Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Quatrième partie



QUATRIÈME PARTIE


la mort en voyage.




I


SANS-SOUCI
ou le maréchal-ferrant et la mort.



Il y avait une fois un soldat breton nommé Sans-Souci, à cause de son humeur joyeuse et de son heureux caractère, qui revenait de l’armée et s’en retournait dans son pays, à Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Les uns disent qu’il avait son congé en règle ; d’autres prétendent qu’il avait déserté ; mais peu nous importe.

Après une longue journée de marche, il se trouva, vers le coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait faim, et il n’avait pas d’argent, si bien qu’il résolut de demander à loger dans ce château.

Il frappa à la porte. Le guichet s’ouvrit, et le portier lui demanda :

— Que voulez-vous ?

— Je voudrais être logé, pour cette nuit seulement, car j’ai marché toute la journée, et je suis bien fatigué.

— Attendez là un peu, et je vais demander à mon maître s’il veut vous loger.

Et le portier se rendit auprès du châtelain, et lui dit qu’un soldat harassé de fatigue était à la porte et demandait à loger.

— Dites-lui de venir me trouver, répondit le seigneur.

Le portier fit entrer Sans-Souci et le conduisit devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon feu, dans la grande salle du château.

— Bonsoir, monseigneur, dit Sans-Souci en entrant.

— Bonsoir, mon garçon, répondit le châtelain. Que demandes-tu ?

— Je voudrais être logé, car je suis rendu de fatigue, et de plus, j’ai faim et pas d’argent.

— Je te logerai volontiers, et je te régalerai même bien, si tu n’es pas peureux et si tu veux passer la nuit dans une salle du château, qui est hantée par des revenants, des diables, ou je ne sais quoi. Toujours est-il qu’il y a là-dedans un tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que personne n’y peut tenir, et qu’il a fallu abandonner cette salle. Si tu parviens à chasser les revenants ou les diables, et à rendre la salle habitable, tu n’auras pas perdu ta peine, car je te récompenserai bien.

Sans-Souci répondit :

— Je veux tenter l’aventure, arrive que pourra. Je n’ai jamais été poltron, et je ne serais même pas fâché de voir un peu de près le diable, dont j’entends parler si souvent et que je ne connais pas encore. Peut-être n’est-il pas aussi méchant qu’on le dit, après tout.

— À la bonne heure ! reprit le seigneur, tu me parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors ta cuisine toi-même, à ta guise.

Sans-Souci s’installa dans la salle hantée, et des valets lui apportèrent un quartier de mouton cru, une miche de pain blanc et six bouteilles de vin vieux. Puis ils s’en allèrent, et il resta seul. Il commença par faire un bon feu et mettre son quartier de mouton à la broche. Puis il s’assit dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa pipe, déboucha une bouteille de vin et en but un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tranquillement, en regardant cuire son quartier de mouton, et en se disant :

— Ce que c’est que la peur ! On s’imagine qu’il y a ici des revenants, ou des diables, que sais-je, moi ?... Et voyez comme tout est silencieux et comme on est tranquille ! Je m’accommoderais bien, quant à moi, de ce logis, surtout si l’on me traitait toujours comme cela...

Et il se versa un second verre de vin et se disposait à le boire, quand il entendit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt tomba dans le feu, sans en paraître le moins du monde incommodé, un être étrange, un diable sans doute, qui le saisit, le lança au bas de la salle, aussi facilement que si c’eût été une bûche ordinaire, et s’assit à sa place, dans le fauteuil.

— Ah ! se dit Sans-Souci, il paraît que le sabbat va commencer ! mais, n’importe, nous verrons bien comment cela finira.

Et il se releva, et vint s’asseoir hardiment en face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au côté opposé du foyer. Mais à peine s’y fut-il installé, qu’il entendit de nouveau le même bruit dans la cheminée, et un second personnage, en tout semblable au premier, tomba encore dans le feu, puis se releva lestement, le lança encore au bas de la salle et s’assit ensuite dans le second fauteuil, en face de l’autre.

— Voici de singuliers compagnons ! se dit Sans-Souci, en se relevant ; mais mon rôti doit être cuit, et je vais le retirer du feu, de peur qu’ils s’avisent de vouloir le manger.

Il revint au foyer et se disposait à enlever son rôti, quand un troisième personnage, semblable aux deux premiers, dévala de la cheminée et le lança encore au bas de la salle, lui, sa broche et son rôti.

— Ah ! le jeu commence à m’ennuyer, dit-il en se relevant et en se grattant le derrière. Mais je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils paraissent aimer le feu, et entrer dans ce lit clos que je vois là. J’emporterai mon gigot, avec une bouteille de vin, et peut-être me laisseront-ils souper à mon aise.

Il se mit donc dans un lit qui était au bas de la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les trois diables (car c’étaient de vrais diables) vinrent à lui et lui parlèrent de la sorte :

— Ah ! Sans-Souci, l’homme sans peur, tu crois donc que nous allons te laisser tranquillement manger, boire et dormir, chez nous, tout comme si tu étais chez toi ? Tu te trompes, mon ami, et nous allons en finir avec toi.

— J’espère du moins, messeigneurs, répondit Sans-Souci, que vous ne me tuerez pas au lit, comme trois lâches, et que vous me laisserez me lever, afin que je puisse me défendre ? Vous êtes trois contre un.

— Oui, lève-toi, répondirent-ils.

Sans-Souci sauta hors du lit. La nuit précédente, ne trouvant pas où loger, il avait passé la nuit dans une église, et le matin, en partant, il avait rempli d’eau bénite une bouteille vide qu’il avait sur lui et qu’il avait achetée pleine de cidre. Dès qu’il fut sur ses pieds, il déboucha sa bouteille et se mit à asperger les diables d’eau bénite. Ceux-ci sautaient jusqu’au plafond, cherchaient à fuir et poussaient des cris affreux.

— Assez! assez ! criaient-ils ; laisse-nous partir à présent, Sans-Souci ! Pitié ! assez ! assez !

— Oui, si vous me promettez de ne plus revenir dans ce château.

— Oui, nous te le promettons ; nous n’y reviendrons plus jamais !

— Signez alors de votre sang.

— Oui, nous signerons de notre sang.

Et ils signèrent tous les trois de leur sang, sur un morceau de parchemin que l’on trouva par là, et alors Sans-Souci les laissa partir par où ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée. Après cela, il put souper tranquillement, puis il se remit au lit et dormit très-bien.

Le lendemain matin, le maître du château vint le voir, et il fut bien étonné de le retrouver en vie.

— Comment, tu vis donc encore ? lui dit-il.

— Mais oui, monseigneur, je vis encore, comme vous le voyez, et je n’ai même pas eu de mal.

— Et tu as passé toute la nuit ici ?

— J’ai passé toute la nuit ici.

— Et tu n’as rien vu d’extraordinaire ?

— Ah ! pour cela, si... J’ai eu affaire à de singuliers personnages ; mais rassurez-vous, car je vous en ai débarrassé pour toujours.

— Je ne puis te croire ; où est la preuve de ce que tu dis là ?

— Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est marqué dessus.

Et il lui présenta le parchemin que les trois diables avaient signé de leur sang.

Le seigneur l’examina et s’écria avec une grande joie :

— Ah ! quel service tu m’as rendu ! Demande-moi tout ce que tu voudras, pour ta récompense, et je te l’accorderai. Veux-tu la main de ma fille ?

— Monseigneur, je n’ai pas mérité tant d’honneur, et je n’aspire pas si haut. Je suis maréchal-ferrant de mon état, comme l’était mon père, et si vous voulez me rendre heureux, faites-moi bâtir une forge au bord de la grande route, et approvisionnez-la de fer et de charbon car je n’ai pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passeront, et je vivrai ainsi de mon travail, comme doit le faire tout honnête homme.

Le seigneur fit construire la petite forge au bord de la grande route. Sans-Souci s’y installa aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit, on entendait son marteau qui retentissait sur l’enclume, car il aimait le travail. Les pratiques ne manquaient pas, et il était content et heureux.


Un jour qu’il était à son travail, comme à l’ordinaire, en bras de chemise, les manches retroussées et la figure toute noire de charbon et de fumée, deux passants, deux étrangers, dont un vieux et un jeune, s’arrêtèrent pour le regarder.

— Tu travailles de bon cœur, Sans-Souci ! lui dit le plus jeune.

— Il faut travailler, messeigneurs, pour gagner sa vie, répondit-il.

Et il mettait le fer au feu, puis l’en retirait et le battait sur l’enclume, et la sueur lui tombait du front goutte à goutte. Les deux passants étaient en admiration devant lui.

— J’aime les travailleurs comme toi, Sans-Souci, reprit l’inconnu, et, pour te le prouver, fais-moi trois demandes, à ton choix, et je te les accorderai.

Sans-Souci sourit et le regarda du coin de l’œil, comme un homme qui n’a pas grande confiance.

— Demande premièrement le paradis, lui dit le plus âgé des deux voyageurs.

— Le paradis, mon brave homme, répondit-il, est à qui le gagne, et ne se donne pas si facilement, je pense.

— Tu as raison, Sans-Souci, reprit l’autre ; mais fais-moi tes trois demandes, et je te promets de te les accorder, quelles qu’elles puissent être.

— Eh bien ! j’ai souvent soif, à battre le fer sur mon enclume, et la fontaine est assez loin ; je voudrais bien qu’un vieux poirier que j’ai là, dans mon courtil, derrière la forge, portât des fruits en toute saison, même en hiver.

— Accordé, dit le jeune voyageur.

Et aussitôt le vieux poirier de Sans-Souci se couvrit de belles fleurs blanches, et, un moment après, il succombait sous le poids de belles poires toutes dorées, quoiqu’on fût en plein mois de janvier !

— Fais ta seconde demande, Sans-Souci, dit l’inconnu.

— Demande le paradis, à présent au moins, lui dit encore le vieillard.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre paradis, grand-père, lui répondit Sans-Souci ; le paradis est à qui sait le gagner, vous le savez bien, et j’espère qu’on ne me le refusera pas, après ma mort, si je l’ai gagné.

— Certainement, répondit le jeune étranger ; fais ta seconde demande, Sans-Souci.

— Eh bien ! je voudrais avoir là, au coin de ma forge, un bon fauteuil ; et toutes les fois que que quelqu’un s’assoirait dans ce fauteuil, je voudrais qu’il ne pût s’en relever que lorsque je le lui permettrais.

— Accordé.

Et le fauteuil se trouva aussitôt au coin de la forge.

— Fais, à présent, ta troisième demande.

— Ne manque pas de demander le paradis, cette fois au moins ! dit encore le vieillard.

— Je vous le répète, laissez-moi tranquille avec votre paradis, vieux radoteur ! Je demande, à présent, un jeu de cartes avec lequel je gagnerai toujours, quelle que soit la personne avec qui je jouerai.

— Accordé encore ! Tiens, voilà les cartes.

Et un jeu de cartes tout neuf se trouva aussitôt sur l’enclume.

Les deux voyageurs firent alors leurs adieux au maréchal-ferrant, et poursuivirent leur route. Je n’ai sans doute pas besoin de vous dire que le plus jeune était Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui voyageait alors en Basse-Bretagne, et l’antre saint Pierre, qui l’accompagnait partout dans ses voyages.


Il y avait plusieurs années que Sans-Souci avait reçu la visite de notre Sauveur et de saint Pierre, et il vivait heureux et content, travaillant toujours, quoique déjà vieux, lorsqu’un jour il reçut une autre visite moins agréable. C’était celle de l’Ankou (la Mort) lui-même. Il n’eut pas de peine à le reconnaître à sa faux et à ses os décharnés et blanchis. Cependant, il ne se troubla pas, et continua de travailler et de battre le fer sur son enclume, comme si c’eût été un client ordinaire. Mais l’importun visiteur, brandissant sa grande faux, lui dit :

— Allons ! Sans-Souci, prépare-toi à me suivre, car ton tour est venu.

— Mon tour de quoi donc ? répondit Sans-Souci, feignant de ne pas comprendre.

— Tu ne me connais donc pas ? Je suis l’Ankou, mon ami !

— Ah ! c’est vous qui êtes le grand Faucheur ? Bien ! bien ! J’ai souvent entendu parler de vous ; mais, excusez-moi, je ne vous connaissais pas, ma foi !

— Il n’y a pas de mal à cela ; mais allons ! viens vite, je n’ai pas de temps à perdre.

— Oui, oui, certainement, puisque mon tour est venu, dites-vous. Cependant, je ne voudrais pas partir comme cela, avant d’avoir ferré les chevaux que vous voyez là, à ma porte. Asseyez-vous là un peu, sur ce fauteuil ; ce sera l’affaire d’un instant, puis je vous suivrai où vous voudrez.

— Je suis pressée, et je n’ai pas le temps d’attendre ; je vais te donner le coup de grâce.

Et elle leva sa faux pour le frapper.

— Mais patientez donc un peu, vous dis-je ; qu’est-ce que cela vous fait ? vous saurez bien rattraper le temps perdu. Laissez-moi du moins finir de ferrer la haquenée de mon recteur (curé). Trois fers sont déjà posés ; il n’en manque plus qu’un, et, pour l’honneur de mon nom, je ne voudrais, pour rien au monde, laisser dans cet état le dernier cheval que j’aurai ferré, surtout celui de mon recteur ! Que dirait le bienheureux saint Éloi, quand je me présenterai devant lui, là-haut ? Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, vous dis-je ; ce sera fait en un clin d’œil !

La Mort s’assit dans le fauteuil. Sans-Souci fut alors rassuré, et il se remit au travail, en sifflant et en chantant. Il mettait le fer au feu, soufflait, puis le battait sur l’enclume, et ne se pressait point. Il finit de ferrer le cheval de son recteur, puis plusieurs autres après. La Mort, voyant cela, dit encore :

— Allons ! il faut partir, car j’ai beaucoup de chemin à faire encore aujourd’hui ; je ne puis attendre plus longtemps.

— Vous m’ennuyez à la fin ! Donnez-moi la paix et me laissez faire tranquillement mon ouvrage ! lui répondit Sans-Souci, quand il fut sûr qu’elle ne pouvait pas quitter son fauteuil.

Et il continua de travailler le reste de la journée, puis le lendemain, puis le surlendemain, puis pendant des mois et des années, et la Mort restait toujours clouée sur son fauteuil, et quand elle lui parlait de partir, il se contentait de siffler et de lui rire au nez ; et cela dura longtemps ainsi.

Bref, il y avait cent ans que la Mort était prisonnière de Sans-Souci, et personne ne l’avait vue, pendant tout ce temps-là, et l’on s’inquiétait de ce qu’elle était devenue. Bien plus, on la regrettait et on l’implorait partout, à présent, comme on la détestait et la maudissait, auparavant. On ne mourait plus, et l’on en était venu à regarder la vie comme le plus grand des maux. Enfin, le bon Dieu eut pitié des pauvres humains (C'est, sans doute, une expérience qu’il avait voulu faire) et il envoya l’ange de la Mort vers Sans-Souci, pour lui dire de rendre la liberté à la Mort.

Quand l’ange arriva dans la forge, il trouva Sans-Souci qui ferrait tranquillement des chevaux, selon son ordinaire.

— Comment, Sans-Souci, lui dit l’envoyé de Dieu, peux-tu retenir si longtemps la Mort prisonnière dans ta forge ? Voilà cent ans qu’il n’est mort personne, et partout on se plaint, dans l’enfer, dans le purgatoire, dans le paradis, mais surtout sur la terre ! Tout le monde veut mourir, à présent. On implore la mort comme l’unique remède à tous les maux, comme l’ange libérateur. Le bon Dieu m’a envoyé vers toi pour te dire de la mettre en liberté sur le champ.

— C’est ma foi vrai, répondit Sans-Souci ; il y a longtemps qu’elle est là assise, dans son fauteuil, et, comme elle dort et ne fait aucun bruit, je l’avais tout à fait oubliée. Je vais lui rendre la liberté et la laisser partir avec vous. Mais je suis pressé pour le moment. Voyez, que de chevaux à ma porte ! Le temps seulement de mettre quelques clous aux pieds de derrière de ce cheval blanc que vous voyez, et qui appartient au seigneur du château voisin, et je suis à vous. Mais asseyez-vous, en attendant, sur le fauteuil, à côté du grand Faucheur ; il y a place pour deux.

Et l’ange s’assit aussi dans le fauteuil, à côté de la Mort. Alors Sans-Souci ferma la porte de la forge sur la Mort et son ange, mit la clé dans sa poche et partit avec les cartes que le bon Dieu lui avait données, et dont il n’avait encore fait aucun usage. Il n’alla pas loin sans rencontrer un seigneur inconnu, d’une mine étrange, et qui, lui voyant un jeu de cartes entre les mains, l’accosta et lui dit :

— Veux-tu faire une partie avec moi, camarade ?

C’était Lucifer lui-même, qui, n’ayant plus rien à faire, s’ennuyait beaucoup.

— Je ne demande pas mieux, répondit Sans-Souci.

Et ils s’assirent sur une grande pierre, au milieu d’une grande lande, pour faire leur partie.

On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda alors :

— Quel sera l’enjeu ?

— Eh bien ! jouons âme contre âme, la tienne contre la mienne, répondit le diable.

Sans-Souci, étonné de cette réponse, l’examina des pieds à la tête, et, ayant remarqué qu’il avait des pieds fourchus, il reconnut que c’était au vieux Guillaume (le diable) qu’il avait affaire. Mais comme il avait confiance dans ses cartes, il se dit :

— N’importe ! tu ne sais pas ce qui t’attend, toi que l’on nomme le malin.

Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci gagna facilement la première partie.

— Continuons, dit l’autre : deux autres âmes contre les deux que tu possèdes à présent, la tienne et celle que tu as gagnée.

— Ça va ! répondit Sans-Souci ; distribuez les cartes.

Les cartes furent distribuées pour la seconde fois, et Sans-Souci gagna encore.

— Quatre autres âmes contre tes quatre ! dit l’autre, un peu dépité.

— Allons ! quatre autres âmes contre les quatre que j’ai déjà gagnées, répondit Sans-Souci.

Et il gagna encore.

Enfin, pour abréger, ils jouèrent ainsi pendant cent ans, toujours doublant l’enjeu, et Sans-Souci gagnant toujours. Songez quelle quantité d’âmes gagnées ! Il en gagna tant et tant qu’il finit par vider l’enfer ! Les âmes, à mesure qu’elles étaient délivrées, passaient de l’enfer dans le purgatoire, et il y en avait tant que, pour leur faire place, il fallut envoyer au paradis celles qui étaient déjà dans le purgatoire quand le jeu avait commencé.

Le joueur malheureux poussa alors un cri épouvantable ; il frappa du pied le rocher, et la trace y est encore visible, puis il disparut dans un abîme qui s’ouvrit pour le recevoir.

Cependant, la Mort était toujours prisonnière avec son ange, dans la forge de Sans-Souci, et, comme on ne mourait plus, les hommes étaient de plus en plus malheureux. On les voyait partout levant les mains et les yeux vers le ciel, et criant :

— Mourir ! mourir !... Ô Mort, ayez pitié de nous !

Sans-Souci, touché d’une si grande désolation, dit un jour :

— Ma foi ! j’ai assez vécu comme cela ! C’est toujours la même chose, dans ce monde : des bons et des méchants, des riches et des pauvres, beaucoup de misère et de mal partout, et nul n’est content de sa condition. Je veux aller voir, à présent, ce qu’il y a aussi de l’autre côté. Je vais délivrer la Mort.

Et il revint à sa forge. La Mort y était toujours sur son fauteuil avec son ange à côté d’elle.

Il les éveilla, car ils dormaient profondément, et leur dit :

— Il y a assez longtemps que vous êtes là à rien faire ; partez, à présent, et besognez bien, car on se plaint beaucoup de votre paresse, sur la terre et dans le ciel aussi.

Ils se levèrent aussitôt, sans attendre qu’on le leur dît deux fois, et la Mort, brandissant sa faux, depuis si longtemps inactive, commença par frapper Sans-Souci. Puis elle parut et se répandit par tout le monde, besognant rudement, de manière à rattraper le temps perdu. Elle multipliait ses coups avec une rapidité effrayante, comme une enragée, et les mortels tombaient et s’entassaient les uns sur les autres, comme l’herbe et les fleurs des champs tombent, drues et pressées, sous les coups des faucheurs, aux mois de juin et de juillet.

Cependant, l’âme de Sans-Souci était montée au ciel, et elle alla tout droit frapper à la porte du paradis : Toc ! toc !

— Qui est là ? cria saint Pierre, derrière la porte.

— Sans-Souci ! Ouvrez-moi, s’il vous plaît.

— Sans-Souci ?... Passe alors ; il n’y a pas de place pour toi ici.

— Pourquoi donc, monseigneur saint Pierre ?

— Te rappelles-tu le jour où, voyageant en Basse-Bretagne avec Jésus-Christ, nous te trouvâmes battant courageusement le fer sur l’enclume, dans ta forge, au bord de la route ? Le Seigneur te dit de former trois vœux, de lui faire trois demandes, et il te les accorderait, quelles qu’elles fussent.

— Oui, je me le rappelle très-bien.

— Je te conseillai, par trois fois, de demander le paradis. Mais tu ne m’écoutais pas : tu demandas d’abord qu’un vieux poirier que tu avais dans ton courtil portât des fruits en toute saison, puis un fauteuil d’où l’on ne pût se relever, une fois assis dedans, qu’avec ta permission, et enfin un jeu de cartes avec lequel tu gagnerais à tout coup. Tout cela te fut accordé. Mais tu ne parlas pas eu paradis, malgré mes conseils ; tu me traitas même de vieux radoteur. N’est-ce pas vrai ?

— C’est bien vrai, monseigneur saint Pierre ; mais oubliez tout cela, je vous prie, et laissez-moi entrer. Il ne manque pas de place chez vous, je présume ?

— Non, non, Sans-Souci, tu n’entreras pas.

— Et où donc voulez-vous que j’aille ?

— Où tu voudras ; chez le diable, si tu veux.

— Chez le diable ? Je le connais bien, et j’ai déjà eu affaire à lui. Où demeure-t-il donc ?

— À la deuxième porte, à gauche.

— C’est bien ; je vais aller le voir, car je ne le crains pas.

Et Sans-Souci alla frapper à la porte de l’enfer, qui était la deuxième, à gauche : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci, répondit-il.

— Sans-Souci ! Ah bien ! n’espère pas entrer ici, par exemple ! Nous n’avons pas oublié comment tu nous as traités, dans le vieux château d’où tu nous a chassés. Et puis, tu as vidé l’enfer et empêché d’autres d’y venir, en retenant la Mort si longtemps prisonnière sur ton fauteuil. Va-t’en vite ! va-t’en !

Et on lui ferma la porte au nez.

— Ah ! voici qui est drô1e ! dit Sans-Souci ; on ne veut de moi ni dans le paradis, ni dans l’enfer ! Il faut que je frappe encore à cette autre porte qui est là, au milieu ; peut-être me recevra-t-on là ?

Et il alla frapper à cette troisième porte. C’était celle du purgatoire : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci.

— Sans-Souci ! va-t’en, va-t’en vite, malheureux ! Tu nous as envoyé tout l’enfer ! Va-t’en vite ! va loin d’ici !

— Décidément, on ne veut de moi nulle part ! se dit Sans-Souci, bien embarrassé de savoir où aller. Je ne peux pourtant pas rester ici seul, dehors... Il faut que je trouve un logement quelque part, il n’y a pas à dire. Je vais encore frapper à la porte de saint Pierre ; il a, malgré tout, l’air bonhomme, et je trouverai bien quelque moyen de me faire ouvrir sa porte.

Et il alla frapper de nouveau à la porte du paradis : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria saint Pierre.

— Moi, monseigneur saint Pierre, répondit Sans-Souci.

— Moi n’est pas un nom ; comment t’appelles-tu ?

— Sans-Souci, monseigneur saint Pierre.

— Encore !... Mais je t’ai déjà dit que je ne t’ouvrirai pas : adresse-toi ailleurs.

— Mais, monseigneur saint Pierre, on ne veut m’ouvrir nulle part : laissez-moi entrer chez vous, je vous prie.

— Non, non ! tu n’entreras pas ici ; va-t’en, tu m’ennuies.

— Je vous en supplie, monseigneur saint Pierre, entr’ouvrez du moins votre porte un peu, si peu que vous voudrez, pour que je puisse jeter un coup d’œil par là et avoir une idée de ce que c’est que le paradis.

Le bon Dieu se trouvait en ce moment dans la loge du portier du paradis ; il était venu voir son vieil ami et causer avec lui, comme cela lui arrivait souvent. Il eut pitié du pauvre Sans-Souci, renvoyé de partout, et il dit à saint Pierre :

— Entr’ouvre un peu ta porte, Pierre, et laisse-le jeter un coup d’œil dans le paradis.

Et saint Pierre entr’ouvrit un peu la porte. Aussitôt Sans-Souci jeta son bonnet dans le paradis, aussi loin qu’il put. Puis il dit à saisit Pierre :

— Laissez-moi entrer, mon bon saint Pierre, je vous en prie.

— Tu n’entreras pas, et regarde bien, si tu veux, pendant que tu y es, car je vais refermer ma porte.

— Eh bien ! vous me laisserez du moins aller chercher mon bonnet ?

— Oui, car il est trop sale pour que je veuille y toucher ; mais dépêche-toi.

Et Sans-Souci entra, sans se le faire dire deux fois. Et il s’avança bien loin dans le paradis et se mit à courir.

— Arrêtez-le ! arrêtez-le ! criait saint Pierre.

Trois ou quatre anges coururent après lui pour l’arrêter. Mais Sans-Souci s’assit alors sur son bonnet et dit aux anges qui voulaient le faire sortir et à saint Pierre, qui était accouru, armé d’un bâton :

— Ne me touchez pas ! Je suis ici sur mon bien, et personne n’a le droit de m’en chasser.

Et comme saint Pierre le menaçait de son bâton :

— Ne me touchez pas, je vous le dis, saint Pierre.

Et se tournant vers notre Sauveur, qui regardait cette scène en souriant :

— N’est-ce pas, bon Dieu, vous qui êtes juste et qui connaissez les droits de chacun, n’est-ce pas que je suis dans mon droit, étant sur mon bien, et que ni saint Pierre ni personne n’a le droit de me chasser d’ici ?

Et le bon Dieu dit :

— Sans-Souci a raison. Laissez-le donc tranquille, puisqu’il ne fait de tort à personne.

— Ah ! avez-vous entendu, vous autres ? Le bon Dieu vous dit de me laisser tranquille, puisque je suis dans mon droit, et vous devez lui obéir.

Et voilà comment Sans-Souci entra dans le paradis, où il est sans doute encore. Puissions-nous tous aller un jour nous en assurer par nous-mêmes !

Amen ! répondirent les assistants[1].

(Conté par Jean le Person, cordonnier, au bourg de Plouaret.)
II


l’homme juste.



Il y avait une fois un pauvre homme de qui la femme venait d’accoucher et de lui donner un fils.

Il voulait que son enfant eût pour parrain un homme juste, et il se mit en route pour le chercher.

Comme il cheminait, son bâton à la main, il rencontra d’abord un inconnu, qui avait la mine d’un fort honnête homme, et qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Eh bien ! voulez-vous de moi ? Je suis à votre disposition, si cela vous plaît.

— Oui, mais… je veux un homme juste.

— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber ; je suis votre homme.

— Qui donc êtes-vous ?

— Je suis le bon Dieu.

— Vous juste, Seigneur Dieu !… Non ! non ! Partout, j’entends qu’on se plaint de vous, sur la terre.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ? Mais pour mille et mille raisons diverses.... Les uns, parce que vous les avez envoyés dans ce monde faibles, contrefaits ou maladifs, tandis que d’autres sont forts et pleins de santé, qui ne l’ont pas plus mérité que les premiers ; d’autres, et de fort honnêtes gens, comme j’en connais plus d’un, parce que, quoique travaillant continuellement et se donnant un mal de chien, vous les laissez toujours pauvres et misérables, tandis que leurs voisins, des fainéants, des hommes sans cœur, des bons à rien.... Non, tenez, vous ne serez pas le parrain de mon fils ; adieu !...

Et le bonhomme poursuivit sa route en grommelant.

Un peu plus loin, il rencontra un grand vieillard à longue barbe blanche.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda le vieillard.

— Chercher un parrain pour mon fils nouveau-né.

— Je veux bien lui servir de parrain, si vous voulez ; cela vous va-t-il ?

— Oui, mais il faut vous dire avant que je veux que le parrain de mon fils soit un homme juste.

— Un homme juste ? Eh bien ! je le suis, je pense.

— Qui donc êtes-vous ?

— Saint Pierre.

— Le portier du paradis, celui qui tient les clefs ?

— Oui, celui-là même.

— Eh bien ! alors... vous n’êtes pas juste non plus, vous.

— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre avec un peu d’humeur ; et pourquoi donc, s’il vous plaît, bonhomme ?

— Pourquoi ? Ah ! je vous le dirai bien : parce que, pour des peccadilles de rien du tout, pour des misères, vous refusez, m’a-t-on dit, votre porte à de très-honnêtes gens, des hommes de peine, comme moi. Et pourquoi ? Parce que, après avoir travaillé dur toute la semaine, ils boivent peut-être une chopine de cidre de trop le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore ? Vous êtes le prince des apôtres, le chef de l’Église, n’est-ce pas ?

Saint Pierre hocha la tête, en signe d’assentiment.

— Eh bien ! dans votre église, c’est comme partout ailleurs ; on n’y a rien que pour de l’argent, et le riche y passe encore avant le pauvre... Non, vous ne serez pas aussi, vous, le parrain de mon fils ; adieu !…

Et il poursuivit sa route, toujours grommelant.

Il rencontra alors un personnage qui n’avait guère bonne mine, celui-là, et qui portait une grande faux sur son épaule, comme un faucheur qui va à son travail.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda aussi celui-ci.

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Voulez-vous de moi pour parrain ?

— Il faut vous dire, avant, que je veux un homme juste.

— Un homme juste ! Vous n’en trouverez jamais de plus juste que moi.

— Ils me disent tous cela ; mais qui donc êtes-vous ?

— Je suis le Trépas[2].

— Ah ! oui ; alors, vous êtes vraiment juste, vous ; vous n’avez de préférence pour personne, et vous faites bravement votre besogne. Riche et pauvre, noble et vilain, roi et sujet, jeunes et vieux, faibles et forts.... vous les frappez tous, quand leur heure est venue, sans vous laisser attendrir ni fléchir par les larmes, les menaces, les prières ou l’or. Oui, vous êtes véritablement le juste, et vous serez le parrain de mon fils. Venez avec moi.

Et l’homme s’en retourna à sa chaumière, emmenant avec lui le parrain qu’il voulait donner à son fils.

Le Trépas tint l’enfant sur les fonts baptismaux, et il y eut ensuite, dans la chaumière du pauvre homme, un petit repas où l’on but du cidre et mangea du pain blanc, par extraordinaire.

Avant de s’en aller, le parrain dit à son compère :

— Vous êtes de fort braves gens, votre femme et vous ; mais vous êtes bien pauvres ! Comme vous m’avez choisi pour être le parrain de votre fils, je veux vous en témoigner ma reconnaissance en vous révélant un secret qui vous fera gagner beaucoup d’argent. Vous, compère, vous allez vous faire médecin, à présent, et voici comment vous devrez vous comporter : quand vous serez appelé auprès d’un malade, si vous m’apercevez au chevet du lit, vous pourrez affirmer que vous le sauverez, et lui donner comme remède n’importe quoi, de l’eau claire, si vous voulez ; il en réchappera toujours. Si, au contraire, vous me voyez avec ma faux au pied du lit, il n’y aura rien à faire, et le malade mourra sûrement, quoi que vous puissiez faire pour essayer de le sauver.

Voilà donc notre homme improvisé médecin, mettant en pratique le système de son compère le Trépas, et prédisant, toujours à coup sûr, quand ses malades devaient guérir ou mourir. Comme il ne se trompait jamais et que, d’ailleurs, les remèdes ne lui coûtaient pas cher, puisqu’il ne donnait que de l’eau claire à ses clients, quelle que fût la maladie, il était fort recherché et devint riche en peu de temps.

Cependant, le Trépas, quand il avait occasion de passer par là, entrait de temps en temps pour voir son filleul et causer avec son compère.

L’enfant grandissait et venait à merveille, et le médecin, au contraire, vieillissait et s’affaiblissait chaque jour.

Un jour le Trépas lui dit :

— Je viens toujours te voir, quand je passe par ici, et toi tu n’es encore jamais venu chez moi ; il faut que tu viennes aussi me rendre visite, pour que je te régale à mon tour et te fasse voir ma demeure.

— Je n’irai que trop tôt, répondit le médecin, car je sais qu’une fois qu’on est chez vous, compère, on n’en revient pas comme on veut.

— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retiendrai pas avant que ton heure soit venue ; tu sais que je suis l’homme juste par excellence.

Le médecin partit donc, une nuit, pour faire visite à son compère. Ils allèrent longtemps de compagnie, par monts et par vaux, traversant des plaines arides, des forêts, des fleuves, des rivières et des régions tout à fait inconnues au médecin.

Enfin, le Trépas s’arrêta devant un vieux château entouré de hautes murailles, au milieu d’une sombre forêt, et dit à son compagnon : « C’est ici. »

Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir régala d’abord magnifiquement son hôte, puis, au sortir de table, il le conduisit dans une immense salle où brûlaient des millions de cierges de toutes les dimensions, longs, moyens, courts, et dont les lumières étaient plus ou moins nourries, et jetaient plus ou moins de clarté. Notre homme resta d’abord tout étonné, ébloui et muet devant ce spectacle. Puis, quand il put parler :

— Que signifient toutes ces lumières, compère ? demanda-t-il.

— Ce sont les lumières de la vie, compère.

— Les lumières de la vie ? Qu’est-ce à dire ?

— Chaque créature humaine qui vit présentement sur la terre a là son cierge, auquel est attachée sa vie.

— Mais il y en a de longs, de moyens, de courts, de brillants, de ternes, de mourants.... Pourquoi ?

— Oui, c’est comme les vies des hommes : les unes commencent ; d’autres sont dans leur force et tout leur éclat ; d’autres sont faibles et vacillantes ; d’autres enfin sont près de s’éteindre…

— Comme en voilà un (un cierge) qui est long et haut !

— C’est celui d’un enfant qui vient de naître.

— Et cet autre, que sa lumière est brillante et belle !

— C’est celui d’un homme dans toute la force de l’âge.

— En voilà un qui va s’éteindre, à défaut d’aliment.

— C’est un vieillard qui se meurt.

— Et le mien, où est-il aussi ? Je voudrais bien le voir.

— Le voilà près de vous.

— Celui-là ?… Ah ! mon Dieu, il est presque entièrement consumé ! Il va s’éteindre !…

— Oui, vous n’avez plus que trois jours à vivre !

— Que dites-vous là ? Quoi, trois jours seulement !… Mais puisque je suis votre ami et que vous êtes le maître ici, ne pourriez-vous me durer mon cierge quelque temps encore… par exemple, en prenant un peu à celui d’à côté, qui est si long, pour l’ajouter au mien ?…

— Celui d’à côté, qui est si long, est celui de votre fils, et si j’agissais comme vous me le conseillez, je ne serais plus le juste que vous cherchiez.

— C’est vrai, répondit le médecin, en se résignant et en poussant un grand soupir...

Et il revint alors chez lui, mit ordre à ses affaires, appela le curé de sa paroisse et mourut trois jours après, comme le lui avait prédit son compère la Mort.

(Conté par J. Corvez, de Plourin, Finistère, 1816.)


La légende de l’Homme Juste n’est pas particulière à la Bretagne. Comme presque tous les vieux récits populaires, on la trouve un peu partout, plus ou moins complète, plus ou moins altérée.

Elle se trouve dans Grimm (Contes des enfants et de la maison, n° 44), sous le titre de la Mort et son Filleul, conte hessois. Commencement analogue à celui de la version bretonne. Le pauvre refuse successivement comme parrain le bon Dieu et le diable, et accepte enfin la Mort. Celle-ci fait de son filleul un grand médecin. Elle lui indique une certaine plante qui guérira certainement les malades quand il la verra, elle, la Mort, au chevet du lit. Si, au contraire, elle se tient au pied du lit, il n’y a rien à faire : le malade ne peut être sauvé. Le filleul, improvisé médecin, devient riche et célèbre. Appelé près du roi malade, il voit la Mort au pied du lit. Alors, il retourne le lit de manière à ce que la Mort se trouve au chevet, et le roi guérit. La Mort, quoique très-mécontente, lui pardonne pour cette fois ; mais, ayant recommencé le tour pour la princesse, malade aussi, elle le conduit dans une sorte de caverne, où il voit une multitude de lumières, etc.

Le reste comme dans le conte breton.

Comparez deux autres contes allemands de la collection S. W. Wolf, p. 365, et de la collection Prœhle, no 13.

Guillaume Grimm, dans ses remarques, cite une farce allemande de Jacques Ayres (dans son Opus theatricum, publié après sa mort, en 1605), qui ressemble beaucoup au conte hessois ; mais l’épisode des lumières y manque. Il mentionne aussi comme analogue un petit poème de Hans Sachs, de 1553.

Dans une collection de contes hongrois (Gaal Stier, no 4), même introduction. Le pauvre homme ne veut pas de Jésus pour parrain, « parce qu’il n’aime que les bons. » L’épisode des lumières existe. Le pauvre homme, et non son filleul, devient médecin. Cette partie, qui semble altérée, est inférieure à la partie correspondante du conte hessois.

Dans un conte sicilien, recueilli par Mlle Gonzenbach (no 19), introduction différente. (Quelque temps après que la Mort a été marraine (ici ce n’est pas comme en allemand et en breton, où la Mort étant du masculin, elle est « parrain »), elle vient chercher le pauvre homme et l’emmène dans un sombre caveau où brûlent une multitude de lampes, etc. Dans ce conte, comme dans le conte breton, le filleul ne devient pas médecin.

L’épisode des lumières se trouve également dans un conte italien de Vénétie, publié par MM. Widter et Wolf, dans le Jahrbuch für romanische und englische Literatur.

Gueullette, dans ses Mille et un quarts d’heure, contes tartares, ou plutôt prétendus tels, a aussi, dans le quart Lxxiue, sous le titre de : Aventures d’un bûcheron et de la Mort, un pauvre homme, un bûcheron, qui prend la Mort pour parrain d’un de ses enfants nouvellement né, et qu’il voulait exposer aux bêtes féroces, à cause de sa misère. Le parrain lui fait connaître les vertus médicinales de certaines herbes qui guérissent nombre de maladies, et de plus, afin que ses arrêts de vie ou de mort soient toujours infaillibles, il lui dit que, quand il l’apercevrait au pied du lit de ses malades, ceux-ci guériraient, mais que rien au monde ne pourrait les empêcher de mourir, quand il le verrait au chevet du lit. Le bûcheron, devenu médecin, trompe aussi son confrère la Mort, en retournant le lit, quand le malade est désigné pour mourir, et il sauve ainsi les jours du grand Iskender, c’est-à-dire d’Alexandre-le-Grand.

L’épisode des lumières manque.

Il a été publié dans l’Almanach provençal de 1876, p. 60 et suivantes, une version provençale du même conte, très-rapprochée de la version bretonne, sauf l’épisode des lumières, qui y manque aussi.

On verra, dans la légende de la Mort et son compère, qui suit, confinent le médecin improvisé ayant voulu profiter du secret qu’il possédait pour se rendre immortel, la Mort, trompée plusieurs fois, finit par avoir sa revanche (voir aussi Revue celtique où la légende de L’Homme juste a été publiée pour la première fois, 3e vol., 1878, p. 383).

Sur les cierges ou lumières de vie, voir encore le Filleul de la Mort, dans les Contes d’un buveur de bière, de Ch. Deulin (lampes où sont les mèches de chaque mortel, plus ou moins vives et brillantes).

M. Paul Sébillot me dit avoir aussi recueilli à Saint-Cast, dans le pays gallot ou Bretagne non bretonnante, un conte où un garçon conduit par un squelette voit une plaine remplie de lumières de différentes longueurs.



III


l’ankou et son compère.



Il y avait une fois un pauvre homme qui cherchait un parrain pour un enfant qui venait de lui naître. Il rencontra un inconnu qui lui demanda :

— Où vas-tu ainsi, pauvre homme ?

— Chercher un parrain pour un enfant qui vient de me naître.

— Veux-tu de moi pour parrain à ton enfant ?

— Je veux bien ; et pourquoi pas ?

L’inconnu suivit le pauvre homme jusqu’à sa chaumière. La marraine, une pauvre fille du voisinage, était déjà toute trouvée, de sorte qu’on se rendit au bourg sur le champ, et l’enfant fut baptisé et nommé Arthur. Après la cérémonie, le parrain revint à la chaumière des pauvres gens, où il prit sa part, avec la marraine, d’un repas très-frugal, composé uniquement de crêpes de sarrasin et d’un peu de lard fumé, avec du cidre pour boisson. Touché de la pauvreté et du bon cœur de ces gens, il dit au père, au moment de partir :

— Vous êtes bien pauvres ! Si tu veux, je vous rendrai riches ?

— Je ne demande pas mieux, pourvu cependant que ce soit en tout bien et toute honnêteté.

— Bien entendu. Eh bien ! fais-toi médecin, suis mes conseils, et tu deviendras riche, en peu de temps.

— Médecin, grand Dieu ! Un ignorant comme moi, qui ne sais ni lire ni écrire !...

— Peu importe, tu n’auras qu’à faire ce que je te dirai, et tout ira bien.

— Oui, mais en tout bien et tout honneur, dit alors la femme, qui entendait cette conversation de son lit.

— Oui, en tout bien et tout honneur ; soyez tranquilles à ce sujet.

— Alors, dit le père, je veux bien.

— Eh bien ! voici tout ce que tu auras à faire. Tu feras publier dans tout le pays que tu es devenu médecin et que tu as des remèdes infaillibles contre tous les maux. Quand tu iras voir un malade, commence toujours par regarder si tu ne m’aperçois pas autour du lit, sous la forme d’un squelette, visible pour toi seul, car je suis l’Ankou (la Mort).

— Jésus ! s’écria l’homme en se signant.

— Rassure-toi, et ne crains rien. Si je suis au pied du lit, c’est que le malade doit guérir ; si, au contraire, je suis au chevet, la maladie est mortelle, et le malade ne doit pas en réchapper, et tu pourras toujours dire, à coup sûr, si le malade doit guérir ou non, et tu te feras bien vite une grande réputation et gagneras beaucoup d’argent.

— C’est bien ; mais quel louzou (herbes, remèdes) donnerai-je aussi aux malades, car un médecin doit toujours donner quelque remède ?

— Eh bien ! donne ce que tu voudras ; il n’en sera ni plus ni moins : de l’eau pure, si tu veux, que tu puiseras à la première fontaine venue, et des herbes que tu cueilleras, au hasard, dans les champs et les bois.

Et l’Ankou s’en alla là-dessus.

Dès le lendemain, le pauvre homme fit publier par le pays qu’il était devenu médecin, et qu’il avait des remèdes pour tous les maux.

Un riche seigneur des environs était malade sur son lit, depuis plusieurs années. Tous les médecins et chirurgiens, et jusqu’aux sorciers et sorcières du pays, avaient été appelés l’un après l’autre, et avaient expérimenté sur lui leurs louzou et leurs oraisons. Rien n’y faisait, et plus il en voyait, plus il dépérissait. On appela aussi le pauvre homme.

— Vous êtes devenu médecin ? lui demanda la châtelaine.

— Oui, je suis médecin.

— Et vous promettez de guérir mon mari ?

— Je le guérirai sûrement, si vous me payez bien.

— Combien demandez-vous ?

— Cent écus.

— Vous les aurez ; mais sachez bien que si vous ne rendez pas la santé au malade, il n’y a que la mort pour vous.

— J’accepte ; faites-moi voir le malade.

Et le pauvre homme fut introduit dans la chambre du seigneur, qui était mourant. Il vit un squelette au chevet du lit, et comprit ce que cela voulait dire.

Mais, comme il n’était pas bête, l’idée lui vint de jouer un tour à son compère.

Il tâta le pouls du malade, mit la main sur son front, examina son urine, fit plusieurs questions, puis dit :

— Comme vous avez bien fait de m’appeler, car dans vingt-quatre heures, ç’aurait été trop tard ! Mais quels ânes que tous ces docteurs qui se disent savants ! Ils n’ont vu goutte à la maladie de monseigneur, et pourtant rien de plus simple et de plus clair. Commencez par retourner le lit, de manière à ce que le chevet se trouve où sont à présent les pieds ; et vite, car le temps presse.

Des valets furent appelés, qui retournèrent le lit, de façon que l’Ankou, qui était d’abord au chevet, se trouva être au pied du lit. Le médecin improvisé remit alors une fiole d’eau claire à la dame, en lui recommandant d’en faire boire à son mari une cuillerée d’heure en heure. Puis il s’en alla, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le malade se trouvait mieux ; le surlendemain, mieux encore, et son état s’améliorant rapidement, au bout de huit jours il fut en pleine convalescence.

Le pauvre homme reçut alors les cent écus promis, puis un certificat attestant qu’il avait guéri le seigneur, quand les autres médecins n’entendaient rien à sa maladie.

Il porta les cent écus à sa femme, et, muni de son certificat, il se rendit à un autre château du pays où un autre seigneur était malade depuis longtemps, et, comme le premier, faisait le désespoir des docteurs. Le bruit de sa première cure s’était déjà répandu dans le pays, et, sur la présentation de son certificat, il fut vite introduit auprès du malade. Il demanda deux cents écus pour le guérir, et on les lui promit sans difficulté. Son compère l’Ankou était encore au chevet du lit, et, malgré ses signes de désapprobation et son air colère, le médecin manœuvra comme précédemment, de manière à le mettre au pied du lit. Au bout de huit jours, ce seigneur était encore sur pieds, parfaitement guéri, et notre homme recevait les deux cents écus et un autre certificat pareil au premier.

Sa réputation était déjà faite ; on l’appelait de tous les côtés, en ville comme à la campagne, et, en peu de temps, il devint riche.

Un jour, ayant appris que le roi de France était malade, il prit la route de Paris pour aller le visiter. Comme il traversait une forêt, il rencontra son compère l’Ankou.

— Ah ! te voilà ! lui dit celui-ci, en l’abordant ; je suis bien aise de te rencontrer, car j’ai des reproches à te faire.

— Comment cela donc, compère ? Pour moi, je n’ai qu’à vous remercier, et je compte toujours suivre vos conseils, car ils sont excellents et ont fait de moi le premier médecin du monde.

— Oui, mais tu triches, en me mettant toujours au pied du lit ; cela n’avait pas été convenu entre nous.

— Comment, je triche ? Est-ce donc un mal si grand, compère, que de sauver la vie à mes semblables, puisque vous m’avez appris à le faire ?

— Certainement que c’est un mal, car depuis que je t’ai livré mon secret, il ne m’arrive plus presque personne de ton pays : les riches surtout me font tout à fait défaut, et tu me fais un tort considérable. Cesse donc de te jouer de moi. Est-ce là la reconnaissance à laquelle je devais m’attendre pour le service que je t’ai rendu ?

— Ma foi, compère, vous m’avez appris votre secret, qui est excellent, et je vous en remercie beaucoup ; pourtant, comme médecin, je ne puis pas laisser mourir mes malades, quand il ne dépend que de moi de les sauver ; je n’en aurais pas le courage...

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, gare à toi-même, car ton tour viendra aussi, et peut-être plus tôt que tu ne crois.

— Ah ! ma foi, compère, tant pis pour vous ; vous m’avez appris votre secret ; il est bon ; n’attendez donc pas de moi que je n’en use pas pour moi-même, quand le moment sera venu.

— Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne te manquerai pas !

Et là-dessus, l’Ankou s’en alla, en colère. Le médecin continua sa route vers Paris, assez peu inquiet de ses menaces et comptant bien avoir toujours le temps de retourner son lit, pour mettre son compère au pied, quand il l’apercevrait au chevet.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et demanda au portier :

— C’est ici le palais du roi de France ?

— Oui.

— Il est toujours malade ?

— Oui. De la part de qui venez-vous demander de ses nouvelles ?

— De la part de personne autre que moi-même ; faites-lui savoir, je vous prie, que je désire le voir et lui parler.

— Vous ?... Mais vous croyez donc que le premier venu est reçu ainsi en la présence du roi ?

— Sachez, homme de la porte, que je ne suis pas le premier venu, et que le roi n’aura qu’à se féliciter de ma visite.

— Qui donc êtes-vous, pour parler de la sorte ?

— Je suis un célèbre médecin de Basse-Bretagne, et je viens rendre la santé au roi.

— Oui, on voit bien que vous êtes de la Basse-Bretagne, à la façon dont vous parlez. Les plus savants docteurs du royaume n’entendent rien à la maladie du roi, et c’est un méchant rebouteur bas-breton qui a la prétention de leur en remontrer !... Allons ! retirez-vous... au large !

— Homme de la porte, vous êtes un insolent, et je vous ferai couper les oreilles.

— Allons, déguerpissez vite, vous dis-je, ou je vais lâcher mes chiens sur vous.

Le fils du roi vint à passer en ce moment, et intendant tout ce bruit et voyant le portier furieux, il demanda ce que c’était.

— Cet homme veut entrer malgré moi, et m’insulte.

— Pourquoi veut-il entrer, et qui est-il ?

— Il dit qu’il vient de Basse-Bretagne et qu’il a un remède pour guérir le roi.

Le fils du roi, sans en demander davantage, alla vers notre homme et lui parla ainsi :

— Vous dites que vous êtes médecin et que vous avez un remède pour guérir le roi, mon père ?

— Oui, prince, je suis médecin, et je guérirai le roi, votre père, si on me permet de lui donner mes soins.

— Vous savez que les plus savants médecins du royaume y ont déjà échoué ?

— Je le sais ; mais laissez-moi le voir et lui donner mes soins, et je réponds de lui sur ma tête.

— Vous aurez une barrique d’argent, si vous rendez la santé à mon père ; mais aussi, si vous ne le faites pas, vous serez brûlé vif.

— J’accepte ; conduisez-moi auprès du roi.

— Suivez-moi.

Et le prince, au grand étonnement du portier dépité, le conduisit auprès du royal malade.

Le vieux roi, épuisé par tous les remèdes variés qu’il avait absorbés, plus encore que par le mal, était au plus bas ; c’est à peine s’il respirait encore.

Le médecin, dès en entrant dans la chambre» vit son compère l’Ankou à son chevet.

— Que l’on commence par changer de bout au lit, qui est mal placé ; et vite, vite ! s’écria-t-il tout d’abord.

Ce qui fut fait sur le champ, malgré les signes de mécontentement de son compère l’Ankou. Puis il tâta le pouls du vieux roi, examina son urine, donna une fiole d’eau dont on devait lui faire boire une cuillerée d’heure en heure, et se retira ensuite, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le roi allait beaucoup mieux et semblait ressusciter et se fortifier d’heure en heure ; le surlendemain, il était mieux encore, et au bout de huit jours il était complètement rétabli.

Notre homme revint alors dans son pays, comblé de présents et accompagné de quatre mulets chargés d’argent. Il acheta des fermes et des bois, fit bâtir un château magnifique et, se trouvant assez riche, il cessa de faire de la médecine.

Son compère l’Anhou le guettait toujours, et plus d’une fois il l’avait aperçu au chevet de son lit. Mais aussitôt il sautait dehors, retournait le lit et n’avait plus rien à craindre. Il vécut ainsi très-longtemps, plusieurs centaines d’années, si bien qu’on l’avait surnommé le père Trompe-la-Mort.

Un jour qu’il se promenait par ses champs, il aperçut sur la grande route qui les traversait une charrette embourbée, et un homme qui criait et battait ses chevaux à grands coups de fouet. Il s’approcha pour l’aider à relever sa charrette, et reconnut avec étonnement que ce charretier embourbé n’était autre que son compère l’Ankou. La charrette était remplie de vieux vêtements en lambeaux et usés jusqu’à la corde.

— Quand donc viendras-tu me voir chez moi ? lui demanda l’Ankou.

— J’ai bien le temps ; attendez encore un peu, compère. Mais que signifie toute cette cargaison ? Est-ce que vous vous êtes fait pillaouer (chiffonnier) ?

— J’ai usé tous les vêtements que voilà à courir après toi.

— Eh bien ! quand vous en aurez usé encore autant, peut-être songerai-je à aller vous voir chez vous.

Un des chevaux maigres de l’Ankou avait la foire et salissait les chemins partout où il passait.

— Eh ! compère, empêchez donc votre cheval de salir ainsi mes routes, lui dit ironiquement l’ex-médecin.

— Et comment le ferai-je ? Fais-le toi-même, si tu peux.

— Attendez ! attendez ! vous allez voir.

Et notre homme ramassa une pierre sur la route, l’introduisit comme une bonde dans le cul du cheval, et se mit à frapper dessus avec une autre pierre, pour l’enfoncer. Mais le cheval fit un violent effort et chassa la pierre, laquelle frappa notre homme au front, et avec tant de force, qu’il tomba raide mort sur la place.

— Ah ! ah ! s’écria alors l’Ankou en riant, je savais bien que je serais venu à bout de toi, d’une manière ou d’une autre.

Et ainsi mourut enfin Trompe-la-Mort.

(Conté par Barbe Tassel, Plouaret, novembre 1869.)


Pour ce dernier épisode, comparez : Le Navet, p. 135, de Littérature orale de la Haute-Bretagne, par P. Sébillot, premier volume de la collection de : Les littératures populaires de toutes les nations, et : Joan lou Pec, conte de l’Armagnac recueilli par Jean Bladé. Joan lou Pec doit mourir au troisième pet de son âne ; aussi essaie-t-il tous les moyens d’empêcher ce troisième pet. Il va chercher un pieu bien pointu et l’enfonce avec un marteau dans le cul de l’âne. L’âne s’enfle si bien et fait un effort si violent, que le pieu sort comme une balle d’un fusil et tue le pauvre Joan le Pec (Jean le Niais).


fin du premier volume.



  1. Dans le conte de Moustache, que l’on trouve dans les Derniers Bretons, de Émile Souvestre, Ier vol., page 14) de la première édition, 1836, le héros rencontre aussi Jésus-Christ, saint Pierre et saint Paul voyageant en Basse-Bretagne, et déguisés en mendiants. Il partage avec eux son pain et reçoit en retour trois dons que Jésus-Christ lui dit de formuler à son choix. Ces trois dons consistent en une belle femme, un jeu de cartes qui gagne toujours et un sac pour y renfermer le diable. Comme dans notre conte, il loge dans un manoir hanté, y joue aux cartes avec plusieurs diables, les gagne tous, les fourre dans son sac et fait battre le sac sur l’enclume par tous les forgerons du pays ; puis, pour avoir délivré le manoir des diables qui le hantaient, le seigneur du manoir lui accorde la main de sa fille.
    Après sa mort, Moustache se présente aussi à la porte du paradis, puis de l’enfer, et nulle part on ne veut de lui. Il finit pourtant par s’introduire dans le paradis, par le même stratagème que dans notre conte, en y jetant son bonnet, en s’asseyant dessus et en réclamant le droit de rester sur son bien.
    Cette légende se retrouve un peu partout, avec de nombreuses variantes : pour la partie de cartes dont l’enjeu est des âmes damnées, voir, dans le recueil de Fabliaux ou Contes du XIIe et du XIIIe siècle, de Legrand d’Aussy : du Jongleur qui alla en enfer, aliàs : de saint Pierre et du Jongleur, t. II, p. 36. Comparez encore, pour la première partie, où il s’agit d’un château hanté, Sébillot, Contes populaires de là Haute-Bretagne, Jean-sans-Peur ; Deulin, Culotte verte ; Camoy, Bras d’acier, etc. Les trois souhaits (poirier chargé de fruits, fauteuil où l’on est forcé de rester, jeu qui gagne toujours) ont leurs similaires dans Deulin, le Grand choleur (orme sous lequel celui qui s’assied est forcé de rester, tablier de cuir d’où l’on ne peut faire déguerpir, crosse qui gagne toujours) ; la mort est aussi attrapée, mais moins complètement que dans le Poirier de Misère, du même auteur, qui ressemble beaucoup à la troisième partie de notre conte.
    L’épisode de la porte du paradis se retrouve dans Bras d’acier, de H. Carnoy, commenté par Kœhler (Zeitschrift für Romanische Philologie, t. III, p. 312); le Sac de la Ramée de Cénac-Moncaut ; Sébillot, Le Diable attrapé, n° xl ; Webster, Quatorze ; Jésus-Christ et le vieux soldat. À l’étranger, on la retrouve, outre les contes cités par M. Kœhler en Italie, cf. Monnier, p. 31-34 ; Prosper Mérimée, Federigo, dans Dernières nouvelles, p. 299, Paris, Michel Lévy, 1873, etc.
  2. En breton, la mort personnifiée (ann Ankou) est du masculin, et c’est pour cela que notre homme la prend pour parrain à son fils, et non pour marraine ; c’est aussi pour la même raison que j’ai cru devoir traduire par le Trépas, au lieu de la Mort.