Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Troisième partie



TROISIÈME PARTIE


le paradis et l’enfer.




I


le fils du diable.



Il y avait une fois une couturière nommée Fantic, jeune, jolie, élégante, et qui n’aimait rien comme la danse. Aux pardons, aux aires neuves, aux noces, nulle part on ne voyait une danseuse aussi légère et aussi infatigable que Fantic. Un jour, au pardon de Lanvellec, elle dansa tout une après-midi avec un seigneur que personne ne connaissait dans le pays, mais qui paraissait être très-riche, car il était bien mis, portait aux doigts des bagues d’or, et les pièces de six livres résonnaient dans ses poches. Après le coucher du soleil, son danseur, galant et bien élevé, la reconduisit sur le chemin de sa maison et lui parla de mariage.

— Venez trouver mon père et ma mère, lui répondit Fantic, en baissant les yeux, et adressez-leur votre demande.

Le seigneur inconnu l’accompagna jusqu’à la maison de son père et de sa mère, les salua poliment et leur demanda la main de leur fille.

Ils habitaient une chaumière d’apparence assez pauvre et vivaient péniblement en faisant valoir une petite ferme de quatre ou cinq journaux de terre. Ils furent bien étonnés de voir un seigneur si bien mis, et qui paraissait si riche, reconduire leur fille et la leur demander en mariage. Aussi, s’empressèrent-ils de donner leur consentement, se regardant comme très-honorés. Les fiançailles eurent lieu dès le lendemain, les noces dans la huitaine, et il y eut un grand festin.

Le lendemain, le nouveau marié parla de la sorte à sa femme :

— Je vais partir, à présent, pour un long voyage, et je ne reviendrai vous voir que lorsque vous aurez mis au monde votre premier enfant, c’est-à-dire dans neuf mois.

— Pourquoi me délaisser si tôt ? demanda Fantic, d’un ton suppliant.

— Il le faut. Mais j’ai encore une recommandation à vous faire auparavant : vous aurez un fils dans neuf mois d’ici ; mais gardez-vous bien de le faire baptiser, ou malheur à vous !

— Comment ! mon fils ne sera pas baptisé, comme les enfants des autres chrétiens ?

— Vous ne savez pas qui est votre mari ? Je suis le diable Beelzébud !

La jeune femme, en entendant cela, poussa un cri d’effroi et s’évanouit. L’autre partit.

Neuf mois après, pour abréger, Fantic accoucha d’un fils, comme le lui avait prédit son mari, qu’elle n’avait pas revu depuis.

— Il faut faire baptiser l’enfant, tout de suite, car il est bien faible, dirent le grand-père et la grand’mère.

— Attendez que le père soit arrivé, répondit la mère ; il m’a promis de revenir le jour où naîtrait son fils.

— Mais, ma pauvre fille, quel malheur, s’il venait à mourir avant d’avoir été fait chrétien ! Il est si faible ! Il n’y a pas un moment à perdre ; il faut le porter tout de suite à l’église.

Fantic n’osa pas insister davantage pour qu’on attendît. On chercha promptement un parrain et une marraine, et l’on prit la route de l’église avec l’enfant. Chemin faisant, on rencontra trois cavaliers, qui venaient au grand galop. Un d’eux descendit de cheval, enleva l’enfant des bras de sa nourrice, puis les trois inconnus continuèrent leur route et se rendirent auprès de la mère, qui gardait le lit. Quand celle-ci vit son mari en colère et les yeux semblables à deux charbons ardents, au fond de leurs orbites, de frayeur, elle cacha sa tête sous les draps.

— Je t’avais bien recommandé, malheureuse femme, lui dit-il, de ne pas faire baptiser mon fils, et tu as voulu me désobéir. Mais, heureusement, je suis arrivé à temps, et le mal n’est pas encore fait. Écoute-moi bien, et prends garde d’agir contrairement à ce que je vais le dire, ou tu t’en repentiras : tu garderas notre fils près de toi, sans le baptiser, jusqu’à l’âge de dix ans. Quand il entrera dans sa sixième année, tu l’enverras à l’école, chez les moines de l’abbaye voisine, et le jour où s’accomplira sa dixième année, je viendrai moi-même le chercher pour l’emmener avec moi, ou j’enverrai quelqu’un des miens. M’obéiras-tu, cette fois ?

— Oui, répondit la pauvre femme, saisie de frayeur.

Et les trois cavaliers, qui étaient trois diables, partirent.

L’enfant venait bien et avait bonne mine. Le jour où il entra dans sa sixième année, sa mère l’envoya à l’école à l’abbaye, comme le lui avait recommandé le père. Il apprenait tout ce qu’il voulait, et les moines étaient étonnés de son intelligence. Mais, à partir de ce moment, il maigrissait tous les jours, à vue d’œil, et il devint si triste, que c’était pitié de le voir. Les moines et ses parents aussi attribuèrent ce changement à une application trop soutenue ; mais la cause véritable était tout autre. Tous les matins, quand il se rendait à l’école, il rencontrait sur son chemin un barbet noir, qui lui prenait le petit doigt de la main gauche dans sa bouche et ne cessait de le sucer, jusqu’à la porte de l’abbaye. L’enfant en avait bien parlé à sa mère ; mais la pauvre femme ne faisait que pleurer, se doutant bien que ce barbet noir n’était autre chose que le père même de son fils. À mesure que l’enfant approchait de sa dixième année, sa tristesse augmentait tous les jours, et elle ne pouvait le regarder sans que les larmes lui vinssent aux yeux. Mais elle ne lui faisait pas connaître la cause de son chagrin et de sa douleur, malgré toutes ses instances et ses prières. Un jour pourtant, quand le terme fatal fut proche, elle lui déclara tout. L’enfant, à son tour, révéla le mystère à un vieux moine très-savant et qui l’avait pris en grande affection. Le vieillard consulta ses livres, puis il alla voir la mère de son élève et lui parla de la sorte :

— Votre fils a une bien triste destinée, et vous aussi, ma pauvre femme ! Mais laissez-moi faire ; ayez confiance en moi, et, avec l’aide de Dieu et d’un vieil ami ermite que j’ai, j’espère réussir à vous sauver tous les deux. Comme le terme fatal approche, demain, j’irai avec votre fils voir mon ami l’ermite.

La femme remercia le vieux moine et lui dit de faire tout comme il le jugerait à propos.


Le lendemain matin donc, le vieillard et l’enfant se mirent en route pour aller à la recherche du solitaire. Après avoir marché pendant plusieurs jours, ils arrivèrent enfin dans une grande plaine stérile et toute brûlée par le soleil. Ils y remarquèrent une pauvre hutte, construite avec des branchages d’arbres entremêlés de mottes de terre et recouverte de glaïeuls et de joncs des marais. C’était la demeure de l’ermite.

Le moine poussa la porte de l’habitation, et ils aperçurent au fond le vieillard, assis sur un galet chauffé au feu. La fumée sortait de dessous lui et sentait fortement la chair rôtie. Et pourtant il priait à haute voix, comme s’il ne souffrait point[1]

— Jésus ! mon père ermite, vous brûlez ! s’écria l’enfant, en voyant la fumée et en sentant l’odeur de rôti.

— Ce n’est rien, mon enfant ; n’y fais pas attention ; j’essaie de m’habituer ainsi au feu de l’enfer, où j’irai sûrement, sans tarder, à cause de mes crimes nombreux et épouvantables, car j’ai été un brigand redouté et sans cœur, dans ma jeunesse.

— Vous, mon père, aller en enfer, après une pénitence si terrible ? reprit l’enfant. Oh non ! cela n’est pas possible, car Dieu est bon et miséricordieux, et il vous pardonnera certainement, à cause de votre repentir et de votre pénitence ; mais moi, hélas ! je suis, dès ma naissance, destiné aux feux de l’enfer, et je m’y rends présentement.

— Que me parles-tu de l’enfer, mon enfant ? jeune comme tu l’es, tu ne peux avoir encore mérité d’y aller.

Alors le moine expliqua tout à l’ermite.

— Hélas ! s’écria le solitaire, votre sort est effrayant, mon fils, et celui de votre mère ne l’est pas moins. Mais ne vous laissez pourtant pas aller au désespoir, car la bonté et la miséricorde de Dieu sont infinies, comme vous le disiez vous-même, il n’y a qu’un instant. Voici ce qu’il vous faudra faire : c’est demain le jour fatal, dites-vous ? Vous passerez la nuit avec moi dans mon ermitage à prier et à écouter mes instructions, et, demain matin, vous vous rendrez à l’extrémité de la lande, ayant dans vos poches plusieurs burettes remplies d’eau bénite que je vous donnerai. Vous verrez bientôt arriver le diable Beelzébud, votre père, ou quelqu’un des siens, qu’il enverra pour vous chercher. Il vous invitera à monter sur son dos, afin d’aller plus vite. Vous obéirez ; mais, dès que vous serez sur son dos, il s’enfoncera en terre jusqu’à mi-corps, et vous jettera à bas en vous disant : « Que vous êtes donc lourd ! Est-ce que vous auriez sur vous des reliques saintes ou un morceau de la sainte croix ? » Vous assurerez que vous n’avez sur vous rien de semblable. Il se retirera avec peine de la terre et vous dira de monter encore sur son dos. Vous le ferez, et il s’enfoncera encore en terre jusqu’aux aisselles. Enfin, à un troisième essai, il disparaîtra jusqu’aux yeux. Alors, il poussera des cris effrayants, pour appeler du secours. Aussitôt, vous verrez accourir tout un troupeau de diables hideux, et, en vous poussant et en vous lançant de main en main les uns aux autres, ils viendront à bout de vous faire arriver dans l’enfer. Votre père, le grand diable Beelzébud, viendra pour vous recevoir. Lancez-lui à la figure une de vos burettes d’eau bénite, et il reculera aussitôt, en poussant des cris effrayants. Lancez alors de l’eau bénite tout autour de vous, à droite, à gauche, devant, derrière, et aucun diable n’osera approcher de vous. Jetez-en aussi dans des chaudières pleines, les unes d’huile bouillante, et les autres de plomb fondu, que vous verrez par là, et d’où sortiront des plaintes et des cris lamentables, car dans ces chaudières sont de pauvres âmes en peine, et, de la sorte, vous calmerez un moment leurs supplices, et elles vous en remercieront. On vous criera alors de tous côtés de vous en aller au plus vite, et on vous promettra de ne vous faire aucun mal, si vous y consentez. Mais n’écoutez rien, et continuez de lancer de l’eau bénite autour de vous, et dites que vous ne cesserez de le faire et ne vous en irez point avant que le grand diable Beelzébud, votre père, vous ait remis le contrat de mariage de votre mère, qu’il a emporté. Il vous le remettra, en vous ordonnant de partir sur le champ. Mais vous exigerez encore qu’il renonce à tout droit sur vous, sur votre famille et sur vos descendants, jusqu’à la neuvième génération, et qu’il le signe de son sang. Il vous accordera cela aussi, tant il aura hâte de vous voir partir. Lorsque vous tiendrez les papiers, vous vous en reviendrez ; mais, avant, videz toutes vos burettes dans les chaudières où les pauvres âmes en peine souffrent des maux inouïs. Si vous réussissez dans votre périlleuse entreprise, comme je le souhaite, du fond de mon cœur, ne manquez pas de venir me voir, au retour.

Le lendemain matin, les, deux voyageurs firent leurs adieux à l’ermite, et, pendant que le vieux moine retournait à son couvent, son jeune compagnon se dirigea seul vers l’extrémité de la grand’lande. Bientôt un diable vint à sa rencontre et lui dit en l’abordant :

— Tu as bien fait de venir de toi-même, car je t’aurais bien trouvé, en quelque lieu que tu te fusses caché. Monte sur mon dos, afin que nous allions plus vite, car ton père est impatient de te revoir.

Et l’enfant, sans hésiter, sauta sur le dos du diable. Mais celui-ci s’enfonça aussitôt en terre, jusqu’à la ceinture, et il rejeta à bas son fardeau en disant :

— Qu’as-tu donc sur toi ? Quelque relique de saint ou un morceau de la sainte croix, sans doute ?

— Je n’ai sur moi ni relique de saint ni morceau de la sainte croix.

— Eh bien ! monte encore, pour voir.

Il sauta une seconde fois sur le dos du diable, et celui-ci s’enfonça encore en terre, jusqu’aux aisselles, cette fois. À un troisième essai, il disparut jusqu’aux yeux. Voyant l’inutilité de ses efforts, il se mit à pousser des cris affreux pour appeler des camarades à son secours. Toute une armée de diables hideux accourut aussitôt. Bref, il finit par se trouver en plein enfer, et là, il ne manqua pas de se conduire exactement comme lui avait recommandé le vieil ermite, sans perdre courage ni faillir un seul instant, et il s’en retourna emportant le contrat de mariage de sa mère et l’autre écrit dont j’ai parlé plus haut.


Quand il arriva à la hutte du vieil ermite, celui-ci était toujours assis sur son galet brûlant, priant à haute voix et invoquant la clémence divine. Mais il était à présent si maigre, si décharné, qu’il ressemblait à un squelette ou à l’Ankou[2] en personne. Quand le vieillard aperçut l’enfant, il en éprouva une grande joie et lui parla de la sorte :

— Eh bien ! mon enfant, as-tu réussi dans ton voyage ?

— Oui, mon père ermite, grâce à vous.

— Non, mon enfant, ne dis pas grâce à moi, mais grâce à Dieu. À présent, tu es donc sauvé, et ta mère l’est aussi, comme toi ; mais, moi, malheureusement, je ne sais encore ce qu’il adviendra de moi.

— Votre repentir, mon père, est si sincère et votre pénitence si dure, que Dieu ne peut manquer de vous pardonner.

— Je sens que l’heure est venue pour moi, mon enfant, de paraître devant mon juge suprême ; je n’ai plus qu’un souffle de vie ; ma chair et mes os eux-mêmes sont calcinés, et je ne verrai pas le soleil de demain. Reste passer la nuit auprès de moi, et prie pour mon âme, qui a grand besoin de prières. Lorsque j’aurai rendu le dernier soupir, tu mettras le feu à la hutte de branchages et de feuilles sèches, et tu y laisseras ce qui reste encore de mon pauvre corps. Lorsque tout sera consumé, tu trouveras parmi les cendres un fragment d’os calciné. Ramasse ce fragment d’os ; mets-le dans un linge blanc, et va le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, puis cache-toi derrière la croix, pour voir ce qui se passera là.


L’ermite mourut dans la nuit, comme il l’avait prédit, et l’enfant brûla son corps, en mettant le feu à sa hutte ; puis il trouva parmi les cendres un fragment d’os calciné, le mit dans un linge blanc, alla le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, se cacha ensuite derrière la croix de pierre et attendit.

Un moment après, il vit venir, de deux points opposés de l’horizon, un corbeau noir et une colombe blanche. Le corbeau, le premier, passant au ras du mur, donna un coup d’aile au linge qui contenait l’os, et faillit le faire tomber dans le chemin qui longeait le cimetière. La colombe blanche vint à son tour, et, d’un vigoureux coup d’aile, elle rétablit le linge et l’os dans leur position première. Le corbeau et la colombe luttèrent ainsi pendant une demi-heure environ, avec des chances diverses, le premier voulant faire tomber l’os hors du cimetière, et la seconde s’efforçant de le rejeter dans le cimetière. Enfin, la colombe l’emporta : elle fit tomber l’os dans le cimetière. Le bon l’emportait sur le mauvais, et l’âme du vieil ermite, l’ancien brigand, était sauvée[3].

L’enfant, qui était à présent un jeune homme, car son voyage avait duré plusieurs années, sentit son cœur soulagé, et il revint alors à la maison et remit à sa mère son contrat de mariage, qu’il avait été lui chercher dans l’enfer[4]. Puis, il se fit moine, dans le couvent où il avait été à l’école. Sa mère aussi se fit religieuse, dans un couvent voisin. Ils vécurent tous les deux, le reste de leurs jours, comme vivent les saints, et quand la mort vint les chercher, elle ne leur fit pas peur, et ils allèrent, non pas en enfer, mais tout droit au paradis.

Puissions-nous tous les y aller voir, un jour !

Amen ![5]


___(Conté par Pierre Le Roux, fournier, au bourg de Plouaret.)



II


l’enfant voué au diable et le brigand qui se fait ermite.


Écoutez tous, et vous entendrez
Un conte qui est fort beau,
Et dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est un mot ou deux, peut-être[6].


Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, mariés depuis longtemps. Mais ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait beaucoup. Cela faisait aussi que la plus grande union ne régnait pas toujours entre eux, et ils se querellaient assez souvent. Si bien que la femme s’écria, un jour, à la suite d’une de ces scènes de ménage :

— Je voudrais avoir un enfant, dût le diable l’emporter plus tard !

Quelques jours après avoir prononcé ces paroles coupables, elle se trouva enceinte, et, au bout de neuf mois juste, elle donna le jour à un fils, un enfant de fort bonne mine.

Elle avait un frère prêtre, qui fut le parrain de l’enfant et lui donna le nom de Maudès, comme lui-même.

Maudès venait à merveille et poussait comme la fougère, au printemps. Son parrain lui fit l’école de bonne heure, et il apprenait tout ce qu’on lui montrait. À l’âge de huit ans, on l’envoya à l’école, chez les moines d’une abbaye voisine. Il y allait seul tous les matins, portant dans un panier ses livres et son dîner, — du pain et du beurre, une crêpe, et quelquefois un peu de lard. Puis il s’en revenait, le soir, l’école finie. Un matin qu’il allait à son ordinaire à l’abbaye, en repassant sa leçon, le long de la route, et son panier à son bras, dès qu’il eut dépassé une croix de pierre qui se trouvait dans un carrefour, et devant laquelle il se découvrait toujours, un barbet noir sortit de derrière un buisson, vint droit à lui et, prenant le petit doigt de sa main gauche dans sa bouche, il se mit à le sucer et ne l’abandonna qu’à la porte de l’abbaye. Et tous les jours, désormais, quand il passait dans cet endroit, le barbet noir l’y attendait et lui suçait le petit doigt de la main gauche, jusqu’à la porte de l’école. L’enfant n’osait en rien dire, ni à ses parents, ni aux moines, parce que le chien noir l’avait menacé de le dévorer, s’il parlait. Mais, gai et joyeux jusqu’alors, il était devenu triste, silencieux, et maigrissait de jour en jour, d’une façon inquiétante. On avait beau l’interroger à ce sujet, il gardait le silence et se contentait de pleurer à chaudes larmes. Il en vint à un tel point qu’il faisait pitié à voir. Son parrain, à force d’insistances et de prières, réussit enfin à le faire parler, et il avoua tout. Le lendemain matin, comme Maudès se rendait à l’école, à son heure habituelle, le prêtre était caché derrière un buisson, au bord de la route, et quand il vit le barbet noir prendre dans sa bouche le petit doigt de l’enfant, il s’élança de sa cachette, et, s’avançant vers lui :

— Retire-toi, vilaine bête, et laisse en paix cet enfant, qui est mon filleul.

Le chien grogna, montra les dents, et, prenant la parole comme un homme, il dit :

— Cet enfant m’appartient ; quand il aura douze ans, je l’emmènerai chez moi, et en attendant, je viens tous les jours sucer son sang et la moelle de ses os, et cela me fait grand bien. Le prêtre fit sur lui le signe de la croix, et il se retira, en montrant les dents. Maudès revint alors à la maison, accompagné de son parrain, qui dit à sa sœur de préparer un grand repas pour le lendemain et d’y inviter tous leurs parents, des deux côtés. Ce qui fut fait.

Quand on fut à table, vers le milieu du repas, le prêtre, s’adressant à sa sœur, devant tous les convives, lui demanda si, un jour ou l’autre, elle n’avait pas formé quelque demande ou quelque vœu coupable.

— Je ne m’en souviens pas, dit-elle, mon frère, si ce n’est pourtant qu’avant de devenir enceinte, je dis un jour, dans un moment d’impatience et d’humeur, que si j’avais un enfant, peu m’importerait que le diable l’emportât plus tard.

— Hélas ! ma pauvre sœur, vous en aviez trop dit, et voilà d’où vient tout le mal. Vous avez voué votre fils au démon, et le triste état où vous le voyez aujourd’hui vient de ce que tous les matins, quand il se rend à l’école, le diable, sous la forme d’un barbet noir, lui prend dans sa bouche le petit doigt de la main gauche et suce son sang et la moelle de ses os.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la mère, n’y a-t-il donc plus moyen d’empêcher mon pauvre enfant d’être damné dans l’enfer ?

— Hélas ! c’est bien difficile. Je ferai pourtant mon possible. Je donnerai à mon filleul une lettre pour un saint prêtre de mes amis, qui est plus savant que moi et qui peut-être pourra encore l’arracher aux griffes de Satan.

Maudès partit, muni de la lettre de son parrain, pour se rendre auprès de ce saint personnage. Celui-ci, après avoir lu la lettre, poussa un soupir et dit au jeune homme que sa science n’allait pas si loin, et qu’il lui faudrait s’adresser à notre Saint- Père le Pape lui-même.

Et Maudès, sans perdre courage, se remit en route vers Rome. Après beaucoup de mal et de peine, il arriva au terme de son voyage et alla aussitôt se prosterner aux pieds du Saint-Père et lui conta tout. Le Pape lui dit qu’il lui faudrait aller plus loin encore, jusqu’à un frère ermite qu’il avait et qui faisait pénitence, au milieu d’un bois. Et il ajouta, en lui donnant une boule d’or :

— Voici une boule d’or que je vous donne et que vous n’aurez qu’à suivre, car elle roulera d’elle-même devant vous et vous conduira jusqu’au seuil de mon frère l’ermite, qui est le plus saint homme et le plus savant qui soit au monde, et si celui-là ne peut pas vous sauver, vous n’avez pas besoin de vous adresser ailleurs, car vous êtes irrémédiablement perdu. Tous les jours son bon ange vient le visiter, converser avec lui, et lui donner des conseils et des leçons sur toutes les choses humaines et divines. Voici une lettre que vous lui remettrez et qui lui expliquera le but de votre visite. Allez, mon fils, et que Dieu soit avec vous.

Maudès se remit en route, marchant sur les traces de sa boule, qui le conduisit jusqu’au seuil de l’ermite.

— Salut, boule d’or de mon frère, dit le vieillard, en la voyant. Qu’y a-t-il de nouveau pour qu’il t’envoie vers moi ?

Maudès lui présenta la lettre du Saint-Père. Le vieillard la lut, réfléchit un peu, puis il dit :

— Restez passer la nuit dans mon ermitage, mon fils, et demain, quand mon bon ange viendra me rendre visite, selon son habitude, je le consulterai sur votre cas et lui demanderai si votre nom est inscrit sur le livre de vie.

Le lendemain, quand l’ange vint, l’ermite l’interrogea sur le cas du jeune homme, et l’ange lui répondit :

— J’examinerai le livre de vie, et je vous dirai demain si son nom y est ou s’il n’y est pas.

Et quand l’ange revint, le lendemain, il dit à l’ermite :

— J’ai examiné le livre de vie, comme je vous l’avais promis ; hélas ! le nom de votre jeune protégé ne s’y trouve pas ; il doit être sur l’autre livre, celui de mort ou de perdition !

Et l’ange s’en alla là-dessus, tout triste.

L’ermite dit à Maudès, en lui présentant une lettre et une autre boule semblable à celle du Pape :

— Il faut vous remettre en route et aller plus loin, mon fils ; voici une boule qui marchera devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira jusqu’à mon frère le brigand, qui habite avec sa bande dans une forêt, offensant continuellement Dieu et faisant tout le mal possible ; celui-là connaît bien et vous montrera la route de l’enfer, où vous devez aller à présent. Prenez encore cette lettre, que vous lui remettrez, et qui lui expliquera votre cas.

Maudès ne désespéra point pour entendre ces paroles ; mais, s’armant de courage, il se remit en route, à la suite de sa boule, qui marchait devant lui, et arriva à l’habitation du brigand. Celui-ci s’était converti ; il avait congédié sa bande et vivait à présent seul, sous un rocher, au milieu du bois, priant constamment et faisant rude pénitence. Pour s’habituer au feu de l’enfer, où il se croyait sûr d’aller, ou pour le moins au purgatoire, il avait construit un four dans lequel il pasait tous les jours quelques moments, le chauffant un peu plus, à chaque fois. Il reconnut la boule de on frère l’ermite et dit, en la voyant arriver :

— Salut, boule de mon frère l’ermite. Il y a longtemps que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il donc de nouveau, pour qu’il t’envoie jusqu’à moi ?

Maudès lui remit alors la lettre de l’ermite. Il la lut et s’écria :

— Hélas ! mon pauvre enfant, comment, toi aussi, et si jeune ?... Toi qui n’as encore fait de mal à personne, condamné au même sort que moi, qui suis chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte !… Mais, écoute-moi bien ; suis de point en point mes conseils, et je t’arracherai encore aux griffes du diable, qui croit pourtant bien te tenir. Retourne chez ton parrain, et dis-lui de te faire faire une paire de sabots ; mais il faudra qu’aucune main n’y entre avant tes pieds. Tu te muniras d’une fiole d’eau bénite et te rendras ensuite avec tes sabots et ta fiole à l’endroit où tu rencontrais tous les jours le barbet noir, quand tu allais à l’école, et tu l’appelleras. Tu verras alors venir à toi un homme qui te sera inconnu. Il te dira de monter sur son dos, pour te porter chez son maître. Mais comme il te trouvera trop lourd, il te priera de descendre et appellera un autre plus fort que lui. Un autre individu arrivera aussitôt et te priera aussi de lui monter sur le dos ; mais il te trouvera également trop lourd et appellera un troisième. Ce troisième aussi ne pourra te porter, et ils conviendront alors entre eux de faire de toi trois morceaux, afin de pouvoir te porter ainsi plus facilement chez leur maître. Tu leur diras : — « Je vous appartiens, je le reconnais ; mais il faut que vous m’emportiez tout d’une pièce, tel que je suis, ou vous perdrez tout droit sur moi. » Enfin, à eux trois, ils viendront à bout de te porter jusqu’à la maison de leur maître. Quand tu arriveras dans l’enfer (car c’est bien là qu’il te faut aller), tu y verras, entre autres choses, mon siège, dans une fournaise ardente. Puis le maître de ces lieux te donnera une coquille de patelle (brinik) et te dira qu’il te faudra remplir d’eau avec elle un grand bassin dont le fond est percé, et que tu seras libre de t’en aller quand tu l’auras rempli, mais pas avant. Tu feras semblant de te résigner et te mettras résolument à l’ouvrage ; mais quand tu auras vidé trois ou quatre fois ta coquille dans le bassin, tu y verseras trois gouttes d’eau bénite de ta fiole, et le bassin se trouvera rempli instantanément. Alors tu iras dire au grand diable que ta tâche est accomplie et qu’il n’a qu’à venir voir, s’il ne croit pas. Le grand diable, émerveillé et n’y comprenant rien, te dira que tu es libre de partir. Mais tu lui répondras que tu ne t’en iras pas avant qu’il ne t’ait signé de son sang qu’il renonce à tout pouvoir et sur toi et sur celui à qui est destiné le siège qui m’est réservé, dans la fournaise où le feu est le plus vif. Il le dira : « Jamais ! jamais ! car pour celui-là il m’appartient bien, et il ne m’échappera pas. » Tu lanceras alors de l’eau bénite autour de toi, de tous côtés, jusqu’à ce qu’on te somme de t’en aller. Tu répondras que tu ne t’en iras qu’avec une promesse du grand maître de l’enfer, signée de son sang et par laquelle il renoncera à jamais à tout pouvoir sur toi et sur moi. Vas, à présent, mon enfant, et que Dieu t’assiste.

Maudès promit de se conformer de point en point à ces instructions, et, s’armant de courage, il se mit en route, en priant Dieu de l’assister. Il accomplit heureusement son redoutable voyage, visita l’enfer, se tira à son honneur de l’épreuve du bassin percé, résista sans faiblir aux menaces de Satan et des siens, et rapporta un contrat bien en règle, et par lequel le roi des enfers renonçait à tout droit sur le brigand repenti et sur lui-même. Au retour, il visita d’abord le brigand. Celui-ci, à la vue du contrat, se jeta à terre, les bras en croix, et adora et remercia Dieu ; puis, embrassant le jeune homme, il lui dit :

— Tu as souffert bien du mal, mon fils, à mener à bonne fin cette terrible épreuve ; il me reste à te demander encore un autre service, dont je ne te serai pas moins reconnaissant que du premier.

— Parlez, mon père, répondit Maudès.

— Je vais maintenant confectionner une croix de bois sur laquelle tu m’attacheras, en me clouant les mains et les pieds, comme notre divin Sauveur. Puis, tu dresseras la croix debout, et arroseras et enduiras mon corps avec de la poix et de la résine bouillante, jusqu’à ce que ma chair se détache par lambeaux. Tu lèveras alors les yeux au ciel, pour voir quel temps il fera.

Maudès, effrayé, répondit :

— Je ne pourrai jamais faire ce que vous me dites là, mon père !

— Hélas ! mon enfant, je ne puis pourtant être sauvé sans cette dernière épreuve.

— Alors, j’essaierai, mon père.

Et ils confectionnèrent ensemble la croix. Puis le vieillard s’étendit dessus, et Maudès l’y fixa en lui enfonçant des clous dans les mains et les pieds. Ensuite, il fit bouillir de la poix et de la résine dans une chaudière, et en enduisit le corps du crucifié, dont des lambeaux de chair se détachaient et tombaient à terre. Plus d’une fois, il fut sur le point de défaillir dans cette horrible besogne, et de s’enfuir ; mais, songeant que le salut du vieux brigand était à ce prix, il eut le courage d’aller jusqu’au bout. Il leva les yeux au ciel, pour voir le temps qu’il faisait, selon la recommandation du vieillard, et vit venir à tire d’aile, du côté du nord, un corbeau noir, qui s’abattit en croassant sur une des branches de la croix ; puis aussitôt une colombe blanche, venue du côté du levant, vint se poser sur l’autre branche de la croix, et un combat acharné s’engagea entre les deux oiseaux. Au fort du combat, la croix tomba sur Maudès, attentif aux péripéties de cette lutte du mauvais génie contre le bon génie, et dont le résultat, il le savait bien, devait décider du sort du crucifié. Il fut tué du coup.

Le lendemain, dans la visite qu’il fit à l’ermite, selon son habitude, son bon ange lui dit :

— Hier, il y avait grande fête, au paradis.

— Pourquoi donc ? demanda l’ermite.

— Vous vous souvenez du jeune homme qui était allé trouver votre frère l’ermite ?

— Oui. Eh bien ?...

— Eh bien ! hier, ils sont entrés ensemble au paradis.

Et là-dessus, l’ange s’éleva vers le ciel.

Quand il fut parti, l’ermite s’écria, outré de colère et de jalousie :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, puisqu’il reçoit dans son paradis un méchant comme mon frère, un brigand chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte, et m’oublie et semble me repousser, moi qui ai passé toute ma vie à le servir, à l’adorer et à faire dure pénitence !...

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’un grand coup de tonnerre se fit entendre, et il fut précipité au fond de l’enfer, sur le siège qui y était destiné à son frère le brigand.

(Conté par Vincent Coat, ouvrier à la manufacture des
tabacs de Morlaix, le 16 mai 1876.)
III


le brigand et son frère l’ermite.



Il y avait une fois un fermier nommé Fanch Kerloho, qui avait été payer son terme à son seigneur. Celui-ci était gravement malade dans son lit et ne put lui donner quittance ; mais il lui dit :

— Je vous donnerai quittance, quand je serai guéri ; allez à la cuisine, faites-vous servir à dîner, et soyez sans inquiétude.

Le fermier dîna bien à la cuisine du château, puis il s’en retourna chez lui. Sa femme lui demanda, quand il rentra, s’il rapportait une quittance en échange de son argent.

— Je ne rapporte pas de quittance, lui répondit-il, car le seigneur est bien malade sur son lit, et il n’a pas pu m’en faire une ; mais il m’a bien promis de l’écrire et de me l’apporter lui-même, dès qu’il sera guéri.

— Vous avez eu tort de livrer votre argent sans quittance, répondit la femme, car on ne sait pas ce qui peut arriver.

Et elle parut mécontente et bougonna un peu.

Quelques jours après, le seigneur mourut. Le fermier et sa femme assistèrent à son enterrement et prièrent Dieu pour son âme, bien qu’il eût été toujours très-dur pour eux. Son fils aimait le jeu et le plaisir, et dépensait beaucoup. Comme il avait besoin d’argent, il fit dire à tous ses fermiers de venir lui en apporter, promettant de faire une remise à ceux qui le paieraient d’avance. Fanch Kcrloho fut invité à se présenter comme les autres. Il se rendit au château et se présenta devant son jeune maître, quand son tour fut venu.

— Vous n’avez pas payé votre terme, lui dit le nouveau seigneur.

— Faites excuse, monseigneur ; j’ai payé à votre père, selon mon habitude, le jour même de la Saint-Michel.

— Vous n’êtes pourtant pas porté sur son cahier comme ayant payé. Avez-vous une quittance ?

— Non, je n’ai pas de quittance, car votre père était bien malade sur son lit, quand je vins le payer, et il ne pouvait pas écrire ; mais je vous assure et je jurerai même au besoin que j’ai payé mon terme, deux cents écus, en belles pièces de six livres.

— Tout cela est bel et bien ; mais, si vous n’avez pas de quittance, c’est que vous n’avez pas payé, et il me faut de l’argent.

— Je jure, devant mon Dieu mort pour nous sur la croix, que j’ai payé et que je ne dois rien.

— Vous n’êtes pas homme à livrer votre argent sans quittance, et si vous l’avez fait, tant pis pour vous, car il faut que vous m’apportiez deux cents écus avant huit jours ; sinon, je ferai vendre tout chez vous. Allez, et apportez-moi la quittance ou l’argent.

Le pauvre fermier s’en retourna chez lui, tout triste, et raconta la chose à sa femme.

— Je te l’avais bien dit, lui cria-t-elle ; nous voilà ruinés !

Et elle cria, pleura et fit une scène terrible. Le pauvre homme la laissait faire et dire, et ne soufflait mot, si bien qu’elle finit par s’apaiser.

Le lendemain matin, après avoir bien réfléchi à son cas, il alla trouver son confesseur et lui conta tout. Le prêtre l’écouta attentivement et lui dit ensuite :

— Je ne sais quel conseil vous donner ; mais j’ai un frère ermite qui vit depuis longtemps dans une forêt, où il fait pénitence de ses péchés de jeunesse, et qui reçoit tous les jours la visite de son bon ange. Allez le trouver de ma part, et je suis persuadé qu’il trouvera le moyen de vous tirer d’embarras.

Fanch Kerloho se rend auprès du saint homme et lui conte son cas.

— Je demanderai à mon bon ange, dit l’ermite, ce que vous devez faire. Si votre ancien seigneur est dans le paradis ou même dans le purgatoire, tout peut s’arranger, et il vous sera possible d’obtenir encore votre quittance ; mais, s’il est dans l’enfer, hélas ! il n’y a plus d’espoir, et tout est perdu. Passez la nuit avec moi, dans mon ermitage ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu que j’ai, et demain matin, au lever du soleil, je recevrai comme d’habitude la visite de mon bon ange, et je l’interrogerai sur votre affaire.

Le fermier passa la nuit avec l’ermite, partagea son frugal repas, qui se composait de légumes et de quelques fruits sauvages, avec de l’eau, puis il se coucha sur un lit de mousse et d’herbes sèches. Le vieillard, lui, se coucha sur la terre nue, avec une pierre sous la tête, et murmura des prières durant toute la nuit. Le lendemain matin, au point du jour, Fanch le vit encore agenouillé au seuil de son ermitage, tourné vers le levant, et les yeux et les mains levés vers le soleil. Puis il vit encore un bel ange radieux qui descendit auprès du vieillard, s’entretint avec lui quelque temps à voix basse et reprit ensuite son vol vers le ciel. L’ermite resta encore quelque temps en prière, les yeux et les mains levés vers le ciel, immobile comme une statue de pierre, puis il vint vers son hôte.

— Eh bien, mon père ermite ? lui demanda celui-ci.

— Hélas ! mon fils, votre ancien maître est dans l’enfer, et mon bon ange ne peut y aller chercher votre quittance.

— Je suis perdu, alors ! s’écria Kerloho.

— Écoutez ; ne vous désolez pas ainsi, car il n’est peut-être pas impossible de vous faire avoir encore votre quittance. J’ai un frère brigand qui a fait tout le mal qu’il est possible de faire dans ce monde, et qui ira certainement en enfer, et sans tarder, car il est déjà vieux. Allez le trouver dans la forêt qu’il habite avec sa bande de scélérats, ou plutôt de diables. Contez-lui votre cas, et il vous enseignera le chemin de l’enfer (car il le connaît bien), pour aller réclamer votre quittance ; peut-être même ira-t-il vous la chercher lui-même. Quel que soit le résultat de votre voyage, venez m’en rendre compte, au retour.

Fanch Kerloho remercia l’ermite de son hospitalité et de ses conseils, puis il se remit en route à la recherche du brigand. Il parvient à le trouver, avec beaucoup de mal, lui expose le motif de sa visite et lui parle de son frère l’ermite, qu’il vient de quitter.

— Ah ! mon frère l’ermite, le vieil imbécile ! s’écrie le brigand. N’a-t-il pas de honte, un saint homme comme il l’est, qui se dit l’ami de Dieu et reçoit tous les jours la visite de son bon ange, d’avoir à demander un service à un brigand comme moi, couvert de tous les crimes possibles, et qui est sur la route de l’enfer, comme il le dit fort bien ? Mais rassurez-vous, mon brave homme, car je ferai pour vous ce qu’il ne peut faire, lui. Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je vous dirai, et vous pourrez réussir encore à avoir votre quittance de votre seigneur, qui ne valait guère mieux que moi, de son vivant. Retournez à la maison ; prenez une bouteille d’eau bénite au bénitier de l’église de votre village. Cherchez alors une jeune femme allaitant son premier enfant ; priez-la de vous remplir une burette du lait de ses seins. Faites-vous faire ensuite par un sellier un fouet de cuir, avec de nombreux nœuds et pesant dix-huit livres ; vous le ferez bénir par votre curé, puis vous reviendrez me trouver avec tout cela, et je vous dirai ce qu’il vous faudra faire ensuite.

Le fermier retourne chez lui ; il se procure facilement la bouteille d’eau bénite, le lait de jeune femme allaitant son premier enfant et le fouet de cuir pesant dix-huit livres, et il retourne avec tout cela chez le brigand. Celui-ci appelle alors un de ses serviteurs, qui était laid et noir comme un démon, et lui dit, en lui montrant Fanch Kerloho :

— Portez-moi cet homme en enfer.

— C’est bien, maître ! répondit le serviteur.

— Écoutez encore, avant de partir, dit le brigand au fermier, et faites exactement et de point en point comme je vais vous dire : ce serviteur que voilà vous portera jusque dans l’enfer, et n’ayez pas peur de lui, car quelque laid et noir qu’il soit, il ne vous fera pas de mal. Là vous verrez votre ancien seigneur assis sur un siège d’or entouré de feu et de flammes de tous côtés. Demandez-lui quittance du dernier terme que vous lui avez payé, et que son fils vous réclame de nouveau. Il vous en donnera d’abord une qui ne sera pas bonne. Refusez-la, et exigez-en une autre. Il vous en donnera une autre, qui sera encore fausse. Vous entendrez partout autour de vous des cris affreux, des gémissements et des grincements de dents, qui sortiront de bassins remplis d’huile bouillante et de plomb fondu, et où sont retenues les âmes des réprouvés. Des diables hideux entretiennent le feu dessous. Ne vous laissez pas trop émouvoir ni effrayer, et aspergez ces bassins avec le lait de femme que vous avez dans cette burette, et quand les diables essaieront de s’y opposer, jetez-leur à la figure de l’eau bénite que vous avez dans votre bouteille, et cinglez-les à tour de bras avec le fouet béni par votre recteur. Ils pousseront alors des cris affreux et vous crieront de vous en aller. Mais continuez de les asperger d’eau bénite et de les cingler avec votre fouet, jusqu’à ce que vous ayez une quittance bien en règle. Quand vous la tiendrez, vous pourrez vous en revenir, et nul ne s’y opposera. Cependant, avant de partir, vous ferez attention à un siège vide que vous verrez à la droite de votre ancien seigneur, et vous pourrez lui demander à qui il est destiné. Faites bien exactement comme je viens de vous dire, et vous pourrez réussir ; mais malheur à vous aussi si vous vous écartez sur quelque point de mes recommandations ! Vous pouvez partir à présent.

Alors, le noir et hideux serviteur du brigand conduisit Fanch Kerloho jusqu’à l’entrée d’une caverne qui se trouvait dans le bois. Là, il fit entendre un sifflement, et aussitôt deux diables hideux arrivèrent et demandèrent :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Mon maître vous adresse cet homme, pour que vous le conduisiez chez vous, où il a affaire.

Un des diables prit le fermier sur son dos et s’enfonça avec lui en courant dans la caverne sombre. Quand il se sentit fatigué, il remit son fardeau à son camarade, qui le suivait, et ils alternaient ainsi, de temps en temps, et ils allaient toujours s’enfonçant sous la terre, dans les plus profondes ténèbres. Au bout de plusieurs heures de ce voyage souterrain, Kerloho aperçut enfin une petite lumière devant lui, et à mesure qu’il avançait, la lumière allait grandissant. Il finit par arriver à une immense salle remplie de feux et de flammes, et de diables hideux, qui entretenaient le feu sous une infinité de chaudières et de sièges d’or et d’argent, sur lesquels étaient assis des rois, des princes et des seigneurs de toute sorte et de tous les pays. Sur un de ces sièges, il reconnut son ancien seigneur. Des flammes s’échappaient de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles, de partout, et il ne put s’empêcher de frémir d’horreur et d’épouvante à cette vue. Partout autour de lui c’était des gémissements et des cris affreux arrachés par la douleur. Il vit aussi les chaudières dont lui avait parlé le brigand, et il lui sembla que des milliers de grenouilles y chantaient. Il jeta dessus quelques gouttes du lait de femme qu’il avait dans une burette, et les chants devinrent joyeux, de plaintifs qu’ils étaient. Il crut comprendre que les pauvres âmes qui y étaient enfermées se trouvaient soulagées, et il continua ses aspersions. Mais une troupe de diables courut sur lui, menaçants et portant à la main des fourches de fer rougies au feu. Il ne perdit pas la tête, et, prenant sa bouteille d’eau bénite, il se mit à les en asperger, puis à les cingler avec son grand fouet béni par son recteur. Les diables hurlaient et se tordaient sous son fouet et l’eau bénite, et lui criaient :

— Va-t’en vite ! va-t’en loin d’ici !...

— Je ne m’en irai pas avant d’avoir obtenu ma quittance.

— Demande-la à ton ancien seigneur que voilà, et va-t’en !

Et son ancien seigneur lui tendit un papier en lui disant :

— Voici ta quittance, et retourne chez toi, vite.

Il prit le papier, l’examina et dit :

— Elle n’est pas bonne ; il m’en faut une autre.

Et le voilà encore de jeter du lait de femme sur les chaudières et de l’eau bénite sur les diables, et de les cingler de plus belle avec son grand fouet, et ils sautaient et hurlaient en criant :

— Grâce ! grâce ! On va te donner une bonne quittance, et va-t’en, vite.

Son ancien seigneur lui tendit en effet un second papier. Mais, après l’avoir examiné, il dit encore :

— Elle ne vaut pas mieux que l’autre !

Et le voilà de nouveau de lancer de l’eau bénite autour de lui et de manier son grand fouet.

— Donnez-lui une bonne quittance, et qu’il s’en aille ! criaient les diables, qui n’en pouvaient plus.

Son ancien seigneur lui présenta un troisième papier, et, l’ayant examiné, il dit :

— À la bonne heure, celle-ci est bonne.

Et il la mit dans sa poche. Puis il demanda à son ancien seigneur :

— Dites-moi encore, avant que je m’en aille, à qui est destiné le fauteuil vide que je vois là, à votre droite, et où l’on ne doit pas avoir froid, il me semble ?

— Ce siège est destiné au brigand qui vous a envoyé ici, et il doit venir l’occuper, sans tarder.

Son ancien seigneur lui dit encore :

— Vous allez retourner sur la terre et voir mon fils. Racontez-lui tout ce que vous avez vu ici, et dites-lui qu’il est grand temps qu’il change de vie ; autrement, il viendra augmenter le nombre des malheureux qui habitent dans ces tristes lieux. Mais, comme il ne vous croirait sans doute pas, voici une lettre que vous lui donnerez et qui contient mes recommandations. Vous pouvez vous en aller, à présent ; vous serez reconduit sain et sauf jusqu’à l’entrée de la caverne.

Les deux mêmes diables qui l’avaient amené le reconduisirent à l’endroit où ils l’avaient pris, et il se hâta de se rendre auprès du brigand, ayant sur lui sa quittance bien en règle, et de plus la lettre de son ancien seigneur à son fils.

Quand le brigand le vit revenir, il s’empressa de lui demander :

— Eh bien ! as-tu ta quittance ?

— Oui, je l’ai obtenue avec beaucoup de mal ; mais enfin la voici.

Et il la présenta au brigand. Celui-ci l’examina de près, puis il la rendit à Kerloho en lui disant :

— C’est bien ; elle est en règle. Mais, dis-moi encore, as-tu bien remarqué le siège vide qui est à la droite de ton ancien maître, et as-tu demandé à qui il est destiné ?

— Oui, je l’ai bien remarqué, et l’on m’a dit qu’on vous attend pour l’occuper.

— Je le savais, — et il poussa un soupir ; — mais va, à présent, porter au fils de ton ancien seigneur la quittance et la lettre que tu as reçues de son père, puis reviens me trouver ici.

Et Fanch Kerloho se rendit au château de son jeune seigneur et lui présenta d’abord la quittance en disant :

— Voici, monseigneur, la quittance de votre père, que j’ai été lui demander dans l’enfer, où il se trouve.

— Tu mens impudemment, et je te ferai pendre ! dit le seigneur, furieux.

— Si vous ne me croyez pas, monseigneur, prenez encore connaissance de cette lettre, que votre malheureux père m’a donnée pour vous, et vous verrez que je ne mens pas.

Et il lui présenta la lettre de son père. Il la prit, l’ouvrit et reconnut avec étonnement que c’était bien l’écriture de son père. Mais, quand il la lut, son étonnement redoubla encore, et il n’était plus aussi insolent. Dans cette lettre, son père lui disait, en effet, que son fermier, Fanch Kerloha, lui avait payé son terme, mais qu’il n’avait pu lui en donner quittance, pour cause de maladie. Puis il lui recommandait de changer de vie, d’être charitable, doux et humain envers les pauvres gens, et de prier et de faire pénitence, sous peine d’aller le rejoindre dans l’enfer, d’où il lui écrivait.

Cette lettre l’effraya beaucoup ; il distribua tout son bien aux pauvres, et s’adonna à la prière et à la pénitence, pour racheter l’inhumanité et les désordres de ses jours passés.

Quant à Fanch Kerloho, après avoir rassuré sa femme, en lui faisant part de la bonne nouvelle, il retourna voir le brigand dans la forêt, comme il le lui avait promis. Le brigand lui dit :

— J’ai congédié mes camarades, car l’heure de la pénitence et de l’expiation est venue. Puisque vous avez pu aller en enfer et en revenir, peut-être ne m’est-il pas impossible aussi d’être sauvé. Aidez-moi, dans cette terrible épreuve, et que le cœur ne vous manque point. Écoutez-moi, et faites de point en point ce que je vais vous dire. Vous me briserez d’abord tous les membres, à coups de bâton, puis vous m’arracherez avec une tenaille de maréchal-ferrant les ongles des mains et des pieds, un à un, puis vous m’arracherez encore les yeux...

— Dieu ! que me dites-vous là ? s’écria Kerloho,. saisi de frayeur.

— Je vous en prie, faites ce que je vous demande, et gardez-vous d’y faillir... Avez-vous donc oublié le siège vide que vous avez vu dans l’enfer, à la droite de votre ancien seigneur ?... Après m’avoir brisé les membres et arraché les yeux, ainsi que les ongles des mains et des pieds, vous me brûlerez sur ce bûcher, que j’ai construit moi-même à cet effet. Quand tout sera consumé, vous trouverez parmi les cendres un os calciné. Prenez cet os ; mettez-le dans le petit cercueil que voilà et que j’ai préparé également, puis déposez ce cercueil sur le mur du cimetière de l’église la plus voisine, et laissez-le là, pendant que vous assisterez à une messe que vous ferez dire à mon intention. Pendant cette messe, un combat se livrera autour du petit cercueil renfermant l’os, entre une colombe blanche et un corbeau noir. La colombe blanche fera tous ses efforts pour faire tomber le cercueil dans le cimetière en le battant à coups d’aile, et le corbeau travaillera à le rejeter du côté opposé, en dehors du cimetière. Si la colombe l’emporte, je serai sauvé ; mais si elle est vaincue, hélas ! j’irai en enfer occuper le siège que vous savez, et il sera inutile de prier pour moi. Vous sentez-vous le courage de faire ce que je vous demande ?

— Je ferai mon possible, répondit Kerloho, effrayé.

— C’est bien ; laissez-moi faire une dernière prière, puis mettez-vous à la besogne, sans autre retard.

Le brigand s’étendit, la face contre terre, les bras en croix, pria quelque temps, puis il se releva et dit :

— Et maintenant, mon frère, mettez-vous à l’œuvre avec courage.

Alors Fanch Kerloho prit un grand bâton préparé à cet effet et commença par lui briser tous les membres ; puis il lui arracha les yeux et les ongles... Plus d’une fois, il sentit son cœur faiblir ; mais le martyr, qui supportait tout avec un courage inouï, lui disait alors :

— Courage, mon frère, et rappelez-vous le siège que vous avez vu dans l’enfer !

Et il se remettait à l’œuvre. Bref, quand le bûcher où il jeta le corps mutilé et tout sanglant fut entièrement consumé, il en remua les cendres, y trouva un os, comme on le lui avait dit, l’enferma dans un petit cercueil et le déposa sur le mur du cimetière ; puis il entra dans l’église pour assister à la messe qu’il y fit célébrer par le recteur de la paroisse. Quand la messe fut achevée, il sortit de l’église, tout inquiet et pressé de voir si c’était la colombe blanche ou le corbeau noir qui était resté vainqueur. Ô joie ! c’était la colombe blanche, car le petit cercueil se trouvait à présent dans le cimetière. Il en rendit grâces à Dieu et se rendit aussitôt auprès du frère du brigand, l’ermite de la forêt, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Contrairement à son attente, le vieillard en témoigna plus d’étonnement que de joie, et il dit même :

— Comment ! mon frère le brigand est sauvé ? lui qui a commis tous les crimes possibles !... Oh ! pour lors, je suis bien sûr d’être sauvé aussi, moi ; je regrette même de m’être donné tant de mal inutilement, puisqu’on peut être sauvé si facilement, et je ne serai pas si sot que de rester une heure de plus dans ce bois !

Il n’avait pas fini de parler, qu’un énorme fracas se fit entendre au ciel, et le tonnerre tomba sur lui et le tua raide !

Hélas ! son âme n’alla pas au paradis, avec celle de son frère le brigand, car pendant que celui-ci était mort dans la pénitence, l’humilité et la contrition, lui se glorifiait et allait jusqu’à douter de la justice de Dieu.

Quant au fils du seigneur, quand il connut le sort des deux frères, le brigand et l’ermite, il se retira dans la solitude, pour prier et faire pénitence, et il mourut comme meurent les saints.

{{droite|(Conté par Barbe Tassel, de Plouaret, novembre 1873.)


Le dernier épisode de cette légende rappelle le fabliau : L’Hermite qui s’accompaigna d’un ange, dont on trouvera une version plus loin.

M. Sébillot m’écrit au sujet de ce conte :

« J’ai deux versions d’une partie de ce conte. Dans la première, intitulée : Bénédicité, que je publierai dans ma deuxième série de Contes populaires, un fermier va en enfer, porté par le diable, chercher le reçu de son maître, et il doit n’accepter aussi que le troisième ; mais le diable avait mis pour condition qu’il aurait pour lui « ce que le fermier ne savait pas qui était dans sa maison. » C’était un fils qui, après diverses aventures, va chercher jusqu’en enfer quittance du pacte imprudent de son père. Dans le second récit, le fermier va en enfer, sans condition, en mettant le pied sur celui d’une personne qu’il rencontre le soir ; il ne doit aussi accepter que le troisième papier. Le conte finit quand il est rentré en possession de son reçu. »

Dans Redgauntlet, roman de W. Scott, Willie le voyageur raconte une légende écossaise d’un fermier qui n’a pas eu quittance et qui va la chercher, non en enfer, mais dans une maison où le conduit un inconnu et où il voit son ancien maître, qui lui donne un reçu.

Le frère brigand a son similaire dans le Brigand Madey, conte slave traduit par Chodzko.



IV


le brigand sauvé avant l’ermite.



Il y avait une fois un ermite qui vivait dans un bois et qui y faisait rude pénitence. Son habitation était sous un grand rocher, et il passait presque tout son temps en prière. Il n’avait pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages. De temps en temps, un chasseur qui passait lui donnait quelque morceau de pain ; mais cela n’arrivait pas souvent. Il vivait ainsi séparé complètement du monde. Son bon ange venait tous les jours le visiter dans sa solitude.

Un jour qu’il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures et qu’il n’avait pas de provisions, il voulut sortir pour aller chercher quelque chose dans le bois. Mais il pleuvait à torrent, de sorte que, ne pouvant sortir de dessous son rocher, il dit avec un peu d’humeur :

— Quel mauvais temps !

Et il lui fallut passer encore la journée sans manger. Mais, ce jour-là, son bon ange ne vint pas lui faire sa visite ordinaire, ni le lendemain non plus, de sorte qu’il en était très-inquiet, et il se disait en lui-même :

— Que signifie donc ceci ? Pourquoi mon bon ange ne vient-il plus me visiter ? Pourtant je ne crois pas avoir rien fait de mal, ni lui avoir donné lieu d’être mécontent de moi.

Huit jours se passèrent, et le bon ange n’était pas revenu. Le pauvre ermite en était inconsolable. Le neuvième jour, le bon ange vint enfin, et le solitaire lui dit :

— Mon Dieu, mon bon ange, voici le neuvième jour que vous n’êtes pas venu me voir ! Comme j’ai trouvé le temps long ! Qu’est-ce qui est donc cause que vous ne veniez plus ?

— Hélas ! je ne dois plus revenir ! répondit l’ange avec tristesse.

— Pourquoi donc, mon Dieu ?

— Parce que vous avez dit, un jour, que le temps était mauvais. Dieu fait le temps comme il lui plaît, et tout ce qu’il fait est bien fait ; il ne faut donc jamais trouver à redire à ce qu’il fait. Votre pénitence et votre peine en ce monde étaient sur le point de finir ; mais, à présent, le terme est reculé, et il vous faudra encore prier et souffrir. Donnez-moi votre bâton.

L’ermite donna son bâton à l’ange, et celui-ci le planta en terre et dit ensuite :

— Trois fois par jour, au lever du soleil, à midi et au coucher du soleil, il vous faudra arroser ce bâton, sec depuis bien longtemps, avec de l’eau que vous apporterez dans votre bouche, de la rivière qui coule au bas du bois, à une lieue d’ici, et vous ne cesserez de l’arroser de la sorte que lorsque vous le verrez fleurir. Alors je reviendrai vous voir, et vous viendrez avec moi au ciel !

L’ange s’envola aussitôt, et le pauvre vieillard se mit à pleurer et à prier Dieu.

Il y avait déjà longtemps qu’il arrosait son bâton, comme le lui avait recommandé l’ange, et tous les jours il s’attendait à le voir fleurir, et il avait constamment les yeux sur lui. Un jour qu’il allait, selon son habitude, puiser de l’eau à la rivière, il rencontra un brigand fameux dans le pays et qui avait assassiné, violé, incendié, et fait tout le mal possible.

— Où allez-vous de la sorte, mon père l’ermite ? lui demanda le brigand.

— Je vais chercher de l’eau à la rivière.

— Mais je ne vous vois point de vase ; comment comptez-vous donc la rapporter ?

— Dans ma bouche, pour arroser mon bâton de houx, coupé dans ce bois depuis plus de dix ans, et que je ne dois cesser d’arroser de cette façon que lorsqu’il viendra à fleurir.

— Vous plaisantez sans doute, mon bonhomme, ou vous avez perdu la tête.

— Hélas ! je ne plaisante point ; mon bon ange m’a annoncé que ma pénitence et mes peines sur la terre ne finiront que lorsque je verrai fleurir mon bâton.

— Quels crimes si grands avez-vous donc commis pour être condamné à une pénitence si dure ?

— Hélas ! un jour que je n’avais pas mangé depuis vingt-quatre heures, et que je voulais sortir de dessous mon rocher pour chercher quelque chose dans le bois, comme il pleuvait à torrent, je dis avec un peu d’humeur ces mots seulement : « Quel mauvais temps ! » Et en parlant ainsi, j’offensai Dieu, parce que tout ce que Dieu fait est bien fait.

— Une pénitence si dure pour si peu de chose ! s’écria le brigand ; et moi donc, qui ai fait tout le mal et tous les crimes possibles, je ne pourrai jamais être sauvé, à ce compte-là !

— La bonté de Dieu est infinie, répondit l’ermite.

— Vous pensez, mon père, qu’elle est assez grande pour me pardonner encore ?

— Elle est grande par dessus tout.

— Alors je veux faire aussi pénitence comme vous.

Et le brigand planta aussi son bâton en terre et commença de l’arroser, trois fois par jour, comme le vieil ermite, avec de l’eau qu’il rapportait dans sa bouche de la rivière qui coulait à une lieue de là. Et il priait et jeûnait, et se macérait le corps, sans pitié.

Il y avait déjà longtemps qu’ils vivaient tous les deux de cette façon. Le vieil ermite s’attendait à voir fleurir son bâton bien avant celui du brigand, et comme il ne fleurissait pas assez vite, à son gré, il s’impatientait et murmurait parfois. Le brigand, au contraire, ne regardait pas son bâton, ne s’attendant pas à le voir fleurir de si tôt, et il priait constamment, les yeux et les mains levés vers le ciel.

Mais voilà que son bâton vint à fleurir, un jour, sans qu’il s’en aperçût, et il continuait toujours de l’arroser. Si bien que l’ermite lui dit :

— Regardez votre bâton : il a fleuri !

Mais il ne croyait pas, et il priait toujours, les yeux levés vers le ciel. Son bon ange descendit alors auprès de lui et lui dit :

— Venez, homme de foi, venez avec moi recevoir votre récompense dans le ciel !

Et ils montèrent tous les deux au ciel.

Le bâton du vieil ermite finit aussi par fleurir, mais plus tard, parce que son repentir et sa douleur n’étaient pas aussi sincères et aussi vifs que ceux du brigand.

C’est ainsi que l’on ne doit jamais désespérer de la clémence de Dieu, quelque grands et nombreux que soient les péchés et les crimes que l’on a commis.

Cf. le Brigand Madey, dans : Contes des paysans et des pâtres slaves, de M. Alexandre Chodzko, et la Sainte orpheline, conte basque de Webster.




V


l’ermite et le vieux brigand.



Il y avait une fois un vieil ermite, qui avait son ermitage dans une forêt. Il y avait bien longtemps qu’il était là, n’ayant d’autre société que celle des animaux du bois, qui étaient devenus ses amis et ses serviteurs, et qu’il dirigeait et gouvernait à sa volonté. Il avait la réputation d’être très-savant, et de connaître les vertus de toutes les plantes et de toutes les herbes. On disait même qu’il comprenait le langage des oiseaux.

Mais, s’il était savant, il était aussi très-orgueilleux. Il promettait à tous ceux qui assisteraient à sa mort qu’ils seraient sauvés et qu’ils iraient tout droit au paradis, comme lui. Il était très-vieux. Il tomba malade, et aussitôt la nouvelle s’en répandit dans le pays, et l’on accourait de tous les côtés à son ermitage pour le voir mourir.

Un vieux brigand, qui avait commis tous les crimes possibles, fit comme tout le monde, tant il avait foi dans la parole du vieil ermite. Il avait si grand-peur d’arriver trop tard, et il se pressait tant, qu’il se cassa le cou en passant une barrière.

— C’est bien fait ! Que son âme s’en aille au diable ! disaient ceux qui passaient par là, en se rendant à l’ermitage. Et personne n’avait pitié de lui, ni ne songeait à dire une prière pour son âme.

L’ermite mourut, et tout le monde crut qu’il était devenu saint, dans le paradis. Mais voilà que, quelques jours après, il revint et demanda que l’on priât pour lui, car son âme était retenue dans les feux du purgatoire.

L’âme du brigand, au contraire, était allée tout droit au paradis, parce que sa foi était vive et son repentir sincère.

Ceci prouve, chrétiens, que l’orgueil est un vilain péché, très-désagréable à Dieu, et que la foi et le repentir obtiennent toujours grâce auprès de lui.

Cf. une légende basque de Webster, la Sainte orpheline.



VI


le brigand et son filleul.



Il y avait une fois un sabotier qui demeurait sur la lisière d’un grand bois, et dont le travail suffisait à peine à le faire vivre, lui, sa femme et ses enfants. Il avait onze enfants, et tous en bas âge, le pauvre homme, et il lui en naquit encore un douzième. Presque tous ses voisins lui avaient nommé un enfant, et il ne savait où s’adresser, cette fois, pour trouver un parrain et une marraine pour son dernier né. Un matin, il mit sa veste des dimanches, prit son penn-baz de chêne, et, après avoir fait le signe de la croix, il se mit en route pour aller prier le seigneur du château voisin de vouloir bien nommer son dernier enfant. Il n’allait guère vite, car il craignait d’être mal reçu. Comme il cheminait ainsi, il rencontra un homme assez âgé, qu’il ne connaissait point, et qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Je vais chercher un parrain à mon dernier né, monseigneur.

— Avez-vous une marraine ?

— Oui, j’ai une marraine.

— Eh bien ! si vous le voulez bien, je serai le parrain de votre enfant.

— Je ne demande pas mieux, mon bon seigneur.

— Retournez à la maison, alors, et trouvez-vous demain avec l’enfant et la marraine dans l’église de votre paroisse ; je serai là à vous attendre.

— Merci, et la bénédiction de Dieu soit sur vous, mon bon seigneur.

Et le sabotier retourna à sa hutte, satisfait de sa rencontre.

Cet homme-là était le chef d’une bande de brigands, qui habitaient le bois et qui faisaient beaucoup de mal dans tout le pays ; mais il ne le connaissait pas.

Quand le sabotier rentra chez lui, sa femme lui demanda :

— Eh bien ! mon homme, avez-vous trouvé un parrain ?

— Oui, femme, j’en ai trouvé un.

— Comment, le seigneur daigne donc nous nommer aussi un enfant ?

— Je ne suis pas allé jusqu’au château, femme ; j’ai rencontré en mon chemin un homme bien mis, qui s’est offert de lui-même pour être le parrain de notre enfant.

— Et vous ne connaissez pas cet homme-là ?

— Non sûrement, je ne le connais pas.

— Et vous l’avez accepté pour aider à faire un chrétien de notre enfant ? Et si c’est un méchant, mon pauvre homme, un brigand peut-être ?

— Je ne le crois pas, femme ; je croirais plutôt qu’il nous a été envoyé par Dieu.

— Je désire que ce soit vrai, mon Dieu !

Le lendemain, le père se rendit à l’église avec l’enfant et la marraine. Le parrain les attendait dans le cimetière. L’enfant fut baptisé et nommé François, et tout se passa pour le mieux. Au sortir de l’église, le parrain donna une poignée de pièces d’or au sabotier et lui dit qu’il irait voir son filleul dans un mois. Puis il s’en alla seul de son côté.

Le sabotier acheta au bourg du pain blanc, de la viande et du vin, et l’on fit, ce jour-là, dans sa hutte un dîner comme il n’y en avait eu depuis longtemps.

L’enfant mourut huit jours après, et il alla tout droit au paradis. Arrivé près de la porte, il s’y assit. Saint Pierre le vit et lui dit :

— Entrez, mon joli petit ange.

— Je n’entrerai pas, répondit l’enfant, si mon parrain ne vient pas avec moi.

— Qui est ton parrain, mon petit ami ?

Et l’enfant dit qui était son parrain.

— Hélas, mon petit ange, reprit saint Pierre, ton parrain est un méchant homme, un chef de brigands, et il ne viendra pas au paradis ; mais viens, toi ; entre vite.

— Je n’entrerai pas sans mon parrain, dit encore l’enfant.

Saint Pierre appela alors le bon Dieu, pour venir voir ce qui se passait. Le bon Dieu vint et dit à l’enfant :

— Viens, mon enfant, mon petit ange blanc ; viens avec moi dans ma maison, le paradis.

— Je n’irai pas, répondit l’enfant, si mon parrain ne vient pas avec moi.

— Hélas ! mon pauvre enfant, reprit le bon Dieu, tu ne sais pas ce que c’est que ton parrain. D’après ce que je vois, ton parrain est un méchant, un chef de brigands, et il a fait tout le mal et commis tous les crimes possibles : le paradis n’est pas fait pour de pareilles gens.

— Peu m’importe ce qu’est mon parrain et ce qu’il a fait ; c’est lui qui m’a assisté pour être fait chrétien, et je ne veux pas entrer au paradis sans lui.

— Tu es un bon petit enfant, lui dit le bon Dieu, et je ferai pour toi ce que je ne fais pas pour tout le monde. Prends cette burette ; porte-la à ton parrain, et dis-lui qu’il pourra entrer avec toi au paradis quand il l’aura remplie des larmes de ses yeux, des larmes de repentir et de douleur. Tu le trouveras couché et dormant sur un rocher, dans le bois.

L’enfant prit la burette et se rendit auprès de son parrain. Il le trouva, comme le lui avait dit le bon Dieu, qui dormait sur un rocher, dans le bois. Il réveilla, lui présenta la burette, et lui rapporta les paroles de Dieu.

Quand le brigand apprit que le Dieu tout-puissant et miséricordieux daignait avoir pitié de lui, à la prière d’un enfant, il se mit à pleurer si abondamment qu’il remplit la burette de ses larmes en un instant, et son cœur se brisa de douleur, et il mourut sur la place.

Son âme monta alors au ciel avec celle de son filleul, et Dieu les reçut tous les deux dans son paradis.

Ceci montre clairement, chrétiens, qu’il est bon de tenir des enfants sur les fonts du baptême, car ils peuvent nous aider à aller au ciel.

(Conté par Katoïc ar Bêr, mendiante.)



VII


le petit pâtre qui alla porter une lettre au paradis.

(PREMIÈRE VERSION).



Il y avait une fois un petit pâtre (les petits pâtres sont tous de petits saints, dit-on) qui allait tous les jours garder ses moutons sur une grande lande. Pour se distraire et trouver le temps moins long, il chantait tout le long du jour des soniou et des cantiques, et les prières qu’il entendait chanter chaque dimanche, à la grand’messe, dans la vieille église de sa paroisse.

Un jour, comme il était à jouer et à chanter, selon son habitude, il vit venir à lui un vieil homme à la barbe longue et blanche, et qui avait fort bonne mine.

— Ton petit cœur est bien joyeux, mon enfant, lui dit le vieillard ; que chantes-tu de la sorte ?

— Ma prière, répondit l’enfant.

— Cela est très-bien, mon enfant ; mais voudrais-tu faire une commission pour moi ?

— Je ne puis pas délaisser mes moutons, car, s’il en disparaissait quelqu’un, je serais bien grondé, ce soir, en rentrant à la maison.

— Tu peux être sans crainte à cet égard, mon enfant ; je resterai à garder ton troupeau pendant ton absence.

— Alors, je veux bien faire votre commission, si je le puis, reprit l’enfant ; qu’est-ce que c’est ?

— Aller porter cette lettre au bon Dieu.

Et en même temps le vieillard lui montrait une lettre.

— Oui, mais je ne sais pas où je trouverai le bon Dieu.

— Dans le paradis, mon enfant.

— Dans le paradis !... Mais j’ai entendu dire que nul ne peut aller au paradis avant d’être mort.

— Toi, tu pourras y aller avant de mourir, si tu veux.

— Alors, je ne demande pas mieux que d’y aller ; mais par où est la route ?

— Tiens, prends d’abord le chemin étroit et montant que tu vois là-bas ; — et il lui montrait le chemin du doigt. — La route est difficile, inégale, pierreuse et remplie d’orties, de ronces et d’épines ; il y a aussi des vipères, des crapauds, des sourds, et toutes sortes de reptiles venimeux et hideux. Mais ne t’effraie pas pour les voir baver et les entendre siffler autour de toi ; marche toujours avec courage, et tu arriveras bientôt à une clôture de pierre, qui barre la route ; tu franchiras cette clôture. Mais ne regarde pas derrière toi avant de l’avoir franchie, quoi que tu puisses entendre, ou tu es perdu. Quand tu auras passé cette barrière, tu te trouveras au pied d’une haute montagne, et il te faudra gravir jusqu’au sommet de cette montagne, à travers les orties, les ronces et les épines, qui sont si fournies et si pressées, à sa base, qu’à peine si un lièvre pourrait y passer. Si tu peux arriver jusqu’au sommet de la montagne, tu verras là un beau château dont les murailles, toutes d’or et de pierres précieuses, t’éblouiront. Mais tu n’auras qu’à frapper à la porte de ce beau château, et aussitôt saint Pierre t’ouvrira, car c’est là le paradis. Tu présenteras ta lettre à un vieillard à barbe blanche et qui me ressemble, que tu verras là aussi, et il te dira ce qu’il te faudra faire ensuite. Dis-moi encore, es-tu bien décidé à entreprendre le voyage, à présent que tu sais que le chemin est difficile ?

— Oui, j’y suis bien décidé, et il n’est pas de travail ni de mal si durs que je ne sois prêt à les affronter, pour voir le paradis et le bon Dieu. Donnez-moi votre lettre.

Le jeune pâtre partit avec la lettre, après avoir fait le signe de la croix et en disant : À la grâce de Dieu ! et le vieillard resta auprès de son troupeau. L’enfant était plein de courage. Il entra sans hésiter dans le chemin étroit et montant, plein de ronces, d’épines et de reptiles hideux et venimeux. Ses pieds et ses jambes furent bientôt tout en sang. Les reptiles sifflaient, menaçants, et sautillaient des deux côtés du chemin ; et derrière lui il entendait un bruit épouvantable, comme si la mer en fureur était sur ses talons, près de l’engloutir. Malgré tout cela, il avançait toujours, sans détourner la tête. Mais, hélas! les forces commençaient à lui manquer, et il allait tomber à terre, quand, heureusement, il posa la main sur la clôture de pierre et la franchit avec beaucoup de peine. Quand il fut de l’autre côté, il jeta un regard derrière lui et vit le chemin rempli de feu et de démons, et de toutes sortes de monstres horribles, menaçants et grinçant des dents.

Il poursuivit sa route et, un moment après, il se trouva au pied de la montagne dont lui avait parlé le vieillard. Mais, hélas! les ronces et les épines étaient si nombreuses et si pressées en cet endroit qu’il se dit avec désespoir :

— Jamais je ne pourrai passer par là ! J’essaierai pourtant, dussé-je y mourir !

Il réussit à passer, malgré tout. Mais il n’avait plus que quelques lambeaux de vêtements sur le corps ; il était presque nu. Il commença néanmoins de gravir la montagne. Des petits enfants, aussi nombreux et aussi serrés qu’une fourmilière, montaient aussi, et au moment d’atteindre le sommet, ils roulaient jusqu’au bas, ayant chacun à la main une poignée d’herbe arrachée. Puis aussitôt ils se remettaient à monter, et roulaient encore de nouveau, et aucun d’eux ne pouvait mettre le pied sur le sommet de la montagne. Cela étonnait fort le jeune pâtre, et il se disait :

— Que signifie donc ceci ? Est-ce que je vais rouler aussi jusqu’en bas, comme ces pauvres enfants, au moment d’atteindre le but ?

Avec beaucoup de peine, il parvint jusqu’au sommet de la montagne, et, comme il était fatigué et qu’il n’en pouvait plus, il s’assit, pour se reposer un peu, sur le gazon fleuri. Il sentit aussitôt ses forces renaître, comme par enchantement, et il se remit à marcher. Il vit bientôt un beau château tout resplendissant de lumière, au milieu d’une grande prairie pleine de belles fleurs parfumées et de jolis oiseaux, qui chantaient gaîment. Une haute muraille d’argent l’entourait. Dans cette muraille, il y avait une porte avec un marteau. Il frappa sur la porte avec le marteau, et elle s’ouvrit, et un grand vieillard à barbe longue et blanche lui demanda :

— Que demandez-vous, mon enfant ?

— Le bon Dieu, s’il vous plaît.

— Que lui voulez-vous, mon enfant ?

— On m’a chargé de lui apporter une lettre au paradis.

— Donnez-moi votre lettre, et je la lui remettrai.

— Excusez-moi, mais je voudrais la lui remettre moi-même.

— Ici, mon enfant, il n’entre pas de personnes en vie.

Et le portier du paradis se disposait à lui fermer sa porte au nez, quand le bon Dieu, qui était venu rendre visite à son vieil ami saint Pierre et causer avec lui dans sa loge, dit :

— Laisse entrer cet enfant, Pierre ; je sais qui me l’envoie.

Et le jeune pâtre entra, et il remit la lettre au bon Dieu, en propres mains.

Celui-ci l’ouvrit, fit semblant de la lire, quoiqu’il sût bien ce qu’elle contenait, puis il dit :

— C’est bien, mon enfant ; vous avez eu beaucoup de mal à venir jusqu’ici, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, j’ai eu du mal !

— Venez, que je vous fasse voir ma maison.

Et le bon Dieu lui fit voir de belles salles et de beaux jardins remplis de belles fleurs parfumées et d’oiseaux aux chants harmonieux, et d’anges blancs qui chantaient aussi en s’accompagnant sur des harpes d’or ; il lui fit voir encore les vieux saints et les saintes de son pays de Basse-Bretagne, couronnés de gloire ; et les apôtres et les prophètes, qui se promenaient, en devisant entre eux, au milieu de beaux parterres de fleurs, et sous les arbres chargés de fruits d’or et d’oiseaux chantants. Tous ils étaient joyeux et radieux de lumière, et l’enfant ne pouvait se rassasier de les contempler, si bien que le bon Dieu lui dit :

— Allons ! mon enfant, retournez, à présent, vers celui qui vous a envoyé ici avec une lettre pour moi ; je crains qu’il ne s’impatiente de vous attendre, car il y a cent ans que vous êtes parti de là-bas.

— Jésus, est-ce possible ? Cent ans ! Il me semble qu’il n’y a pas seulement une heure !

— Il y a cent ans, mon enfant.

Et lui présentant une lettre :

— Voici une lettre que vous remettrez au vieillard qui vous a envoyé vers moi, et, sans tarder, vous reviendrez me voir, et alors ce sera pour rester avec moi, à tout jamais.

L’enfant prit la lettre et partit à regret. Comme il descendait la montagne, il vit une multitude de gens de toute condition qui montaient, et tous paraissaient contents et heureux, et le remerciaient en passant. Il ne savait pas ce que cela signifiait, et il en était très-étonné. Il parvint, sans aucune peine, cette fois, auprès du vieillard, qui surveillait toujours son troupeau, et il lui remit la lettre.

— Te voilà donc de retour, mon enfant ? lui dit le vieillard.

— Oui, grâce à Dieu, répondit l’enfant.

— Tu as été bien longtemps.

— Vous trouvez, mon père ? Moi, je ne le trouve pas.

— Si, mon enfant, tu as été plus de cent ans. Mais, peu importe. As-tu vu le bon Dieu ?

— Oui, vraiment, mon père, je l’ai vu, et il m’a même fait visiter son paradis, où j’ai vu de bien belles choses !

Et il essaya de raconter et de décrire une partie de ce qu’il avait vu. Puis il demanda au vieillard :

— Mais, dites-moi aussi, grand père, ce que signifient le feu que j’ai vu et le bruit épouvantable que j’ai entendu, derrière moi, en allant, dans le chemin étroit et difficile.

— C’est là, mon enfant, le purgatoire, et le feu, le bruit, les reptiles hideux et venimeux, c’étaient des artifices de l’esprit du mal cherchant à te faire revenir sur tes pas. Mais, grâce à Dieu, tu as triomphé de ses pièges.

— Et les pauvres petits enfants qui grimpaient avec moi sur la montagne et qui roulaient jusqu’au bas, au moment d’atteindre le sommet ?

— Ce sont des enfants morts sans avoir été baptisés. Ils entendent les chants des anges, et ils voudraient aller aussi au paradis avec eux ; mais, hélas ! ils ne peuvent pas jouir de la vue de Dieu, parce qu’ils n’ont pas reçu l’eau du baptême. Ils ne souffrent pas pourtant.

— Et les gens de toute condition qui gravissaient la montagne quand j’en descendais, et qui me saluaient et me remerciaient en passant ?

— Ce sont de pauvres âmes que tu as délivrées du purgatoire, quand tu y as passé, pour les avoir seulement touchées, sous la forme des ronces et des épines qui te déchiraient le corps, et qui allaient au paradis.

— Oh ! oui, j’ai beaucoup souffert dans mon voyage ; voyez, mon père, comme mes pieds, mes mains et tout mon corps sont couverts de sang et de plaies ; mais rien que la vue du paradis m’a vite fait oublier tout cela.

— Hélas ! mon pauvre enfant, le chemin du paradis est étroit et difficile ; mais puisque tu l’as déjà fait une fois, tu y repasseras, à présent, sans mal. Que ferais-tu, désormais, dans ce monde ? Tous tes parents sont morts depuis longtemps. Viens donc avec moi, car je suis ton père qui est au ciel !

Et le vieillard l’emmena avec lui au paradis, car ce vieillard-là était le bon Dieu lui-même !

Conté par Catherine Le Bêr, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)



VIII


celui qui alla porter une lettre au paradis.

(DEUXIÈME VERSION).



Il y avait une fois un vieux seigneur riche et qui avait perdu sa femme, ses enfants et tous ses parents. Comme il était resté seul, il voulut voyager, pour essayer de se distraire de sa douleur. — J’emmènerai avec moi, se dit-il, un domestique, pour me tenir société, et je prendrai un enfant de douze à quinze ans, pauvre et sans parents, comme moi-même.

Il alla se promener sur une grande route et ne tarda pas à rencontrer un garçon d’une quinzaine d’années, tout déguenillé et à l’air misérable.

— Où vas-tu comme cela, mon garçon ? lui demanda-t-il.

— Chercher mon dîner, répondit l’enfant.

— Sais-tu lire ?

— Non.

— Et soutenir un mensonge ?

— Oh ! oui, cela tant que vous voudrez.

— C’est bien ; veux-tu me suivre, comme domestique ?

— Je ne demande pas mieux.

— Comment t’appelles-tu ?

— Joll Kerdluz.

— Eh bien ! mon garçon, viens avec moi dîner au château, et puis nous verrons après.

Quelque temps après, le seigneur voulut aller à Paris, et il dit à Joll :

— Nous allons aller tous les deux à Paris, Joll. Moi, j’irai devant, et toi tu partiras un peu après et passeras par les mêmes endroits que moi. Je te donnerai de l’argent, et tu descendras partout dans les meilleurs hôtels, et mangeras à la même table que les voyageurs et les pensionnaires. Tu y entendras toutes sortes de conversations et de bons tours ; mais, quoi que tu entendes, dis toujours que tu auras vu plus fort que cela. Ce soir, je souperai et coucherai à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp, et tu y souperas et coucheras toi-même, demain soir.

— C’est bien, maître, répondit Joll ; je ferai comme vous venez de me dire.

Là-dessus, le seigneur part à cheval, arrive à Guingamp vers le soir, et descend à l’hôtel du Cheval-Blanc. Il y avait foire, ce jour-là, à Guingamp, et la table était bien garnie, à souper. Les conversations allaient leur train, et l’on contait mainte merveille et maint bon tour.

— Bah ! dit le seigneur, tout cela n’est rien à côté de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda quelqu’un.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, le soleil brillait, et le temps était superbe. Soudain, au moment où je passais au pied de la montagne de Bré, survint une obscurité telle que je ne voyais plus mon chemin. Je crus que c’était la fin du monde qui arrivait.

Tout le monde fut étonné, personne n’ayant rien remarqué de semblable à Guingamp ou aux environs, et on pensa que le seigneur plaisantait ou mentait.

Le lendemain matin, il partit pour Saint-Brieuc.

Le même jour, son domestique Joll se mettait aussi en route, sur un bon cheval, et le soir, il arrivait à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp. À souper, comme la veille, on conta maint bon tour. Son maître lui avait fait la leçon, et ayant tout écouté en silence, il dit tout à coup :

— Bah ! tout cela n’est rien auprès de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, arrivé près de la montagne de Bré, j’ai vu trois hommes munis de barres qui travaillaient à rouler un œuf énorme ; et ils étaient en bras de chemises, tout essoufflés et ruisselants de sueur.

— Quel mensonge ! dit quelqu’un.

— Ouvrez la porte toute grande ! dit un autre[7].

— Pour moi, dit l’hôtelier, je suis tout disposé à croire que ce que dit cet homme est vrai. Hier, nous avions à souper un voyageur qui nous dit qu’au moment où il passait au pied de la montagne de Bré, il survint tout d’un coup, en plein jour et par un beau soleil, une obscurité telle qu’il ne voyait pas son chemin. Cette obscurité devait être produite par l’oiseau qui a pondu cet œuf et dont les grandes ailes interceptaient les rayons du soleil.

Quand le seigneur arriva le soir à Saint-Brieuc, il descendit à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon.

Vers la fin du repas, revinrent les gais propos et les merveilles, les conteurs renchérissant les uns sur les autres.

— Bah ! dit alors le vieux seigneur, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

— Il faut, alors, que cet étang soit au-dessus de l’enfer, dit quelqu’un.

Le lendemain matin, le seigneur alla plus loin, et son domestique arriva, vers le soir, à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon, et comme on causait encore à table de bons tours et de choses merveilleuses :

— Bah ! dit tout à coup Joll, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Quoi donc ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, j’ai vu quatre charrettes attelées chacune de quatre forts chevaux et qui charroyaient du poisson cuit de l’étang.

Et comme tout le monde se récriait :

— Cela doit être vrai, dit l’hôtelier, car, hier soir, nous avions ici un voyageur qui nous a assuré que, quand il passait au bord de l’étang de Chatelaudren, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

Quand le vieux seigneur arriva à Paris, il alla tout droit au palais du roi. Le roi avait connu son père, et il lui fit bon accueil et l’invita à loger dans son palais, et le reçut à sa table. Vers la fin du repas, ayant bu une goutte de vin de trop, peut-être, il dit au roi :

— Vous avez, certes, un beau palais, sire, et pourtant, le mien est encore plus beau. Les portes et les fenêtres en sont d’ivoire avec des plaques d’or jaune ; la toiture est en argent blanc, et, au sommet de la plus haute tourelle, il y a un coq en cuivre doré qui bat des ailes et chante douze fois, pendant que midi sonne.

— Comment, insolent, lui dit le roi en colère, osez-vous vous moquer de moi de la sorte, dans mon palais et même à ma table ? Jetez-moi cet homme en prison.

Et aussitôt, des valets se saisirent de lui et le conduisirent en prison.

Le lendemain, Joll Kerdluz arriva aussi à Paris et alla tout droit au palais du roi. Quand il eut dit qui il était, le roi donna l’ordre de le bien accueillir et de lui donner à manger. Puis il le fit venir dans son cabinet et lui demanda :

— Est-ce que votre maître possède un beau château ?

— Oui, certainement, sire, mon maître possède un beau château, et je n’en ai jamais vu d’aussi beau nulle part.

— Vraiment ? Eh bien ! faites-m’en un peu la description.

Et Joll, à qui l’on avait fait la leçon, répéta la description de son maître, et y ajouta d’autres merveilles.

— Il faut que ce château soit en effet bien beau, — se dit le roi en lui-même, — d’après ce que m’en dit cet homme, et j’ai eu tort d’en faire mettre le maître en prison.

Et il donna l’ordre de le faire sortir et de l’amener en sa présence.

— Vous avez, lui dit-il, un domestique qui n’est pas un sot.

— Vous avez raison, sire, car mon domestique n’a pas son pareil au monde. Demandez-lui de faire tout ce qu’il vous plaira, fût-ce de porter une lettre au paradis, et il le fera.

— Vous moquez-vous de moi ? dit le roi.

— Non, sire, je ne dis que la vérité, et vous pouvez l’éprouver.

— Eh bien ! c’est ce que je veux faire. Je vais écrire une lettre, qu’il devra porter au paradis, au bon Dieu lui-même, et s’il ne m’en rapporte pas la réponse, au bout d’un an et un jour, il n’y a que la mort pour lui et pour vous pareillement.

Et le roi écrivit une lettre, mit dessus l’adresse suivante : À Monsieur le bon Dieu, dans son paradis, et, la remettant à Joll, en la présence de son maître, il lui dit :

— Vous allez me porter cette lettre à son adresse, et si vous ne me rapportez pas une réponse, dans un an et un jour, vous serez pendus tous les deux, votre maître et vous.

Voilà nos deux hommes bien embarrassés.

Aller en paradis, vivant, et en revenir de même, quand il est si difficile, dit-on, d’y aller après sa mort !... Et puis, quel chemin prendre ?...

Après avoir longtemps délibéré entre eux, sans rien trouver. Joll, prenant enfin une décision, dit : À la grâce de Dieu ! et partit.

Nous laisserons maintenant son maître et le roi, pour le suivre dans son voyage.

Il va, il va, toujours devant lui. Quand il demande le chemin du paradis, on le prend pour un pauvre innocent ; d’autres le prennent pour un plaisant et l’injurient ou lui jettent des pierres. Déjà ses habits sont en lambeaux, et il n’a plus de chaussures, ni d’argent pour en acheter. Que faire ?

— Ma foi ! dit-il, je vais me bander les yeux ; peut-être arriverai-je plus facilement ainsi.

Et il se banda les yeux et se remit à marcher. Ceux qui le rencontraient s’étonnaient de le voir dans cet état par les chemins ; les enfants le suivaient en criant et en lui jetant des pierres. Il n’y faisait pas attention et allait toujours, sans se plaindre ni parler à personne.

Il y avait six mois qu’il marchait ainsi, nuit et jour, sans éprouver ni faim, ni soif, ni aucun autre besoin, lorsqu’un jour, une voix douce et compatissante lui parla de cette façon :

— Où allez-vous ainsi, mon pauvre garçon ?

— Il est inutile que je vous le dise, répondit Joll ; vous ne pouvez rien pour moi.

— Peut-être ; dites-moi toujours.

— Eh bien ! — car je devine à votre voix que vous êtes bon et compatissant, — je vais vous dire ce que je n’ai encore dit à personne : le roi m’a donné l’ordre de porter une lettre de lui au bon Dieu, dans son paradis, et si, au bout d’un an et un jour, je n’ai accompli mon voyage et rapporté une réponse, je dois être pendu, et mon maître pareillement.

— Eh bien ! mon garçon, ôtez à présent le bandeau qui couvre vos yeux, et je vous conseillerai et vous mettrai sur le bon chemin. Vous approchez du terme de votre voyage ; vous êtes ici au pied du mont Calvaire.

Joll ôta son bandeau et vit un vieillard à barbe blanche et d’une mine très-avenante qui se promenait dans un jardin rempli de belles fleurs. Et ce vieillard lui parla de la sorte, en lui présentant une boule :

— Voici, mon enfant, une boule ; prenez-la, mettez-la par terre, et elle roulera d’elle-même ; suivez-la, et elle vous conduira jusqu’à mon frère, qui vous dira ce que vous devrez faire.

— Merci, grand père, dit Joll, en prenant la boule ; mais, dites-moi, je vous prie, avant de me remettre en route, que signifie ce que je vois ici autour de moi ? Je vois, en effet, trois pommiers, dont l’un porte de belles pommes mûres, un autre, des pommes à peine formées, et enfin un troisième, qui est tout couvert de fleurs.

— Quand vous repasserez par ici, mon enfant, en revenant du paradis, je vous expliquerai tout cela. Ma boule, comme je vous l’ai déjà dit, vous conduira ; vous n’aurez qu’à la suivre. Vous arriverez bientôt près d’une croix où vous verrez un vieillard agenouillé et priant. C’est mon fils, qui, depuis cinq cents ans, est dans cette posture. Il reconnaîtra ma boule et vous recevra bien, et vous donnera des conseils que vous suivrez exactement.

— Merci, grand père, et que Dieu vous bénisse, dit Joll.

Et il posa sa boule à terre. Aussitôt elle commença à rouler, et lui de la suivre. Au bout de quelque temps, elle alla heurter contre les marches d’une croix de pierre.

— Salut à toi, boule de mon frère, — lui dit un vieil ermite qui y priait à genoux ; — voici cent ans que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il de nouveau ?

Et apercevant alors Joll, il lui demanda :

— Où allez-vous, et en quoi puis-je vous être utile, mon enfant? Parlez avec confiance, et soyez le bienvenu, puisque vous venez de la part de mon frère.

— J’ai une lettre à porter au paradis, mon père.

— C’est bien, mon fils ; vous n’en êtes plus bien loin ; mais, écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et suivez mes conseils de point en point. Observez bien tout ce que vous verrez sur votre passage; ne vous effrayez de rien, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et surtout ne regardez jamais derrière vous, ou vous tomberez au fond du puits de l’enfer. Vous verrez des choses étranges et auxquelles vous ne comprendrez rien ; mais, quand je vous reverrai, au retour, je vous expliquerai tout. Il vous faudra gravir cette montagne escarpée que voilà devant vous. Avant d’arriver à la montagne, vous passerez par une prairie aride, brûlée par le soleil et où pas une herbe ne pousse, et pourtant, vous y verrez des vaches bien portantes et luisantes de graisse. Couchées sur le sable brûlant, elles vous regarderont passer, sans se déranger, et vous paraîtront contentes et heureuses.

Plus loin, vous passerez par une autre prairie à l’herbe grasse et haute et abondante, et pourtant, vous y verrez des vaches maigres, décharnées, maladives et tristes, et quand une d’elles veut paître, toutes les autres se jettent dessus pour l’en empêcher.

Au sortir de cette prairie, vous vous trouverez dans une belle avenue de grands arbres, avec de belles fleurs parfumées, de beaux oiseaux chantants, et où des jeunes gens et des jeunes filles richement parés mangent et boivent, et dansent, et rient, et chantent gaîment. On vous priera de prendre part à leurs festins et à leurs ébats ; de belles filles vous feront toutes sortes d’agaceries et d’avances ; mais, ne les écoutez pas, et poursuivez votre route, sans vous arrêter, ou vous êtes perdu à tout jamais.

À l’autre extrémité de cette belle avenue, vous verrez un sentier étroit et montant, encombré de ronces et d’épines, et il vous faudra passer par là. Dans ce sentier pénible, mon fils, vous serez rudement éprouvé ; je ne vous dirai pas toutes les choses effrayantes que vous y verrez ou entendrez ; mais, quoi que vous voyiez ou entendiez, n’ayez pas peur, ne regardez pas derrière vous, et continuez d’avancer avec courage et résolution. Si vous parvenez à franchir heureusement ce terrible passage avec la haie de ronces et d’épines qui le termine, tout ira bien, et vous pourrez être sans inquiétude pour le reste du voyage. Au retour, quand vous repasserez par ici, je vous donnerai l’explication de tout ce que vous aurez vu et entendu, sans y rien comprendre. Allez, à présent, à la grâce de Dieu, mon fils, et moi je resterai ici à prier pour que vous puissiez mener à bonne fin votre entreprise.

Joll remercie le vieillard et se remet en route. Il passe heureusement la prairie aux vaches grasses, puis celle aux vaches maigres, puis la belle avenue où l’on festoie et danse, et rit, et chante. Voici le sentier étroit, ardu, caillouteux. Il y entre avec résolution. Mais avec quel mal il avance ! Bientôt il voit venir sur lui quelque chose comme une barrique de feu. C’est épouvantable !

— Hélas ! se dit-il, pour le coup, c’en est fait le moi !

Cependant, il ne recule pas ; il se tient ferme au milieu du sentier, et, au moment où il croyait qu’il allait être réduit en cendres, le feu passa par dessus sa tête, sans lui faire de mal.

Presque aussitôt, il entendit derrière lui un bruit épouvantable, comme si la mer en fureur était sur ses talons et allait l’engloutir. Ses cheveux se dressent d’effroi sur sa tête ; pourtant, il se tient ferme au milieu du sentier, sans regarder derrière lui, et il en est encore quitte pour la peur. Il arrive à l’extrémité du sentier et se trouve arrêté court par une haie d’épines et de ronces haute et très-serrée.

— Mon Dieu, dit-il, comment pourrai-je jamais franchir cette haie, fatigué et faible comme je le suis ? Il n’y a pas à dire, pourtant, il faut essayer, arrive que pourra.

Il franchit la haie avec beaucoup de mal et tombe de l’autre côté, dans une douve remplie de ronces et d’orties, où il s’évanouit, épuisé par le sang qu’il perdait. Au bout de quelque temps, il recouvre ses esprits, et son premier soin est de s’assurer s’il n’a pas perdu sa lettre. Il l’a encore ; il reprend courage et parvient à sortir de la douve, tout sanglant, nu ou peu s’en faut, et le corps tout déchiré. Il faisait pitié à voir.

Il arrive alors dans un lieu rempli de belles fleurs parfumées, de papillons et de petits oiseaux aux chants mélodieux. Une rivière claire et limpide le traverse. Il s’approche de la rivière, s’assoit sur une pierre et trempe ses pieds dans l’eau. Il se sent aussitôt soulagé et s’endort, et rêve qu’il est dans le paradis.

En s’éveillant, il fut étonné de sentir ses forces revenues et de voir ses blessures cicatrisées.

Devant lui était le mont Calvaire, et il y voyait notre Sauveur attaché à la croix, et le sang coulait encore de ses blessures. Il se lève pour poursuivre sa route. Arrivé au pied de la montagne, il voit une foule de petits enfants occupés à la gravir. Ils étaient charmants, avec leurs robes blanches, et leurs cheveux blonds et bouclés. Ils montaient presque jusqu’au sommet ; mais au moment d’y mettre le pied, ils roulaient jusqu’au bas, tenant à la main des poignées d’herbes arrachées, dans leur chute. Et ils recommençaient de monter, pour dégringoler encore.

Voyant venir un homme, ils coururent à lui, comme un essaim d’abeilles, en disant :

— Emmenez-moi avec vous ! emmenez-moi avec vous !

Il en prend trois, un sur chaque épaule et un autre qu’il tient par la main, et monte avec eux. Il n’avait plus qu’un pas ou deux à faire pour arriver au sommet, lorsqu’il dégringole aussi avec les enfants, jusqu’au pied de la montagne. Il recommence une seconde, puis une troisième fois, avec trois autres enfants, et n’est pas plus heureux. Voyant alors qu’il ne peut atteindre le sommet de la montagne avec des enfants, il essaie d’y arriver seul et y réussit facilement.

Il vit là un beau calvaire et s’agenouilla sur les marches de pierre pour prier. Notre Sauveur était toujours sur la croix ; il n’était pas encore mort, et le sang coulait de ses blessures et tombait sur la terre.

Après avoir prié et versé des larmes abondantes, Joll se leva pour aller plus loin. Il remarqua non loin de là une belle habitation, comme un palais.

— C’est là sans doute le paradis, se dit-il.

Il s’avance et frappe à la porte. Un vieillard à longue barbe blanche, et portant suspendu à la ceinture un trousseau de clés, vient ouvrir et lui demande :

— Que demandez-vous, mon garçon ?

— Le paradis, et il me semble que j’y suis arrivé enfin, après tant de mal.

— C’est bien ici le paradis, en effet ; mais tout le monde n’y entre pas.

— Voici une lettre qu’on m’a donnée à porter au bon Dieu, dans son paradis.

— C’est bien ; donnez-la-moi, et asseyez-vous là sur un fauteuil, et je vais la remettre au bon Dieu et vous apporter la réponse, s’il y a lieu.

Et saint Pierre prit la lettre, pour la porter à son adresse. Joll s’assit dans un beau fauteuil et, apercevant des lunettes sur une petite table auprès, il les mit sur son nez, et vit alors des choses si belles, si belles, qu’il en fut tout émerveillé.

En voyant le vieux portier revenir, il ôta vite les lunettes, craignant d’être grondé.

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit saint Pierre ; voici déjà cinq cents ans que vous regardez avec mes lunettes.

— Jésus ! que dites-vous ? Je viens de les mettre sur mon nez.

— Oui, mon enfant, il y a cinq cents ans, et vous trouvez le temps court, à ce que je vois.

— Grand Dieu ! et moi qui devais être de retour de mon voyage, dans un an et un jour, sous peine de mort.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet ; venez, et je vais vous faire voir votre roi et votre maître aussi, qui sont ici depuis longtemps.

Et il le conduisit à la porte du paradis, qui était entrebâillée, et lui montra son roi et son maître, sur des sièges en or, couronnés de gloire et environnés d’une lumière éclatante. Au-dessus d’eux, Joll remarqua un autre siège plus beau, mais qui était vide.

— Pour qui est cet autre siège au-dessus d’eux, et qui brille comme le soleil ? demanda-t-il.

— Pour vous-même, mon fils, lui dit saint Pierre, et avant un an d’ici, vous viendrez vous y asseoir.

— Serait-ce vrai, mon Dieu ?

— Comme je vous le dis ; mais allons-nous-en, à présent.

— Oh ! laissez-moi encore contempler mon siège.

— Voici cent ans que vous êtes à le regarder, et il me semble que c’est assez ; allons-nous-en. Voici la réponse du Père éternel à votre lettre. En arrivant dans votre pays, vous remettrez cette lettre au recteur de votre paroisse, qui vous donnera cent écus. Vous distribuerez tout cet argent aux pauvres, et quand vous aurez tout donné, jusqu’au dernier denier, vous mourrez sur la place et reviendrez ici occuper le beau si que je vous ai fait voir, et vous resterez avec nous à tout jamais. Retournez donc dans votre pays : vous n’éprouverez plus aucune difficulté et ne rencontrerez sur votre passage que les deux vieillards qui vous ont aidé de leurs conseils, et qui vous donneront l’explication des choses extraordinaires que vous avez vues pendant votre voyage.

Joll prit alors congé de saint Pierre et se remit en route, pour retourner dans son pays. En passant par le mont Calvaire, il s’agenouilla encore devant la croix de notre Sauveur, pour l’adorer et le remercier. Au pied de la montagne, il retrouva le même vieillard en prière, et immobile comme une statue de pierre.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— Te voilà donc de retour, mon enfant ; as-tu réussi dans ton entreprise ?

— Oui, grâce à Dieu et à vous-même, mon père.

— Tant mieux, mon enfant ; voici ma boule, qui te conduira jusqu’à mon frère, lequel te donnera l’explication de toutes les choses extraordinaires que tu as vues dans ton voyage.

Joll fit ses adieux au vieil ermite et se remit en route, suivant la boule, qui roulait devant lui.

Il arrive à l’autre vieillard, qui était dans son jardin, parmi ses fleurs, et assis sous un pommier.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— C’est donc toi, mon fils ? As-tu réussi dans ton voyage ?

— J’ai réussi, mon père, grâce à Dieu et à vos bons conseils. Mais donnez-moi, à présent, je vous prie, l’explication des choses extraordinaires que j’ai vues.

— Oui, mon fils, je vais t’expliquer tout ce qui t’a étonné, comme je te l’ai promis. Qu’as-tu vu d’abord, en allant, après avoir quitté mon frère ?

— J’ai d’abord vu des vaches et des bœufs gras et luisants, dans un lieu où il n’y avait que du sable aride et brûlant, et pas un brin d’herbe.

— Eh bien ! mon fils, ces vaches et ces bœufs gras, dans un lieu si désolé, représentent les pauvres, qui sont contents de leur sort sur la terre.

— Et les vaches et les bœufs maigres que j’ai vus, plus loin, dans un lieu où l’herbe était grasse et abondante, et qui se battaient constamment ?

— Ce sont là les riches, mon fils, que rien ne peut contenter et qui se font toujours la guerre pour posséder davantage.

— Et ceux que j’ai vus ensuite, dans une belle avenue, festoyant et dansant, et chantant gaiment ?

— Ce sont des démons, mon fils, qui voulaient, par l’attrait des plaisirs, te détourner de la bonne voie et te perdre comme eux.

— Et le sentier étroit, pierreux, ardu, rempli de ronces et d’épines, et où j’ai eu tant de mal ?

— C’est là le chemin du paradis.

— Et la barrique de feu qui m’a fait si grande peur ?

— C’étaient encore des démons essayant de te faire revenir sur tes pas.

— Et la haie d’épines, si fournie, où j’ai laissé mes vêtements et déchiré tout mon corps, et la douve remplie de ronces et d’orties, où je me suis évanoui ?

— Le purgatoire, mon fils. Les ronces, les épines et les orties qui t’ont piqué et brûlé, et que tu as arrosées de ton sang, sont autant d’âmes en peine que tu as délivrées et qui, en ce moment, prient pour toi dans le paradis, où tu iras bientôt les rejoindre, car tu as fait ton purgatoire.

— Et le beau jardin rempli de belles fleurs parfumées et de beaux oiseaux chantants, avec la rivière où j’ai lavé mes blessures et trouvé tant de soulagement ?

— Là, mon fils, tu étais déjà dans le vestibule du paradis. Cette belle rivière était le Jourdain, dans lequel notre Sauveur se baigna souvent, quand il était sur la terre.

— Et les gentils petits enfants qui gravissaient la montagne et roulaient jusqu’à la plaine, au moment où ils allaient atteindre le sommet ?

— Ce sont les enfants morts sans baptême et qui ne peuvent jouir de la vue de Dieu. Ces pauvres enfants n’éprouvent aucune douleur, et leur seule punition est d’être privés de la vue de Dieu.

— Dites-moi, à présent, mon père, ce que signifient aussi les trois pommiers de votre jardin.

— Celui qui porte de belles pommes rouges représente l’homme dans la force de l’âge et de la santé ; celui qui porte des fruits à peine formés représente l’enfant qui vient de naître ; et celui qui est en fleurs représente le germe, dans le sein de la mère. À présent, mon fils, je te fais mes adieux ; nous nous reverrons dans le royaume de Dieu. Tu mourras avant un mois d’ici, et moi, au bout de sept mois, quand j’aurai achevé ma pénitence. Je sais tout cela. J’ai encore quelque chose à te dire : tu n’éprouveras ni peine ni souffrance d’aucun genre, jusqu’à ce que tu mettes le pied sur le sol de ta paroisse ; alors, tu sentiras le feu dans ta chair ; mais souffre encore un peu avec résignation et courage. Garde-toi aussi de rougir de tes vêtements ou de ton corps, en quelque état que tu te trouves, à ton arrivée dans ton pays. Et maintenant, au revoir, dans le paradis de Dieu.

Joll se remit en route pour son pays. En mettant le pied sur le sol de sa paroisse, comme le lui avait prédit l’ermite, il souffrit dans tout son corps, comme si le feu consumait sa chair. Quand il arriva au bourg, c’était un dimanche, et la procession faisait le tour du cimetière. Il y prend place et ne reconnaît personne. Mais les fidèles s’effraient à son aspect et s’éloignent de lui. Il s’étonne et se regarde. Il aperçoit alors qu’il est tout nu, couvert de sang et de blessures, et réduit presque à l’état de squelette. Il entre dans l’église. Le recteur l’y suit. Joll lui donne la lettre qu’il apporte du paradis. Il la lit, puis s’écrie :

— Oh ! que vous êtes heureux, et que je voudrais être à votre place !

Il lui donne cent écus. Joll fait avertir tous les pauvres de la paroisse qu’il veut leur distribuer des aumônes. Ils s’assemblent autour de lui, dans le cimetière, et il leur distribue tout son argent. Au moment de donner la dernière pièce, il la montre au peuple et dit :

— Voici ma dernière pièce, et celui qui la recevra pourra dire qu’il aura ma vie entre ses mains, car aussitôt que je l’aurai donnée, je mourrai.

Il donna la pièce à une pauvre femme et expira à l’instant même.

Et l’on vit alors descendre du ciel quatre colombes blanches et quatre anges blancs, qui emportèrent son corps au paradis (i).


(Conté par Jean-Marie Guézennec, scieur de long,
à Plouaret, janvier 1869.)
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(i) M. le colonel Troude a publié dans son dictionnaire breton-français, au mot Marvaill, de la page 431 à la page 441, un conte breton recueilli par M. Milin, sous le titre de : Le gars Laouik et le bon Dieu, récit fort prolixe et qui a beaucoup de rapport avec le nôtre. En voici le résumé :

Une pauvre femme est restée veuve avec trois fils. Parvenu à l’âge de seize ans, l’aîné, nommé Paul, veut voyager. Il est pris dans un château, pour soigner un âne et le promener. Un jour, il entreprend une promenade plus longue que d’habitude, et son maître lui recommande de laisser aller l’âne à sa volonté et de ne jamais tirer sur sa bride, pour lui faire changer de direction ou revenir sur ses pas. Le voilà donc parti, monté sur sa bête. Il rencontre bientôt un vieux mendiant, qui lui demande un morceau de pain. Paul lui répond qu’il n’en a pas trop, et poursuit sa route. Il arrive à un bras de mer. L’âne entre résolument dans l’eau ; mais Paul a peur de se noyer, et il tire sur la bride et revient au château. Le maître le renvoie aussitôt, parce qu’il a désobéi. Il revient chez sa mère et conte son aventure. Le second fils de la veuve, nommé Bastien, part à son tour, arrive dans le même château, y est aussi pris pour soigner l’âne, refuse un peu de pain au même vieillard et est bientôt congédié, comme son aîné, et pour le même motif. Le dernier, nommé Laouik, veut aussi tenter l’aventure. Il partage son pain avec le vieux mendiant, laisse aller l’âne à l’eau, aussi loin qu’il veut et aborde une terre où il voit des choses étranges : un homme qui avait un doigt dans le feu et ne pouvait l’en retirer, et poussait des cris épouvantables ; plus loin, un autre homme couché sur un lit de braise ardente, et souriant en regardant le ciel ; plus loin encore, dans une grande lande aride, il voit des vaches grasses et luisantes, et qui paraissaient heureuses ; puis, dans une prairie pleine d’herbe haute et grasse, d’autres vaches, maigres, décharnées et qui paraissent bien malheureuses ; plus loin, deux rochers placés des deux côtés de la route s’entrechoquent et se battent avec un tel acharnement, qu’il en jaillit des étincelles et des fragments de pierre qui s’en détachent. Il passe sans mal, mais non sans crainte, entre les deux rochers, et arrive à un pont étroit et glissant et sans parapets. Il franchit encore heureusement le pont et se trouve alors dans un bois ou un jardin délicieux, où les arbres étaient chargés de beaux fruits, et les oiseaux chantaient mélodieusement. Cependant, l’âne ne s’arrête pas et continue de marcher droit devant lui, et il se trouve devant une haie d’épines et de ronces, si fournie, qu’un roitelet n’aurait pu passer à travers. Heureusement que la haie s’entr’ouvre devant eux, et ils passent encore, sans mal. Alors, Laouik se trouve dans une belle prairie, devant une nappe blanche étendue sur l’herbe, et sur laquelle il voit toutes sortes de mets appétissants et de flacons de vins délicieux. L’âne s’arrête et se met à paître, ce que voyant Laouik descend et mange et boit à discrétion. Puis il remonte sur sa bête, et celle-ci revient tranquillement à la maison, en repassant par le même chemin. Laouik arrive au château et va saluer son maître.

— C’est fort bien, lui dit celui-ci, mais où as-tu été ?

— Ma foi ! maître, je n’en sais rien ; mais j’ai vu des choses bien étranges.

— Dis-moi ce que tu as vu, et je t’en donnerai l’explication.

Et Laouik raconta tout ce qu’il avait vu, et son maître lui dit :

— La mer que tu as traversée représente le monde, où chacun doit faire son chemin, à ses risques et périls ; l’homme qui n’avait qu’un doigt dans le feu et qui criait si fort, ne pouvant l’en retirer, allait en enfer ; il était condamné, et rien ne pouvait le sauver du feu éternel ; son bras, puis tout son corps, devaient passer à la suite de son doigt ; l’homme qui, couché sur un lit de braise ardente, souriait, les yeux fixés au ciel, était dans le purgatoire, d’où il voyait Dieu, et cette vue seule suffisait pour l’empêcher de souffrir. Les vaches grasses, dans le pré aride, et les vaches maigres, dans le pré rempli d’herbe grasse et haute, représentent les pauvres contents de leur sort, et les riches avides et insatiables. Les deux rochers qui s’entrechoquaient si violemment, des deux côtés de la route, sont deux frères qui se détestaient et se battaient constamment sur la terre. Le chemin étroit et difficile et le pont élevé et glissant représentent le chemin du paradis. La belle promenade que tu vis ensuite et la belle vallée où tu t’arrêtas pour manger et boire sont le vestibule du paradis, et la nourriture et le breuvage que tu y as trouvés sont la nourriture et le breuvage de vie, qui t’empêcheront de mourir, c’est-à-dire d’aller en enfer. Il y a aujourd’hui cent deux ans que tu es parti d’ici pour entreprendre ton voyage, bien qu’il te semble qu’il n’a pas duré plus de huit jours. Ta mère est, depuis longtemps déjà, dans le paradis, et, dans quelques jours, tu iras l’y rejoindre. Et le vieux mendiant que tu as trouvé sur ton chemin, et avec qui tu as partagé ton pain, tu ne m’en as rien dit. Eh bien ! ce vieillard, c’était moi-même.

Laouik reconnut alors que son maître n’était autre que le bon Dieu lui-même. Il mourut aussitôt, et deux anges blancs descendirent du ciel, où ils emportèrent son corps.

Dans un autre conte breton de ma collection (Trégout-a-Baris), Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne avec saint Pierre, recueillit un jour un enfant nouveau-né, qui avait été abandonné au bord d’un chemin. Il le fit baptiser, lui servit de parrain et le plaça en nourrice, dans une bonne ferme. Quand l’enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Il se rend à Paris et est pris comme valet d’écurie, à la cour du roi. Il soigne si bien les chevaux qui lui sont confiés, qu’ils deviennent les plus beaux des écuries royales, ce qui lui vaut les bonnes grâces du monarque, mais aussi la jalousie des autres valets. Ceux-ci, pour se débarrasser de lui, imaginent de le faire envoyer par le roi vers le soleil, pour lui demander pourquoi il est rouge, le matin, quand il se lève. Il se met en route et rencontre bientôt une belle cavale blanche qui l’invite à monter sur son dos. Cette cavale fait mille lieues par jour. Il passe la nuit dans un premier château dont le seigneur, malade depuis longtemps, le prie de demander au soleil ce qu’il doit faire pour recouvrer la santé. Dans un second château, où il passe la seconde nuit, le seigneur le charge de demander au soleil pourquoi un poirier qu’il a dans son jardin porte des fleurs et des fruits tous les ans, mais d’un côté seulement, tandis que l’autre côté ne porte ni fleurs ni fruits.

Notre héros arrive alors à un bras de mer, et se sépare de sa cavale, qui l’attendra là jusqu’au retour. Un passeur le prend sur son bateau et le dépose sur la rive opposée, sans le charger d’adresser aucune question de sa part au soleil, ce qui doit être une lacune ou un oubli du conteur, car, dans une autre version bretonne, le batelier le prie de demander au soleil pourquoi on le retient depuis cinq cents ans sur son bateau, et ce qu’il doit faire pour être délivré.

— L’imbécile ! répond le soleil, il n’a qu’à donner la mèche pour allumer sa pipe au premier homme à qui il fera passer l’eau, et ne pas la lui reprendre de la main, et il sera délivré, et l’autre restera à sa place.

Trégout-a-Baris arrive enfin au palais du soleil, et lui adresse ses questions. Le soleil lui répond : 1° que s’il est rouge, le matin, quand il se lève, c’est parce que la princesse au château d’or a son château près de son palais, et que la réflexion de la lumière sur son dôme et ses murailles d’or massif produit cet effet[8] ; 2° le seigneur malade du premier château recouvrera la santé, dés qu’il aura fait tuer un crapaud qui est caché sous son lit. Dans une autre version, au lieu du seigneur malade, c’est la fille du roi qui, le jour de sa première communion, s’est trouvée indisposée et a vomi la sainte hostie, en arrivant dans sa chambre. Un crapaud l’a aussitôt avalée, puis il s’est retiré sous le lit de la princesse, où il se tient caché dans un trou. Il faut, pour que la princesse guérisse, qu’elle fasse extraire la sainte hostie du corps du crapaud et la mange de nouveau ; 3° le poirier du second château ne porte de fleurs et de fruits que d’un seul côté, parce qu’il y a un serpent aux racines de l’arbre, du côté stérile, et une barrique d’argent de l’autre côté. Que l’on enlève le serpent et qu’on le tue, et le poirier portera des fleurs et des fruits des deux côtés.

Le héros s’en retourne et fait connaître les réponses qu’il rapporte. Mais il n’est pas au bout de ses épreuves, et il lui faut encore amener au roi la princesse au château d’or, puis le château lui-même, avec la clé, que la princesse a laissée tomber au fond de la mer, et enfin de l’eau de la vie, pour rajeunir le vieux monarque. Il réussit dans toutes ces épreuves, grâce à sa cavale blanche et à différents autres animaux. Au dénoûment, il épouse la princesse du château d’or, et sa cavale blanche devient une belle dame, qui n’est autre que la sainte Vierge elle-même envoyée par Jésus-Christ pour tirer son filleul d’embarras.

On voit que l’élément chrétien a été introduit après coup dans ce conte, et assez maladroitement, du reste. Dans un quatrième conte bas-breton intitulé : Le Prince blanc et où l’élément païen et l’élément chrétien sont aussi confondus, le héros va, non plus vers le soleil, mais vers le Père Éternel, pour lui adresser plusieurs questions du même genre que celles du conte précédent. Il arrive au pied du mont Sinaï, qu’il gravit péniblement. Plus loin, il rencontre, dans un chemin creux, deux arbres qui s’entrechoquent si violemment, que leur écorce vole en éclats, avec des fragments de bois. Les deux arbres s’arrêtent un moment, pour le laisser passer, mais à la condition qu’il demandera au Père Éternel et leur dira, au retour, pourquoi on les force ainsi à se battre continuellement, depuis six cents ans. Plus loin, c’est une vieille femme qui file, assise sur son rouet, barrant le passage, et elle refuse aussi de le laisser passer, s’il ne lui promet de savoir du Père Éternel pourquoi on la retient ainsi à filer, dans ce chemin, depuis huit cents ans. Plus loin encore, il arrive à un bras de mer, où 11 trouve un passeur qui refuse de le conduire sur la rive opposée, à moins qu’il ne veuille demander au Père Éternel pourquoi on le retient ainsi sur son bateau de passeur depuis neuf cents ans, et s’il a encore longtemps à y rester. Il promet, et le passeur lui fait alors passer la Mer Rouge.

Il gravit ensuite, péniblement, une haute montagne, au sommet de laquelle est une grande et belle plaine, où il voit un troupeau de petits agneaux bondissants et bêlants. Mais leurs bêlements ont quelque chose de triste. Il passe et rencontre, un peu plus loin, une chapelle dont la porte est fermée. Il frappe à la porte, et un vieillard vient lui ouvrir. C’est saint Pierre. Enfin, il arrive jusqu’au Père Éternel, lui adresse ses questions et en reçoit les réponses suivantes :

— Les petits agneaux aux bêlements tristes sont des enfants morts sans baptême. Le vieux passeur sur son bateau sera délivré quand il aura trouvé quelqu’un pour y prendre sa place ; mais il ne faut le lui dire qu’après avoir passé le bras de mer. La vieille fileuse sur son rouet a profané le repos du dimanche, et doit filer éternellement, jusqu’à ce qu’elle ait tué quelqu’un d’un coup de sa quenouille ou de son fuseau. Il ne faut le lui dire aussi qu’après avoir passé. Les deux arbres qui se battent si cruellement sont deux frères ou deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient sur la terre, et leur supplice ne doit finir que quand ils auront tué un homme en l’écrasant entre eux. Il ne faut le leur dire aussi qu’après avoir passé.

Le héros, en récompense des fatigues de son voyage, doit épouser une des trois filles du roi. Il demande l’aînée, qui lui est venue en aide et l’a mis à même de mener son entreprise à bonne fin. Mais le roi dit que les trois princesses seront mises dans une chambre obscure et que le héros devra y faire son choix. La princesse aînée mange du miel avant l’épreuve, et dit à son protégé qu’il la reconnaîtra facilement au bourdonnement d’une abeille qui voltigera autour de sa tête.

Dans la Revue celtique, vol. II, pages 289 et suivantes, j’ai publié, sous le titre général de : La femme du Soleil, quatre contes bretons où il est également question d’un voyage jusqu’au soleil. Le héros, pendant ce voyage, voit aussi plusieurs choses qui excitent son étonnement et dont il demande l’explication. Il semble ressortir de la comparaison de toutes ces versions que c’est bien au soleil que doivent être adressées les questions, et que le Père Éternel est une substitution arbitraire et relativement moderne.

L’épisode des vaches maigres, dans la prairie au pâturage abondant, et des vaches grasses, dans la plaine de sable aride, se retrouve dans : L’homme aux dents rouges, du recueil de M. Jean Bladé, Contes populaires recueillis en Agenais, page 52, 1874.

Le mythe des heures oubliées se retrouve aussi dans plusieurs contes bretons de ma collection.

Cf. aussi : Musique du ciel, conte irlandais, de Kennedy, traduit par M. Loys Brueyre, dans son important recueil : Contes populaires de la Grande-Bretagne ; la Vieillesse d’Oisin, conte du même recueil qui, tous deux, sont accompagnés de commentaires très-curieux.


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IX
celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer.



Au temps jadis, il y avait au château de Kerjean, en Braspartz, un riche et puissant seigneur qui avait trois fils.

Quand moururent leur père et leur mère, les trois jeunes seigneurs menèrent joyeuse vie, et bientôt ils eurent mangé tout ce que leur avaient laissé leurs parents. L’aîné, qui s’appelait François, voulut alors quitter le pays et voyager, pour chercher fortune. Il fit donc ses adieux à ses deux frères et partit.

Il rencontra bientôt sur sa route un vieillard à mine vénérable qui lui demanda :

— Que cherchez-vous, jeune homme ?

— Je cherche du travail, pour gagner ma vie, répondit-il.

— Vous ne me paraissez guère avoir l’habitude du travail, pourtant.

— J’ai été riche ; mais j’ai follement dépensé ce que m’avaient laissé mes parents, et, à présent, il me faut travailler pour vivre.

— Eh bien ! venez avec moi, et je verrai ce que je pourrai faire pour vous.

Et le jeune homme suivit le vieillard. Celui-ci remmena avec lui dans un beau château, le fit manger et le conduisit ensuite à son lit, et lui dit qu’il n’aurait pas besoin de se lever, le lendemain matin, jusqu’à ce qu’il entendît sonner la cloche. Il ajouta qu’il lui ferait connaître, le lendemain, les conditions de son engagement. Puis il s’en alla.

François dormit on ne peut mieux, satisfait d’avoir affaire à un maître qui paraissait si bon, et il s’éveilla vers six heures, le lendemain matin. Comme il n’entendait sonner aucune cloche, il s’ennuya dans son lit, se leva à sept heures et descendit. Le vieillard lui dit :

— Je vous avais recommandé de ne descendre que lorsque vous entendriez sonner la cloche ; est-ce que votre lit n’était pas bon ?

— Si, sûrement, maître ; mais, une fois éveillé, le matin, je n’aime pas à rester au lit, et je n’ai pas cru mal faire en me levant à sept heures.

— C’est bien ; déjeûnez toujours, puis je vous indiquerai votre travail de la journée.

François déjeûna, et, quand il eut fini, le vieillard lui fit signe de le suivre. Il le conduisit dans une vaste cour, où il y avait un grand troupeau de moutons, et lui dit :

— Voilà un troupeau de moutons que vous aurez à garder, tous les jours, jusqu’au coucher du soleil, et, au bout de l’année, si je suis content de vous, vous recevrez cent écus.

— Cela me convient, répondit François ; ce n’est pas là une besogne bien difficile.

— Je dois vous dire encore, reprit le vieillard, que vous ne devez jamais mentir, car, au premier mensonge, je vous renverrais, sans le sou.

— C’est entendu, maître ; mais où faut-il conduire les moutons ?

— Vous n’avez qu’à les laisser marcher devant vous et à les suivre ; ils savent bien où ils doivent aller. Quand ils s’arrêteront, vous vous arrêterez aussi, et, au coucher du soleil, vous les ramènerez.

— C’est bien, maître, je ferai exactement comme vous dites, car je désire vous contenter.

Et les moutons sortirent alors de la cour, un grand bélier à la tête du troupeau, et François les suivant. Ils passèrent, tôt après, auprès d’une fontaine. Les moutons continuèrent de marcher, sans y faire attention. François, en voyant l’eau limpide et claire, se dit :

— Voilà de l’eau qui doit être bien bonne ! Il faut que j’en boive, pour voir.

Et il en but, dans le creux de sa main, et la trouva, en effet, délicieuse. Puis il se remit à suivre ses moutons, qui allaient toujours. Peu après, ils passèrent auprès d’une autre fontaine remplie de lait. Les moutons continuèrent de marcher, sans s’arrêter. Mais François s’arrêta, tout étonné, et s’écria :

— Tiens, une fontaine de lait ! Jamais je n’avais vu pareille chose ; il faut que j’en boive.

Et il en but, et puis il suivit encore son troupeau. Ils arrivèrent alors à une troisième fontaine, qui était de vin rouge. Les moutons continuèrent leur marche. Mais François s’arrêta encore et but à la fontaine de vin rouge, comme aux deux autres, et il en but tant même, qu’il se trouva ivre et s’endormit sur le gazon, auprès. Quand il se réveilla, le soleil se couchait, et il vit les moutons qui rentraient. Il ne savait où ils avaient été, et il les suivit encore. Quand il arriva dans la cour du château, le vieillard, qui l’attendait, lui dit :

— Vous voilà de retour ?

— Oui, maître, comme vous me l’aviez recommandé, au coucher du soleil.

— C’est bien ! et qu’avez-vous vu d’extraordinaire ?

— Ma foi, j’ai vu d’abord une fontaine dont l’eau était bien limpide et bien claire.

— Et vous en avez bu ?

— Oui, j’en ai bu ; j’avais soif.

— Qu’avez-vous vu ensuite ?

— Ensuite j’ai vu une autre fontaine, une fontaine de lait, ce que je n’avais jamais vu encore.

— Et vous en avez encore bu ?

— Oui, j’ai bu à celle-là aussi.

— Et après ?

— Après, j’ai vu une troisième fontaine, une fontaine de vin rouge, cette fois.

— Et vous en avez bu, comme des autres ?

— Non, je n’ai pas bu à celle-là.

— Vous y avez bu, et vous vous êtes enivré, et vous n’avez pas suivi plus loin votre troupeau. Vous êtes un mauvais berger, et vous avez menti. Vous vous rappelez nos conditions ? Vous pouvez donc vous en aller ; je n’ai pas besoin de vous, et je ne vous dois rien.

Et il lui fallut partir, sans le sou. Il revint vers ses frères, dans un état fort piteux, et leur raconta ce qui lui était arrivé.

— Eh bien ! moi, je veux voyager aussi, — dit alors le second frère, qui s’appelait Yves, — et j’espère ne pas m’en retourner dans un aussi piteux état.

Et il partit, et ne fut pas plus heureux que son aîné. Il lui arriva absolument comme à celui-ci. Il rencontra le même vieillard, alla avec lui à son château, but aux trois fontaines, s’enivra à la fontaine de vin rouge, mentit et fut aussi renvoyé, sans le sou.

En le voyant revenir dans un aussi triste état que François, le cadet, qui avait nom Jean, voulut partir à son tour.

Il rencontra aussi le même vieillard que les deux autres et alla aussi avec lui à son château. Mais, le lendemain matin, il ne se leva pas avant que la cloche n’eût sonné, et, au moment de partir avec les moutons, le vieillard lui fit les mêmes recommandations qu’à ses deux frères. Il sortit alors du château et suivit le troupeau. Il arriva bientôt à la fontaine d’eau limpide et claire, et, en la voyant, il s’agenouilla et dit :

— Si cette fontaine était faite des larmes que répandit la sainte Vierge, quand son divin Fils mourut pour nous, sur la croix !...

Et il récita cinq Pater et cinq Ave, puis il se releva, et ses moutons, qui l’avaient attendu pendant qu’il priait, continuèrent de marcher.

Arrivé à la fontaine de lait, il dit :

— Si cette fontaine était faite du lait que fournit la mère de notre Sauveur pour nourrir son divin Fils !…

Et il s’agenouilla encore, et récita cinq Pater et cinq Ave, et les moutons s’arrêtèrent pendant qu’il priait, puis ils continuèrent leur route et arrivèrent à la fontaine de vin rouge. Jean s’agenouilla pour la troisième fois, en disant :

— Si cette fontaine était faite du sang que répandit notre divin Sauveur sur la croix !…

Et il récita encore cinq Pater et cinq Ave, puis les moutons, qui semblaient prier aussi, se remirent en marche, et il les suivit.

Ils arrivèrent alors à un grand château d’une forme étrange. La porte de la cour en était grande ouverte, et les moutons y entrèrent et se couchèrent sur le pavé. Jean entra aussi, à leur suite. Il fut étonné de ne voir aucune porte pour entrer dans le château, ni personne à qui parler.

Une échelle était appuyée contre la muraille d’une grosse tour. Il monta à cette échelle et regarda dans l’intérieur de la tour par la fenêtre du premier étage. Il vit une vaste salle remplie de feu et de flamme, et, au milieu du feu, une infinité d’hommes et de femmes de tout âge et de toute condition, torturés par des diables et des monstres affreux. Et c’était partout des cris et des imprécations épouvantables. Il recula d’effroi et d’horreur. Mais, comme il lui avait semblé reconnaître dans la fournaise ardente son père, sa mère et sa tante, il regarda de nouveau, et, s’étant assuré que c’était bien eux, il leur cria :

— N’est-il pas possible, mes pauvres parents, de vous retirer de là, à quelque prix que ce soit ?

— Hélas ! non, répondirent-ils, car nous sommes ici dans l’enfer !

Il monta alors plus haut, l’âme navrée de douleur, et regarda par une autre fenêtre placée au-dessus de la première. Et il vit une autre fournaise ardente, immense, et pleine aussi d’hommes et de femmes de tout âge et de toute condition ; et là encore, il reconnut plusieurs personnes. Et tous ces malheureux tendaient vers lui des mains suppliantes et lui criaient :

— Ayez pitié de nous ! tirez-nous d’ici !…

— Et comment pourrais-je le faire, pauvres malheureux ?

— En priant Dieu et en faisant dure pénitence.

— Je prierai Dieu pour vous, et je ferai dure pénitence.

Et il monta plus haut encore, et, par une troisième fenêtre, il vit un jardin délicieux, rempli de belles fleurs aux suaves parfums, de chants, de musique et d’anges radieux. Il y vit aussi grand nombre de gens de tout âge et de toute condition, des évêques, des prêtres, des moines, des religieuses, des vieux solitaires, et beaucoup de gens du peuple, des paysans et des paysannes, des artisans, des mendiants, et tous étaient rayonnants de bonheur et chantaient les louanges de Dieu. Et au milieu de cette foule de bienheureux, il reconnut son maître, le vieillard à qui appartenaient les moutons. Il était là comme un roi au milieu de son peuple, et tous l’aimaient et chantaient ses louanges. Et le vieillard, l’ayant aperçu, le salua avec un sourire et lui dit de faire une demande, et qu’il la lui accorderait, quelle qu’elle pût être, parce qu’il était content de lui.

— Eh bien ! maître, dit alors Jean, puisque vous avez cette bonté, je vous demande de vouloir bien mettre un terme aux souffrances de mon père, de ma mère et de ma tante, que j’ai vus, plus bas, dans un lieu dont la pensée seule fait frémir d’effroi et d’horreur !

— Hélas ! mon pauvre enfant, cela ne se peut pas, car ils sont dans l’enfer, d’où l’on ne sort plus, une fois qu’on y est.

— Oh ! mon bon maître, ne repoussez pas ma prière ; exigez de moi, en échange, telle pénitence qu’il vous plaira, et, quelque dure qu’elle puisse être, j’aurai le courage de tout soufffrir, pour délivrer mes pauvres parents, qui sont si malheureux !

— Eh bien ! mon enfant, j’y consens, tant ta charité et ta foi sont grandes. Écoute donc à quel prix tu peux les délivrer : tu ceindras autour de ton corps nu une ceinture de fer garnie de clous dont les pointes aiguës, tournées en dedans, te déchireront la chair ; je fermerai cette ceinture avec une petite clé d’or, que je jetterai ensuite au fond de la mer, et ta pénitence ne finira que lorsque tu retrouveras cette clé, pour ouvrir la ceinture. Tu te retireras dans quelque bois, où tu vivras, comme tu pourras, de racines, d’herbes et de fruits sauvages. Vois si tu te sens le courage d’accomplir jusqu’au bout une telle épreuve.

— Oui, maître, je l’accomplirai, avec l’aide de Dieu !

Alors fut apportée une ceinture de fer garnie de clous aux pointes aiguës et tournées en dedans ; on la lui mit sur son corps nu, et on la ferma avec une petite clé d’or, qui fut ensuite jetée dans la mer. Puis, on lui dit de retourner dans son pays et de se retirer au fond d’un bois, pour accomplir sa pénitence.


Jean, après une marche longue et pénible, arriva auprès de ses frères, qui ne le reconnurent pas d’abord, tant il était maigre et décharné ! Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour de son départ. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé et ce qu’il avait vu. François et Yves, en apprenant que leur père, leur mère et leur tante étaient damnés, dans l’enfer, mais que néanmoins le Seigneur voulait bien rendre leur délivrance possible, se vouèrent aussi à la pénitence, pour aider leur jeune frère dans la terrible épreuve qu’il avait acceptée. Leur vie n’avait pas été exemplaire jusque-là, et le récit de leur cadet les avait effrayés pour eux-mêmes. L’un d’eux se retira donc dans le bois du Crannou, l’autre dans le bois du Fréau, et Jean établit son ermitage dans le bois de Huëlgoat.

Après plusieurs années de cette vie que pratiquaient seuls les saints des anciens temps, un jour que Jean était en prière, selon son ordinaire, il entendit une voix du ciel qui lui disait d’aller rejoindre ses deux frères, afin de se rendre avec eux dans la ville de Morlaix. Dieu le voulait ainsi. Les trois frères ermites prirent ensemble la route de Morlaix, et, en les voyant passer sur les chemins, les habitants du pays s’effrayaient et se demandaient si ce n’étaient pas trois morts sortis de quelque cimetière. En arrivant dans la ville de Morlaix, comme ils passaient par le marché aux poissons, deux femmes s’y querellaient au sujet d’une petite clé d’or qui venait d’être trouvée dans le ventre d’un poisson, et à la possession de laquelle elles prétendaient toutes les deux. Il y avait un grand rassemblement autour d’elles.

— Rapportez-vous-en, dit quelqu’un, au jugement de ces trois saints hommes qui passent.

Les deux femmes y consentirent, et on pria les trois ermites de s’approcher. On leur expliqua le sujet de la querelle, et on leur présenta la clé d’or. Jean reconnut sur le champ la clé de sa ceinture. Il la prit, la mit dans la serrure, et l’ouvrit facilement.

Aussitôt il s’affaissa sur lui-même, et mourut sur la place. Et l’on vit alors deux anges blancs qui descendirent du ciel et l’emportèrent au paradis !

Quant aux deux autres, ils ne tardèrent pas à mourir aussi dans le couvent des capucins de Morlaix, et ils allèrent rejoindre leur frère, leur père, leur mère et leur tante, qui les attendaient dans le paradis de Dieu !

(Conté par Guillaume Le Goff, laboureur, au bourg de Braspartz (Finistère).


Les fontaines où il ne faut pas boire et dont l’eau fait dormir ont quelque analogie avec celles de l’Homme aux dents rouges, du recueil de M. Bladé : Contes populaires recueillis en Agenais.

La leçon morale qui ressort de ce conte, c’est la toute-puissance de la foi et de la pénitence. Cette morale était chère aux écrivains du moyen âge. C’est aussi celle de la légende de saint Grégoire le Grand, dont la fin ressemble à notre conte. En voici une analyse très-sommaire :

Grégoire, d’après cette légende, est le fruit de l’union incestueuse d’un frère et d’une sœur. La fatalité, qui le poursuit comme Œdipe, lui fait plus tard épouser sa propre mère, sans le savoir. Lorsqu’il découvre l’horrible vérité, il s’enfuit secrètement, vêtu de haillons. Il erre au hasard et arrive sur le bord de la mer. Il demande l’hospitalité à un pécheur. Celui-ci le repousse grossièrement et plaisante sur son embonpoint, qu’il trouve étrange chez un mendiant. La femme du pécheur intercède pour l’étranger, et on lui permet de passer la nuit dans la cabane, sur la paille. Pendant le repas, Grégoire ne veut accepter qu’un morceau de pain d’orge. Le pêcheur continue de railler son hôte. Il lui conseille de se faire ermite. Grégoire répond qu’il cherche précisément un lieu qui lui convienne. Le pêcheur lui propose une roche abrupte et aride, qu’il connaît sur la côte. « J’ai même là, ajoute-t-il, de bons fers que je vous mettrai aux pieds, si vous voulez ». Grégoire accepte. Le pêcheur le conduit alors à la roche, l’y enchaîne solidement, puis il jette la clé à la mer, en disant : « Quand cette clé se retrouvera, vous sortirez d’ici. » Grégoire demeure sur la roche dix-sept ans, n’ayant pour toute nourriture que les coquillages que le flot y apporte parfois à ses pieds. Il est nu, exposé au soleil, au froid, à la tempête, à toutes les intempéries des saisons.

Les dix-sept ans écoulés, des ambassadeurs romains arrivent à la cabane du pêcheur. Ils sont à la recherche d’un pénitent nommé Grégoire, qui vit sur une roche solitaire, au bord de l’Océan. Un ange les a avertis de donner ce pénitent pour successeur au souverain pontife qui vient de mourir. Le pêcheur leur dit qu’il connaît la retraite de celui qu’ils cherchent. On trouve dans le ventre du poisson qui est servi au repas la clé qui a été jetée à la mer, il y a dix-sept ans. Au matin, les ambassadeurs se font conduire au rocher. Ils aperçoivent Grégoire, décharné, « velu et chenu ». Ils lui annoncent qu’ils viennent le chercher pour l’élever au Saint-Siège de Rome. Grégoire repousse leurs instances ; il finit par s’écrier : « Je ne quitterai ce lieu que lorsqu’on me rapportera la clé des fers que j’ai aux pieds. »

Les ambassadeurs lui présentent alors la clé, et Grégoire cesse de se défendre. C’est ainsi que ce « fort pécheur » devint le chef de l’Église et le vicaire du Christ.

Cependant sa mère, avancée en âge, vient à Rome, demander l’absolution de ses péchés. La mère et le fils se reconnaissent. La mère entre dans un couvent, où le Saint-Père vient souvent la visiter. Tous deux meurent saintement.



X


LE MARQUIS DE TROMELIN[9]


qui vendit son fils au diable et alla dans l’enfer retirer le titre de vente.



Il y avait une fois un marquis, qui avait été très-riche. Mais il avait dépensé tout son bien, et il était pauvre à présent, et si pauvre même qu’il s’en fallait de peu qu’il ne fût réduit à chercher son pain. Sa femme lui dit un jour :

— Allez au bois, pour chercher un peu de bois mort ; pendant ce temps-là, moi j’irai chercher de la farine au moulin, et nous aurons de la bouillie d’avoine à notre souper.

Le marquis se rendit au bois, et comme il était occupé à ramasser les menues branches mortes que le vent avait fait tomber des arbres, il vit tout à coup devant lui un beau seigneur inconnu qui lui parla de la sorte :

— Te voilà bien pauvre aujourd’hui, marquis de Tromelin, après avoir été un riche seigneur ! Eh bien ! si tu veux me promettre de me livrer, dans quinze ans d’ici, ce que ta femme porte en ce moment, tu n’auras plus besoin d’aller glaner du bois mort pour faire cuire ta bouillie d’avoine, car je te rendrai aussi riche que tu le fus jamais.

Le marquis, étonné, réfléchit quelque temps :

— Qu’est-ce donc que ma femme peut porter en ce moment ? se dit-il ; un peu de farine d’avoine, qu’elle est allée chercher au moulin ; je ne risque donc pas grande chose à dire oui.

Et il répondit au seigneur inconnu :

— Je le veux bien ; j’accepte le marché.

— Alors, signe ce papier avec ton sang.

Et il signa, et aussitôt l’inconnu partit en emportant le papier.

— Et l’argent que vous m’avez promis ? lui cria le marquis.

— Tu le trouveras en arrivant chez toi. Le vieux marquis retourna à la maison, impatient de voir si la promesse de l’inconnu s’accomplirait. Hélas ! il ne se doutait pas du malheur qui venait de lui arriver : sa femme était enceinte, et il avait vendu son enfant au diable, car cet inconnu était le diable lui-même !

Quand le marquis arriva chez lui, il trouva sa femme tout occupée à ramasser des pièces d’or qui, par la cheminée, tombaient, comme la grêle, sur la pierre du foyer. Il en tomba tant et tant, qu’ils devinrent en un moment riches comme auparavant, et ils rachetèrent leur vieux château et quittèrent leur pauvre chaumière pour aller l’habiter.

La marquise accoucha quelque temps après, et donna le jour à un fils, un enfant superbe. On le baptisa, en grande cérémonie.

L’enfant fut mis en nourrice, et il venait à ravir.

À l’âge de sept à huit ans, on l’envoya à l’école, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, son père devenait plus triste tous les jours, et souvent il pleurait en regardant son fils. Quand l’enfant fut entré dans sa quinzième année, le marquis dit qu’il voulait l’embarquer sur un navire marchand, pour aller visiter des pays lointains. Mais sa mère dit que, n’ayant qu’un enfant, elle ne le laisserait pas s’aventurer sur la mer, de peur de le perdre. Et il fallut lui obéir.

Cependant le temps avançait ; les quinze ans étaient sur le point d’être révolus, et la tristesse et l’inquiétude du marquis ne faisaient qu’augmenter. Un jour, qu’il se promenait sur la grande route avec son fils, ils rencontrèrent un marchand de pourceaux, qui allait à la foire.

— Voulez-vous prendre ce jeune garçon, pour lui apprendre votre métier ? lui demanda le marquis.

— Je ne demande pas mieux ; il a, ma foi, bonne mine.

— Eh bien ! emmenez-le.

Et il livra son fils au marchand de pourceaux ; mais, en lui faisant ses adieux, il lui glissa dans sa poche une bouteille remplie d’eau bénite.

Le vieux marquis alla ensuite se confesser au recteur de sa paroisse. Le recteur, en apprenant qu’il avait vendu son fils au diable pour de l’argent, ne voulut pas lui donner l’absolution. Il s’adressa successivement à tous les prêtres du pays ; personne ne voulait l’absoudre, et il en était très-malheureux. Enfin, il se résolut à aller jusqu’au Pape, à Rome. Il y alla à pied, avec beaucoup de mal, se prosterna aux pieds du Saint-Père, et se confessa à lui. Mais le Pape aussi ne voulut pas l’absoudre et lui dit :

— J’ai un frère ermite qui habite une petite cabane, au milieu d’un bois, à cent lieues d’ici ; allez le trouver, car il a plus de pouvoir que moi, et peut-être vous donnera-t-il l’absolution. Voici une lettre pour lui.

Le marquis prit la lettre et se mit en route vers l’habitation du saint ermite.

— Bonjour, mon père ermite, lui dit-il en arrivant à l’ermitage.

— Bonjour, mon fils ; que puis-je faire pour vous ?

— Voici une lettre de la main de votre frère, notre Saint-Père le Pape, de Rome, qui m’envoie vers vous.

L’ermite prit la lettre, et après l’avoir lue :

— Vous avez commis un grand crime, mon pauvre homme, un crime effroyable !

— Hélas ! oui, mon père.

— N’importe, il ne faut jamais désespérer. Allez trouver le recteur du bourg le plus voisin ; confessez-vous à lui, et avouez tout, excepté votre plus grand péché, et il vous donnera l’absolution. Quand vous irez communier, n’avalez pas la sainte hostie, mais retirez-la de votre bouche, quand personne ne vous observera, et apportez-moi-la vite, dans votre mouchoir.

Il alla donc se confesser au recteur du bourg le plus voisin ; il reçut l’absolution, s’agenouilla à la table sainte et apporta l’hostie à l’ermite. Celui-ci la reçut avec respect et vénération, et dit au marquis :

— Je vais, à présent, vous faire une incision à la poitrine, y introduire la sainte hostie, entre chair et peau, puis je recoudrai la peau dessus.

Et il fit comme il l’avait dit, puis il ajouta :

— Voici, à présent, une lettre que vous porterez à un frère brigand que j’ai, et qui habite dans une forêt, à quatre-vingts lieues d’ici. Quand vous entrerez dans le bois, vous le verrez assis à une table, occupé à partager de l’or et de l’argent à ses camarades, qui seront debout autour de lui. Approchez-vous tout doucement par derrière, et faites en sorte de jeter la lettre sur la table avant qu’il vous ait aperçu. Si vous pouvez faire cela, tout ira bien ; si, au contraire, vous ne le pouvez pas, malheur à vous ! Mais, malgré tout, le diable viendra encore à bout de vous trouver, et il vous faudra aller dans l’enfer avec lui !

Le marquis prit la lettre des mains de l’ermite, puis il lui fit ses adieux et partit à la recherche du brigand. Après bien des fatigues, il arriva enfin à la forêt où il faisait son séjour. Parvenu dans la profondeur du bois, il vit une bande de voleurs debout autour d’une table, sous un vieux chêne ; leur chef était au milieu d’eux, et leur partageait de l’or et de l’argent. Il s’approcha doucement, sur la pointe du pied, et parvint à jeter sa lettre sur la table, avant d’avoir été aperçu.

— Tiens ! dit le chef, en apercevant la lettre, que signifie cette lettre ?

Et il la prit, et l’ayant examinée :

— Une lettre de mon frère l’ermite ! s’écria-t-il ; voyons ce que dit mon frère l’ermite ; il y a bien longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles !

Après avoir lu la lettre, il retourna la tête et vit le marquis.

— C’est vous, lui dit-il, qui m’avez apporté cette lettre ?

— Oui, monseigneur, c’est moi.

— C’est bien ; mais vous avez eu de la chance de n’avoir pas été aperçu avant d’avoir jeté la lettre sur la table ! Vous devez, d’après ce que je vois, vous rendre dans l’enfer, et mon frère l’ermite vous a envoyé vers moi, pour que je vous en montre la route, car nous sommes, ici, sur la route de l’enfer, nous autres, et nous n’en sommes même pas loin. Tenez ! vous n’avez qu’à suivre ce chemin que vous voyez là, et vous rencontrerez, sans tarder, quelqu’un qui vous conduira. Mais, puisque vous êtes si pressé d’y aller, regardez donc si vous n’y verrez pas aussi mon siège, car je dois avoir par là, quelque part, un beau siège !

Le marquis s’engagea dans le chemin que lui avait montré le brigand, et bientôt il rencontra un beau seigneur, celui-là même qu’il avait vu, il y avait juste quinze ans, pendant qu’il ramassait du bois sec, dans les bois de Tromelin. Le seigneur lui dit :

— Comment, c’est donc toi, marquis de Tromelin ?

— Oui, sûrement, monseigneur, c’est moi.

— Et ton fils, où est-il ?

— Mon fils n’est pas venu.

— Alors, tu viendras avec moi à sa place ; le père ou le fils, peu m’importe, après tout.

— Soit ; j’irai avec vous.

— Allons ! marche devant alors, et plus vite que cela !

— Je suis fatigué de la route, et je ne puis aller plus vite.

— Voyons, pas tant de façons ; marche plus vite, te dis-je.

— J’ai les pieds écorchés, et je ne puis aller plus vite.

— Monte sur mon dos, alors.

— Je le veux bien.

Et il monta sur le dos du diable ; mais celui-ci le rejeta aussitôt à terre en disant :

— Qu’a-t-il donc sur lui ? Il me brûle plus que le feu de l’enfer ! Voyons, il faut que tu marches, il n’y a pas à dire !

— Je vous l’ai déjà dit, mes pieds sont tout écorchés, et il m’est impossible de marcher ; il faut me porter, ou me laisser ici.

Alors le diable alla chercher d’autres diables pour l’aider. Il revint avec une troupe de démons. Un d’eux prit le marquis sur son dos en disant :

— N’est-ce que cela ?

Mais il le rejeta aussitôt en criant :

— Aïe ! aïe !

Il en fut de même d’un troisième, puis d’un quatrième. Aucun ne pouvait le supporter sur son dos. C’était la sainte hostie, cousue sous la peau de la poitrine du marquis, qui les brûlait, bien plus que le feu de l’enfer[10]. Alors ils le roulèrent, à coups de pieds, jusqu’à la porte de l’enfer, et l’y précipitèrent, la tête la première. On entendit aussitôt dans tout l’enfer des cris épouvantables ; tous les diables s’éloignaient du marquis, en criant :

— Faites sortir cette peste ! relancez-le sur la terre ! qu’il ne reste pas ici un instant de plus !

Mais nul ne s’approchait de lui ni n’osait le toucher pour le faire sortir. Et lui ne semblait souffrir en aucune façon, pour être au milieu des flammes.

— Rendez-moi, dit-il alors, le papier que j’ai signé avec mon sang, et je m’en irai aussitôt.

— Rendez-lui son papier, vite, vite, et qu’il s’en aille ! cria le chef des diables.

Et on lui rendit le papier qu’il avait signé avec son sang, et par lequel il vendait l’âme de son fils.

— Va-t-en, à présent, va-t-en, vite, vite, et ne retourne pas ! lui criait-on de tous côtés.

Mais comme il ne se pressait pas de partir, et qu’il promenait ses regards autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose :

— Que te faut-il encore ? lui demanda-t-on.

— Je veux voir le siège préparé au frère du Pape, au grand brigand ; car il m’a dit qu’il en doit avoir un beau par ici, quelque part.

— Le voilà ! lui cria-t-on.

Et il vit un beau siège d’or, au milieu d’un feu si furieux, qu’il en détourna ses yeux d’horreur.

Alors le marquis s’en alla, emportant le contrat de la vente de son fils, et il revint vers le chef de brigands.

— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu vu mon siège là-bas ?

— Oui, je l’ai vu.

— Et comment est-il ?

— C’est un beau siège doré, placé au-dessus des autres, au milieu d’un feu furieux, et dont la vue seule remplit d’horreur !

— Vraiment ! Et penses-tu que je serai bien là ?

— Oh ! je vous en prie, renoncez à la vie que vous menez ; détournez-vous vers Dieu, et faites pénitence !

— Oui, il en serait grand temps, n’est-ce pas ?

Et le grand brigand devint triste et soucieux. Il retint le marquis à souper, passa la nuit à s’entretenir avec lui, et, le lendemain matin, il rassembla tous ses gens et leur parla ainsi :

— Camarades, voici assez longtemps, je pense, que nous menons une vie détestable et qui doit nous conduire tout droit en enfer ; pour moi, je veux en finir avec cette vie et faire pénitence, avant de mourir. Ceux d’entre vous qui voudraient m’imiter peuvent rester avec moi ; quant aux autres, je les invite à s’éloigner sur le champ, car je ne les reconnais plus.

Les brigands, étonnés d’une conversion si subite, s’éloignèrent tous en plaisantant et en maudissant leur chef ; le marquis de Tromelin, seul, resta auprès de lui. Le brigand lui dit alors :

— Allez chercher du gros sable pierreux, dans le ruisseau voisin, et répandez-le autour de cette grande table.

Le marquis apporta du gros sable et le répandit autour de la table. Alors le brigand fit cent fois, sans s’arrêter, le tour de cette table, sur ses genoux nus. Le sang ruisselait autour de la table, et les os de ses genoux étaient à nu !

Alors il dit encore au marquis :

— À présent, prenez des tenailles, et arrachez-moi un ongle de pied et un ongle de main, à chaque demi-heure ; si je viens à m’évanouir, présentez-moi un verre de vin, pour me donner des forces.

Le marquis obéit. Quand il eut arraché tous les ongles, l’un après l’autre, le brigand lui dit encore :

— À présent, vous m’arracherez un membre par heure !

Et quand tous ses membres eurent été arrachés, l’un après l’autre :

— C’en est fait de moi, à présent, dit-il ; achevez-moi, puis construisez un bûcher, et brûlez-y mon corps et mes membres. Vous recueillerez les cendres, et vous les mettrez dans un cercueil que vous irez placer sur le mur du cimetière du bourg le plus voisin. Vous verrez alors arriver un corbeau noir et une colombe blanche, des deux points opposés de l’horizon. La colombe blanche essaiera, à coups d’ailes, de faire tomber le cercueil dans le cimetière, et le corbeau noir travaillera à le faire tomber du côté opposé. Si le corbeau noir l’emporte, ma pauvre âme, hélas ! ira dans l’enfer ; mais si la victoire reste à la colombe blanche, alors mon âme sauvée s’envolera au paradis de Dieu !

Le combat dura longtemps, sur le mur du cimetière, entre le corbeau noir et la colombe blanche ; plus d’une fois le cercueil menaça de tomber du mauvais côté ; mais la colombe blanche était pleine de courage, et elle finit par l’emporter sur l’ennemi. L’âme du brigand était sauvée !

Le marquis de Tromelin, le cœur plein de joie, revint alors vers le vieil ermite.

— Eh bien ! mon fils, avez-vous réussi ? lui demanda celui-ci, dès qu’il l’aperçut.

— Oui, mon père, grâce à Dieu !

Et il lui raconta comment tout s’était passé.

— Que ma bénédiction et celle du Seigneur soient avec toi, puisque tu as sauvé l’âme de mon frère le brigand ! Va maintenant annoncer la bonne nouvelle à mon frère le Pape !

Et il fit ses adieux au saint ermite, et reprit la route de Rome.

Grande fut la joie du Saint-Père, en apprenant que le marquis avait réussi dans son redoutable voyage, et qu’il avait même sauvé l’âme de son frère le brigand. Il ouvrit alors la poitrine du marquis, en retira la sainte hostie et la lui donna ensuite à manger, et le bénit.

Le marquis reprit alors la route de son pays. Il y avait dix ans qu’il en était parti, et personne s’y attendait plus à le revoir. Pendant son absence, son fils, qui n’était pas resté longtemps avec le marchand de pourceaux, était retourné à l’école, et avait étudié pour être prêtre. Le jour même où son père arrivait dans le pays, il devait dire sa première messe, et, à cette occasion, il y avait un grand repas au manoir de Tromelin. Le vieux marquis, instruit de tout cela, se déguisa en mendiant et alla à la cuisine demander l’aumône. Personne ne le reconnaissait. Sa femme, qui trouvait là, lui dit :

— Oui, mon ami, pauvre de Dieu, vous aurez à manger votre content ; depuis que j’ai perdu mon mari, je n’ai jamais refusé un pauvre.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, ma bonne dame ! Vous célébrez aujourd’hui une grande fête, il me semble ?

— Oui ! mon fils doit dire sa première messe aujourd’hui même, et nous en sommes tous heureux. Ah ! plût à Dieu que son père vécût encore, pour avoir sa part de notre joie et notre bonheur !

— Ayez confiance en la bonté de Dieu, ma bonne dame ; peut-être vit-il encore.

— Ah ! si cela pouvait être ! mais, hélas !...

La dame lui fit donner des vêtements, pour s’habiller proprement (c’étaient ses propres habits) et le fit aussi asseoir à la table du festin, avec les parents et les amis.

Le jeune prêtre regardait le mendiant, et il ne savait pourquoi son sang se réchauffait, et il se sentait attiré vers lui.

Le repas fini, le mendiant pria le jeune prêtre de le confesser sur le champ. Ils se rendirent à l’église, qui était tout auprès. Le père se donna alors à connaître à son fils. Celui-ci courut aussitôt porter la bonne nouvelle à sa mère :

— Mon père ! mon père ! Le mendiant est mon père ! lui cria-t-il.

— Serait-il possible, mon Dieu !

Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et leur joie et leur bonheur furent si grands de se retrouver réunis, qu’ils en moururent tous les trois sur la place.

— La bénédiction de Dieu soit sur leurs âmes ! dirent les assistants[11].

(Conté par Barba Tassel, Plouaret, janvier 1869.)



XI


le pape innocent[12].



Il faut que vous sachiez comment une fois il y avait un roi et une reine de France qui n’avaient jamais eu d’enfant, ce dont ils étaient très-affligés. Enfin, à force de prier Dieu et ses saints, la reine se trouva enceinte. Elle donna le jour à un fils, un enfant magnifique, et les voilà, à présent, aussi heureux qu’ils étaient malheureux auparavant. On baptisa le jeune prince avec solennité, et on lui chercha une nourrice, qui vint habiter le palais.

Beaucoup de nourrices ont la mauvaise habitude de ne pas faire le signe de la croix sur leurs nourrissons, quand elles les couchent dans leurs berceaux, et rien n’est plus mauvais. Ainsi fit un jour la nourrice du jeune prince, et le démon, qui veille et guette toujours les occasions, profita de cet oubli pour enlever l’enfant, le transporter en Allemagne et le déposer dans un nid de pie, au sommet d’un orme, dans le jardin d’un archevêque. Puis il mit à sa place, dans le berceau, un des siens, noir, sale, horrible à voir, un véritable monstre !

Tout ceci s’était fait sans bruit, et le lendemain matin, la nourrice, en trouvant dans le berceau royal cet être si laid, si criard et noir comme Lucifer, poussa un cri d’horreur et s’évanouit. On accourut au bruit. Hélas ! le mal était fait, et c’était trop tard ! Et voilà le roi et la reine désolés et plus malheureux encore que devant. Ils se résignèrent pourtant, puisque c’était la volonté de Dieu, et donnèrent des ordres pour que le petit monstre fût traité comme leur enfant. Mais celui-ci maltraitait ses nourrices, les épuisait, puis les tuait, en suçant leur sang. Chaque semaine, il fallait lui en fournir une nouvelle, et il ne voulait pas entendre parler de le sevrer. À l’âge de dix ans, il tétait encore. Cependant le peuple se plaignit, et le roi donna l’ordre de ne plus lui fournir de nourrices. Il poussa alors des cris affreux et se démena comme un véritable démon qu’il était. Il demanda qu’on lui fournît une nourrice par mois, puis une tous les deux mois, puis tous les six mois ; mais ce fut en vain.

— Qu’on m’en donne au moins une par an, s’écria-t-il alors, où je mettrai toute la ville à feu et à sang !

Le roi, effrayé, promit de lui en donner une par an, et il le relégua dans une petite maison qu’il lui fit bâtir exprès, au milieu d’une grande lande, à quelque distance de la ville.

Mais laissons ce démon incarné dans sa petite maison, au milieu de la grande lande, et occupons-nous, à présent, du véritable fils du roi qui, comme nous l’avons déjà dit, avait été transporté dans un nid de pie, dans le jardin d’un archevêque d’Allemagne.

Un matin, le jardinier de l’archevêque, en travaillant dans le jardin, fut bien étonné d’entendre des cris, comme des vagissements d’un enfant nouveau-né. Il chercha autour de soi, parmi les arbrisseaux et les fleurs, et ne trouva rien. Il prêta une oreille plus attentive, et il lui sembla que les cris provenaient d’un nid de pie qui était au sommet d’un orme, dans un coin du jardin.

— C’est bien étrange ! se dit-il ; quelque chatte qui aura, sans doute, déposé sa couvée dans ce nid de pie. Il faut que je m’en assure.

Et il grimpa sur l’arbre, monta jusqu’au nid, et son étonnement fut grand, vous pouvez m’en croire, d’y trouver un petit enfant nouvellement né et beau comme le jour. Il le descendit avec toutes les précautions possibles, et s’empressa de l’aller montrer à l’archevêque son maître, qui ne fut pas moins étonné.

— C’est Dieu, dit-il, qui me l’envoie. Je veux l’élever et l’instruire, comme s’il était mon propre fils.

Et on chercha dans les environs une bonne nourrice pour l’enfant, et on lui recommanda d’en avoir tous les soins possibles. Il venait à merveille, et le vieil archevêque en était tout heureux. Il allait le voir tous les jours chez la nourrice. Quand il eut cinq ans, il dit :

— À présent, l’enfant viendra demeurer avec moi, dans ma maison, pour que je m’occupe de son éducation et de son instruction.

La nourrice ne voulait pas s’en séparer, car elle l’aimait beaucoup ; mais force lui fut d’obéir.

L’enfant s’appelait Innocent. On l’avait nommé ainsi parce que le jardinier, en le présentant à l’archevêque, avait dit :

— Voici le pauvre innocent que j’ai trouvé dans un nid de pie, au sommet d’un des ormes du jardin.

— Innocent, en effet, répondit le prélat, et je veux que tel soit son nom.

— Il faut, à présent, mon enfant, dit un jour l’archevêque, que vous commenciez d’apprendre vos prières.

— Il y a longtemps déjà que je sais mes prières, aussi bien que vous, et je les dis chaque matin et chaque soir.

— Ce n’est pas possible, à votre âge ! Et qui donc vous les aurait apprises ? votre nourrice ?

— Non, ce n’est pas ma nourrice ; je les ai apprises de moi-même.

— Cela ne peut pas être, mon enfant.

— C’est pourtant la vérité ; c’est aussi vrai que, depuis que vous êtes archevêque, vous n’avez pas dit une seule bonne messe.

— Dieu ! que dites-vous là ?

— Je dis encore la vérité, car, depuis que vous êtes devenu archevêque, vous en avez conçu tant d’orgueil et de vanité, que c’est à peine si vous regardez la terre comme digne de vous porter.

— Ce que vous dites là, mon enfant, n’est pas loin de la vérité, malheureusement. Mais quel enfant extraordinaire êtes-vous donc ? Il faut que ce soit Dieu lui-même qui parle par votre bouche.

Innocent resta chez le vieil archevêque, où il était l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tout le monde, par sa sagesse, sa piété et sa science, quoiqu’il n’eût jamais été à l’école.

Quand il fut parvenu à l’âge de vingt et un ans, il désira revenir dans son pays, chez son père et sa mère, pour voir ce qui s’y passait. Il remercia l’archevêque des bontés qu’il avait eues pour lui, l’embrassa tendrement, comme un père, puis il partit seul et à pied.

Après avoir marché longtemps, longtemps, à travers des pays où l’on ne parlait ni le breton, ni même le français, il arriva enfin à Paris, et alla tout droit au palais du roi. Il demanda à parler au roi, disant qu’il avait une communication importante à lui faire, et il fut introduit aussitôt en sa présence.

— Bonjour, sire, dit-il avec assurance.

— Bonjour, jeune gentilhomme.

— J’ai entendu dire que vous avez un fils qui vous cause beaucoup de chagrin, et qui ne ressemble pas au commun des hommes, et je voudrais bien le voir.

— Ah ! ne me parlez pas de mon fils, car rien au monde ne m’est plus désagréable.

— C’est la volonté de Dieu, sire ; qu’y faire ? le meilleur est de se résigner. Mais permettez-moi de voir votre fils, je vous en prie, et je suis convaincu que vous ne le regretterez pas.

— Il a été relégué dans une maisonnette, au milieu d’une grande lande, et on ne peut le voir qu’une fois par an, quand on lui conduit une nouvelle nourrice, car il vomit du feu, comme un véritable démon, et tout est aride et brûlé autour de lui.

— Peu m’importe ! je veux le voir, sans autre délai. Je désire même que vous m’accompagniez ; ne craignez rien, car je vous assure qu’il sera bien piteux et bien tranquille quand il me verra venir.

Le roi et la reine se décidèrent, quoique avec peine et comme poussés par un sentiment mystérieux, à accompagner Innocent dans sa visite. Quand ils entrèrent dans la lande, ils furent bien surpris de voir que l’habitant de la petite maison ne mettait pas la tête à la fenêtre et ne lançait pas de feu, selon son habitude. Ils arrivèrent jusqu’à la porte de son habitation, sans avoir rien vu ni entendu qui fût de nature à leur inspirer quelque crainte.

— Entrez devant, dit le roi à Innocent.

— Non, vous êtes son père, et c’est à vous qu’il convient d’entrer le premier, car s’il obéit à quelqu’un, ce doit être à vous.

— Je n’ose pas, j’ai peur…

— Entrez, vous dis-je, et ne craignez rien ; je réponds qu’il ne vous arrivera pas de mal.

Et le roi entra devant en tremblant, et Innocent et la reine le suivirent. Ils aperçurent l’hôte de la petite maison accroupi au coin du foyer, tout honteux, tout tremblant et se faisant aussi petit qu’il pouvait.

— Ah ! Satan, me reconnais-tu ? lui dit Innocent. Comme te voilà honteux et tremblant ! Tu as donc peur de moi ? Tu as raison, car tu as pris ma place. Allons ! déguerpis, et vite !

Et aussitôt il partit par la cheminée, sous la forme d’un éclair.

— Eh bien ! mon père, dit Innocent, en se tournant vers le roi, ne vous l’avais-je pas dit ?

— Votre père, dites-vous ? Ah ! je voudrais bien l’être ; ne vous moquez pas d’un malheureux, car je suis bien malheureux !

— Oui, vous êtes mon père ; et vous, dit-il en se retournant vers la reine, vous êtes ma mère !

Et il se jeta dans leurs bras et les couvrit de baisers. Puis il leur conta tout, et la substitution opérée dans le berceau, et son séjour chez un archevêque allemand, et les grâces toutes spéciales qu’il avait reçues de Dieu.

Le roi et la reine pleuraient de joie et de bonheur. Ils firent publier par tout le royaume que leur fils était retrouvé, et, pendant quinze jours, il y eut au palais des festins publics, où le pauvre était aussi bien reçu et aussi bien traité que le riche, ce qui ne se voit pas tous les jours.

Cependant, Innocent, qui n’aimait pas les fêtes, les cérémonies, l’étiquette et toutes les intrigues de la cour, allait, dès qu’il pouvait s’échapper, se promener dans un bois voisin. Il y fit la rencontre d’un vieux charbonnier dont la conversation lui plut beaucoup. Tous les jours, il se dérobait, pour aller causer avec ce sage dont la science n’avait pas été apprise dans les livres, si bien que les princes, les princesses, les courtisans s’en plaignirent au roi, lui représentant qu’il n’était pas convenable que le jeune prince dédaignât ainsi leur société pour celle d’un charbonnier !

Le vieux roi fit des représentations à son fils. Celui-ci répondit que ce charbonnier n’était pas un homme ordinaire ; que c’était un vrai sage, et que sa conversation lui était plus profitable que celle des princes et des courtisans ; — et il continua de le fréquenter et de se plaire dans sa société.

Le roi, obsédé par les mêmes gens, réprimanda de nouveau son fils, et avec vivacité, cette fois. Le prince ne voulut rien changer à ses habitudes, si bien que le vieillard s’emporta outre mesure et lui ordonna formellement de ne plus voir le charbonnier, le menaçant, en cas de désobéissance, de le faire écarteler à quatre chevaux.

— Bah ! mon père, répondit-il avec calme, vous avez bien tort de vous mettre tant en colère pour si peu de chose. Mais rappelez-vous bien que, loin que vous puissiez me faire aucun mal, il viendra un jour où vous serez heureux de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, vous serez heureuse de me présenter une serviette pour les essuyer !

Ces paroles rendirent le vieux roi furieux.

— Parler de la sorte à son père et à sa mère ! s’écria-t-il ; demain matin, à dix heures, il sera écartelé à quatre chevaux, devant tous les gens de la cour !

Sa mère aussi était outrée de colère. Cependant, ce supplice lui déplaisait. Elle alla elle-même trouver le vieux charbonnier, dans le bois, et lui promit une forte somme d’argent, s’il voulait s’engager à précipiter le prince dans sa fournaise, le lendemain matin, quand il viendrait le voir, selon son habitude.

Le charbonnier promit ; mais il était bien résolu de n’en rien faire.

Le lendemain matin, quand le prince alla au bois, à son ordinaire, il trouva le vieux charbonnier tout triste et tout soucieux. Il lui en demanda la raison. Le charbonnier lui conta la visite de sa mère et sa demande.

— Je le savais, lui répondit Innocent, tranquillement. Quand ma mère viendra s’informer si la chose est faite, vous lui répondrez affirmativement, et vous recevrez la récompense promise. Quant à moi, je vous fais à présent mes adieux ; je vais voyager au loin, et d’ici à longtemps personne ne saura ce que je serai devenu.


En ce temps-là, le pape venait de mourir, à Rome, et on avait fait publier, par toute la terre, qu’on allait lui donner un successeur ; le jour de l’élection était fixé. Alors, paraît-il, les choses ne se passaient pas comme aujourd’hui, où tout se fait, dit-on, par protection et par faveur. Alors, c’était la volonté de Dieu qui se manifestait par des signes visibles et que l’on suivait toujours.

Innocent, ayant entendu parler des grandes solennités qui devaient avoir lieu pour l’élection du nouveau pape, voulut aller à Rome, comme tout le monde.

On ne rencontrait partout, sur les chemins, qu’évêques, moines et prêtres qui se dirigeaient vers Rome, et chacun nourrissait dans son cœur un secret espoir. Comme Innocent allait seul, à pied, il rencontra sur la route un vieux moine accompagné d’un jeune moine, et qui étaient aussi à pied. D’autres passaient, les uns à cheval, les autres en beaux carrosses, et semblaient narguer les piétons. Il aborda les deux moines, les salua gracieusement et leur dit :

— Bonjour, mes pères, et Dieu vous assiste ! Où allez-vous comme cela, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander ?

— Nous allons à Rome, mon enfant, répondit le plus âgé.

— Moi aussi, je voudrais aller à Rome ; mais je ne connais pas le chemin, et si vous vouliez me permettre de vous accompagner, je vous en serais bien obligé.

— Très-volontiers, mon enfant, dit le vieillard.

— Vous avez tort, dit alors le jeune moine, d’accueillir si facilement, comme compagnon de voyage, un homme que vous rencontrez sur les grands chemins et que vous ne connaissez en aucune façon ; vous pourriez vous en repentir plus tard.

— Bah ! n’ayez pas de ces pensées-là, mon ami ; nous causerons tous les trois, en marchant, comme de bons amis, et le temps nous paraîtra plus court.

Et les voilà de continuer leur route à trois, le vieillard causant avec Innocent, et le jeune moine marchant seul à l’écart et paraissant de mauvaise humeur.

En ce temps-là, les capucins, quand ils voyageaient, ne logeaient pas dans les hôtelleries, mais ils recevaient l’hospitalité la plus empressée dans les châteaux et les manoirs nobles.

Peu après le coucher du soleil, nos trois voyageurs rencontrèrent un château, près de la route.

— Logeons ici, dit le vieux moine.

Ils furent bien reçus du seigneur et mangèrent avec lui à sa table. Le lendemain matin, comme ils se disposaient à partir, une servante leur dit :

— Si vous voulez, mes pères, être bien reçus ici, au retour, vous n’avez qu’à embrasser ce petit enfant qui est là dans son berceau.

Et les deux moines s’empressèrent d’embrasser l’enfant et lui souhaitèrent mille bénédictions de Dieu. Après eux, leur compagnon, s’approchant du berceau, lui donna trois coups de couteau dans le cœur et le tua, sans qu’il fît entendre le moindre cri. Les deux autres n’en surent rien, ayant déjà tourné le dos pour sortir, et la servante aussi. Ils se remirent en route tous les trois.

À quelque distance du château. Innocent dit à ses deux compagnons de route :

— Si vous saviez ce que j’ai fait, dans ce château !

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Vous autres, vous avez baisé l’enfant et appelé sur lui la bénédiction de Dieu.

— Eh bien ! et vous, qu’avez-vous fait ?

— Moi, je lui ai donné trois coups de couteau dans le cœur, et je l’ai tué net.

— Malheureux ! que dites-vous-là ? s’exclama le vieillard.

— Je vous le disais bien, lui dit le jeune moine, que vous aviez grand tort de faire ainsi société avec le premier venu ; nous serons heureux, s’il ne nous fait pas pendre, avant d’arriver à Rome !

-— Il n’est pas possible, reprit le vieux moine, que vous ayez fait ce que vous venez de dire.

— Rien n’est pourtant plus vrai, et je ne m’en repens même pas.

— Et pourquoi donc ?

— Depuis que ces gens-là ont un enfant, ils ne prient plus Dieu, qui le leur a envoyé ; ils ne pensent même plus à lui, et leur enfant est à présent leur Dieu, et ils auraient été damnés à cause de lui. C’est pourquoi, en le leur enlevant, j’ai cru bien faire, parce qu’il reviendront à Dieu et pourront encore se sauver.

Le vieillard hocha la tête et ne dit rien ; le jeune moine, au contraire, continua de maugréer, et de ne pas vouloir marcher à côté de cet aventurier, de ce criminel. Vers le soir, ils rencontrèrent un autre château. Ils étaient fatigués. Ils y entrèrent et demandèrent l’hospitalité. Ils furent bien reçus, selon l’habitude, et mangèrent à la table du seigneur. Après le souper, le vieux moine, qui était très-fatigué, dit :

— Allons nous coucher, car, demain matin, il nous faudra nous remettre en route de bonne heure.

— Non, nous n’irons pas nous coucher encore, dit Innocent ; mais, si vous m’en croyez, nous veillerons tous, et l’on fera venir des archers dans la maison.

— Pourquoi donc ? demanda le seigneur.

— Vous le verrez bientôt.

Le vieux moine dit qu’il était prudent de suivre le conseil de son jeune compagnon, et l’on fit venir des archers.

Peu de temps après, il arriva un inconnu qui demanda à loger, lui et ses chevaux. Il avait plusieurs chevaux chargés de mannequins, et paraissait être un riche marchand étranger.

— Ce n’est pas une hôtellerie ici, lui dit-on.

— Je le vois bien ; mais, comme je me suis égaré et que mes chevaux sont richement chargés, je crains les voleurs ; soyez assez bon pour me permettre de passer la nuit dans votre château ; vous me tirerez d’un grand embarras et me rendrez un signalé service.

On l’accueillit ; on mit ses chevaux à l’écurie, et l’on transporta dans une salle du château ses mannequins, qui étaient forts lourds. On lui servit à souper. Le seigneur et les deux moines l’interrogèrent sur son commerce et ses voyages.

— Achetons quelque chose au marchand, avant d’aller nous coucher, dit Innocent.

— Attendez à demain, dit le marchand ; vous pourrez mieux apprécier les objets à la lumière dû jour.

— Non, non, ce soir même, reprit Innocent, car demain matin nous devons nous mettre en route de très-bonne heure.

Les archers étaient arrivés et attendaient dans une salle à côté. Le marchand, qui ne s’en doutait guère, céda aux instances d’Innocent, persuadé que ses gens n’auraient pas de peine à venir à bout des deux moines, de leur jeune compagnon et des gens du château. Dès qu’on découvrit les mannequins, il en sortit une douzaine de brigands, qui allaient faire beau jeu dans le château, quand les archers se jetèrent sur eux et les désarmèrent. On les enferma dans une basse-fosse, et le lendemain ils furent pendus aux créneaux du château.

Nos trois compagnons se remirent en route, après avoir assisté à l’exécution, et le vieux moine était émerveillé de la sagesse et de l’esprit de divination de son jeune ami. Le jeune moine boudait toujours. À force de marcher, ils arrivèrent dans une ville nommée Sicile (?). Ils ne trouvèrent aucun château où loger, aux environs de la ville, et comme il leur était défendu de descendre dans les hôtelleries, ils étaient fort embarrassés.

— Je crains bien qu’il ne nous faille coucher à la belle étoile cette nuit, dit le vieux moine.

— Non, non, mon père, n’ayez pas d’inquiétude, dit Innocent.

Ils passaient en ce moment devant la boutique d’un orfèvre. Innocent ramassa une pierre sur la rue, la lança dans l’étalage et fit un beau dégât. On se précipita de tous côtés sur les trois étrangers, et on les mit en prison.

— Ne vous avais-je pas dit, mon père, dit Innocent, que nous trouverions où loger ?

Mais cela ne rassurait guère ses deux compagnons, surtout le jeune moine, qui tempêtait et injuriait Innocent.

— Bah! rassurez-vous, répondait celui-ci ; avant qu’il soit jour, nous serons rendus à la liberté.

En effet, vers minuit, ils entendirent un grand vacarme dans la ville. Tout le monde était sur pied ; on courait confusément de tous les côtés ; le canon tonnait ; le feu était aux quatre coins de la ville ! Un prince ennemi était sous les murailles avec une grande armée, et menaçait de tout mettre à feu et à sang. Dans cette extrémité, on rendit la liberté à tous les prisonniers. Aussitôt qu’il fut libre, Innocent se rendit tout droit auprès du général en chef de l’armée assiégeante, et lui parla de la sorte :

— Que prétendez-vous faire ?

— Détruire la ville de fond en comble.

— Non, non, vous ne ferez pas cela ; bien plus, vous ne tirerez plus un seul coup de canon, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous retirer chez vous au plus vite.

— Tirez, canonniers ! cria le général pour toute réponse.

Les canonniers firent leur devoir ; mais aucune pièce ne partait plus, ce qui étonna fort tout le monde. — C’est un sorcier ! se disait-on, en parlant d’Innocent.

On fit payer au général ennemi tout le dommage causé par ses soldats, puis il dut s’estimer heureux de pouvoir se retirer sans aucun mal, mais pas fier du tout, je vous assure.

— Quel homme que notre jeune compagnon ! disait le vieux moine.

— C’est un sorcier ! répliquait le jeune, et nous aurons de la chance s’il ne nous fait pas pendre ou brûler, avant d’arriver à Rome.

Et ils se remirent en route tous les trois. Ils approchaient de Rome. Ils vinrent à passer sur la chaussée d’un grand étang, où il y avait un nombre infini de grenouilles ; et elles chantaient si harmonieusement, qu’ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous ce que disent ces grenouilles, mon père ? demanda Innocent au vieux moine.

— Non, mon fils, je ne le sais pas ; mais je voudrais bien le savoir.

— Eh bien ! non loin de cet étang, demeure une fille de mauvaise vie, qui s’est présentée à la table sainte en état de péché mortel. Elle a mis la sainte hostie en son mouchoir et l’a emportée chez elle. Puis, ce matin, n’y songeant plus, elle est venue laver son linge à l’étang : la sainte hostie est tombée de son mouchoir dans l’eau, et aussitôt une grenouille l’a avalée. Et maintenant, toutes les autres grenouilles de l’étang sont autour de celle-là, chantant à qui mieux mieux les louanges de leur créateur et le nôtre. Écoutez, comme leurs chants sont harmonieux !

— Grand Dieu ! s’écria le vieux moine ; mais que faut-il faire ?

— Allez au bourg le plus voisin ; dites au recteur d’assembler une procession, de venir avec elle à l’étang, croix et bannières en tête, et d’apporter le saint ciboire, pour recevoir la sainte hostie. Puis, si l’on peut faire communier la malheureuse fille, — qui est à présent aveugle, sourde et muette, — elle rentrera en grâce auprès de Dieu et sera guérie aussitôt.

Le vieux moine s’empressa de se rendre au bourg le plus voisin et de prévenir le recteur.

Celui-ci fit sonner les cloches ; tout le monde de la commune accourut, et l’on se rendit processionnellement à l’étang, croix et bannières en tête, et le recteur sous le dais, portant le saint ciboire. Mais les prêtres avaient beau chanter sur la chaussée de l’étang, le chant des grenouilles couvrait les leurs.

— Ce n’est pas tout de chanter, dit alors Innocent au recteur. — Que faut-il donc faire ? demanda celui-ci.

— Il faut conjurer la grenouille qui porte la sainte hostie.

Et le recteur se mit à réciter des oraisons en latin et à faire des signes suivant le rituel, mais en vain.

— Laissez-moi faire, dit alors Innocent.

Il fit le signe de la croix sur l’étang, puis récita une oraison. Et aussitôt on vit une grenouille nager à la surface de l’eau et, suivie de toutes les autres grenouilles de l’étang, venir déposer la sainte hostie dans le ciboire, qui avait été placé au bord de l’eau. Alors les chants cessèrent, et toutes les grenouilles rentrèrent au fond de l’étang.

— Allons à présent chez la malheureuse fille, dit alors Innocent.

Et on se rendit à sa maison. On parvint, non sans peine, à la confesser, à la faire communier, et aussitôt elle se trouva guérie de toutes ses infirmités.


Nos trois compagnons continuèrent ensuite leur route. Un peu avant d’arriver à Rome, comme ils gravissaient une colline, ils furent ravis par les chants d’une troupe d’oiseaux, dans une haie, au bord du chemin, et ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous, mon père, ce que disent ces oiseaux ? demanda Innocent au vieillard.

— Non, mon fils ; et vous, le savez-vous ?

— Oui, ces oiseaux disent, dans leur langage, qu’un de nous trois sera pape à Rome. Que ferez-vous de moi, si c’est vous qui devez l’être, comme c’est probable ?

— Je te ferai mon premier cardinal.

— Et vous, mon père ? dit-il en s’adressant au jeune moine.

— Moi, je te ferai chien de Dieu[13] dans ma cathédrale.

— Ah !... c’est toujours quelque chose.

Puis il alla à la haie où chantaient les oiseaux, et y coupa, avec son couteau, une baguette de saule, qu’il se mit à écorcher, tout en marchant.

Enfin, ils arrivèrent aussi à Rome. Quand ils entrèrent dans la ville sainte, on faisait une procession. C’était la première, car on devait en faire trois. — Il y avait là une foule immense de cardinaux, d’archevêques, d’évêques, de moines et de simples prêtres, venus de tous les pays de la terre. Ils avaient des costumes variés à l’infini, et tous ils tenaient à la main un cierge non allumé. De ces cierges, les uns étaient fort gros et longs, et les autres étaient tout modestes, sans doute suivant le rang et les moyens de chacun.

Il devait y avoir trois processions, une par jour, pendant trois jours consécutifs, et le pèlerin dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être pape à Rome. Nos deux moines prirent place dans les rangs de la procession, portant chacun son cierge à la main. Innocent, qui n’avait pas d’argent pour en avoir un, se glissa à côté d’eux, tenant à la main, en guise de cierge, la baguette blanche qu’il avait coupée dans la haie où chantaient les oiseaux, au bord du chemin. On le regardait, et l’on disait de lui, en haussant les épaules : Voyez donc ce pauvre innocent !

La procession se déroulait lentement à travers la ville, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge, dans le secret espoir de le voir s’allumer miraculeusement. Mais ni les cierges des cardinaux, ni ceux des archevêques et des évêques, et autres grands dignitaires de l’Église, ne s’allumaient ; et pas davantage ceux des abbés, des moines et des simples prêtres. Mais voilà que tout à coup le feu prit à la baguette blanche d’Innocent !

— Voyez donc qui ! se disait-on ; il y a certainement tricherie ! Un pauvre innocent ! Nous aurons donc un pape innocent !

Le second jour, la baguette d’Innocent s’alluma encore, et aussi le troisième jour ! Il n’y avait pas à dire, c’était bien lui que Dieu désignait visiblement pour être pape à Rome.

Le premier cardinal s’avança alors vers lui, et s’agenouilla en sa présence, en disant :

— Donnez-moi votre bénédiction, Saint-Père, car c’est vous qui êtes à présent le pape à Rome.

— Un pauvre innocent comme moi !

— Dieu vous donnera les lumières nécessaires ; sa volonté s’est manifestée visiblement, par trois fois.

Voilà donc Innocent pape à Rome, par la volonté de Dieu !

Il n’oublia pas ses deux compagnons de voyage, et, dès le lendemain, il les fit appeler auprès de lui.

— Vous, mon père, dit-il en s’adressant au vieux moine, qui avez toujours été bon et bienveillant pour moi, et qui vouliez me nommer votre premier cardinal, si Dieu vous avait désigné, vous serez vous-même mon premier cardinal. Et vous, dit-il en se tournant vers le jeune moine, acceptez les fonctions que vous-même vous vouliez me donner, celles de chien de Dieu (suisse) de ma cathédrale !

Le bruit se répandit vite, dans le monde entier, qu’il y avait un pape Innocent à Rome.


Cependant le roi et la reine de France étaient bien malheureux. Ils étaient convaincus que le vieux charbonnier avait exécuté ponctuellement l’ordre de la reine et que leur fils n’existait plus. Le remords les tourmentait, et ils ne trouvaient nulle part un prêtre qui consentît à les absoudre d’un tel crime. Ils s’étaient adressés partout, et toujours en vain. Quand ils apprirent qu’il y avait un nouveau pape à Rome, un pape Innocent, ils se dirent :

— Il faut que nous allions jusqu’à Rome ; peut-être ce nouveau pape aura-t-il pitié de nous et nous absoudra.

Ils se rendirent donc à Rome, et, en y arrivant, ils allèrent tout droit au palais du pape.

— Le pape est-il à la maison ? demandèrent-ils en entrant.

— Oui, mais il est à table, leur fut-il répondu.

— Nous attendrons ; mais dites-lui, nous vous en prions, qu’il y a ici un père et une mère malheureux, venus de bien loin, et qui désirent lui parler.

On rapporta ces paroles au pape.

— Oui, répondit-il, je les connais. Recevez bien ces gens-là ; faites-les manger dans une salle à part, et servez-les comme moi-même.

On se conforma à ces ordres, et nos deux voyageurs étaient confus de la réception et du bon accueil qu’on leur faisait.

Quand le pape se leva de table, il vint à la salle où ils étaient. En le voyant entrer, ils se jetèrent à ses pieds.

— Relevez-vous, leur dit-il ; ce n’est que devant Dieu que l’on doit se prosterner ainsi.

Et il les releva, en leur tendant la main.

Quand le pape sortait de table, un valet lui versait toujours de l’eau sur les mains, puis un autre valet lui présentait une serviette pour les essuyer. Dans son empressement à se rendre auprès des deux voyageurs, il avait négligé, ce jour-là, cette ablution accoutumée. Mais, dans la salle où se trouvaient le roi et la reine de France, on avait aussi mis, pour eux, une aiguière pleine d’eau et des serviettes. Le Saint-Père dit alors, en s’adressant au roi :

— Auriez-vous, seigneur, la bonté de me verser un peu d’eau sur les mains ?

Et le roi s’empressa de verser l’eau.

Puis s’adressant à la reine :

— Et vous, madame, auriez-vous la complaisance de me donner cette serviette ?

Et la reine lui présenta la serviette avec empressement.

— Allons ! mon père et ma mère, dit alors le pape, la prédiction est accomplie ! Vous rappelez-vous que je vous dis qu’un jour viendrait où vous seriez bien heureux, vous, mon père, de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, de me présenter une serviette pour les essuyer? — Je suis votre fils, et je vous pardonne du fond de mon cœur !

Et ils se reconnurent alors et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en versant des larmes de joie et de bonheur. Et ils vécurent ensemble, le reste de leurs jours, et moururent comme des saints.

Puissions-nous faire comme eux, et aller un jour les rejoindre, là où ils sont ! — Amen (dit l’auditoire).

(Conté par Guillaume Garandel, tailleur, au Vieux-Marché, octobre 1869.)


Dans l’Histoire des Sept Sages de Rome, un jeune homme, nommé Alexandre, entendant le chant d’un rossignol, dit à son père que l’oiseau lui annonce par son chant qu’il deviendra tel maistre et si grand seigneur, que son père lui présentera humblement l’eau pour laver les mains, et que sa mère en révérence lui tiendra la serviette pour les essuyer. Le père furieux mène son fils à la mer et l’y jette ; mais l’enfant se sauve à la nage. Il rencontre un vaisseau dans lequel on le reçoit, et il se rend en Égypte. Là, ayant donné au roi l’interprétation du cri de deux corbeaux, il obtient en récompense la main de la princesse fille du roi, et monte sur le trône d’Égypte, après la mort de son beau-père. Il mande alors à la cour son père et sa mère, et sa prédiction s’accomplit.

Dans le roman français en prose des Sept Sages de Rome, publié par Le Roux de Lincy, le fils dit : « Il (les deux corneilles) dient que je monterai encore si hautement, et serai encore si hauz homs, que vous serez forment liez si je daignoie tant souffrir que vous me tenissiez mes manches, quand je devroie laver mes mains, et ma mère seroit moult liée, si elle osoit tenir la toaille où je essuieroie. »

Dans un conte basque de Webster, Basque Legends (p. 136), le fils entend chanter des oiseaux. Ils disent que pour l’heure il obéit à son père, mais qu’un temps viendrait où son père lui obéirait. Le père, qui est capitaine de vaisseau, enferme son fils dans un tonneau et le jette à la mer. Le tonneau est poussé à terre, et le jeune homme est recueilli par un roi dont il épouse la fille. Le capitaine de vaisseau devient plus tard domestique auprès de son fils, qu’il ne reconnaît pas.

Dans un second conte basque de Webster (p. 137), un jeune homme entend une voix, et il dit à sa mère qu’elle lui prédit qu’un père et une mère seraient les serviteurs de leur fils. Mais la voix avait parlé de lui et de ses propres parents. Sa mère en est persuadée. Elle ordonne à deux serviteurs de tuer en secret son fils et de lui rapporter son cœur. Les serviteurs lui laissent la vie sauve et rapportent à la mère le cœur d’un chien. Le fils se décide à aller à Rome et rencontre deux hommes avec lesquels il fait route. Un soir, ils sont descendus dans une auberge de brigands. Le fils est averti par la voix, et il s’échappe avec ses deux compagnons. Le lendemain, ils sont reçus dans une maison seigneuriale où le jeune homme guérit une jeune fille malade depuis sept ans. Quand il arrive à Rome, les cloches sonnent d’elles-mêmes, et il est élu pape. Sur ces entrefaites, sa mère est tourmentée de remords. Elle raconte son forfait à son mari et fait avec lui le pèlerinage de Rome, pour se confesser au pape. La confession amène la scène de reconnaissance. La prédiction cependant ne s’est pas accomplie en entier. Les parents ne deviennent pas les serviteurs du fils. La tradition est évidemment altérée dans ce conte.

Comme ou le voit, cette version basque ressemble beaucoup à notre version bretonne.

M. Kœhler, dans ses commentaires de Mélusine (col. 384-386), cite encore un conte masure, dans M. Tœppen ; un conte mordvine, dans A. Ahlquist, et un conte téléoute, dans Radloff, dont la fable principale ressemble à celle de notre légende.

Pour l’épisode où le pape Innocent tue le fils du gentilhomme, pendant le voyage de Rome, parce que celui-ci et sa femme, depuis qu’ils ont cet enfant, ne pensent plus à Dieu, voir la légende de l’Ermite et l’Ange voyageant ensemble, dans notre second volume, p. 4.

L’épisode des voleurs cachés dans des mannequins se retrouve dans l’histoire d’Ali-Baba et des Quarante Voleurs, des Mille et une Nuits.



  1. Ces ermites de nos contes populaires rappellent les Richis et les Fakirs des Hindous. Voici comme on nous dépeint un d’eux, dans la Reconnaissance de Sakountala, drame du poète Kalidasa : « Le corps à moitié recouvert par un monticule formé par des fourmis ; la poitrine semée par une peau de serpent ; le cou étroitement pressé par les replis d’un collier de lianes desséchées ; portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses épaules et qui est rempli de nids d’oiseaux, à la place où il est, immobile comme un tronc d’arbre, ce solitaire se tient tourné vers le disque du soleil. »
  2. C’est le nom que nos paysans bretons donnent à la Mort personnifiée. Ce mot semble signifier l’oubli et venir du verbe breton ankouâd oublier.
  3. Voir un épisode semblable dans le premier volume de Gwerziou Breiz-Izel, Marie Quelen, page 95.
  4. Dans un conte slave de Glinski, connu sous le titre de : Le brigand Madey, un enfant, vendu au diable par son père, va également en enfer retirer le titre de la vente de son âme.

    Cf. L’Enfant vendu au diable, conte gallot, no XXIX des Contes populaires de la Haute-Bretagne, de Paul Sébillot.
  5. Ce sont les assistants qui répondent en chœur : amen ! quand le récit se termine par ce souhait, ce qui arrive fréquemment.
  6. Voici le texte breton de cette formule initiale par laquelle
    le conteur à qui je dois cette légende avait l’habitude de commencer ses récits :

    Selaouit holl hag e hlevfet
    Eur gaoz hag a zo kaer meurbed,
    Ha na eûs eu-hi netra gaou
    Met marteze eur gir pe daou.
  7. Quand quelqu’un est soupçonné d’avoir dit un gros mensonge, on a coutume de dire, si l’on est dans un appartement clos : Ouvrez la porte ou la fenêtre ! (pour laisser sortir le mensonge).
  8. Dans un autre conte bas-breton : La Princesse de Tronkolaine, la réponse à la même question est celle-ci : — C’est que le château de la princesse de Tronkolaine est ici près, et elle est si belle, qu’il faut que je me montre dans tout mon éclat, pour n’être pas éclipsé par elle.
    Voir : Archives des missions scientifiques et ittéraires, 1872, cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, pages 5 à 9.
  9. Les conteurs populaires ont la fâcheuse habitude d’introduire dans leurs récits des noms de localités et de personnes qu’ils connaissent, les substituant à d’autres noms plus anciens, et qu’il eût été intéressant de connaître. C’est ainsi que le titre de marquis de Tromelin, dans ce conte, est une substitution toute locale et suffirait pour désigner le lieu où le conte a été recueilli. Il y a, en effet, un manoir de ce nom dans la commune de Plouaret.
    Cette observation s’applique à plusieurs autres des récits que j’ai recueillis.
  10. Le même épisode se retrouve dans le Filleul de la sainte Vierge du volume de contes bretons que j’ai publié, en 1870, chez Clairet, imprimeur à Quimperlé.
  11. Bennoz Doue war ho ineou !
  12. L’association de ces deux mots : pape et innocent, paraît singulière à nos paysans bretons qui, ordinairement, attachent au dernier la signification de pauvre d’esprit et même d’idiot. Il y a une intention satirique dans le titre de cette légende. On en peut lire une autre version fort curieuse, avec des commentaires savants de M. Reinhold Kœhler, dans le conte de : Christic, qui devient pape à Rome, col. 300 et suivantes de Melusine, cet excellent recueil de traditions populaires, dû à l’initiative et à la direction de MM. Henri Gaidoz et Eugène Rolland.
  13. Les paysans bretons appellent chien de Dieu les suisses de leurs églises, parce que leur principale fonction consiste à faire la police de l’église, et surtout à chasser les chiens qui s’y introduisent.