujours à boire et à manger.

Sutaïev attela son cheval pour reconduire Tolstoï chez Bakounine. En route, ils causèrent, et ils étaient tellement entraînés par leurs rêves sur la venue du royaume de Dieu sur terre qu’ils ne remarquèrent pas que le cheval les menait dans un fossé où la voiture versa. Tous les deux furent projetés sur le sol, mais par bonheur ni l’un ni l’autre n’eut de mal.

À cette époque, Tolstoï fit aussi la connaissance, à Moscou, d’un homme tout à fait remarquable : Nicolas Féodorovitch Féodorov, bibliothécaire du Musée Roumiantzev. Nous trouvons dans le journal de Tolstoï :

« Nicolas Féodorovitch est un saint. Vit dans un taudis. Donne tout aux pauvres. N’a ni linge ni lit. » Nicolas Féodorovitch, d’après les récits de gens qui le connaissaient bien, dormait sur un tas de vieux journaux. Son érudition était extraordinaire, et sa grande mémoire faisait de lui un catalogue vivant. La particularité de son christianisme était la foi en une immortalité mystique et scientifique.

Citons encore un homme très proche alors à Tolstoï, Vladimir Féodorovitch Orlov, professeur à l’École du chemin de fer, qui étonnait Tolstoï par son habile interprétation des textes évangéliques dans l’esprit chrétien le plus radical. Dans une lettre à son ami V. I. Alexiev, Tolstoï parle de ces divers personnages et caractérise chacun d’eux ; en même temps qu’il lui raconte la lutte morale qu’il endure à Moscou :

« Merci de votre lettre, cher Vladimir Ivanovitch. Je pense à vous sans cesse et vous aime beaucoup. Vous êtes mécontent de vous. Que dirais-je de moi ! À Moscou, la vie m’est pénible. J’y suis depuis deux mois, et c’est toujours pénible. Je vois maintenant que je connaissais toute l’immensité des séductions dans lesquelles vivent les hommes, mais je n’y croyais pas, je ne pouvais me les représenter ; de même, vous saviez par la géographie qu’il y a le Caucase, mais vous ne l’avez connu qu’en y allant. Et l’immensité de ce mal m’opprime, me désespère, me rend méfiant, et m’étonne : Comment donc ne le voit-on pas ?

« Cela m’était peut-être nécessaire pour trouver sans erreur mon droit chemin. Deux choses se présentent à moi ; Croiser les bras et souffrir sans rien faire, en s’abandonnant au désespoir, ou se réconcilier avec le mal ; s’étourdir par les cartes et le vide de la vie mondaine. Par bonheur, je ne puis faire la seconde, et la première m’est trop douloureuse. Je cherche une issue. Je n’en vois qu’une : la propagande par l’écriture et la parole. Mais ici, la vanité, l’orgueil, et peut-être la tromperie de soi-même. Et on le craint. Une autre issue : faire le bien aux hommes. Mais ici, l’immensité du nombre des malheureux effraye. Ce n’est pas comme à la campagne, où se forme un cercle naturel. La seule issue que je voie, c’est de vivre bien, C’est de toujours prendre tout du bon côté. Mais cela, je ne le sais pas faire comme vous. À ce propos, quand je pense à vous, je vois que je ne pourrai jamais vous ressembler : je suis emporté, je me fâche, je m’indigne, et suis mécontent de moi. Ici aussi il y a des hommes, et Dieu m’a donné de me lier avec deux ; l’un, Orlov ; l’autre, le principal, N. F. Féodorov, le bibliothécaire du Musée Roumiantzev, dont je vous ai déjà parlé. Il a imaginé un plan de l’œuvre de l’univers, dont le but est la résurrection corporelle de tous les hommes. Ce n’est pas si fou que cela paraît.

« N’ayez pas peur. Je ne partage pas cette opinion. Mais je l’ai si bien comprise que je me sens capable de la défendre contre toute autre croyance poursuivant un but extérieur. Grâce à cette croyance, il mène la vie chrétienne la plus pure. Il a soixante ans, il est pauvre et donne tout ce qu’il a ; il est toujours gai et doux. Orlov a souffert dans sa vie. Il a fait deux ans de prison pour l’affaire Netchaiev. Il est maladif, mène aussi une vie d’ascète, et nourrit neuf personnes. Il est maître à l’École du Chemin de fer. Soloviev est ici, mais lui est un raisonneur. Je suis retourné chez Sutaïev. Lui aussi est chrétien en pratique. Orlov et Féodorov ont lu le « Récit succinct des évangiles ». Nous pensons la même chose avec Sutaïev, jusque dans les moindres détails. En plus, j’écris des récits dans lesquels je désire exprimer mes pensées. Il semblerait que ce soit bien, mais le calme n’est pas encore là. Je reste toujours à la maison. Le matin, j’essaie de travailler, mais ça ne marche pas. Vers deux ou trois heures, je vais scier du bois, près de la Moscova, cela me fait du bien. On voit la vraie vie, et bien qu’on n’y puise que par seau, on se rafraîchit. Le soir, je reste à la maison et les invités m’assomment. Les conversations parfois sont intéressantes, mais combien vides ! Je voudrais m’enfuir. »

Tolstoï, tout ce temps, continuait à entretenir une correspondance avec son vieil ami N. N. Strakov. Malheureusement, nous n’avons pu retrouver ses lettres de cette époque ; mais celles de Strakov, que nous possédons, nous permettent de voir quel était alors le ton de leurs entretiens épistolaires.

« 29 novembre 1881. J’ai reçu votre lettre, cher Léon Nicolaiévitch, et j’y ai trouvé précisément ce que je craignais de votre silence, le reproche. Pourquoi, comprenant vos sentiments, je ne les partage point ? Je parlerai comme à confesse. Parce que je n’ai pas cette force de sentiment qui est en vous et ne veux ni m’effbrcer, ni feindre. Et où prendrais-je cette ardeur, ce sacrifice, dont vous vous sentez doué ? Soyez indulgent pour moi. Ne me repoussez pas à cause de cette divergence de vues. Je connais, pour l’avoir éprouvé moi-même, votre dégoût du monde ; mais je l’éprouve à ce degré léger où il n’écrase pas, ne torture pas. Je n’ai point d’attachement pour le monde, et tâche de détruire tout ce qui peut y ressembler… J’y pense sans cesse, et il me semble que je fais quelques progrès. Je ne vous les conterai point, parce qu’ils sont encore très petits, et, peut-être même, illusoires. Je ne suis pas capable d’efforts aux tournants brusques, mais je sais qu’en m’attachant à une seule pensée, dans une seule direction, je puis arriver à quelque chose de bien. Je suis devenu incomparablement plus tranquille que je n’étais, et tout cela, grâce à vous et à la lecture des livres des moines. Il est vrai que ce calme est brisé constamment, et il faut sans cesse lutter, mais ces tâtonnements sont loin d’être aussi pénibles qu’ils l’étaient. Aimer les hommes, mon Dieu, que c’est doux ! Et à un degré très faible j’éprouve ce sentiment. Je le connais par expérience ; mais je n’ai pas de force, en cela comme en tout, et tous les meilleurs sentiments que je trouve en moi je les garde, je les cultive, j’y tiens, mais il n’est pas en mon pouvoir de leur donner l’élan et la foi. Telle est ma nature, tel est mon sort. La vie s’est modelée sur ces qualités. Ne soyez donc pas sévère, exigeant pour moi. Je vous dois probablement les meilleurs moments de ma vie. Ne voyez donc point que ce qui est mauvais en moi, mais aussi ce qu’il y a de bon. Et d’ailleurs sermonnez-moi. Je vous écouterai volontiers, vous le savez bien. »

En janvier 1882, se préparait, à Moscou, le recensement qui devait être fait en trois jours, les 23, 24 et 25 janvier. Tolstoï eut l’idée de profiter de ce recensement pour se rendre compte de la misère à Moscou et proposer ensuite aux personnes de la société d’apporter une aide fraternelle au soulagement de cette misère. C’est ainsi que Tolstoï écrivit son article bien connu : « Sur le Recensement. » Tout ce qu’il vit et ressentit au cours de ce recensement, il l’a raconté dans son livre ; Que devons-nous faire ? auquel nous empruntons ce récit autobiographique :

« À tous ceux que je vis ce jour-là (je m’adressais spécialement aux riches), je dis la même chose, presque exactement ce que j’avais écrit dans l’article : je proposais de profiter du recensement pour connaître au juste la misère, à Moscou, et y remédier par les œuvres et l’argent et faire de telle sorte qu’il n’y eût plus de pauvres à Moscou et que nous, les riches, pussions, la conscience tranquille, jouir des biens de la vie auxquels nous étions habitués. Tous m’écoutaient attentivement, sérieusement, mais avec tous, sans exception, cela se passait de la même manière. Dès que mes auditeurs comprenaient de quoi il s’agissait, ils paraissaient gênés, et un peu honteux, principalement pour moi qui avais pu dire de telles bêtises, mais dont on ne pouvait dire carrément : ce sont des bêtises, comme s’il eût existé une cause extérieure obligeant les auditeurs à les approuver. »

Dans ce livre remarquable, Tolstoï raconte avec une franchise insurpassable ses essais infructueux de bienfaisance. Sur sa demande il avait été chargé du recensement de l’arrondissement de Khamovniki, près du marché de Smolensk. Là se trouvaient des habitations appelées maisons Rjanov ou forteresse de Rjanov. Tolstoï s’y rendit quelques jours avant le recensement pour se familiariser avec les lieux. D’un coup il se plongea dans la misère qui régnait là, et comprit aussitôt l’impossibilité de réaliser l’œuvre rêvée. « Si étrange que cela paraisse, pour la première fois je compris clairement que l’œuvre par moi entreprise ne pouvait consister exclusivement à nourrir et vêtir mille personnes, comme on nourrit et abrite mille moutons, mais à faire le bien des hommes. Quand j’eus compris que chacun de ces milliers d’hommes était un être tout à fait comme moi, avec le même passé, les mêmes passions, les mêmes convoitises, les mêmes erreurs, les mêmes idées, les mêmes inquiétudes, l’œuvre que j’avais entreprise me parut tout à coup si difficile que j’eus conscience de mon impuissance. Mais elle était commencée, je la continuai. »

Puis vint le jour du recensement. Pendant que les recenseurs faisaient leur besogne, Tolstoï interrogeait les malheureux, apprenait les détails de leurs misères. Les renseignements obtenus lui permirent de classer ces malheureux en trois groupes : 1o ceux qui, ayant perdu leur situation, en attendaient le retour (parmi ceux-ci, il s’en trouvait de toutes les classes de la société) ; 2o les femmes perdues, très nombreuses dans ces maisons ; 3o les enfants.

La dernière tournée du recensement eut lieu la nuit, et Tolstoï la raconte ainsi :

« Nous entrâmes dans le cabaret sombre. Nous éveillâmes les garçons et ouvrîmes nos serviettes. On nous déclara que les gens, ayant appris qu’il y aurait recensement, voulaient quitter leurs logis. Nous demandâmes alors au propriétaire de fermer la porte de la rue et nous allâmes dans la cour dire aux gens qui voulaient partir qu’on ne demanderait les passeports de personne. Je me rappelle l’impression étrange et pénible que me causa la vue de ces malheureux troublés, en loques, demi-nus : tous me semblaient très grands à la lueur des réverbères, dans l’obscurité de la cour. Effrayés et terribles dans leur effroi, ils se tenaient en groupes près de la fosse d’aisances empestée, ils écoutaient nos exhortations et ne nous croyaient pas. Évidemment, comme des bêtes traquées, ils étaient prêts à tout pour nous échapper. Les seigneurs de diverses catégories : policiers de la ville et de la campagne, juges d’instructions et juges, toute la vie les poursuivaient dans les villes, dans les campagnes, sur les routes, dans les rues, les débits, les asiles de nuit, et maintenant, tout à coup, des ennemis arrivaient et fermaient les portes, seulement pour les compter ! C’était pour eux aussi difficile à croire qu’aux lièvres de croire que les chiens ne sont pas venus les chasser, mais les compter.

« Par groupes, nous commençâmes notre travail. Il y avait avec moi deux messieurs du monde et deux étudiants. Vania, le garçon du restaurant, en veston et pantalon blancs, marchait devant, nous le suivions. Nous allions dans les logements que nous connaissions, je connaissais aussi quelques-uns des habitants, mais la majorité m’était inconnue. Le spectacle était nouveau et terrifiant, encore plus terrible que celui que j’avais vu près de la maison Liapine. Tous les logements étaient pleins, toutes les planches occupées et non par un seul, mais souvent par deux. Le spectacle était terrible, effrayant, par l’exiguité du lieu où s’entassaient ces gens, par le mélange des hommes et des femmes. Toutes les femmes qui n’étaient pas ivres-mortes étaient couchées avec des hommes. Beaucoup de femmes, avec des enfants, étaient couchées sur des planches étroites, avec des étrangers. Le spectacle était terrible par la misère, la débauche, et la terreur de tous ces gens, et principalement par leur nombre. Après ce logis, un pareil, un troisième, un dixième, un vingtième, sans fin, et partout la même puanteur suffocante, partout l’étroitesse, le mélange des sexes : des hommes et des femmes ivres jusqu’à l’abrutissement, et, sur tous les visages le même effroi, la même docilité et la même culpabilité. De nouveau, je ressentis de la honte et de la peine, comme dans la maison de Liapine, et je compris que ce que je voulais faire était mauvais, sot et, par conséquent, impossible. Et déjà, je n’inscrivais personne, je n’interrogeais plus, sentant que c’était en vain. »

Citons encore un épisode du recensement qui, de l’aveu de Tolstoï, eut une grande influence sur l’évolution de ses pensées et de ses sentiments.

À la fin de janvier, V. K. Sutaïev vint à Moscou et alla voir Tolstoï. Cette visite est même ainsi narrée par la comtesse Tolstoï à sa sœur, dans sa lettre du 30 janvier 1882.

« Hier, nous avions du monde très select : la princesse Galitzine et sa fille avec son mari, Mme Samarine et sa fille, le jeune Mansourov, Mme Khomiakov, les Sverbeïev, etc. De pareilles soirées sont toujours ennuyeuses, mais nous fûmes sauvés par la présence d’un sectaire, Sutaïev, duquel maintenant tout Moscou parle, qu’on présente partout et qui propage ses idées partout.

« Il y a de lui un article dans la Pensée russe, de Prougavine. Ce Sutaïev est effectivement un vieillard remarquable. Chez nous, il se mit à faire sa propagande dans le cabinet de travail, et voilà que, du salon, tous vinrent l’écouter, et la soirée se termina ainsi. Quelle quantité et quelle variété de gens viennent chez nous : des littérateurs, des artistes, le grand monde, des nihilistes, et Dieu sait qui encore. »

Cette visite fournit à Tolstoï l’occasion de causer avec Sutaïev de l’œuvre que lui avait suggérée le recensement, et voici ce que rapporte Tolstoï de cet entretien, dans son livre : Que devons-nous faire ?

« Je dis tout ; comment nous devions secourir les orphelins et les vieillards, rapatrier les villageois pauvres, faciliter le relèvement des débauchés, et que, si tout allait bien, il n’y aurait plus à Moscou un homme qui ne trouvât du secours. Au cours de la conversation, je regardai Sutaïev. Connaissant sa vie chrétienne et l’importance qu’il attribuait à la miséricorde, j’attendais de lui l’approbation, et je parlais de façon qu’il me comprît.

« Il était assis immobile, dans sa petite pelisse de mouton noir, qu’il portait dans la rue et dans l’appartement, comme tous les paysans, et il avait l’air de ne pas écouter et de penser autre chose. Ses petits yeux ne brillaient pas ; ils paraissaient regarder en lui-même. Après avoir longtemps parlé, je lui demandai ce qu’il pensait de cela : — « Ce sont des bêtises, » dit-il. — « Pourquoi ? » — « Mais toute votre société c’est de la bêtise, il n’en sortira rien de bon. » — « Il n’en sortira rien ! Comment ? Pourquoi des bêtises, si nous pouvons aider des milliers ou même des centaines de malheureux ? Est-ce mal de vêtir ceux qui sont nus, de rassasier les affamés, comme dit l’Évangile ? » — « Je sais, je sais, mais ce n’est pas ce que vous faites. Peut-on aider ainsi ? Tu vois un homme, il te demande vingt kopeks, tu les lui donnes. Est-ce la charité ? Donne-lui l’aumône spirituelle, instruis-le ; et toi, que lui fais-tu ? Non, tu ne veux que t’en débarrasser. » — « Mais non, ce n’est pas cela. Nous voulons connaître la misère et alors aider par l’argent et les actes, trouver du travail. » — « Mais, de cette façon, vous ne ferez rien à ces gens. » — « Alors il faut les laisser mourir de faim et de froid ? » — « Pourquoi mourir ? Sont-ils nombreux ici ? » — « Comment s’ils sont nombreux ! lui dis-je, pensant qu’il prenait la chose à la légère parce qu’il ignorait le nombre immense des pauvres. Mais à Moscou, seulement, il y a environ vingt mille de ces gens qui ont froid et faim.

Et à Pétersbourg et ailleurs !

« — Et combien y a-t-il de ménages en Russie ? demanda Sutaïev, y en a-t-il un million ? » — « Eh bien, quoi ? » — « Quoi ! et ses petits yeux s’étincelèrent ! Eh bien, distribuons-les parmi nous, je ne suis pas riche, mais j’en prends tout de suite deux. Voilà tu as pris un garçon à la cuisine. Qu’il y en ait dix fois plus, nous les prendrons tous. Tu en prendras, moi aussi. Nous irons travailler ensemble. Il me verra travailler, il apprendra comment il faut vivre ; nous nous mettrons à la même table, et il entendra de toi et de moi une bonne parole. Voilà la charité, mais votre œuvre, c’est de la balançoire ».

« Cette parole simple me frappa. Je n’en pouvais méconnaître la justesse, mais, malgré cela, il me semblait alors que l’œuvre entreprise pouvait être utile. Mais plus je la poursuivais, plus je voyais de pauvres, plus je me remémorais cette parole, et plus elle avait de sens pour moi. »

Convaincu enfin de l’inefficacité de l’œuvre entreprise, Tolstoï, après avoir distribué l’argent qu’il avait recueilli, l’abandonna et partit pour Iasnaïa Poliana.

Dans son isolement, Tolstoï continuait son travail de critique. Il écrit de là à sa femme :

« Je pense que nulle part je ne me sentirai mieux et plus tranquille. Tu es occupée de la maison et de la famille et tu ne peux sentir la différence qu’il y a pour moi entre la ville et la campagne. D’ailleurs, on ne peut rien dire ni écrire dans une lettre ; et ce que je pourrais dire fait l’objet de ce que j’écris maintenant ; tu le comprendras si je réussis à terminer mon travail. Le mal principal de la vie en ville, pour moi, et pour tout homme qui pense, c’est qu’il faut sans cesse, ou discuter et démentir des raisonnements faux, ou les admettre sans discussion, ce qui est encore pis. Et discuter et démentir des bêtises et des mensonges, c’est l’occupation la plus oisive, à laquelle il n’y a pas de fin, car il y a un nombre incalculable de mensonges. En plus, si l’on s’occupe de cela, on commence à s’imaginer que c’est quelque chose, tandis que ce n’est rien ; et si l’on ne discute pas, alors on s’explique quelque chose à soi, la possibilité de la discussion disparaît. Mais pour cela, le calme et l’isolement sont nécessaires. Je sais que la communion avec nos semblables est très nécessaire, et les trois mois que j’ai passés à Moscou m’ont donné beaucoup. Sans parler d’Orlov, de Féodorov, de Sutaïev, j’ai eu l’occasion d’approcber des personnes de la société que je blâmais froidement, de loin, et j’examine ce que j’ai observé. Le recensement et Sutaïev m’ont donné beaucoup. Ainsi ne t’inquiéte pas de moi. Tout peut arriver et partout. Mais ici je me trouve dans les conditions les meilleures et les plus sûres[1]. »

Après un court séjour à Moscou où Tolstoï eut encore à souffrir du désaccord moral qui existait entre lui et les siens, il retourna à la campagne, et nous retrouverons dans leur correspondance les traces de cette lutte intestine.

Le 3 mars, la comtesse lui écrivait :

« La première chose triste à mon réveil fut ta lettre. Je suis de plus en plus convaincue que si un homme heureux, tout d’un coup ne voit que le mauvais côté de la vie et ferme les yeux au bon, c’est qu’il est malade. Tu devrais te soigner. Je dis cela sans arrière-pensée. Cela me semble vraiment. Je te plains beaucoup, et si tu réfléchissais sans parti pris à mes paroles, peut-être trouverais-tu un remède à cette situation. Cet état d’angoisse date de loin. Tu disais : « À cause du manque de foi, je voulais me pendre. » Et mainfenant tu as la foi, pourquoi donc es-tu malheureux ? Ignorais-tu jusqu’à présent qu’il y a des malades, des malheureux, des méchants ? Mais regarde, il y a aussi des bons, des joyeux, des bienfaisants, des heureux. Que Dieu t’aide, et moi, qu’y puis-je ? »

Et voici maintenant les extraits de deux lettres de Tolstoï :

« … J’ai lu les vieilles revues françaises, j’y ai trouvé de très beaux articles sur les questions religieuses. J’ai réfléchi longuement, puis suis allé à cheval, et j’ai réfléchi encore davantage… Ici tous les ruisseaux sont pleins, de sorte qu’il est difficile de passer, mais aujourd’hui il gèle ; il a fait même si froid que j’ai chauffé. Aujourd’hui, en voyant la maison de K…, j’ai pensé : Pourquoi se tourmente-t-il ? Pourquoi est-il où il ne désire point être, et eux tous et nous tous, nous ferions bien de vivre à Iasnaïa et l’été et l’hiver et d’élever nos enfants…

« Mais je sais que l’insensé est possible, et les choses raisonnables impossibles.

« Je voudrais bien écrire l’article que j’ai commencé, mais si je ne le termine pas cette semaine, je n’en serai pas très triste.

« En tout cas, il m’est très utile de m’éloigner de ce monde séducteur, et de me réfugier en moi, de lire les pensées des autres sur la religion, et d’écouter la bavarde Agafia Mikhailovna, et de penser non aux hommes, mais à Dieu…

« Ma lecture est intéressante. Je veux réunir tous les articles de revues concernant la philosophie et la religion. Ce sera un recueil admirable du mouvement religieux et philosophique durant ces vingt dernières années. Quand je suis las de cette lecture, je prends les revues étrangères de 1834 et j’y lis des nouvelles. C’est aussi très intéressant.

« Je n’ai pas reçu hier ta lettre, à Toula,


MAISON ET JARDIN DE TOLSTOÏ à Moscou (1881)

probablement qu’on n’a pas su se renseigner. Mais en revanche j’ai reçu ta lettre à Koslovka, et elle m’a été joyeuse. Ne t’inquiète pas de moi, et principalement, ne t’accuse pas toi-même. « Pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Aussitôt qu’on a pardonné aux autres, on sent qu’on a soi-même raison. À en juger par ta lettre, tu as pardonné et n’en veux plus à personne. Et moi, depuis longtemps, j’ai cessé de te faire des reproches. Ce n’était qu’au commencement. Pourquoi étais-je si abattu, je l’ignore moi-même ; peut-être l’âge, peut-être une indisposition. Mais je n’ai pas à me plaindre ; la vie à Moscou m’a donné beaucoup, elle m’a tracé la route à suivre si je dois encore agir, et nous a rapprochés. Aujourd’hui, j’ai pensé aux grands enfants. Ils pensent sans doute que des parents comme nous ne sont pas tout à fait bien, qu’il faudrait en avoir de meilleurs et que plus tard eux seront bien mieux. De même il leur semble que les crêpes aux confitures sont bien peu de chose, et ils ne savent pas qu’avoir des crêpes aux confitures c’est la même chose que gagner 200.000. C’est pourquoi est faux ce raisonnement qu’ils devraient être moins grossiers envers une mère bonne qu’envers une mauvaise. Le désir d’être grossier envers sa mère est le même, qu’elle soit bonne ou mauvaise, mais être grossier envers une bonne, c’est plus sûr qu’envers une mauvaise. C’est pourquoi on est plus souvent grossier envers elle…

« Je crains que les rôles ne s’intervertissent : moi je deviendrai bien portant, animé ; et toi tu seras sombre, fatiguée. Tu dis : « Je t’aime et maintenant tu n’en as pas besoin. » C’est la seule chose dont j’aie besoin, et rien ne peut me faire plus de bien, et tes lettres m’ont ranimé. La bile, c’est une chose, et la vie morale une autre. L’isolement m’était très nécessaire et m’a rafraîchi, et ton amour me réjouit le plus au monde[2]. »

Le retour à Moscou fut marqué pour Tolstoï par un événement joyeux : sa connaissance avec le peintre N. N. Gay.

Gay a raconté ainsi cette connaissance dans ses mémoires :

« En 1882, je lus par hasard, dans un journal, l’article du grand écrivain L. N. Tolstoï « Sur le Recensement » et j’y trouvai des paroles qui m’étaient chères : « Notre manque d’amour pour les inférieurs est la cause de leur malheureux état. » Cette parole fut pour moi comme une étincelle qui m’enflamma.

« Je compris que j’avais raison, que le monde de mon enfance n’était pas flétri et que je lui devais le meilleur de ce qui était resté dans mon âme. Et je partis pour Moscou embrasser ce grand homme et travailler pour lui.

« J’arrive, j’achète une toile, des couleurs, et me rends chez lui. Il n’était pas à la maison. J’erre dans les rues pendant trois heures pour le rencontrer, mais sans résultat. Le domestique, voyant mon désappointement, me dit : « Venez demain à 11 heures, il sera sûrement à la maison. » Je viens. Je l’ai vu et embrassé ; — « Léon Nicolaiévitch, je suis venu travailler pour vous, tout ce que vous voudrez. Voici votre fille. Voulez-vous que je fasse son portrait. » — « Non, si c’est ainsi : faites celui de ma femme. » Je l’ai fait. Mais, dès ce moment, j’ai tout compris ; j’ai aimé cet homme, sans bornes. Il m’a tout révélé. Désormais je pouvais appeler ce que toute ma vie j’avais aimé, il me l’a nommé ; et, ce qui est le plus important, l’objet de notre amour était le même[3]. »

La comtesse Tolstoï raconte aussi à sa sœur cette connaissance du peintre Gay.

« … Maintenant le célèbre peintre Gay fait mon portrait. C’est très bien. Quel homme charmant et naïf ; il est délicieux. Il a cinquante ans, il est chauve, les yeux bleu-clair et le regard très bon. Il est venu faire connaissance de Léon. Il lui a fait une déclaration d’amour et a voulu faire quelque chose pour lui. Ma Tania est entrée. « Permettez-moi de faire le portrait de votre fille, » dit-il. À quoi, Léon répondit : « Faites plutôt celui de ma femme. » Et voilà déjà une semaine que je pose. Il me fait la bouche entr’ouverte, en corsage de velours noir avec une dentelle d’Alençon, et simplement en cheveux ; le portrait est d’un style sobre et très beau[4]. Léon ne travaille pas et Zakharine ne le lui a pas ordonné. Qu’il se repose ! Il joue souvent au whist, fait de longues marches et lit. Il est calme d’esprit ; nous sommes très amis et presque gais. »

L’ami fidèle et l’admirateur de Tolstoï, N. N. Strakov, continuait toujours à correspondre avec lui ; et la lettre qui suit précise les ressemblances et les différences qui existaient entre eux. Ils étaient d’accord dans la négation, mais la négation de Tolstoï, plus large que celle de Strakov, l’amenait à un idéal positif, tandis que Strakov ne pouvait concevoir rien de positif.

« 31 mars 1882. Quel plaisir m’a causé votre lettre, cher Léon Nicolaiévitch, et comme je désirais vous répondre et discuter vos reproches. Mais je suis tombé malade tout d’un coup, et depuis une semaine ne suis bon à rien. Je commence à me rétablir, cependant je vous demande d’être indulgent pour ma lettre. Votre objection m’est venue en tête plusieurs fois et depuis longtemps (j’ai même écrit un article sur ce sujet). Tout ce mouvement qui remplit la dernière période de l’histoire : le libéralisme, la révolution, le socialisme, le nihilisme, n’eut toujours à mes yeux qu’un caractère négatif. En le niant, je niais la négation. J’y ai souvent réfléchi et j’étais étonné de voir que la liberté et l’égalité, ces idoles, en réalité ne renferment rien de positif leur donnant un vrai prix et pouvant en faire un but réel.

« En commençant par la Réforme, jusqu’à ces derniers temps, tout ce que font les hommes (comme vous le dites) ce n’est point bêtise, mais la destruction graduelle de quelques formes instituées au Moyen-âge. Durant quatre siècles se poursuit cette destruction, et elle doit aboutir à l’effondrement complet. Pendant ces quatre siècles, rien n’est paru, et maintenant, dans toute l’Europe, il n’y a rien. Le plus neuf est en Amérique, et consiste à vendre des voix, acheter des places, etc. La société se maintient par les vieux éléments, par les restes de la religion, du patriotisme, de la morale, qui peu à peu s’affaissent. Mais ces principes ayant été dotés par le christianisme d’une force inouïe, l’humanité les porte encore en elle, et ils la soutiendront encore longtemps. Quant aux principes nouveaux, ils sont l’aveu direct de la vie matérielle du monde, voilà pourquoi la vie se développe maintenant si somptueusement. Il y a de l’espace pour tout, pour l’activité de toutes sortes, pour la science, pour l’art, pour le culte de Mars, de Vénus et de Mercure. La vie actuelle porte en soi la contradiction. Elle n’est possible que parce que l’homme peut vivre sans accord intérieur, en s’accrochant à une idée quelconque, par exemple, celles de la liberté, du nationalisme, de l’instruction obligatoire, etc. Et moi je nie la plus extrême de leurs négations, et je dis que si les hommes vivent et agissent, ce n’est que grâce à des principes positifs quelconques, en se trompant soi-même, en prenant le mirage pour la réalité, en aimant et se fâchant, sans objet, pour l’amour et la colère. J’observe depuis longtemps, mais ne vois pas d’idéal clair. Est-ce vous qui me le reprocherez ? N’est-ce point vous qui ne voyez que la déformation et le mensonge dans les sphères les plus immenses et les formes les plus répandues de la vie humaine ? Si vous niez une chose et moi l’autre, votre négation est plus large par la dimension et plus difficile à expliquer que la mienne. L’histoire universelle, dans l’un et l’autre cas, est l’histoire de la folie — selon vous, la folie est plus panique et cruelle que selon moi.

« En réalité, c’est vous qui avez raison. Un essai critique exige l’exposition positive des principes, sans quoi, ils peuvent être employés au pire. Mais, hélas ! cette situation fausse, je la sens depuis que j’écris, j’en souffre, je sais qu’il serait mieux de propager le système uni, la pensée claire. Mais je fais ce que je puis et me tais beaucoup. Je parle avec prudence et clarté, et je me demande si Dieu n’enverra pas quelques autres qui le diront mieux et plus complètement[5]. »

Au commencement d’avril, Tolstoï partit pour Iasnaïa. De là, il écrit à sa femme :

« Ce matin, je suis sorti à onze heures. J’étais ivre du beau matin. Il fait chaud, sec, l’herbe pousse partout, sous les feuilles, sous la paille ; les lilas bourgeonnent, les oiseaux chantent, non plus désordonnément mais ils commencent à causer entre eux, et autour des maisons, partout, et près du fumier, bourdonnent les abeilles. J’ai sellé mon cheval et suis parti. Pendant la journée, j’ai lu, ensuite j’ai fait le tour du rucher et du bain. Partout l’herbe, les oiseaux. Point d’agents de police, ni de pavés, ni de cochers, ni de puanteur. Il fait très beau, si beau que je vous plains beaucoup et pense que tu devrais venir plus tôt avec les enfants ; moi je resterais avec les garçons. Pour moi, avec mes idées, peu importe d’être là ou là, et pour ma santé, la ville ne peut avoir d’influence, tandis qu’elle en a une grande pour toi et les enfants. J’ai dîné, j’ai terminé ces choses succulentes que tu avais envoyées et que Marie Afanassievna avait conservées. Ensuite, j’ai pris un livre. Le soleil commençait à devenir rouge et à se coucher, alors, j’ai vivement chargé mon fusil, sellé mon cheval, et suis parti vers l’izba de Mitrofane. Il y avait peu de bécassines, et elles volaient loin de moi. Je n’ai pas tiré un seul coup, mais, comme toujours, j’ai réfléchi religieusement, en écoutant les merles, les chauves-souris, les chiens, les coups de fusil proches et lointains, les grands-ducs. Boulka aboya contre celui-là. On entendait des chansons du village voisin. La lune s’est montrée à droite à travers les nuages, j’ai attendu les étoiles, et suis rentré à la maison. »

Et dans une autre lettre :

« Aujourd’hui, il est venu un agent de police, avec son sabre, sa vue ne m’a guère fait plaisir. Il lui fallait des renseignements qui ne sont nécessaires ni à lui ni à personne, et à chaque mot : « Votre Excellence ! » et des mensonges et des sottises. Aujourd’hui, la journée est douce, avec une petite pluie ; l’herbe pousse partout. La verdure est d’une teinte si vive qu’on n’en trouverait pas de pareille chez Avanzo. »

Dans les premiers jours de mai, la comtesse et les jeunes enfants partirent pour Iasnaïa-Poliana, et Tolstoï resta à Moscou avec les fils aînés qui allaient au lycée. Cet arrangement lui souriait d’autant mieux qu’il voulait publier les Confessions dans Rousskaia Misl, et il devait corriger les épreuves ; et c’est à ce moment qu’il y ajouta la Conclusion, où, sous forme de rêve, il décrit comment il trouva le calme religieux. Mais la censure ne laissa pas passer l’article, les Confessions furent supprimées du livre de la revue, et elles furent publiées à Genève chez Elpidine. C’était la première œuvre de Tolstoï interdite par la censure ; elle fut répandue en Russie par milliers de copies manuscrites, lithographiées, etc., Tourgueniev, qui lut aussi l’ouvrage, écrivit à Grégorovitch :

« J’ai reçu ces jours-ci, par une charmante dame de Moscou, les Confessions de Tolstoï, que la censure a interdites. C’est une œuvre remarquable par la sincérité, la vérité et la force de conviction, mais elle est entièrement basée sur des idées fausses, et, à la fin des fins, aboutit à la négation la plus sombre de toute vie vraiment humaine. C’est aussi, en son genre, du nihilisme… Je suis étonné que Tolstoï qui nie, entre autres, l’art, s’entoure d’artistes, et je me demande ce qu’ils peuvent tirer de sa conversation ? Et, malgré tout, Tolstoï est peut-être l’homme le plus remarquable de Russie. »

Ce serait une erreur de croire que le nouvel état religieux de Tolstoï eût pour conséquence une humeur triste et sombre. Il n’était tel qu’au moment de lutte aiguë contre les séductions qui l’entouraient, mais, dès qu’il retrouvait son équilibre moral, il redevenait gai et plein d’entrain, et volontiers prenait part aux amusements de la famille. Précisément cette année-là, en 1882, l’un des amusements était celui de la boîte aux lettres. Mme T. A. Kouzminsky nous a raconté ainsi en quoi il consistait :

« Comme nos deux familles étaient très nombreuses, et qu’il y avait beaucoup de jeunes gens de quinze à vingt ans, il se passait beaucoup de petits incidents, et souvent on avait le désir de dévoiler quelques petits secrets, de louer ou de blâmer quelqu’un ou quelque chose. C’est alors qu’on imagina le moyen suivant. Durant toute la semaine, chacun écrivait sur un papier tout ce qui lui venait en tête, sans signer, le mettait dans une boîte, et le dimanche soir, pendant le thé, on lisait à haute voix tous ces papiers. C’était toujours Léon Nicolaiévitch, ma sœur ou moi qui lisions. Les notes étaient longues ou brèves, en prose ou en vers, et présentaient une grande variété de sujets. Ma sœur écrivait toujours en vers. Léon Nicolaiévitch, lui-même, mettait parfois quelque chose dans la boîte aux lettres. J’ai conservé quelques-unes de ses œuvres, par exemple la « Liste de tous les malades », où il nous décrivait tous comme des fous, indiquant chacun par un numéro ; il avait commencé par lui-même. C’était très drôle, avec le nom de la maladie en latin. Tout le monde prenait part à la Boîte aux Lettres : enfants, précepteurs, gouvernantes, visiteurs. Il n’y avait aucune censure préventive, mais si le lecteur apercevait quelque chose d’offensant pour quelqu’un il l’omettait. »

En automne, toute la famille fit ses préparatifs pour revenir à Moscou. Voyant qu’il ne pouvait rien contre ce séjour, Tolstoï, par économie, résolut d’acheter une maison à Moscou, et il choisit un immeuble, avec jardin, rue Dolgo-Kamovnicheski, dont il surveilla lui-même les réparations. En octobre, quand toute la famille arriva à Moscou, Tolstoï, qui était déjà là, vint chercher les siens à la gare et les amena dans leur nouvelle demeure. Voici ce qu’à ce propos la comtesse écrit à sa sœur :

« 14 octobre 1882. Nous sommes arrivés à Moscou, le 8, après un très bon voyage. À Moscou, Léon nous attendait avec deux voitures. À la maison, tout était préparé : dîner, thé, fruits. Mais, à cause du voyage et de l’emballage, qui dura une semaine, j’étais si fatiguée que j’en étais énervée, et rien ne me faisait plaisir, au contraire. La maison est très commodément agencée et très bien, le jardin fait la joie de tous. Le haut, c’est-à-dire le salon, n’est pas prêt, il ne le sera peut-être pas avant un mois, mais nous nous en passons très bien. Nous restons de préférence dans notre chambre et dans celle de Tania. Léon, au commencement, était très gai et très animé. Maintenant il étudie l’hébreu, et il est devenu un peu plus sombre[6]. »

À cette époque se rapporte la très intéressante lettre suivante de Tolstoï à V. I. Alexiev :

« Cher ami, je viens de vous voir en rêve, j’allais vous écrire quand j’ai reçu votre lettre. Je m’ennuie souvent de vous, mais me réjouis de savoir que vous êtes bien. Votre sort est très heureux. Sans doute, tout le bonheur est en soi, mais les conditions extérieures peuvent vous faire la vie bien pénible ; les conditions dans lesquelles vous vivez sont, je crois, les plus légères. Dieu me les a refusées.

« Je vous envie souvent, je vous envie avec affection, mais je vous envie. Chez nous, à la maison, on était malade. Maintenant tout va bien, et comme autrefois. Serge travaille beaucoup et croit en l’Université. Tatiana est mi-bonne, mi-sérieuse, mi-intelligente ; elle ne devient pas pire, plutôt mieux. Elie grandit. Il est paresseux et son âme n’est pas encore troublée par le développement physique. Léon et Marie me paraissent meilleurs. Ils n’ont pas ma grossièreté, qu’ont les aînés, et il me semble qu’ils se développent dans de meilleures conditions, et c’est pourquoi valent mieux que les aînés. Les petits sont de braves garçons, bien portants. Je suis assez calme, mais souvent je suis triste à cause de la folie triomphante de la vie qui m’entoure. Souvent on ne comprend pas pourquoi il m’est donné de voir si clairement leur folie ; et eux sont totalement privés de la possibilité de comprendre leur folie et leur erreur. Et nous restons ainsi les uns en face des autres, sans nous comprendre et nous blâmant réciproquement. Seulement ils sont légion et je suis seul. Ils paraissent gais et moi presque triste. Tout ce temps j’ai travaillé beaucoup l’hébreu. Je l’ai presque appris, et puis déjà lire et comprendre. C’est le rabbin Minor qui me donne des leçons, un homme très bon et intelligent. Grâce à ses leçons, j’ai appris beaucoup et surtout je suis plein d’ardeur. Ma santé faiblit et souvent je désire la mort. Mais je sais que c’est là un désir mauvais, la deuxième tentation. Évidemment je ne l’ai pas encore vaincue. Que Dieu vous donne ce que j’ai parfois dans les bons moments. Vous savez quoi. Il n’y a rien de meilleur[7]. »

Le rabbin Minor, que mentionne Tolstoï dans cette lettre, a raconté lui-même au biographe allemand Lewenfeld quelques détails sur ces leçons. Nous citerons ce passage :

« Un jour, il y a cinq ou six ans, j’eus la visite de Tolstoï. Il venait me demander de lui recommander quelqu’un pour des leçons d’hébreu. L’idée d’apprendre la langue hébraïque lui était venue en étudiant la Bible. Je lui offris d’être son professeur. Tolstoï se mit à l’étude avec ardeur. Il saisissait avec une rapidité extraordinaire ; mais il ne lisait que ce qui lui était nécessaire, et passait ce qui ne l’intéressait pas. Nous commençâmes par le premier mot de la Bible, et de la sorte, avec des lacunes, nous arrivâmes jusqu’à Isaïe. Notre étude s’arrêta là. Les prédictions sur le Messie, dans certains passages de ce prophète ; lui suffisaient. Il n’étudiait la grammaire et la langue qu’autant que cela lui paraissait nécessaire. De même, en rien de temps, il étudia le grec de manière à lire parfaitement le Nouveau Testament dans l’original. Il connaît aussi le Talmud. Dans son désir passionné de la vérité, à chaque leçon il me questionnait sur les opinions morales du Talmud, sur l’interprétation des Talmudistes des légendes bibliques. En outre, il puisait ses renseignements dans un ouvrage écrit en langue russe : « Les idées des Talmudistes », publié par la société pétersbourgeoise pour le développement de l’instruction parmi les Juifs. Nos leçons comme maître et élève duraient une demi-heure. Une fois par semaine, je venais chez le comte, et une fois il venait chez moi. Au bout d’une demi-heure la leçon passait à la conversation. Je lui répondais à toutes les questions qui l’intéressaient. Une fois, nous tombâmes sur sa compréhension de l’existence du monde par l’amour. Sur cela, dit-il, il n’y pas un mot dans la Bible. Alors je lui indiquai le troisième verset du Psaume lxxxix, que je lui traduisis ainsi : « Le monde existe par l’amour. » Il fut enchanté de cette traduction du passage connu[8]. »

Au sujet de ces études, N. N. Strakov s’exprime ainsi dans une lettre à son ami N. I. Danilevsky :

« 19 juillet 1887. Iasnaïa Poliana.

« … Vous savez peut-être que L. N. Tolstoï, cet hiver, a étudié la langue hébraïque, ce qui lui est d’un grand secours dans l’interprétation des Écritures, son occupation principale. Il est arrivé à quelques conclusions extraordinaires de justesse, et d’une grande importance. Ne me soupçonnez pas de parti pris, vous savez que je ne cède pas facilement aux nouvelles opinions. Le côté positif de sa compréhension du christianisme est indiscutable, mais du côté négatif il y a beaucoup de points faibles et d’exagération. »

La comtesse Tolstoï ne regardait pas d’un point de vue si élevé les occupations de son mari. Elle considérait l’étude de l’hébreu comme une perte physique et morale. Cette même année, 1882, elle écrit à sa sœur :

« Léon apprend la langue hébraïque et cela m’attriste beaucoup. Il dépense ses forces à des sottises. À cause de ce travail, sa santé et son humeur sont devenues pires. Cela me tourmente beaucoup et je ne puis cacher mon mécontentement. »

Et dans une autre lettre :

« Léon consacre toutes ses forces à l’étude de la langue juive. Rien d’autre ne l’intéresse plus. Non, c’est la fin de son activité littéraire, et c’est dommage, bien dommage. »

À cette époque se rattache aussi la connaissance, par correspondance, de Tolstoï avec le révolutionnaire Engelghardt, qui avait envoyé à Tolstoï une longue lettre, écrite dans un esprit chrétien. Dans son livre En quoi consiste ma foi, Tolstoï parle ainsi de cet événement.

« Récemment, j’eus entre les mains la correspondance instructive échangée entre un slavophile orthodoxe (Axakov) et un chrétien révolutionnaire. L’un défend la violence de la guerre au nom des frères slaves opprimés, l’autre la violence de la révolution au nom des opprimés, les paysans russes. Tous deux exigent la violence et tous deux s’appuient sur la doctrine du Christ. »

À la lettre d’Engelghardt, Tolstoï répondit par une longue lettre dans laquelle il exprimait ses idées, et principalement sa manière de comprendre le commandement de la non-résistance au mal par la violence. Nous citerons quelques passages de cette lettre, qui ajoutent quelques traits précieux à la caractéristique de l’état d’âme de Tolstoï, à cette époque.

« Mon cher L. N. Je vous écris, mon cher, non pour me conformer à l’usage, mais parce que, dès votre première lettre et surtout depuis la seconde, je sens que vous m’êtes très proche et je vous aime. Dans le sentiment que je ressens pour vous, il entre beaucoup d’égoïsme. Vous ne le croirez peut-être pas, mais vous ne sauriez vous imaginer jusqu’à quel point je suis isolé, jusqu’à quel point ce qu’il y a de vrai en moi est méprisé de tous ceux qui m’entourent. Je sais que celui qui souffrira jusqu’à la fin sera sauvé. Je sais que dans les petites choses seulement l’homme a le droit de profiter des fruits de son travail, ou au moins de voir ces fruits, et que dans l’œuvre de la vérité divine, éternelle, l’homme ne peut voir les fruits de son travail. Je sais tout cela, cependant, souvent je suis triste, c’est pourquoi l’espoir de trouver en vous un homme qui suit sincèrement la même voie que moi et va vers le même but, m’est très joyeux. »

Après avoir exposé le sens de la doctrine du Christ, tel qu’il la comprend, Tolstoï, avec la franchise propre à lui, pose enfin cette question si gênante :

«  Eh bien ! vous prêchez cela, c’est bien, le mettez-vous en pratique ? »

Et sans s’épargner, il répond à cette question :

« Je réponds que je ne fais pas de propagande et n’en puis faire. Je n’en peux faire que par mes actes, et ils sont mauvais. Ce que je dis n’est point propagande, ce n’est que la démonstration de la fausse interprétation de la doctrine chrétienne et l’explication de sa véritable importance. Son importance, c’est de nous permettre de trouver le sens de la vie. L’exécution des cinq commandements donne ce sens. Si vous voulez être chrétiens, il faut exécuter ces commandements, sinon ne parlez pas de christianisme. Mais, me dira-t-on, si vous trouvez qu’en dehors de l’accomplissement de la doctrine chrétienne il n’est pas de vie raisonnable, pourquoi n’exécutez-vous pas ces commandements ? Je répondrai que je suis coupable, vilain et digne de mépris, de ne les point exécuter. En même temps, moins pour me justifier que pour expliquer mon inconséquence, j’ajouterai : Examinez ma vie d’autrefois et celle d’aujourd’hui et vous verrez que je tâche de les accomplir. Si je n’y parviens pas, c’est que je ne sais pas. Apprenez-moi comment sortir du filet des séductions dans lequel je suis pris ; aidez-moi… »

« Accusez-moi, je le fais moi-même : accusez-moi, mais n’accusez pas la voie où je marche et que je montre à ceux qui me demandent le chemin. Si je connais le chemin qui mène à la maison, mais si, étant ivre, je marche en titubant, direz-vous à cause de cela que le chemin que je suis n’est pas le bon ? Si cette voie n’est pas la bonne, montrez-m’en une autre ; si je m’égare et chancelle aidez-moi, soutenez-moi, comme je suis prêt à vous soutenir. Mais ne me détournez pas. Ne vous réjouissez pas du fait que je me suis égaré. Ne criez pas avec enthousiasme : « Regardez ! Il dit qu’il va à la maison, et il tombe dans le fossé ! » Ne vous réjouissez pas de cela, mais aidez-moi, soutenez-moi. »

Et, à la date du 22 décembre 1882, nous trouvons dans le journal de Tolstoï :

« De nouveau à Moscou, de nouveau, depuis plus d’un mois, j’endure de cruelles souffrances morales, mais non sans résultat.

« Si l’on aime le bonheur divin (il me semble que je commence à l’aimer), alors c’est vivre par lui. On y voit le bonheur, on y voit la vie et on voit que le corps empêche le bonheur véritable, pas le bonheur même, mais empêche de voir ses fruits. Si l’on commence à voir les fruits du bien, on cesse de le faire. C’est peu, du fait seul de le regarder, on le gâte ; on s’en vante et on en est triste. Ce que tu as fait ne sera le vrai bien que quand tu ne seras pas là pour le gâter. Mais fais-en le plus possible ; sème, sème, sachant que ce n’est pas toi qui récolteras.

« L’un sème, l’autre récolte, toi, Léon Nicolaiévitch, tu ne récolteras pas ; mais si l’on sème la parole de Dieu, sans nul doute elle croîtra. Autrefois je trouvais cruel qu’il ne me fût pas donné de voir les fruits, maintenant je vois clairement que ce n’est pas cruel, que c’est très raisonnable.

« Comment reconnaîtrais-je le vrai bien de Dieu du faux, si moi, homme charnel, pouvais profiter de ses fruits ? Or, maintenant, c’est pour moi clair : Ce que tu fais sans en voir la récompense, mais fais en aimant, est certainement œuvre de Dieu. Sème, sème et la parole de Dieu croîtra et ce n’est pas toi qui récolteras, mais ce qui sème en toi. »

  1. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  2. Archives de la comtesse Tolstoï.
  3. V. V. Stassov, N. N. Gay. Sa vie et ses œuvres, p. 283
  4. Ce portrait fut détruit par l’artiste lui-même.
  5. Archives de V. G. Tchertkov.
  6. Archives de T. A. Kouzminsky.
  7. Archives d« P. S. Birukov.
  8. Lœvenfeld, Causeries avec et sur Tolstoï.