Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Cinquième partie

Les ermites, les moines, les brigands, les saints et les papes



CINQUIÈME PARTIE


les ermites, les moines, les brigands,
les saints et les papes.




I


l’ermite voyageant avec un inconnu.



Il y avait autrefois (il y a beau temps de cela) un vieil ermite qui s’était retiré, pour faire pénitence, dans le bois de Kerisec’h, à peu près, dit-on, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui la chapelle de Saint-Antoine, non loin de Guingamp. Le saint homme vivait des aumônes des âmes charitables du pays, et passait presque tout le temps en prière.

Un jour, le fermier de Kerisec’h, en revenant de conduire ses vaches au pâturage, trouva sur la route le corps d’un homme mort. C’était celui d’un marchand, qui avait été à une foire à Guingamp et que des voleurs avaient assassiné pour lui enlever son argent. L’ermite l’avait vu tuer, du seuil de son habitation ; mais, comme il était en prière et qu’il avait fait vœu de ne jamais s’interrompre ni se laisser distraire, pour quelque motif que ce fût, quand il priait, il n’avait pu lui porter aucun secours. D’un autre côté, les ermites ne peuvent dénoncer personne, de même que les prêtres ne peuvent révéler le secret de la confession[1].

Le fermier s’arrêta près du cadavre pour l’examiner et voir s’il l’avait connu, quand il était en vie. Mais, en ce moment, arrivèrent des archers de Guingamp qui, le prenant pour l’assassin du marchand, l’arrêtèrent et le conduisirent en prison, malgré ses protestations.

Le vieil ermite vit encore tout cela du seuil de sa hutte, et il regretta d’être obligé de garder le silence ; mais il fut tellement indigné qu’il s’écria :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, s’il laisse punir le fermier de Kérisec’h pour un crime qui a été commis par un autre ! Aussi, s’il est condamné, je quitte aussitôt mon ermitage, et je renonce à la pénitence et aux austérités de la vie que je mène ici, depuis longtemps, puisque je n’en serais sans doute pas récompensé.

Le fermier de Kérisec’h fut condamné à mort et exécuté, peu de temps après.

Quand l’ermite apprit cela, il fit comme il avait dit : il quitta son ermitage dans le bois et se mit à voyager. Comme il allait par le chemin, triste et rêveur, il rencontra un jeune homme qu’il ne connaissait pas, et qui l’aborda et lui dit :

— Salut, mon père ermite ; où allez-vous ainsi ?

— Je vais voyager dans le monde.

— Vous abandonnez donc votre ermitage ?

— Oui. À quoi sert, en effet, de prier et de faire pénitence, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Comment osez-vous parler de la sorte, mon père ermite ?

— Et pourquoi ne parlerais-je pas de la sorte, puisque le fermier de Kérisec’h a été mis à mort pour un crime qu’il n’a pas commis ?

— Dieu, mon père, sait la vérité, et s’il a permis que le fermier de Kérisec’h fût mis à mort, c’est qu’il l’avait sans doute mérité.

— Arrive que pourra, je ne veux pas mener la vie d’ermite plus longtemps, et je vais voyager pour chercher l’explication des injustices que je vois dans le monde.

— C’est bien ; mais voulez-vous me permettre de faire route avec vous ?

— Volontiers, car mieux vaut avoir un compagnon de voyage qu’être seul en route.

Les voilà donc voyageant de compagnie. Ils logèrent, la première nuit, dans la maison d’un seigneur riche et qui n’avait qu’un enfant en bas âge. C’était un enfant gâté, et son père et sa mère faisaient toutes ses volontés et le regardaient en quelque sorte comme leur dieu. Pendant leurs prières même, leur esprit était uniquement occupé de lui.

À l’heure où tout le monde était couché et dormait dans la maison, le compagnon de route de l’ermite quitta son lit, se dirigea avec précaution vers le berceau de l’enfant et l’étouffa, sans qu’il fît entendre un seul cri, et personne n’en sut rien, pour le moment, pas même l’ermite.

Le lendemain, les deux voyageurs se levèrent de bon matin et partirent. Quand ils furent à quelque distance de la maison où ils avaient passé la nuit, l’inconnu dit au vieillard :

— Vous ne savez pas, mon père, ce que j’ai fait, la nuit passée ?

— Qu’avez-vous donc fait ?

— À l’heure où tout le monde dormait, vous-même comme les autres, j’ai quitté mon lit tout doucement, et j’ai étouffé dans son berceau l’enfant unique de nos hôtes.

— Grand Dieu ! que dites-vous ? Vous n’avez pas fait cela !…

— Je l’ai fait, vous dis-je, et cela pour le bien de l’enfant et celui de ses parents.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte ?

— N’avez-vous pas remarqué que c’était là un enfant gâté, et qu’il faisait négliger Dieu à son père et à sa mère, au point qu’ils n’étaient occupés que de lui, même pendant leurs prières ? À présent, ils n’auront plus de ces distractions, et ils seront sauvés, au lieu que si l’enfant leur était resté, ils se seraient perdus à cause de lui, et l’enfant lui-même aurait été perdu, parce qu’ils l’élevaient mal.

— Pressons le pas, dit l’ermite effrayé, car on ne manquera pas d’envoyer à notre poursuite.

Et le vieillard paraissait très-inquiet et se disait à part soi :

— Quel compagnon de voyage ai-je donc trouvé là ? C’est sans doute un démon, et je ferais peut-être bien de me séparer de lui.

Plus loin, comme ils passaient un pont sur une rivière, ils rencontrèrent un vieux mendiant, et comme il y avait deux routes qui aboutissaient au pont, de l’autre côté, l’inconnu lui demanda quelle était celle qui conduisait à la ville voisine. Le mendiant la lui montra avec la main. Pour l’en remercier, l’autre le poussa de l’épaule, et, comme le pont manquait de garde-fou, le mendiant tomba dans la rivière, où il se noya.

— Dieu ! qu’as-tu fait là, malheureux ? s’écria le vieillard, en levant les mains au ciel. Je ne veux plus de ta société, car tu ne peux être qu’un démon. Séparons-nous, ici même ; va par un de ces deux chemins, et moi, je suivrai l’autre.

— Écoutez-moi auparavant, mon père, et vous verrez que je n’ai rien fait de mal, bien au contraire. Ce mendiant avait été un honnête homme, toute sa vie, jusqu’à présent ; mais il allait cesser de l’être : à quelques pas d’ici, si je l’avais laissé vivre, il aurait assassiné un autre mendiant, pour le voler. Alors il aurait été damné pour l’éternité, et à présent, il est sauvé. Vous voyez donc que, loin de lui faire du mal, je lui ai rendu service.

L’ermite grommela quelques paroles, d’un air mécontent et peu convaincu, et ils continuèrent leur route en silence.

Ils arrivèrent alors à une grande lande, où ils aperçurent une pauvre hutte construite avec de l’argile et des mottes de terre, et recouverte de fougères sèches et de joncs des marais. Là habitait un vieux solitaire, qui s’y était retiré du monde pour faire pénitence. Les deux ermites se saluèrent[2] :

— Salut à vous, mon frère ermite, dit le voyageur.

— Je vous salue, mon frère, répondit l’autre, qui le reconnut ; où allez-vous de la sorte ?

— Je vais voyager dans le monde, mon frère.

— Quoi ! vous renoncez donc à la solitude et à la pénitence ?

— Oui ; à quoi bon, en effet, mener une vie si dure et sans espoir de récompense, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Dieu ! que dites-vous là, mon frère ? Il faut que vous ayez perdu la tête, pour parler de la sorte. Que vous est-il donc arrivé ?

— Non, je n’ai pas perdu la tête, mon frère, et je vous le répète : Dieu n’est pas juste, puisqu’il a permis que le fermier de Kérisec’h ait été mis à mort pour un crime dont il était innocent. Je le sais bien, moi, car j’ai tout vu, du seuil de mon ermitage, et je connais l’assassin ; mais vous savez que je ne puis le dénoncer. Quittez donc votre ermitage, et venez avec nous.

— Non, mon frère ; je ne suivrai pas votre conseil, et je veux mourir ici. Mais le soleil est déjà couché, et vous ne trouverez pas à loger dans les environs ; restez donc passer la nuit avec moi ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai : du pain d’orge, quelques racines d’herbes et de l’eau claire.

Ils passèrent la nuit avec l’ermite de la lande. Le repas fut des plus frugals ; il y eut pourtant un peu de vieux vin, pour terminer, dans une belle coupe d’or, qu’on se passa de main en main.

Le lendemain matin, les deux voyageurs se remirent en route. Chemin faisant, l’inconnu retira de sa poche la coupe d’or de leur hôte, qu’il lui avait dérobée pendant la nuit, et la montra à son compagnon.

— Comment ! s’écria le vieillard, tu es donc aussi voleur ? Pourquoi as-tu pris sa coupe d’or à ce pauvre ermite, puisque c’était là toute sa joie et tout son bonheur ?

— C’est précisément à cause de cela, mon père. Il était trop heureux et trop orgueilleux de posséder une si belle coupe, et son esprit n’était occupé que d’elle, même quand il priait ; de plus, il y buvait trop souvent et s’enivrait presque tous les jours, car il ne manque pas de vin, bien qu’il ne nous en ait donné que très-peu, et il aurait été damné à cause de sa coupe.

L’ermite ne voulut pas continuer de voyager avec un tel compagnon, et il retourna à Kérisec’h. L’inconnu le suivit. Comme ils allaient à travers les terres de la ferme, ils aperçurent dans un champ des pelles et des marres abandonnées sur les sillons par les domestiques, qui étaient allés dîner. L’inconnu prit une pelle et se mit à fouir la terre, et il mit à nu un crâne et d’autres ossements humains ; il fit un second trou, un peu plus loin, et y trouva encore un crâne et des ossements humains ; enfin, dans un troisième endroit il trouva la même chose. Le vieil ermite était effrayé de ce qu’il voyait.

— Que signifie tout ceci ? demanda-t-il.

— Ce que vous voyez, mon père, lui répondit l’autre, n’est autre chose que les ossements de trois hommes qui ont été assassinés et enfouis ici par le fermier de Kérisec’h, celui-là même que vous croyiez être un honnête homme.

— Est-ce possible, mon Dieu ? s’écria le vieillard.

— Cet homme, reprit l’inconnu, n’avait pas tué, il est vrai, le marchand que vous avez vu assassiner, du seuil de votre ermitage ; mais il n’en était pas moins un grand criminel, comme vous le voyez, et c’est justement que Dieu a permis qu’il fût mis à mort. Retournez donc à votre ermitage ; continuez de prier et de faire pénitence, sans essayer de pénétrer les desseins secrets de Dieu, et ne dites pas qu’il n’est pas juste, quand vous ne les comprendrez pas. Je suis votre bon ange, envoyé pour vous détourner de la mauvaise voie où vous vouliez vous engager et vous empêcher de vous perdre. Priez et faites pénitence, et le Seigneur miséricordieux vous appellera bientôt auprès de lui, et vous prouvera qu’il est la justice même et qu’il récompense chacun selon ses œuvres.

L’ange prit alors son vol vers le ciel.

L’ermite versa des larmes amères, retourna à son ermitage, où il redoubla de prières et de macérations, et Dieu l’appela à lui, tôt après.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord, 1872.)


Cette légende se trouve, sans différences notables, dans le XXe chapitre de Zadig, un des contes les plus intéressants de Voltaire. Mais Voltaire n’en est pas l’inventeur, et il faut chercher l’origine à des sources bien plus éloignées. Fréron accusait l’auteur de Zadig de l’avoir prise à l’Anglais Parnell, l’auteur de l’Ermite ; mais il ne savait pas que Parnell lui-même l’avait prise à sir Percy Herbert ou à Henry Moore, et qu’en France même Antoinette Bourguignon, et Luther, en Allemagne, l’avaient connue et publiée, longtemps avant Voltaire. Nous la retrouvons également dans plusieurs écrits du moyen âge, entre autres les sermons de Jacques de Vitri (XIIIe siècle), dans la Scala cœli du Dominicain Jean le Jeune (du XIVe siècle), et deux fois dans les Histoires romaines (Gesta Romanorum), recueil rédigé en Angleterre, vers la fin du XIIIe siècle, et enfin dans un conte français que l’on croit être du règne de saint Louis. Il faut y ajouter les recueils de fabliaux du moyen âge, où elle figure sous le titre de : L’Ermite qui s’accompaigna à l’Ange, et les Vitæ patrum, pour les sources occidentales. En Orient, nous retrouvons la même histoire dans le Koran et le Talmud, et enfin dans le recueil de contes arabes et persans les Mille et un Jours.




II


l’ermite et la bergère.



Un vieil ermite vivait retiré dans un bois, où il se nourrissait de racines d’herbes et de fruits sauvages, et passait la plus grande partie de son temps à prier, en expiation de quelques désordres de jeunesse. Sur la lisière du bois, une jeune bergère venait tous les jours garder ses moutons, et elle chantait constamment des cantiques à la sainte Vierge. La voix de la jeune fille était si claire, si pure, que le vieillard s’oubliait à l’écouter et perdait le fil de ses oraisons. Si bien qu’un jour il s’écria avec humeur :

— Je voudrais la voir à cent lieues d’ici, cette jeune bergère qui me trouble toujours dans mes prières !

Ce jour-là, quand la bergère rentra, le soir, il lui manquait une brebis, probablement parce qu’elle avait chanté plus que d’ordinaire et n’avait pas bien surveillé son troupeau. Son maître la renvoya et lui dit d’aller au loin, bien loin, à cent lieues de lui, pour qu’il ne la revît pas.

La pauvre enfant, ne sachant où aller, marcha au hasard, à la grâce de Dieu, en mendiant son pain de porte en porte.

L’ermite recevait souvent la visite de son bon ange, qui venait s’entretenir avec lui dans sa solitude et l’encourager à la persévérance. Mais l’ange resta alors huit jours sans venir, et le vieillard en était désolé et se demandait ce que cela pouvait signifier. Enfin, le neuvième jour, l’ange revint ; mais, au lieu d’être souriant, selon son habitude, il avait l’air sévère et paraissait mécontent. L’ermite lui demanda pour quel motif il était resté si longtemps sans lui rendre visite.

— C’est que vous avez commis une faute, répondit l’ange, et Dieu est mécontent de vous.

— Quelle faute ai-je donc pu commettre, moi qui passe tout mon temps en prière et en méditation ?

— Dans un moment d’humeur, vous avez souhaité de voir à cent lieues de vous la jeune bergère qui, tout le long du jour, chantait des cantiques à la sainte Vierge, en gardant ses moutons. Votre vœu s’accomplira, car la pauvre enfant a été renvoyée par son maître, et elle ne doit cesser de marcher, en mendiant son pain de seuil en seuil, qu’après avoir fait cent lieues, comme vous l’avez souhaité. À présent, il vous faut quitter votre ermitage pour aller à sa recherche, à pied, et en vivant de la charité publique, comme elle, car Dieu ne vous pardonnera que lorsque vous l’aurez retrouvée. Alors vous mourrez, et il vous appellera à lui, car vous aurez fait pénitence suffisante. Mettez-vous en route, sans autre délai.

— Mais quelle route prendre ? De quel côté s’est-elle dirigée ?...

L’ange disparut sans répondre.

Le vieillard, accablé de douleur, prit son bâton et se mit en route, au hasard. Mais laissons-le battre les chemins de tous les côtés, et retournons à la bergère ; nous le retrouverons aussi plus tard.

La pauvre bergère, après beaucoup de peine et de mal, et les cent lieues faites, arriva enfin chez une riche veuve, qui fut si touchée de son malheur et si charmée de sa douceur, de sa bonne mine et de sa piété, qu’elle la garda à son service.

Cette veuve avait un fils, qui devint amoureux de la jeune fille et voulut l’épouser. Mais sa mère et sa famille refusèrent de consentir à cette union, car, outre qu’ils étaient riches, ils étaient aussi de haute noblesse. Le jeune homme passa outre, tant il était amoureux, et il épousa la jeune fille. Mais ni sa mère, ni personne de sa famille n’assista au mariage, et il dut quitter la maison de sa mère et se retirer avec sa femme dans un manoir qu’il possédait du côté de son père.

Au bout d’un an, ils eurent un fils, un enfant charmant. Les parents furent priés d’assister au baptême ; mais aucun d’eux ne vint encore. Cela faisait beaucoup de peine aux jeunes époux d’être dans ces termes avec leur famille. Ils s’aimaient plus que jamais. Ils étaient charitables et pieux, et ils consolaient et assistaient tous les pauvres et les malheureux du pays. La jeune femme avait toujours une dévotion toute particulière à la sainte Vierge et ne manquait jamais un seul jour, quelque temps qu’il fît, d’aller la visiter et prier, dans une chapelle qu’elle lui avait consacrée, dans le bois du manoir.

L’enfant était plein de santé et annonçait de l’intelligence ; il faisait leur bonheur. Quand il eut trois ans, comme il croissait toujours en beauté et en gentillesse, le père et la mère, toujours désireux de se rapprocher de la famille, s’avisèrent d’inviter les parents (ceux du mari, car de l’autre côté il n’y fallait pas songer) à un grand dîner, afin de leur présenter leur fils. Cette fois, ils promirent de venir.

Le matin du jour fixé, pendant que l’on faisait les préparatifs du repas, la mère alla faire sa visite habituelle à la sainte Vierge, dans la crainte de ne pouvoir y aller plus tard.

Mais, hélas ! quand elle rentra, elle trouva toute sa maison en deuil et en pleurs ! Un grand malheur était arrivé, pendant son absence. Son fils, en jouant et en courant par la cuisine, était tombé dans une chaudière remplie de lait bouillant, et il était déjà mort ! Au lieu de pousser des cris et de se lamenter, à cette terrible nouvelle, elle se contenta de dire avec résignation :

— Dieu me l’avait donné, et Dieu me l’a ôté ; que son saint nom soit béni !

Puis elle prit le corps de son pauvre enfant, l’embrassa tendrement, et, l’ayant déposé dans son armoire, elle s’occupa des préparatifs du repas, comme si aucun malheur n’était arrivé, et dit aux gens de sa maison de faire comme elle. Les invités arrivent et demandent à voir l’enfant ; la mère leur répond qu’il dort en ce moment et qu’ils le verront, à la fin du repas. On se met à table ; les convives sont gais et contents ; tous sont heureux de cette réconciliation.

Un peu avant la fin du repas, la jeune femme, descendit pour distribuer leur part à ses pauvres, qui attendaient dans la cour du manoir. Après qu’elle eut donné à tous ses pauvres ordinaires, un vieillard à barbe blanche, courbé sur un bâton et ayant de la peine à se soutenir sur ses jambes, tant il paraissait fatigué, vint s’agenouiller sur le seuil de la porte, et elle lui donna aussi, comme aux autres, et lui dit de se relever. Mais le vieillard lui répondit :

— Rien ne me soulagerait, madame, comme la vue seulement du plat que vous avez enfermé ce matin dans votre armoire.

— Je n’ai pas enfermé de nourriture dans mon armoire, répondit-elle.

— Je vous en prie, au nom de Dieu, insista le vieillard, allez à votre armoire, et faites-moi voir seulement ce que vous y avez déposé ce matin.

La dame, étonnée de l’insistance de cet homme, qu’elle ne connaissait pas, alla à son armoire, et, quand elle l’eut ouverte, elle y vit, plein de vie, son enfant qui lui présentait, en souriant, une orange. Ivre de joie et de bonheur, elle prit son fils dans ses bras et courut le montrer au vieux mendiant. Celui-ci l’embrassa, puis il mourut aussitôt.

C’était le vieil ermite. Sa pénitence était terminée ; Dieu avait pardonné, et son âme monta alors au ciel.

La mère présenta ensuite à ses convives son fils, souriant, et tenant toujours son orange à la main. Ils l’embrassèrent avec bonheur. Puis elle raconta tout ce qui était arrivé : la mort de l’enfant, sa résurrection et la visite de l’ermite.

Le vieillard, qui avait été cause de tout, du mal et du bien aussi, fut enterré en grande cérémonie, et toute la famille vécut désormais dans la plus grande union et aussi dans la crainte de Dieu[3].

(Conté par Marie Tual, dans l’île d’Ouessant, 26 mars 1873.)
III
le frère, la sœur et leur fils
le pape de Rome.



Il y avait une fois un frère et une sœur élevés ensemble, dans un manoir riche des environs de Guingamp. Le garçon avait dix-neuf ans, la jeune fille dix-huit, et ils s’aimaient tendrement. Ils étaient toujours ensemble, ne faisaient pas un pas l’un sans l’autre, si bien que l’on commençait à en jaser dans le voisinage. Quelques-uns disaient même que les rapports entre eux n’étaient pas irréprochables de tout point.

Le temps pascal arriva, et leur confesseur leur refusa l’absolution et les renvoya à un vieil ermite qui faisait pénitence, dans un bois, non loin du manoir. Et pourtant, ils n’étaient pas tombés dans le mal encore, et on les calomniait. Les voilà bien affligés. Ils se mirent en route, un matin, pour aller trouver le saint homme. Chemin cheminant, ils aperçurent deux colombes poursuivies par des corbeaux, des geais et des pies, qui ne leur laissaient aucun repos. Ils poursuivirent leur route et arrivèrent près de l’ermite, et lui firent part du motif de leur visite. Le vieillard écouta leur confession en silence, et leur demanda ensuite :

— Qu’avez-vous vu sur votre chemin, en venant ici ?

— Nous n’avons remarqué rien d’extraordinaire, répondirent-ils.

— Vous n’avez pas été étonnés de voir quelque chose ?

— Non, sûrement, si ce n’est pourtant de voir deux pauvres colombes blanches poursuivies par une bande de corbeaux noirs, de geais et de pies qui faisaient un grand vacarme et ne leur laissaient aucun repos.

— Les corbeaux, les geais et les pies que vous avez vus et entendus menant si grand bruit sont les mauvaises langues et les calomniateurs de Guingamp et des environs, et vous, vous êtes les deux colombes blanches. Ils seront tous damnés, pour vous avoir calomniés... à moins pourtant que vous ne leur donniez raison en ayant ensemble des enfants, comme si vous étiez mari et femme.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? s’écrièrent-ils avec horreur.

— Et pourtant, mes enfants, si vous ne voulez pas faire ainsi, tous ceux qui vous ont calomniés, c’est-à-dire presque tous les habitants de Guingamp, seront damnés ; si vous le faites, au contraire, ils seront sauvés. Réfléchissez à cela, et retournez chez vous, puis revenez me voir, quand votre parti sera pris[4].

Les deux jeunes gens s’en retournèrent chez eux, effrayés et bien embarrassés.

— Que faire ? se disaient-ils ; cet ermite est un saint homme, de l’avis de tout le monde... Et puis, quel malheur, si tous les habitants de Guingamp étaient perdus, à cause de nous !...

Enfin, ne voulant pas damner tous les habitants de Guingamp, ils firent ce qu’il fallait faire pour les sauver et allèrent de nouveau trouver l’ermite. Arrivés à l’endroit où ils avaient vu, la première fois, deux colombes blanches poursuivies par des corbeaux, des geais et des pies, ils virent, cette fois, deux colombes noires poursuivies par des corbeaux blancs, des geais et des pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

L’ermite leur demanda, dès qu’il les vit :

— Avez-vous fait ce que je vous avais recommandé ?

— Oui, répondirent-ils avec confusion et en baissant la tête.

— C’est bien. Qu’avez-vous remarqué, en venant ici ?

— Nous avons vu, dans le même endroit que l’autre fois, deux colombes noires poursuivies par une bande de corbeaux blancs, de geais et de pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

— Oui, ces corbeaux blancs, ces geais et ces pies sont les habitants de Guingamp, que vous avez sauvés, parce que ce qu’ils disaient de vous, et qui était faux auparavant, est vrai aujourd’hui ; et les colombes noires sont vous deux, qui êtes à présent damnés.

— Jésus, mon Dieu !... s’écrièrent le frère et la sœur. Si ce que vous dites est vrai, c’est vous qui nous avez perdus.

Et les voilà désolés et de verser des larmes abondantes.

— À présent, reprit l’ermite, quand votre enfant viendra au monde, vous l’exposerez sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent pour celui qui le recueillera et l’élèvera.

— Ô malheur !... c’est vous qui avez causé notre perte !...

— Oui, c’est moi qui suis la cause de tout ; mais mieux valait perdre deux seulement que perdre toute une ville. Retournez, à présent, chez vous, et faites comme je vous ai dit.

Ils reprirent la route de la maison, la mort dans l’âme. Il leur naît un fils, un enfant superbe. Ils le font baptiser, lui donnent le nom de Cadou, et l’exposent ensuite sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent et une lettre où il était recommandé à celui qui le recueillerait de le bien traiter et de le faire passer pour son propre fils.

Un mendiant vint à passer bientôt, et, apercevant un berceau au bord de la route :

— Tiens ! s’écria-t-il, un pauvre petit enfant abandonné par ses parents !... Il est gentil comme un petit ange... À qui donc peut-il être ? À des riches, sans doute, car il est richement vêtu. Ah ! les gens sans cœur ! Un pauvre mendiant comme moi ne ferait jamais pareille chose. Voici une bourse pleine d’argent !... et une lettre... mais, je ne sais pas ce qui est marqué dessus. Je vais emporter la pauvre petite créature dans ma chaumière ; ma femme en prendra soin.

Et le mendiant emporta l’enfant dans son berceau, et le remit à sa femme, qui en eut grand soin et le nourrit de son lait, en même temps qu’un autre enfant qui lui était né, il y avait à peine un mois.

Cadou venait à merveille. Quand il eut atteint l’âge de neuf ans, il fut conduit à l’école, à Guingamp, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.

Les enfants du pauvre homme, qui avaient surpris certaines conversations de leur père et de leur mère, apprirent ainsi que Cadou n’était pas leur frère. Quelquefois, dans leurs jeux, ils se disputaient, se querellaient, si bien qu’un jour quelqu’un l’appela : enfant trouvé. Cadou demanda à son père nourricier, qu’il croyait être son véritable père, ce que c’était qu’un enfant trouvé.

— Ce n’est rien de mal, mon enfant, lui répondit le pauvre homme. Et il défendit à ses enfants de prononcer de nouveau ces paroles.

Cependant Cadou n’était pas satisfait de cette explication ; et ayant fait la même question à d’autres personnes, il lui fut répondu qu’on appelait enfants trouvés ceux dont les pères et quelquefois les mères n’étaient pas connus. Cela lui donna fort à penser, et, à partir de ce moment, il devint triste et soucieux. Enfin, il prit la résolution de se mettre en route, à la recherche de son père et de sa mère, et de ne s’arrêter que lorsqu’il les aurait trouvés. Il partit, un beau matin, sans rien dire à personne.

Après plusieurs jours de marche, un soir, il arriva, harassé de fatigue, à la porte d’un château et demanda à y être reçu comme valet. Comme il avait bonne mine, on l’accueillit bien.

Ce château était habité par son père et sa mère ; mais il ne les reconnut pas, et eux ne le reconnurent pas non plus. L’ermite avait recommandé au frère de ne pas quitter sa sœur, jusqu’à ce qu’il lui eût trouvé un mari. Cadou leur plaisait beaucoup, et ils ressentaient pour lui des sentiments de bienveillance et d’affection qu’ils ne s’expliquaient pas bien. Bientôt il ne fut plus regardé comme un domestique, dans la maison, et il mangeait avec les maîtres et possédait toute leur confiance. Il était beau garçon, intelligent, instruit, et réussissait à tout ce qu’il entreprenait.

Un jour, le châtelain lui dit :

— Ne serais-tu pas content de te marier, Cadou ?

— À qui voulez-vous que je me marie, moi qui n’ai rien ?

— Peu importe ; je te trouverai une femme, si tu veux.

— Où et qui ?

— Ma sœur, si elle te plaît.

— Votre sœur !... Ne vous moquez pas de moi, mon maître.

— Je ne me moque pas de toi, en aucune façon ; tu es un garçon intelligent, laborieux, de bonne conduite, et je veux te marier à ma sœur...

Le mariage fut fait promptement ; il y eut de belles fêtes et de grands festins, et voilà Cadou devenu le mari de sa mère, sans que ni lui ni elle n’en sût rien. Mais, la première nuit de ses noces, Cadou se rappela qu’il était un enfant trouvé et qu’il ne connaissait ni son père ni sa mère.

— Si je venais à épouser ma mère ! pensa-t-il ; elle est assez âgée pour être ma mère !...

Et cette pensée l’effrayait. En arrivant dans la chambre nuptiale, il se jeta à genoux et se mit à prier. Mais, comme il n’en finissait pas, sa femme lui dit :

— Vous avez assez prié comme cela, Cadou ; couchez-vous, à présent.

— Je n’ose pas, répondit-il en tremblant.

— Que craignez-vous donc ?

— Hélas ! je suis un enfant trouvé ; je ne connais ni mon père ni ma mère... et si le malheur voulait que...

Il lui raconte comment il a été trouvé abandonné, au bord d’une route, et élevé par un mendiant et sa femme, qui l’avaient recueilli. Une bourse pleine d’argent était près de lui, dans son berceau, avec une lettre où l’on priait celui qui le recueillerait d’avoir bien soin de lui, de le faire instruire et de le faire passer pour son propre fils...

À ces mots, la femme s’écria :

— Grand Dieu ! c’est mon fils !...

Cadou, en entendant cela, s’enfuit comme un fou et prit immédiatement le chemin de Rome, pour aller se jeter aux pieds du Saint-Père. Il allait pieds nus, en mendiant, et sans se reposer jamais sous aucun toit.

Après bien des misères et des peines, mesurant la terre du labeur de ses pas, en pèlerinant pour la rémission de ses péchés, il finit par arriver dans la ville sainte. Il alla aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père, qu’il arrosa de ses larmes, en s’écriant :

— Je suis le fils du frère et de la sœur, et j’ai épousé ma mère ! Je suis damné sans rémission, sans doute !...

— Le pouvoir et la bonté de Dieu sont infinis, mon fils, répondit le pape, et en faisant dure pénitence, vous pouvez encore être sauvé.

— Donnez-moi donc une pénitence, ô mon père, et, quelque dure qu’elle puisse être, je l’accomplirai.

— Écoutez-moi donc, mon fils. Vous vous retirerez sous un rocher, au rivage de la mer ; vous y prierez et pleurerez constamment, pendant trois ans, n’ayant d’autre nourriture pour tout ce temps qu’un pain et une cruche d’eau que vous emporterez avec vous, et vous ne quitterez ce lieu que lorsque j’irai vous chercher.

— J’irai, mon père, et, avec la grâce de Dieu et votre bénédiction, j’accomplirai la pénitence.

Le pape lui donna sa bénédiction, et il se mit en route et se retira sous un rocher, au bord de la mer, emportant pour toute provision un pain et une cruche pleine d’eau.

Mais voilà les trois ans expirés, et personne ne songeait à lui. Le pape l’avait complètement oublié. Ce ne fut qu’au bout de sept ans qu’il se rappela le pauvre pénitent.

— Il est sans doute mort, se dit-il ; allons voir pourtant ; la puissance de Dieu est si grande !

Et il se dirigea vers la mer, suivi de quelques personnes. Quand ils arrivèrent sur le lieu où Cadou s’était retiré, ils ne trouvèrent ni Cadou, ni même le rocher sous lequel il devait accomplir sa pénitence. Ils avaient disparu sous le sable de la mer. On fouit le sable ; on mit à nu le rocher, et dessous on retrouva Cadou, encore vivant, et près de lui le pain et la cruche pleine d’eau, dans l’état où ils les avait emportés, il y avait sept ans. On cria au miracle, et c’en était un, en effet.

Cadou fut ramené en ville. Le pape célébra une messe solennelle, à laquelle il assista, puis il mourut aussitôt (le pape).

Il fallut procéder à l’élection d’un nouveau pape, et il fut convenu que l’on ferait une grande procession, à laquelle tout le monde pourrait prendre part. Chacun porterait à la main un cierge non allumé, et celui dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être le nouveau pape.

Il arriva à Rome des évêques, des prêtres, des moines et des foules de personnages illustres ou obscurs, de toutes les parties du monde. La procession se mit en route, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge. Il y avait là des cierges de toutes les dimensions, et quelques-uns étaient si lourds, qu’on se mettait à deux pour les porter. D’autres aussi étaient bien modestes et bien légers. Cadou, qui n’avait pas d’argent pour acheter un cierge, coupa avec son couteau une baguette de coudrier, dans une haie, la pela et suivit la procession en la tenant à la main, en guise de cierge. Soudain, sa baguette de coudrier s’alluma d’elle-même, au grand étonnement de tout le monde, et il fut nommé pape.

Mais laissons-le, pour un moment, puisque le voilà pape à Rome, et voyons ce que sont devenus son père et sa mère.

Ils s’étaient adressés à des confesseurs, de tous les côtés, à de simples prêtres, à des moines, à des ermites, à des évêques, à des cardinaux, et personne ne leur donnait l’absolution. Ce que voyant, ils étaient au désespoir et résolurent d’aller jusqu’à Rome, pour se jeter aux pieds du Saint-Père. Ils vendirent tous leurs biens, en distribuèrent l’argent aux pauvres, et se mirent ensuite en route, à pied, et ne vivant que d’aumônes. Ils arrivèrent enfin à Rome, après bien du mal, et allèrent aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père et lui conter leur cas.

Le pape les reconnut à leur confession, mais ne le laissa pas paraître, et eux ne le reconnurent pas. Après les avoir confessés, il leur dit de revenir le lendemain, pour qu’il leur fît connaître leur pénitence.

Le lendemain, quand ils revinrent, on les enferma tout nus dans un petit cabinet obscur, et avec eux neuf matous qui, depuis quatre jours, n’avaient rien mangé. Les matous leur arrachèrent les yeux, leur mangèrent la chair sur les os, puis, comme ils vivaient encore, on les jeta dans un bûcher, où ils furent réduits en cendres. Les cendres furent recueillies dans un linge blanc et déposées sur l’autel, dans la principale église de Rome, pendant que le pape y officiait. Au moment où la messe finissait, deux colombes blanches descendirent sur l’autel, enlevèrent dans leurs becs le linge qui contenait les cendres et l’emportèrent au ciel.

Le frère et la sœur étaient sauvés. Leur fils le pape mourut aussi sur la place, et ils allèrent ensemble au paradis de Dieu[5].

(Conté par une vieille femme de la commune de Trégrom, Côtes-du-Nord.)
IV


les deux moines et les deux femmes.



Deux moines, dont un jeune et l’autre vieux, faisaient route ensemble, pour un long pèlerinage. Ils étaient pauvres et vivaient d’aumônes. Un soir, ils arrivèrent dans un petit village, et, après avoir été repoussés à la porte de plusieurs maisons riches, ils demandèrent à loger chez un cordonnier. Il n’y avait que la femme à la maison, une jeune femme fort jolie et très-douce.

— Je ne puis vous loger, pauvres pèlerins, leur répondit-elle.

— Au nom de Dieu, ayez pitié de nous ; nous sommes rendus de fatigue ; le temps est mauvais, et il nous faudra coucher dehors, si vous refusez de nous recevoir, car nous avons frappé vainement à presque toutes les portes du village.

— Je vous plains de tout mon cœur, et je vous recevrais volontiers ; mais mon mari est absent, et je crains qu’il ne soit pas content, quand il rentrera, car il n’aime pas les moines.

— Vous nous mettrez quelque part où il ne nous verra pas, sur votre grenier, si vous voulez ; nous ne sommes pas difficiles, et nous partirons demain, au point du jour, avant que votre mari soit levé.

— Entrez alors, mes bons moines, car vraiment j’ai pitié de vous.

Les moines entrèrent ; la femme leur fit un peu de soupe, à la hâte ; puis ils montèrent sur le grenier.

Tard dans la nuit, le cordonnier rentra, ivre et faisant grand bruit. Il ne trouva rien de bon de ce que sa femme lui présenta à manger, et il lui jeta les plats à la tête et se mit à la battre.

Le jeune moine, qui dormait, s’éveilla à ce bruit, et, oubliant qu’il devait garder le silence, il demanda à haute voix à son compagnon ce que cela signifiait. Le cordonnier, entendant parler sur le grenier, s’écria :

— Qu’est-ce à dire ? C’est, sans doute, votre amant que vous avez caché sur le grenier ?

— Ce sont deux pauvres pèlerins exténués de fatigue, deux moines, que j’ai logés, répondit la pauvre femme, et qui doivent partir, au point du jour, pour continuer leur route.

— Des moines dans ma maison ! hurla le cordonnier ; je veux leur casser la tête ; ils ne sortiront pas vivants d’ici !

Et il prit un bâton et une hache, et se mit en devoir de monter au grenier. Mais, ivre comme il l’était, il avait grande peine à monter l’escalier, et les moines, qui avaient tout entendu, s’échappèrent par la lucarne, contre laquelle se trouvait une échelle.

Le cordonnier, ne trouvant personne dans le grenier, redescendit et se remit à battre sa femme de plus belle.

La nuit suivante, les deux moines logèrent dans un château où il y avait une dame très-riche, mais très-méchante. Son mari, ne pouvant vivre avec elle, l’avait quittée. Elle plaisanta les deux pèlerins, disant qu’elle leur trouvait assez bonne mine, pour des hommes de pénitence, qu’ils étaient des hypocrites, qu’ils buvaient plus de vin que d’eau, et autres choses semblables.

Quand on lui servit à souper, elle ne trouva rien à son goût ; elle jeta les plats et les mets à la tête des domestiques, et revint à la cuisine railler et insulter les deux moines. Ceux-ci ne répondaient rien à toutes ses injures, et leur silence et leur résignation ne faisaient qu’exciter sa colère. Elle les envoya coucher dans l’étable aux vaches.

Les deux moines partirent, le lendemain, dès que le jour parut, et sans même demander à déjeûner. Tout en marchant, le plus jeune avait l’air tout pensif, et l’autre lui demanda :

— À quoi pensez-vous donc, mon frère ?

— Je pense à quelque chose que je voudrais bien voir arriver.

— À quoi donc ? Dites-moi, je vous prie.

— Oh ! c’est bien inutile, car je ne puis rien à cela, ni vous non plus.

— Dites toujours, pour voir.

— Eh bien ! je pensais que si Dieu avait mis ensemble, d’un côté le cordonnier et la châtelaine, et de l’autre le châtelain et la femme du cordonnier, peut-être les choses eussent-elles été mieux comme cela.

— Je suis aussi de votre avis, répondit le vieillard ; mais peut-être cela peut-il se faire : rien n’est impossible à Dieu ; prions-le du fond du cœur, et peut-être daignera-t-il exaucer notre prière.

£t ils s’agenouillèrent tous les deux sur la route et prièrent. Puis ils se remirent en route.

Dieu écouta leur prière et l’exauça, et, le lendemain matin, la méchante châtelaine se réveilla dans une pauvre boutique, avec le cordonnier ivre à ses côtés ; et la femme du cordonnier se réveilla dans un beau lit de plume, dans une chambre garnie de riches tentures, le lit et la chambre de la châtelaine. Elle en était si étonnée, qu’elle croyait rêver, et elle n’osait pas quitter son lit, dans la crainte de voir tout s’évanouir comme un rêve, et de se retrouver dans son échoppe avec son mari.

Comme l’heure à laquelle la châtelaine avait l’habitude de sonner pour qu’on vînt la lever et l’habiller était passée depuis longtemps, sa femme de chambre, craignant qu’elle fût malade, monta, ouvrit la porte tout doucement, et fut bien étonnée de voir dans le lit une jeune femme aussi jolie que l’autre était laide. Elle s’excusa d’être venue sans avoir été appelée, et demanda si madame voulait se lever et déjeûner.

— Quand cela vous sera commode, répondit la nouvelle châtelaine d’une voix douce et bonne.

La femme descendit, tout émerveillée de ce qu’elle voyait et entendait, et raconta la chose aux domestiques.

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! répondirent-ils.

Mais ils ne croyaient pas à un changement si extraordinaire.

La nouvelle châtelaine se leva alors, parla à chacun et à chacune avec douceur et bienveillance, et il leur fallut alors croire au miracle.

On en écrivit aussitôt au seigneur châtelain, et il se hâta d’accourir et fit célébrer son mariage avec la nouvelle compagne que Dieu lui envoyait.

Au bout de quelques mois qu’ils étaient ensemble, heureux autant qu’on peut l’être sur la terre, ils voulurent voyager, pour voir du pays et des choses curieuses. Comme ils passaient un jour dans un pauvre village, une femme presque en haillons, qui lavait son linge au bord d’un ruisseau, jeta là son battoir et se mit à courir après leur carrosse, en criant au cocher :

— Arrête ! arrête, Jean !…

Le seigneur mit la tête à la portière, et, ayant reconnu sa première femme, il dit au cocher :

— Fouette ! fouette !... au grand galop !...

La méchante, ne pouvant suivre, fut obligée de retourner à l’échoppe du cordonnier, et comme elle arriva en retard et que l’heure du repas était passée, il lui fallut exécuter la danse du bâton.

De cette façon, la femme méchante et laide se trouvait unie à l’homme méchant et laid, et la bonne et la jolie au bon et au beau, et tout était pour le mieux.

(Conté par la femme Colcanab, de Plouaret.)



V


la fille de mauvaise réputation
qui alla au paradis.



Deux moines, l’un vieux et l’autre jeune, voyageaient ensemble. Un jour qu’ils avaient beaucoup marché, par un temps chaud, ils s’arrêtèrent, pour se reposer un peu, à l’ombre d’un grand hêtre, sur le bord de la route. Le vieux moine s’endormit. L’autre resta près de lui pour attendre qu’il s’éveillât. Comme il était là, fatigué et rêvant de choses et d’autres, mais ne dormant pas, il vit passer près de lui, sur la route, une belle procession qui se dirigeait vers une grande lande, qui était non loin de là. Il y avait dans cette procession beaucoup de prêtres, de moines et de religieuses, puis des jeunes filles habillées de blanc, et des hommes et des femmes de toute condition et de tout âge. La procession s’arrêta devant une petite chaumière, d’apparence pauvre, qui était au bord de la lande.

Puis, un moment après, passa une seconde procession, plus nombreuse et plus belle que la première, avec des chants et de la musique.

Le jeune moine avait bien envie d’éveiller son vieux compagnon ; mais celui-ci était si fatigué et il dormait si bien, qu’il ne l’osa pas.

Une troisième procession vint bientôt après, et celle-ci n’était composée que de religieuses et de jeunes vierges habillées de blanc, et en tête marchait une jeune dame, si belle, si brillante, qu’elle éclairait comme le soleil béni du bon Dieu.

Le jeune moine se leva, alla vers cette belle dame et lui demanda ce que signifiaient ces trois belles processions.

— Nous allons, lui répondit-elle, chercher pour la conduire au ciel une jeune fille pauvre et sage, bien qu’elle eût mauvaise réputation sur la terre, qui vient de mourir, dans une pauvre chaumière, par là-bas, au bord de la lande. Elle était abandonnée et méprisée de tout le monde, parce qu’elle avait eu un enfant ; mais elle s’est repentie, elle a fait pénitence, et l’heure de la récompense est venue pour elle.

Et cette troisième procession continua sa route et s’arrêta devant la pauvre chaumière, comme les deux autres.

Le vieux moine s’éveilla alors, et son jeune compagnon lui raconta ce qu’il avait vu pendant qu’il dormait.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé ? dit le vieillard avec humeur.

— Vous étiez si fatigué… et vous dormiez si bien !

— Allons, vite, à la chaumière du bord de la lande.

Ils entrèrent dans une maison, au bord de la route, et demandèrent où se trouvait la chaumière habitée par une jeune fille pauvre et sage qui y faisait pénitence depuis longtemps. On leur répondit :

— Oui da ! faire pénitence !… Qui vous a conté cela ? L’on voit bien que vous n’êtes pas du pays. C’est une fille de mauvaise vie ; elle a eu un enfant, et elle ne fait que chanter et rire tout le long des jours ; vous avez bien tort de vous intéresser à des gens de cette sorte...

Bien que très pauvre et manquant de tout, elle était, en effet, joyeuse et chantait continuellement des cantiques et des guerziou de saints.

— Mais elle est morte, reprit le jeune moine, et trois belles processions viennent de passer qui vont la chercher, pour la conduire au paradis !

— Au paradis !... Dites plutôt en enfer, lui répondit-on.

Les deux moines continuèrent leur route et arrivèrent à la chaumière. Ils y entrèrent et virent étendue, sur un lit frais et blanc comme la neige, une belle jeune fille qui semblait sourire de bonheur. Elle avait sur la tête une belle couronne de fleurs, et d’autres fleurs semées autour d’elle répandaient une odeur délicieuse. Sept cierges de cire blanche brûlaient autour du lit.

Les deux moines s’agenouillèrent pour prier. Sept vierges habillées de blanc vinrent alors, qui prirent le corps et s’élevèrent avec lui vers le ciel, au milieu des chants et de la musique des anges ; et la belle dame, que le jeune moine avait vue à la tête de la troisième procession, les précédait, comme pour leur montrer le chemin.

C’était la sainte Vierge Marie !

(Conté par Catherine Le Bér, mendiante de Louargat, Côtes-du-Nord.)



VI


CANTIQUE SPIRITUEL[6]


sur la charité admirable que montra saint corentin envers un jeune homme qui fut chassé de chez son père et sa mère, sans motif ni raison.



Écoutez tous : je veux publier la charité admirable de saint Corentin ; la charité admirable de saint Corentin envers un jeune homme de Quimper-Corentin.

Du temps qu’était évêque de Quimper Bertrand de Rosmadec, homme charitable, pieux et compatissant, il y avait dans la ville de Quimper un gentilhomme cruel : on ne veut pas le nommer, à cause de ses parents.

Sans justice ni raison, avec un cœur ingrat, il haïssait son fils, jeune homme d’un caractère doux et bon. Il ne pouvait supporter ni sa vue, ni le son de sa voix, ni sa présence dans sa maison, tant il le détestait !

Un jour, avec grande malice, il dit à sa femme :

— Ma femme, je ne puis plus supporter notre fils maudit ; je ne puis plus supporter notre fils maudit ; éloignons-le de nous, car je ne puis l’aimer.

La dame, pour obéir à son mari, l’homme méchant, se rendit aussitôt auprès de son fils doué d’un bon naturel et lui dit :

— « Va-t’en, va loin d’ici, où tu voudras ; voilà trente écus, et que je ne te revoie plus jamais.

« Ne dis à personne de quelle maison tu es issu, car nous craignons d’être tous déshonorés par toi ; nous craignons d’être tous déshonorés par toi ; ne retourne jamais, maudit fruit de potence !

— « Hélas ! ma mère, répondit-il, qu’ai-je donc fait pour mériter d’être ainsi chassé de votre maison ? Je me suis toujours appliqué à servir Dieu et à vous obéir, ainsi qu’à mon père.

— « Va loin d’ici, va-t’en au diable ! répondit-elle ; tu es le déshonneur de notre maison ; tu es le déshonneur de notre maison ; voici trente écus, et que je ne te revoie plus jamais. »

Le jeune gentilhomme, voyant qu’il lui fallait quitter sur le champ la maison où il était né, alla trouver saint Corentin, plein d’espoir, et s’agenouillant devant son image, les larmes aux yeux, il le pria de la sorte :

— « Glorieux saint Corentin, voici que je suis chassé de votre ville par mon père, que j’ai toujours aimé ; je vous prends à présent pour père, glorieux saint Corentin ; regardez-moi aussi comme votre fils ; mon père, venez à mon secours. »

Ayant ainsi parlé, avec une dévotion sincère, il demanda au saint sa bénédiction ; puis, se sentant rassuré, il alla à la grâce de Dieu et se rendit de Quimper-Corentin à Douarnenez.

Quand il fut sur la montagne, il s’arrêta et fit encore ses adieux à sa ville natale et à son église :

— « Adieu, dit-il, mon père ; adieu, saint Corentin ; souvenez-vous de votre fils ; ayez pitié de moi. »

Poursuivant alors sa route, il rencontra une croix : d’un côté était représenté Jésus, notre grand maître, et de l’autre côté était l’image de Notre-Dame Marie ; il s’agenouilla devant la croix et se mit à pleurer.

— « Mère de compassion, dit-il, ô Vierge sainte, je vous prends pour mère, car vous êtes la mère des orphelins, je vous prends pour mère, car vous êtes la mère des orphelins ; si vous m’abandonnez, je ne sais plus où aller.

« Ô mon Sauveur miséricordieux, je suis chassé de la maison de mon père ; ayez pitié du pauvre orphelin que vous voyez à genoux, au pied de votre croix ; je vous prends pour père, père des orphelins, et si vous m’abandonnez, je ne sais où aller.

« Monseigneur saint Corentin, soyez mon guide ; j’ai mis en vous mon espoir, protégez-moi. Gardez mon corps, gardez mon âme ; je me mets sous votre conduite, à la grâce de Dieu. »

Ayant marché pendant une heure, il rencontra une maison, où il vit une femme qui pleurait, accablée de douleur. Le jeune gentilhomme eut pitié d’elle et, allant à elle, il essaya de la consoler.

— « Pourquoi pleurez-vous ainsi, ma pauvre femme ? lut demanda-t-il. Dites-moi le sujet de votre douleur. Hélas ! je suis moi-même aussi affligé que vous, et c’est pourquoi j’ai pitié de ceux qui souffrent.

— « Hélas ! seigneur, dit-elle, mon mari est mort ; je l’ai enseveli, depuis trois jours ; mais, comme je n’ai pas d’argent, le recteur refuse d’enterrer son corps en terre bénite.

« J’ai creusé une fosse dans mon courtil, pour enterrer enfin le corps de mon mari, et ce qui me navre surtout le cœur, c’est que je n’ai rien pour faire dire des messes pour son âme ! »

Alors le jeune homme se mit à pleurer avec la femme, et son cœur faillit se briser de compassion.

— « Femme, dit-il, pauvre femme, prenez patience, et espérez en Dieu ; il ne vous abandonnera pas.

« Il est le père des orphelins et des veuves ; recommandez à sa miséricorde et votre mari et vous-même. Chassé par mon propre père de la ville de Quimper, dans ma douleur amère, c’est ce que j’ai fait moi-même.

« Continuez de servir Dieu ; voici trente écus que je vous donne, pour que vous puissiez faire enterrer votre mari ; avec ce qui vous en restera, vous ferez prier pour son âme et nourrirez vos enfants. »

Ayant donné tout son argent, il continua sa route, plein de confiance en Dieu. Que ferez-vous, jeune homme, que ferez-vous à présent ? Vous avez donné tout ce que vous possédiez, et vous n’avez plus rien.

Celui qui met son espoir en Dieu et en la sainte Vierge ne manquera jamais de rien ; jamais il ne manquera de rien, si notre Sauveur occupe la première place dans son cœur.

Le charitable jeune homme continua sa route, et la nuit le surprit dans un grand bois, où il passa la nuit, sans manger ni boire, s’étant mis sous la protection de Notre-Dame Marie.

Le lendemain matin, quand il se leva, il vit venir à lui une belle dame, qui était la Vierge Marie. Elle lui demanda :

— « Que faites-vous là ? Vous êtes peut-être un voleur ? Dites-le-moi franchement.

— « Hélas ! madame, répondit-il, je suis un pauvre orphelin chassé par son père et sa mère ; mon père et ma mère m’ont chassé de leur maison, et c’est pour cela qu’il m’a fallu passer la nuit dans ce bois. »

Pendant qu’il parlait de la sorte, voilà que saint Corentin arriva aussi, habillé comme un évêque de Quimper-Corentin.

— « Que faites-vous-là , jeune homme ? lui demanda- t-il. Pourquoi êtes-vous dans le bois de si bon matin !

— « Hélas ! monseigneur, répondit-il, je suis un pauvre orphelin chassé par son père et sa mère. Mon père et ma mère m’ont chassé de leur maison, et c’est pour cela qu’il m’a fallu passer la nuit dans ce bois. »

Alors le saint évêque lui dit :

— « Mettez votre confiance en Dieu et en la Vierge Marie ; mettez votre confiance en Dieu et en la Vierge Marie, et aussi en saint Corentin, et il ne vous manquera rien. »

Puis il lui dit encore :

— « Voilà là-bas Lesascoët ; savez-vous servir ?

— « J’ai étudié, répondit-il ; je sais lire et écrire ; je suis gentilhomme, et je ne sais pas servir. »

Enfin ils le conduisirent à Lesascoët, et conseillèrent au seigneur du lieu de vouloir bien recevoir ce bon jeune homme pour montrer à écrire à la demoiselle, qui, depuis longtemps, n’avait pas de maître.

Là il fit preuve d’une grande dévotion, de beaucoup d’honnêteté et de douceur, d’une charité admirable et d’une grande confiance dans Jésus et Notre-Dame Marie.

Grâce à ses qualités et à ses bons exemples, il gagna le cœur du gentilhomme, qui dit un jour à sa dame :

— « Ma femme, il y a longtemps que j’ai une chose sur le cœur, et, jusqu’à présent, je n’ai pas osé vous en faire part.

— « Parlez franchement, parlez, lui répondit sa femme ; quel motif avez-vous de me cacher votre cœur ? quel motif avez-vous de me cacher votre cœur ? Vous n’êtes pas raisonnable d’agir de la sorte.

— « Je voudrais, en vérité, ma femme, je voudrais, répondit-il, marier avec son bon maître notre fille Corentine ; marier avec son bon maître notre fille Corentine, parce qu’il est honnête homme et qu’il aime Dieu par dessus tout.

— « Dieu soit béni ! répondit la dame ; il y a longtemps que ce désir est dans mon cœur; il y a longtemps que ce désir est dans mon cœur, mais je n’osais pas vous en parler. »

Ils demandèrent alors à leur fille si elle consentait à prendre le jeune homme pour son époux et son maître.

— « Que votre volonté soit faite, répondit-elle ; je ne désire que ce que vous désirez vous-mêmes. »

Tous ses parents donnèrent leur consentement, à l’exception d’un oncle, qui en conçut de la malice et de la haine. Malgré tout, le mariage eut lieu, pour la plus grande gloire de Dieu.

Un an après, ou environ, l’oncle, furieux de voir sa nièce enceinte, chercha les moyens de se venger de son mari, qu’il ne pouvait souffrir.

Un jour, il dit traîtreusement à son neveu :

— « Voulez-vous chasser au bord de la mer ? Le temps est beau et propice pour la chasse au lièvre ; accompagnez-moi, mon ami, dans les champs les plus voisins. »

Quand ils furent près de la mer, le méchant oncle y jeta son neveu, par une infâme trahison. Ô rage horrible de la haine ! quelle cruauté. Seigneur, et quelle ingratitude !

Le jeune homme se mit à pleurer et à crier :

— « Ô seigneur saint Corentin, venez à mon secours ! ô seigneur saint Corentin, venez à mon secours ! et vous aussi, mon divin maître Jésus, et vous, sainte Vierge Marie ! »

Heureux est celui qui met son espoir en Dieu ; au milieu des plus grands dangers, il trouve assistance. Le jeune gentilhomme se sentit soutenu au-dessus des vagues de la mer, il ne savait comment.

En peu de temps, le pauvre jeune homme fut ainsi conduit jusqu’à une île, auprès de Douarnenez, et là il ne rencontra d’autre secours, d’autre consolation que Dieu, qui était toujours dans son cœur.

Abandonné de la sorte, au milieu de la mer, sans trouver personne qui pût lui venir en aide, il s’écria :

— « Ô mon père saint Corentin, ô glorieux saint Corentin, voyez votre fils comme il est en danger ! Ne viendrez-vous pas à son secours ? »

Ô charité admirable de saint Corentin ! Nuit et jour il envoya à son fils bien-aimé une nourriture précieuse, pendant cinq années entières.

De plus, pendant tout ce temps, la sainte Vierge lui envoya, chaque nuit, par l’entremise d’un ange, un beau piler[7] pour le consoler. Ô miséricorde digne de nos louanges !

Quand il eut ainsi passé cinq ans dans cette île, saint Corentin parla de la sorte à son ami :

— « C’est pour la dernière fois que je vous donne à dîner ; la nuit prochaine, vous souperez dans votre propre maison. »

Puis le saint prélat lui fit ses adieux. Il se mit alors à pleurer avec une douleur sincère et à dire :

— « Adieu, mon père, adieu, mon bienheureux père ; je vous remercie mille fois. Quand pourrai-je vous revoir ? »

Environ trois heures après, il vit venir un vieillard, qui marchait sur la mer comme sur la terre ferme, et ce vieillard lui dit :

— « Que me donnerez-vous, et, avec l’aide de Jésus-Christ, je vous tirerai de là ?

— « Je promets de donner à Dieu et à vous-même, mon ami, mon manoir et tout ce que je possède ; voici cinq ans que je n’ai vu ma femme, et que je n’ai reçu de consolation de personne autre que mon divin Jésus.

— « Vous me promettez trop, répondit le vieillard ; je ne vous demande que la moitié de vos biens. Montez sur mon dos, et, avec le secours de Dieu, je vous déposerai, avant la nuit, en sûreté sur le rivage. »

Et, en peu de temps, il fut rendu auprès de ceux qu’il souhaitait de revoir depuis longtemps. Le vieillard lui fit alors ses adieux, en disant :

— « Adieu, je reviendrai un jour vous voir. »

Alors le gentilhomme rencontra deux pages. C’étaient deux anges, qui le conduisirent avec deux flambeaux tout droit à sa maison, parce qu’il en avait oublié le chemin.

Quand il fut arrivé près de sa maison, ses deux conducteurs disparurent, ce qui l’étonna. Il entra dans le manoir si ardemment désiré, impatient de revoir sa femme.

Avant son entrée, sa femme désolée se plaignait ainsi, dans sa douleur :

— « Où êtes-vous, en ce moment, ô mon fidèle époux ? Ne vous verrai-je pas une dernière fois avant de mourir ? »

Au moment où elle se désolait ainsi, son mari, qu’elle appelait tous les jours, entra soudain. Elle courut à lui et s’écria :

— « N’êtes-vous pas mon mari ? Hélas ! j’avais grand peur que vous ne fussiez à jamais perdu ?

— « Remercions Dieu, lui dit-il, de m’avoir préservé, dans les dangers de mort où je me suis souvent trouvé, pendant cinq ans. J’ai toujours mi ma confiance en Dieu, qui m’a protégé nuit et jouir. »

Comme ils parlaient ainsi, son petit enfant courut à son père, quoiqu’il ne l’eût jamais vu ; il lui sauta au cou, en disant :

— « Mon père chéri, soyez le bienvenu, et louons d’abord Dieu de votre retour ! »

Alors vinrent les serviteurs de la maison, puis les gentilshommes et les habitants du voisinage ; tous étaient heureux et se réjouissaient du retour du gentilhomme.

Sa femme lui demanda alors où il avait été.

— « Que Dieu soit loué à jamais, répondit-il ; que Dieu soit loué à jamais de m’avoir, pendant cinq ans, préservé au milieu de mille dangers !

« Mon oncle, sous prétexte de m’emmener à la chasse, me jeta dans la mer. Alors je me mis à crier : Glorieuse Vierge Marie, et vous, saint Corentin, souvenez-vous de votre fils, ayez pitié de moi !

« Aussitôt je fus conduit dans une île par quelque chose qui me soutenait au-dessus des flots. Là, pendant cinq ans, un saint prêtre m’a visité tous les jours, et pourvu de tout ce qui est nécessaire pour vivre.

« Enfin, j’ai été retiré de cette île par un vieillard, et je lui ai promis la moitié de nos biens. Voilà comment j’ai été préservé au milieu des plus grands dangers, et Dieu en soit loué ! »

Alors la compagnie, ayant entendu cela, loua la grande charité de Jésus, fils de Dieu. Puis il y eut fréquemment des banquets, chez les amis du seigneur, pour fêter son retour.

Environ un an après, le vieillard vint réclamer du seigneur la récompense qui lui avait été promise ; il vint réclamer la récompense qui lui avait été promise par le seigneur, quand il le retira du milieu de la mer.

Il parla de la sorte au gentilhomme :

— « Vous rappelez-vous votre promesse ? Vous rappelez-vous la promesse que vous m’avez faite ? Il faut la tenir ; je vais vous attendre dans la chapelle du manoir. »

Le gentilhomme apporta aussitôt la moitié de ses biens. Mais le vieillard lui dit alors :

— « À quoi songez-vous donc, et où sont vos promesses ?

— « Mon père, répondit-il, voici la moitié de mes biens, et je ne vous cache rien ; tout est là devant vous. Je ne vous cache rien ; tout est là devant vous, et j’aimerais mieux mourir que vous tromper.

— « Vous avez aussi un joli petit enfant ; amenez-le devant moi, car je désire le voir, avant de m’en aller ; je désire le voir, avant de m’en aller, car je vous aime, et j’aime aussi votre enfant. »

Quand le jeune enfant eut été amené par sa mère, le vieillard reprit :

— « Seigneur, vous m’avez promis la moitié de tous vos biens, et votre enfant est la meilleure part de tout ce que vous possédez ; il faut tenir votre promesse et me donner ma part de l’enfant. »

Alors la mère s’écria :

— « Qu’allez-vous faire ? Vous allez mettre à mort mon bel enfant, mon fils chéri ? Ah ! prenez plutôt tout ce que nous possédons, seigneur ; prenez tout, et laissez-moi mon fils !

— « Madame, reprit le vieillard, consolez-vous, et cessez de pleurer de la sorte ; votre mari a promis à Dieu la moitié de tout ce qu’il possède ; Abraham a été sur le point de sacrifier son fils : obéissez à Dieu, et buvez la coupe. »

Ayant ainsi parlé, il tira un couteau. À cette vue, la mère s’évanouit et tomba par terre ; la mère s’évanouit et tomba par terre, et le père, inquiet, ne pouvait retenir ses larmes.

Au moment où le vieillard allait frapper l’enfant, un dame entra soudain, et, après elle, un évêque rempli de majesté :

— « Arrête, vieillard ! s’écria-t-il, car Dieu ne leur demande que leur bonne volonté. »

Alors la mère revint à elle, et l’évêque lui dit :

— « Retirez-vous un peu dans votre chambre, et laissez-nous avec votre mari et votre fils, car nous avons quelque chose à leur dire ; dans un moment, vous viendrez les rejoindre. »

Alors la grande dame parla de la sorte au seigneur :

— « Me reconnaissez-vous, seigneur ? regardez-moi, et regardez encore.

— « Hélas ! excusez-moi, madame ; jamais de ma vie je n’eus l’honneur de vous voir avant aujourd’hui.

— « Avez-vous donc oublié que vous prîtes jadis la Mère de Dieu pour votre mère, de préférence à toutes les autres saintes ? Je suis la Mère de Dieu, et vous viendrez, sans tarder, votre fils et vous, nous voir au paradis. »

Alors l’évêque parla aussi de cette façon :

— « Me reconnaissez-vous, seigneur ? parlez franchement.

— « Excusez-moi, monseigneur ; jamais je n’eus l’honneur de vous voir avant aujourd’hui.

— « Avez-vous donc oublié que vous prîtes jadis saint Corentin pour votre père ? Je suis saint Corentin, et, sans tarder, il vous faudra venir avec moi au paradis, vous et votre jeune fils. »

Et le vieillard lui dit aussi, à son tour :

— « Savez-vous qui je suis ? »

— « Excusez-moi, répondit-il ; je n’ai pas l’honneur de vous avoir jamais vu ailleurs que sur la mer.

— « Je suis le malheureux dont vous avez fait enterrer le corps avec les trente écus que vous avez donnés à sa femme. Pour récompense de votre charité, vous viendrez, sans tarder, votre fils et vous, me rejoindre au paradis[8]. »

Quand le seigneur et son jeune fils entendirent cela, ils tombèrent morts sur la place, et saint Corentin et la Vierge Marie les conduisirent tout droit au paradis.

Ô jeune homme heureux mille fois d’avoir pris saint Corentin pour père et de l’avoir toujours aimé ! Vous avez été heureux dans votre vie et heureux dans votre mort d’avoir mis en lui votre confiance.

Peu de temps après, la dame revint et trouva son mari et son fils morts ; elle trouva son mari et son fils morts ; ô douleur, ô crève-cœur sans égal !

Nul ne saurait dire l’étendue de sa douleur. Le cœur lui faillit et, sans pouvoir prononcer un seul mot, elle tomba sur le corps de son fils, comme si elle était morte elle-même.

Quand elle revint à elle :

— « Malheur à moi ! s’écria-t-elle ; que vois-je, ô glorieuse Vierge Marie ? Je ne puis leur survivre dans ce monde ! Hélas ! mon mari et mon fils bien-aimés sont donc morts !

« Que ferai-je, mon Dieu ? Comment vivre, à présent ? Ma vie et mon cœur me sont arrachés ! Sainte mère de miséricorde, ô mère des veuves, venez au secours d’une pauvre veuve abandonnée !

— « Consolez-vous, madame, et prenez patience ; ne pleurez pas ainsi ; la sainte Vierge et saint Corentin, et les anges du ciel ont porté votre mari et votre fils au paradis. »

Peu de temps après, lorsque son mari et son fils eurent été enterrés, dans le même tombeau, pleine de mépris pour ce monde et ses vanités, elle se retira dans un couvent, pour y faire pénitence.

Allons ! chers Bretons, soyez gens de cœur ; honorons saint Corentin, et prions-le de bon cœur. Celui qui lui sera dévot dans ce monde sera secouru par lui à son heure dernière.



VII


le miracle des trois gouttes de sang.



Écoutez, habitants de Quimper, un miracle fait dans votre église, au sujet d’un grand crime qui fut commis devant la croix.

Un bourgeois de la ville de Quimper, plein d’amour pour notre Sauveur, fit vœu d’aller visiter Jérusalem et le Golgotha, pour saluer les lieux saints, où souffrit Notre-Seigneur.

Donc, avant de partir, il dit à un sien compère :

— « Compère, au nom de Dieu, veillez sur mes enfants, sur mes enfants et ma femme ; au nom de Dieu, ne les abandonnez pas.

« Gardez mon or et mon argent, pour les entretenir honnêtement ; soyez leur père, je vous en prie, et Dieu vous en récompensera. »

Ayant fait ces recommandations à son compère, il prit congé de ses enfants, et fit ses adieux à sa femme, qui se mit à pleurer, toute désolée.

Puis, se mettant à genoux devant monseigneur saint Corentin, il lui demanda sa grâce et sa bénédiction.

Après s’être recommandé à son maître et bienheureux patron, il se mit gaîment en route, sous la protection de Dieu et de tous les saints.

Il fut longtemps absent ; son voyage fut long et difficile, et durant tout ce temps, il n’eut aucune nouvelle de sa femme ni de ses enfants.

Ô folles espérances de ce monde ! ô trahison cruelle ! Son compère abandonna ses enfants dans le besoin.

Tenté du démon, il garda l’argent que lui confia le pèlerin, avant de se mettre en route.

C’était pitié d’entendre les pauvres enfants qui criaient :

— « Mère, donnez-nous du pain ! il y a un jour entier que nous n’avons mangé !

— « Hélas ! mes pauvres enfants, leur répondait-elle, il n’y a pas un morceau de pain dans la maison ; le compère garde notre argent, comme un voleur. »

La pauvre femme fut forcée de vendre tout ce qu’elle avait, puis d’aller mendier avec ses enfants.

Enfin, après l’avoir longtemps attendu, son mari revint à la maison, et il faillit mourir de compassion, quand il vit en quel état étaient ses pauvres enfants.

Il alla trouver son compère au cœur cruel, pour lui demander ce qu’il lui avait confié.

Mais le méchant lui répondit :

— « Tu ne m’as jamais rien donné ; retire-toi, effronté ; me prends-tu donc pour un voleur ? »

L’autre lui répliqua alors :

— « Je m’en rapporterai à ton serment ; viens à l’église jurer devant la croix, et prenons pour témoin le Dieu souverain. »

Ils se rendirent dans l’église de saint Corentin, et là, le méchant donna à l’autre une canne à tenir en sa main, avant de jurer.

Dans cette canne était caché l’argent qu’il avait volé ; mais il ne pouvait rien cacher à Dieu.

Il s’avança alors devant Notre-Seigneur crucifié, pour jurer qu’il avait rendu à son confère ce que celui-ci lui avait confié.

Au moment où il faisait le serment maudit, sa méchanceté fut dévoilée : la canne s’entr’ouvrit et laissa tomber l’argent à terre.

Les pieds sacrés de l’image de Notre-Seigneur sur la croix se détachèrent alors et répandirent trois gouttes de sang, en témoignage du grand péché.

Habitants de Quimper, adorez ce crucifix, qui est encore dans votre église. Adorez, chaque jour, du fond du cœur, les trois gouttes de sang.

Je vous salue, trois gouttes de sang répandues par Jésus, mon père ; lavez, je vous prie, mon cœur, afin que je puisse trouver le véritable pardon.

Ô divin sang de Jésus, et le lait de sa mère miséricordieuse, vous serez tout mon espoir et ma confiance en tout danger[9].



VIII


sainte touina.



Il y avait une fois un riche veuf qui s’était remarié à une veuve riche aussi. Ils avaient chacun une fille de leur premier mariage. Celle du mari, nommée Touina, était jolie, aimable, soumise et laborieuse. Celle de la dame, au contraire, nommée Margot, était laide, disgracieuse, méchante et paresseuse. Pourtant, sa mère lui trouvait toutes les qualités, n’aimait qu’elle et était très-dure pour la pauvre Touina. Le père de celle-ci allait souvent en voyage, et, dès qu’il avait quitté le château, on envoyait sa fille garder les moutons sur la lande, avec un morceau de pain d’orge, comme on en donnait aux chiens, ou une galette de sarrasin pour toute nourriture. Un matin qu’elle se rendait à la lande avec son troupeau, tout en se faisant à elle-même ses plaintes, le long de la route, elle aperçut derrière un buisson un homme bien mis et armé d’un fusil, qui l’écoutait et qui lui dit :

— Vous êtes donc bien malheureuse, mon enfant ?

— Hélas ! monseigneur, j’ai une marâtre qui ne m’aime pas et me rend la vie bien dure. Quand mon père est absent, elle m’envoie tous les jours garder les moutons sur la lande, et ne me donne pour toute nourriture qu’un morceau de pain noir, comme on en donne aux chiens ; voyez (et elle lui montra un morceau de pain d’orge, noir et tout moisi) ; et pendant ce temps-là, sa fille Margot reste avec elle dans le château, à essayer tous les jours des robes neuves, à s’amuser, et à courir, et à manger de bons fruits, dans les jardins.

— Eh bien ! mon enfant, venez avec moi, et je vous donnerai de plus belles robes et de plus belles parures que n’en a la fille de votre marâtre, et vous ne manquerez de rien de ce qui pourra vous faire plaisir.

Touina regarda l’inconnu avec étonnement et ne sut, d’abord, que lui répondre. Il était jeune et avait assez bonne mine, et elle se trouvait si malheureuse, qu’elle abandonna son troupeau et le suivit.

Il la conduisit dans un vieux château en ruine, où il y avait beaucoup de gens de mauvaise mine, qui lui firent peur d’abord. C’étaient des brigands, et il en était le chef. Voilà donc la pauvre Touina dans une caverne de brigands ! Le chef ordonna à ses gens de la respecter et de lui obéir comme à leur maîtresse, et lui-même eut pour elle toutes sortes d’attentions. Il y avait là des chambres remplies d’or et d’argent, et de beaux habits, et des parures de toute sorte, et elle pouvait choisir et en changer tous les jours, à sa fantaisie. Elle resta quatre ans dans ce château, et, au bout de ce temps, elle eut un enfant, dont le chef des brigands était le père, Elle voulut le faire baptiser à l’église la plus voisine ; mais le père ne voulait pas qu’il fût baptisé. Touina en était fort désolée, et elle conçut le projet de profiter de la première occasion pour s’enfuir et retourner chez son père. Une nuit donc que tous les brigands étaient partis pour une expédition importante, avec leur chef en tête, elle mit son enfant, qui n’avait encore que trois ou quatre mois, dans un panier, et s’enfuit en l’emportant. Après beaucoup de mal, elle arriva heureusement au château de son père, et lui sauta au cou pour l’embrasser.

— Jésus ! mon enfant, dit le vieux seigneur en pleurant de joie, que je suis donc heureux de te revoir ! À présent, tu resteras avec ton vieux père, qui t’aime tant, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, mon père, à présent je resterai avec vous et ne vous quitterai plus jamais. Je vous ai causé bien du chagrin, n’est-ce pas ? Mais je ne vous en causerai plus. Je cours jusqu’à l’église pour me confesser ; je reviendrai sans tarder ; n’ayez point d’inquiétude.

Et elle embrassa encore son père et sortit aussitôt, laissant sur une table, où elle l’avait déposé en entrant, le panier dans lequel se trouvait son enfant. Elle prit la route de Rome pour aller se confesser à notre Saint-Père le Pape.

L’enfant ne tarda pas à crier. La marâtre ouvrit le panier et s’écria aussitôt, en s’adressant à don mari :

— Ne vous avais-je pas dit que votre fille n’est rien qui vaille ? Voyez un peu le beau cadeau qu’elle vous a apporté !…

L'enfant fut mis en nourrice, dans une ferme voisine. Mais suivons Touina, qui marche sur le chemin de Rome.

Après beaucoup de mal, demandant l’aumône et l’hospitalité tout le long de la route, elle arriva enfin au terme de son voyage. Elle alla se prosterner aux pieds du Saint-Père, et se confessa à lui avec un sincère repentir. Le pape l’écouta avec intérêt, puis il lui dit d’aller trouver un saint ermite qui demeurait dans un bois, à quelque distance de la ville, et de se confesser à lui, après quoi le saint homme lui indiquerait la pénitence qu’elle aurait à faire pour obtenir l’absolution.

Touina se remit donc en route. Elle arriva à l’ermitage du saint anachorète et se jeta à ses pieds, en le priant d’écouter sa confession. Mais le vieillard, étonné et troublé de voir une belle jeune femme dans sa pauvre hutte de terre et de feuillage, crut que c’était le démon qui venait le tenter sous cette forme, et il lui cria, en se couvrant la figure de ses deux mains :

— Retire-toi, démon ; va loin de moi !…

Touina se retira, désespérée.

Cet ermite recevait tous les jours la visite de son bon ange. L’ange resta alors trois jours sans venir, et le vieillard en était désolé et ne savait à quoi attribuer ce changement. Quand l’ange revint, le quatrième jour, il lui demanda pourquoi il était resté trois jours sans venir, et quelle faute il pouvait avoir commise.

L’ange lui dit :

— Vous avez repoussé durement une pauvre jeune femme qui venait à vous, pleine de repentir, pour chercher conseil et consolation. Vous l’aviez appelée « démon, » et elle s’est retirée, le désespoir dans l’âme. C’est là un grand péché, et, pour le racheter, voici ce qu’il vous faudra faire. Vous chercherez cette jeune fille, jusqu’à ce que vous l’ayez retrouvée, et vous la confesserez et lui donnerez l’absolution. Le Saint-Père lui-même lui donnera à communier, puis vous la suivrez partout où elle ira, et la surveillerez et la protégerez, comme si elle était votre propre fille. jusqu’à ce qu’elle ait trouvé à se marier, car vous êtes, dès à présent, responsable d’elle, et si elle venait à se perdre, vous seriez perdu vous-même. Vous la placerez comme domestique dans quelque maison honnête, et vous mettrez comme première condition à son engagement que ses maîtres la laisseront assister à la messe tous les jours. Lorsqu’elle sera mariée, vous retournerez à votre ermitage, et Dieu disposera de vous comme il l’entendra.

Ayant ainsi parlé, l’ange disparut. Le pauvre ermite était tombé la face contre terre, et il pleura abondamment. Puis, prenant son bâton, il se mit en route pour accomplir les ordres du Seigneur.

Il retrouva Touina, qui n’avait pas encore quitté Rome, et passait tout son temps à prier et à pleurer dans les églises de la ville sainte. Il la confessa, lui donna l’absolution et la consola de son mieux. Puis, quand elle eut reçu à communier de la main du Saint-Père, il lui chercha une place dans une maison honnête, à la campagne. Tout le monde, en voyant cette belle jeune fille accompagnant ce vieillard à barbe blanche, pour lequel elle avait tant de soins et de prévenances, la prenait pour sa fille. L’ermite réussit à la placer chez une vieille dame veuve, riche et dévote, puis il alla établir son ermitage dans un bois voisin, afin de ne pas la perdre de vue. Touina, grâce à la douceur de son caractère et à son cœur aimant, plut tout de suite à la vieille dame et s’attira ainsi la jalousie de deux autres servantes qui étaient dans la maison. Tous les jours elle accompagnait sa maîtresse à la messe, dans la chapelle du château. Bien plus, dès qu’elle avait un moment de loisir, elle y allait prier. Les deux autres servantes la plaisantaient sur cette dévotion excessive, et faisaient leur possible pour la retenir avec elles, aux heures de récréation, et lui faire prendre part à leurs jeux, à leurs danses et à leurs folles chansons. La pauvre Touina ne pouvait toujours résister à leurs instances ; mais, même au milieu des jeux les plus bruyants, elle était toute pensive et priait, en esprit et d’intention, dans la chapelle, devant l’image de la sainte Vierge. Bien plus, la Vierge, la prenant en pitié, la faisait disparaître du milieu des sociétés joyeuses et bruyantes où elle se trouvait si malheureuse, sans que personne sût comment elle disparaissait, ni où elle allait. Quatre anges invisibles la prenaient, un par chaque membre, la soulevaient en l’air et la transportaient dans la chapelle, puis ils la ramenaient de la même manière au milieu de ses compagnes, étonnées de la voir reparaître tout d’un coup, comme si elle sortait de terre ou descendait du ciel.

Voyant cela et n’y comprenant rien, les deux jalouses crièrent à la sorcière et allèrent la dénoncer comme telle à leur maîtresse. Celle-ci, intriguée et désireuse de voir par elle-même quel cas elle devait faire de semblables rapports, se mit un jour à la fenêtre de sa chambre, afin d’observer les trois filles, au moment où elles sortiraient ensemble, à midi, pour aller se récréer pendant une heure dans le jardin. Et elle vit fort bien quatre anges à ailes blanches qui enlevèrent Touina du milieu de ses deux compagnes et la transportèrent dans la chapelle ; puis ils la rapportèrent encore auprès des deux autres filles, quand l’heure fut venue de rentrer au château. Elle comprit que c’était là un miracle de la part de Dieu ou de sa sainte mère, et que Touina devait être une sainte ; et, à partir de ce jour, elle dit qu’elle n’irait plus travailler à la cuisine, ni nulle part ailleurs où seraient les deux autres filles, mais qu’elle resterait à filer dans sa chambre, et irait prier à la chapelle quand bon lui semblerait.

La dame n’avait qu’un enfant, un fils de dix-huit ou dix-neuf ans, qui était aux écoles. Quand ses études furent terminées, il revint à la maison, et il y eut, à cette occasion, un grand repas, auquel on invita tous les parents et les autorités du pays. Les deux servantes jalouses demandèrent à leur maîtresse de leur envoyer Touina à la cuisine pour les aider. La dame y consentit, et Touina descendit de sa chambre. Elle fut employée à poser les plats sur la table dans la salle à manger. Le jeune seigneur, qui ne l’avait pas encore vue, fut frappé de sa bonne mine, de son air distingué, de son maintien modeste, et il demanda à sa mère qui elle était.

— Je ne sais pas bien, répondit-elle ; elle m’a été présentée par un vieillard à barbe blanche, que je crois être son père. Je l’ai prise par pitié, car ils paraissaient bien malheureux et ne vivaient que d’aumônes, et je suis loin de m’en repentir, car cette jeune fille a toutes les qualités possibles, et de plus je la crois une vraie sainte.

Le jeune seigneur fut vivement intrigué par ces paroles de sa mère. Pendant tout le repas, il ne quitta pas des yeux Touina, et il était déjà amoureux d’elle. Son amour ne fit que croître de jour en jour, si bien qu’il demanda à sa mère de lui permettre de l’épouser. La dame, bien qu’aimant et estimant beaucoup la jeune fille, ne trouvait pas que ce fût un parti convenable pour son fils, et elle lui représentait de son mieux qu’elle ne pouvait le laisser épouser une servante, une fille venue on ne savait d’où, dont le père mendiait son pain de porte en porte. Mais toutes ces représentations et ces sermons étaient en pure perte, et le jeune homme était tellement frappé au cœur, qu’il en tomba malade.

- On consulta tous les médecins du pays et même les sorciers ; mais ce fut en vain, et le jeune seigneur ne faisait que dépérir, tous les jours, de plus en plus. Voyant cela, sa mère résolut de ne plus le contrarier, et elle lui annonça qu’elle consentait à le laisser épouser Touina. Cette bonne nouvelle le guérit sur le champ, comme par enchantement. On fit chercher le vieux mendiant, qu’on regardait comme le père de Touina, et on l’amena au château. Mais il se tint à la porte et tendit la main pour demander l’aumône, selon son habitude. La dame vint et lui dit :

— Entrez, mon brave homme, et asseyez-vous au foyer.

Et il entra et s’assit au foyer, et la dame lui dit encore :

— Mon fils désire avoir votre fille pour femme ; êtes-vous content de la lui donner ?

— Ma fille est pauvre comme moi, et elle ne peut pas espérer de s’élever si haut ; pourtant, si c’est la volonté de Dieu, qu’elle s’accomplisse.

Les noces furent célébrées sans délai, et il y eut de grands festins, des jeux et des réjouissances de toute sorte, pendant plusieurs jours.

Quand tout fut terminé, l’ermite prit congé de Touina et lui dit :

— À présent, mon enfant, je retourne à mon ermitage, dans le bois où vous m’avez trouvé, pour faire pénitence et attendre la mort, quand il plaira à Dieu de me l’envoyer. Quant à vous, continuez d’aller tous les jours à la messe et d’être dévote à la sainte Vierge ; ne vous plaignez jamais des épreuves qu’il plaira à Dieu de vous envoyer, et ne vous mettez pas en colère, quoi qu’il puisse vous arriver. De plus, à présent que vous voilà riche, ne refusez jamais l’aumône au pauvre qui vous demandera, au nom de Dieu, et, quoi qu’il puisse vous, demander, donnez-le-lui.

Touina promit de suivre minutieusement ses recommandations, et le vieillard partit.


Voilà Touina grande dame à présent. Mais, dans la prospérité, elle n’oublia pas qu’elle avait été malheureuse. Son cœur était plein de compassion pour tous les malheurs, pour toutes les misères, et personne ne s’adressait jamais à elle sans être secouru et consolé.

Au bout d’un an de mariage ou environ, elle, donna le jour à un fils. L’enfant fut baptisé, puis, mis en nourrice chez une fermière, où il devait rester trois ans. C’était un enfant superbe, et il venait à merveille.

Quand les trois ans furent accomplis, la nourrice le ramena au château, où il devait rester désormais. Il y eut un grand repas à cette occasion, et on y invita beaucoup de monde.

Touina entendait tous les jours la messe dans la chapelle du château, selon la recommandation de l’ermite, et elle n’y avait jamais manqué une seule fois. Le jour du repas, elle y alla, comme à l’ordinaire. L’enfant avait été confié à une servante, qui n’avait rien autre chose à faire que le surveiller, en l’absence de sa mère. Elle alla avec lui à la cuisine, pour voir les préparatifs du festin. Il avait une boule dorée qu’il s’amusait à faire rouler, pour courir après elle. Tout en courant et en sautant par la cuisine, il tomba dans une bassine pleine de lait bouillant, qu’on venait de retirer de dessus le feu. Y étant tombé la tête, la première, il ne pouvait crier, de sorte qu’il y resta quelque temps, sa surveillante n’ayant pas les yeux sur lui, et quand on l’en retira, il était déjà mort, le pauvre petit ange ! Voilà grand émoi et grande douleur dans la maison, comme bien vous pensez ! Sur ce, Touina revint de la chapelle, et, voulant savoir où en étaient les apprêts du dîner, elle entra dans la cuisine. Tout le monde y était en larmes. Elle prévit aussitôt quelque grand malheur et demanda ce qui était arrivé. personne ne lui répondit, mais les larmes et les cris augmentèrent.

— Où est mon enfant ? demanda-t-elle alors.

Et comme on ne lui répondait toujours que par des larmes et des cris, elle se mit à chercher de tous les côtés et finit par le découvrir sur un lit où on l’avait déposé. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa, en le baignant de ses larmes. Puis elle dit avec résignation :

— Dieu me l’avait donné, et Dieu me l’a ôté ; que son saint nom soit béni !

Et elle le déposa dans une armoire, sur un coussin, et, s’adressant ensuite aux cuisinières et aux autres domestiques qui étaient là, d’un air résigné et calme elle leur dit :

— Essuyez vos larmes, et cessez vos cris ; faites comme moi ; que chacun soit à son travail, et que les invités qui vont venir ne sachent rien du malheur qui vient d’arriver. C’est la volonté de Dieu, et il ne sert de rien de se désoler ou de murmurer.

Et, donnant l’exemple, elle s’occupa elle-même de préparer la table et d’orner la salle, comme si son cœur de mère n’était pas navré.

Cependant, les invités arrivaient, et Touina les recevait gracieusement et le sourire sur les lèvres ; et à ceux qui demandaient à voir son enfant elle disait qu’il dormait pour le moment, et qu’elle craignait de l’éveiller, parce qu’il était un peu indisposé, mais qu’à la fin du dîner elle le présenterait à tous les invités, dans la salle à manger…

Quand tous les invités furent arrivés, on se mit à table, et nul ne se serait douté, à voir l’air calme, serein et gracieux de la pauvre mère, qu’elle venait de perdre son fils, son unique enfant. Le père lui-même n’en savait rien encore.

Vers la fin du repas, un vieux mendiant à la barbe longue et blanche, et s’appuyant sur un bâton, se présenta à la porte de la cuisine et demanda quelque chose à manger, au nom de Dieu ; Personne ne le connaissait ; pourtant, il fut reçu, comme tous les autres mendiants, qui se présentaient en grand nombre tous les jours, et on lui présenta un morceau de pain blanc avec un peu de viande.

— Ce n’est pas là ce que je veux, dit-il.

— Que voulez-vous donc ? lui demanda la servante, étonnée.

— Allez dire à votre maîtresse de venir me servir, et je lui dirai ce que je veux.

On trouva cet homme fort exigeant. Cependant, comme Touina avait donné ordre de ne jamais refuser aucun mendiant et de l’appeler toutes les fois qu’il s’en trouverait qui voudraient lui parler, une servante alla lui faire part de ce qui se passait.

Aussitôt elle se leva de table et vint trouver le mendiant. Elle ne le reconnut pas, et elle lui demanda :

— Que désirez-vous, cher pauvre de Dieu ?

— J’ai faim, et je demande à manger.

Elle lui présenta du pain blanc, du lard et du rôti.

— Ce n’est pas de cela qu’il me faut, dit le vieillard.

— De quoi donc, mon frère ? Dites hardiment ; je vous donnerai ce que vous désirerez ; entrez, et voyez ce qui vous plaira.

Le vieux mendiant entra dans la cuisine ; mais, au lieu de s’arrêter devant la table qui y était, couverte de toutes sortes de viandes et d’autres mets, il alla droit à l’armoire où Touina avait mis son fils mort, et dit :

— Je veux un morceau du mets qui est là, dans cette armoire.

— Il n’y a là rien à manger, cher pauvre de Dieu.

— Je veux un morceau de ce qui y est, vous dis-je. Ne m’avez-vous pas dit que vous ne me refuseriez rien de ce que je vous demanderais ? Ouvrez l’armoire.

Touina, étonnée, regarda le mendiant en face et ne le reconnut pas encore ; puis elle ouvrit l’armoire en tremblant. Mais, au premier regard qu’elle y jeta, elle poussa un cri de joie. Qu’avait-elle donc vu ? Son enfant, qu’elle y avait déposé mort il y avait quelques heures, y était toujours, mais plein de vie et souriant, et jouant avec des oranges qui se trouvaient là. Elle l’enleva dans ses bras, et le couvrit de baisers et de larmes de joie et de bonheur.

Puis elle voulut l’aller montrer à tous ses invités, dans la salle du festin. Mais le vieux, mendiant l’arrêta, et lui dit, en montrant l’enfant du doigt :

— Voilà le mets dont je veux manger ma part.

La pauvre mère poussa un cri, comme si on lui eût plongé un poignard dans le cœur, et cacha son enfant dans son sein. Mais l’impitoyable mendiant reprit :

— Vous avez donc oublié déjà la promesse que vous fîtes au vieil ermite de ne jamais rien refuser à aucun mendiant, quoi qu’il pût vous demander ?

— C’est vrai, hélas ! répondit-elle avec résignation. Voilà mon enfant ; disposez-en comme vous l’entendrez, et que Dieu ait pitié de moi.

Et elle remit l’enfant au mendiant. Celui-ci prit alors un grand couteau sur la table de la cuisine et le leva, comme pour frapper l’innocente créature. Touina se contenta de tourner la tête en pleurant et sans faire aucun effort pour l’arrêter.

Alors le vieillard lui dit :

— Rassurez-vous, Touina, et ne craignez pas pour la vie de votre enfant : le voilà, plein de vie et de santé, et sans avoir éprouvé aucun mal.

Et il lui remit son enfant, puis il ajouta :

— Ô sainte Touina, — car vous êtes une vraie sainte, — votre épreuve et vos douleurs sont terminées dans ce monde, et les miennes aussi, grâce à vous. Vous avez été fidèle à la promesse que vous aviez faite de ne jamais rien refuser à un mendiant, quoi qu’il pût vous demander, au nom de Dieu ; vous avez poussé le dévoûment jusqu’au sacrifice de votre enfant, et Dieu, touché de votre foi, vous accorde le pardon et à moi comme à vous. Je suis le vieil ermite de la forêt, vers qui vous aviez été envoyée par le Saint-Père, et qui vous repoussa si durement, en vous appelant « démon, » vous mettant ainsi le désespoir dans l’âme. Dieu, pour me punir, avait attaché mon sort au vôtre, et si vous aviez failli dans la terrible épreuve à laquelle vous avez été soumise, nous aurions été damnés tous les deux pour l’éternité. À présent, je vais mourir ici sur la place, et mon âme ira tout droit au ciel, où vous viendrez vous-même me rejoindre, quand vous aurez fait l’éducation de votre enfant.

Et le vieillard expira dès qu’il eut prononcé ces paroles. Touina lui fit faire de belles funérailles, auxquelles assistèrent tous ses parents et amis, et tous les invités du grand dîner, qui étaient encore à table pendant que tout ceci se passait dans la cuisine du château.

(Ce conte a été conté à Marguerite Philippe, de Pluzunest, par une pèlerine, en se rendant en pèlerinage au Relec, arrondissement de Morlaix.)


Twina ou Touina n’est pas un personnage purement imaginaire, comme on serait tenté de le croire, parce qu’on ne trouve ni sa vie, ni ses actes, ni même son nom, dans les hagiographes ni ailleurs, que nous sachions du moins. On rencontre seulement dans le calendrier de saint Meen un saint Touinianus, qui était son père ou son frère peut-être, ou pour le moins un parent. Une petite chapelle de Plouha, dans les Côtes-du-Nord, qui était originairement sous le patronage de sainte Touina, est aujourd’hui consacrée à sainte Eugénie, dont la légende, qui rappelle sans doute celle de l’ancienne patronne, y est retracée, dans une peinture du XVIIIe siècle, signée Hamonnic, peintre breton parfaitement ignoré. Nombre de saints personnages, jadis connus et vénérés du peuple, surtout en Bretagne, se sont vus déposséder ainsi, au profit de noms plus connus, des hommages et du culte qui leur revenaient de droit. Ces substitutions ou ces usurpations sont dues généralement à l’analogie plus ou moins grande des noms ou à la similitude des légendes des premiers titulaires avec celles des usurpateurs. C’est ainsi, pour citer quelques exemples, que de saint Guéganton on a fait saint Agathon ; de saint Clévé, saint Clet ; de saint Drien, saint Adrien ; de saint Gily, saint Gilles ; de saint Alar, saint Éloi ; de saint Dominoc’h, saint Dominique, etc.

Le dénoûment de cette légende rappelle celui de Amis et Amiles qui fut très-populaire au moyen âge. (Quelques critiques croient que le fond en est historique et qu’il se rapporte à deux frères d’armes de l’armée de Charlemagne, dans la guerre de Lombardie. La version la plus ancienne en a été rédigée en vers latins, de 1090 à 1100, par Raoul Tortaire, moine de l’abbaye de Fleury. Mais la plus connue des œuvres inspirées par les aventures des deux amis est un poème français composé au XIIIe siècle.

Voici comment on peut analyser en peu de mots le poème en question.

Deux guerriers, tous les deux beaux, braves, et offrant une ressemblance parfaite de l’un avec l’autre, sont unis par les liens d’une étroite amitié. Ils s’appellent Amis et Amiles. Amiles est accusé par le traître Hardré d’avoir abusé de la fille du roi, et sommé de se laver de cette grave accusation par le duel judiciaire. Son ami se bat à sa place et sort vainqueur de l’épreuve. Mais celui-ci, Amis, est à son tour en butte aux disgrâces du sort : il est atteint de la lèpre. Amiles apprend alors que son ami ne peut être guéri qu’en arrosant ses plaies du sang innocent de jeunes enfants. Il n’hésite pas à sacrifier les siens. La guérison merveilleuse s’opère. Mais, lorsqu’on retourne dans la chambre des innocentes victimes, on les trouve jouant tranquillement sur leur lit avec des oranges.

Dans un conte des frères Grimm, intitulé le Fidèle Jean, nous trouvons aussi un vieux serviteur qui sauve la vie à son maître et se voit, plus tard, changer en statue de marbre, depuis les pieds jusqu’aux épaules, pour lui avoir révélé le secret du service qu’il lui a rendu. Le maître apprend qu’il peut délivrer son fidèle serviteur en l’arrosant du sang encore chaud de son enfant unique. Il sacrifie son enfant, arrose de son sang la statue de marbre, et son fidèle Jean est sauvé. Puis, quand le père et son ami retournent au berceau de l’enfant, ils l’y retrouvent plein de vie et qui leur tend les bras en souriant.

Un autre conte breton, que j’ai recueilli sous le titre de le Roi Dalmar offre plus de ressemblance encore avec le conte des frères Grimm que ne le fait la légende de Touina, qui ne s’en rapproche que par l’épisode de la fin : la résurrection de l’enfant. Nous voyons là également le fidèle serviteur changé en statue, pour avoir révélé un secret, et le maître qui, pour le sauver, sacrifie son enfant, lequel est ensuite retrouvé vivant dans son berceau. C’est une version bretonne, à peine légèrement modifiée, de la même fable.

Enfin, ici encore, comme presque toujours, c’est en Orient qu’il faut chercher le type primitif, et nous le trouvons, sous le titre de Viravara, dans un conte traduit du sanscrit et que l’on peut analyser ainsi en quelques mots :

Viravara s’est mis au service d’un roi. Un jour, celui-ci, entendant les gémissements d’une femme, envoie Viravara pour savoir le sujet de son chagrin et le suit, sans se laisser voir. Viravara interroge la femme et apprend qu’elle est la Fortune du roi. Elle pleure parce qu’un grand malheur le menace ; mais ce malheur pourra être détourné, si Viravara immole son fils à la déesse Devi. Le fidèle serviteur, pour sauver son maître, offre à la déesse le sacrifice qu’elle demande ; puis, dégoûté de la vie, il s’immole lui-même. À cette vue, le roi aussi veut se donner la mort ; mais la déesse se radoucit et ressuscite l’enfant et le père.

C’est là, probablement, la source commune de tous les récits où un père ou une mère sacrifie son enfant, soit pour sauver la vie à un ami ou à un maître, soit pour ne pas manquer à la

parole donnée[10]
IX


sainte déodié[11]



Il y avait une fois un seigneur et une dame riches et qui n’avaient pas d’enfants, bien qu’ils fussent mariés depuis plusieurs années. Ils en étaient fort affligés, et ils eussent donné beaucoup d’argent pour avoir un enfant, garçon ou fille, si cela pouvait s’obtenir pour de l’argent. Ils avaient été en pèlerinage à nombre de places saintes ; ils avaient bu de l’eau de mainte fontaine sacrée, mais toujours en vain.

Comme ils se rendaient tous les deux à Sainte-Anne d’Auray, pour implorer la mère de la Mère de Dieu, la dame tomba subitement malade. Elle s’arrêta dans une maison, au bord de la route, chez des fermiers aisés. Cependant, son mari, voyant qu’elle n’était pas dangereusement malade, continua son chemin vers Sainte-Anne, y arriva sans encombre, fit ses dévotions et s’en retourna ensuite.

Grand fut son étonnement, à son retour auprès de sa femme, d’apprendre qu’elle venait d’accoucher d’une petite fille belle comme le jour. Il en remercia Dieu du fond du cœur, et l’enfant fut baptisée dans l’église la plus voisine et reçut le nom de Déodié, comme sa mère. On la mit en nourrice dans une ferme des environs.

Cependant, la mère était bien malade. Ce fut en vain qu’on appela des médecins de la ville ; son état allait s’aggravant chaque jour.

Se sentant près de sa fin, elle donna à son mari un petit livre scellé, en lui recommandant de le remettre à sa fille quand elle saurait lire, mais pas avant.

Elle mourut, et son mari la fit enterrer dans le cimetière de la paroisse où elle était morte, et s’en retourna ensuite à son château, après avoir bien recommandé d’avoir soin de son enfant et laissé pour cela de l’argent à la nourrice. Il promit de venir la voir souvent.

Et il vint assez fréquemment, en effet, pendant quelque temps, puis moins souvent. Comme l’enfant était bien chez sa nourrice, qui la soignait et l’aimait comme si elle eût été sa propre fille, il l’y laissa et, vers l’âge de sept ou huit ans, elle fut envoyée à l’école. Elle apprit vite à lire, et on lui remit alors le petit livre de sa mère, dont le sceau n’avait pas été rompu. Personne ne sait bien ce qu’elle y lut ; mais, à partir de ce moment, elle devint triste et pensive.

Son père venait la voir assez rarement à présent. Une lettre arriva de lui, un jour, pour dire qu’il allait se remarier et pour prier la nourrice et son mari d’accompagner Déodié à la noce. Mais Déodié, au lieu de recevoir la nouvelle du mariage de son père avec joie et plaisir, comme l’eût fait tout autre enfant de son âge, en devint, au contraire, toute triste et, le jour fixé venu, elle refusa même d’aller à la noce de son père. Les instances de sa nourrice et de son père nourricier pour la décider à les accompagner furent inutiles, ce que voyant, ils partirent sans elle.

Pendant leur absence, Déodié quitta secrètement leur maison, n’emportant que le petit livre de sa mère, et résolue à se placer en condition dans quelque ferme du pays, afin de pouvoir vivre de son travail. Elle partit de bon matin, et, après avoir marché toute la journée, elle arriva, tôt après le coucher du soleil, à une maison d’assez bonne apparence où elle demanda l’hospitalité pour la nuit, ce qui lui fut facilement accordé, sur sa bonne mine. Le maître et la maîtresse de la maison l’interrogèrent avec intérêt et lui demandèrent comment elle se trouvait ainsi seule par les chemins, jeune et jolie comme elle était, et paraissant si bien élevée.

Elle répondit qu’elle n’avait plus ni père ni mère, et qu’elle cherchait condition dans quelque honnête maison, afin de pouvoir vivre de son travail.

On lui proposa de rester dans cette maison, et elle s’empressa d’accepter, ne demandant pour tous gages qu’une chambre pour elle seule, et une chandelle et un fagot, tous les soirs, pour s’y rendre. De pareilles conditions parurent étranges et étonnèrent un peu, mais on les accepta néanmoins.

Déodié était douce de caractère, soumise, bonne travailleuse, adroite et intelligente, et ses maîtres et tous ceux de la maison l’estimaient et l’aimaient. Mais une chose les intriguait beaucoup : c’était de la voir, tous les soirs, quand l’heure était venue d’aller se coucher, prendre sa chandelle et son fagot, et se retirer dans sa chambre, qu’elle fermait toujours soigneusement à clé. « Que signifie cela, se demandait-on, et que peut-elle faire de ce fagot ? Si encore il faisait froid ; mais au mois d’août !... »

Quelque soir, malgré la défense des maîtres de l’épier ou de l’inquiéter à ce sujet, une servante plus curieuse que les autres, pendant que tout le monde dormait dans la maison, se rendit tout doucement, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, et, regardant par le trou de la serrure, elle fut bien étonnée de ce qu’elle vit. Le fagot brûlait dans le foyer, et Déodié était assise dessus, tout environnée de flammes, sans paraître en souffrir, et tenant à la main son petit livre où elle semblait lire, et elle disait à haute voix :

— Déodié, ma mère chérie, je voudrais vous revoir avant de mourir !

Et elle resta dans le feu, jusqu’à ce que le fagot fût entièrement consumé.

La curieuse, qui voyait et entendait tout cela par le trou de la serrure, n’en revenait pas de son étonnement ; elle n’en dit pourtant rien à personne. Mais, la nuit suivante, elle alla encore regarder par le trou de la serrure de la chambre de Déodié, puis une troisième fois, et, à chaque fois, elle vit et entendit la même chose, si bien qu’elle finit par dire à sa maîtresse :

— Vous avez une sainte dans votre maison.

— Une sainte... et qui donc ?

— C’est Déodié.

Et elle raconta ce qu’elle avait vu et entendu, par trois fois. La maîtresse n’en crut rien. Pourtant, désirant s’en assurer par elle-même, elle alla aussi, la nuit suivante, regarder par le trou de la serrure de la chambre de Déodié, et reconnut la vérité de ce que lui avait dit sa servante, car elle vit et entendit elle-même tout ce que celle-ci lui dit avoir vu et entendu.

Cependant, Déodié s’aperçut qu’on la surveillait, et elle témoigna le désir de quitter cette maison ; mais les maîtres, convaincus qu’ils avaient une sainte chez eux, firent tant d’instances auprès d’elle, lui promettant qu’elle ne serait ni surveillée ni inquiétée en rien, qu’elle céda et consentit à rester.

Son père, à qui appartenait cette ferme, sans qu’elle le sût, vint la visiter, à quelque temps de là. Quand il avait appris la disparition de sa fille de chez sa nourrice, il l’avait fait rechercher, mais en vain, et il en fut très-peiné, et songea souvent à elle et à sa mère, car il n’était pas heureux avec sa seconde femme. Il remarqua Déodié pendant la visite à la ferme, et fut si frappé de sa beauté et de son bon air surtout, qu’il demanda qui elle était et d’où elle venait.

— Nous ignorons qui elle est et d’où elle vient, lui répondit-on. Tout ce que nous savons d’elle, c’est qu’elle s’appelle Déodié et qu’elle se dit orpheline. Elle est arrivée ici, un soir, demandant l’hospitalité pour la nuit, comme les mendiants errants qui courent le pays, et nous avons été si touchés de sa situation, la voyant si jolie, si jeune et si douce, que nous l’avons gardée comme servante. Et certes, nous ne le regrettons pas, car jamais nous n’avons connu de fille aussi, laborieuse, aussi affectueuse et surtout aussi pieuse : c’est une vraie sainte.

Puis on lui raconta le miracle qui se passait, chaque nuit, dans la chambre de Déodié, lorsqu’elle se mettait dans le feu, sans en éprouver aucun mal.

À ce récit, le seigneur fut ému et touché, et une voix lui disait au fond du cœur : « C’est ta fille ! »

Il fit venir Déodié en sa présence, et reconnaissant en elle le véritable portrait de sa mère, il s’écria :

— C’est ma fille Déodié !

Et il la pressa sur son cœur en pleurant de joie et de bonheur. Puis il l’emmena avec lui à son château. La marâtre, qui avait aussi une fille d’un premier mariage, feignit d’être heureuse de son arrivée ; mais, au fond du cœur, elle la détestait. Nuit et jour elle cherchait le moyen de se débarrasser d’elle. Son mari s’étant trouvé dans la nécessité de s’absenter pour un voyage assez lointain, elle saisit cette occasion pour mettre à exécution son exécrable projet. Elle alla trouver une sorcière de ses amies, qui habitait dans un bois voisin, et la pria de lui rendre le service de lui indiquer un moyen de se débarrasser de la fille de son mari, qu’elle soupçonnait d’être sorcière elle-même, puisqu’elle se mettait impunément dans le feu.

— Elle est sans doute protégée par quelque autre fille de Lucifer, dit la sorcière ; mais, soyez tranquille, j’en sais plus long qu’elles toutes, et je vous rendrai le service que vous désirez.

Et, remettant à la marâtre une chemise enduite de résine, elle lui dit :

— Prenez cette chemise ; faites-la revêtir à la jeune fille, puis allumez un bûcher dans la cour du château, et jetez-la dans le feu, et vous verrez si elle en sortira sans mal.

La marâtre revint, toute joyeuse, emportant la chemise enduite de résine. Dès en arrivant au château, et sans perdre de temps, elle fit construire un bûcher dans la cour ; puis, quand il fut prêt et qu’on y eut mis le feu, elle fit revêtir à Déodié la chemise donnée par la sorcière et ordonna alors à ses valets de jeter la jeune fille dans le bûcher ardent. Ce qui fut fait. Mais la sainte fille ne s’en effraya pas, et on la voyait au milieu des flammes, tranquille et souriante, et lisant le petit livre rouge de sa mère ; et quand le bûcher fut entièrement consumé, elle en sortit comme elle y était entrée. La chemise enduite de résine n’avait même pas été entamée par le feu. Quand la marâtre vit cela, elle courut, furieuse, jusqu’à son amie la sorcière et lui raconta comment les choses s’étaient passées, et lui dit de trouver autre chose qui réussît mieux.

— C’est bien étrange, dit la sorcière ; mais voici ce qu’il vous faut faire à présent, et nous verrons bien si elle se retirera de là. Faites-lui attacher les quatre membres à quatre chevaux, puis que quatre homme cinglent les chevaux à coups de fouet, et vous verrez ce qu’il adviendra alors de cette belle.

La marâtre revint à la maison et se mit en devoir de faire exécuter sur le champ le conseil de la sorcière. La pauvre Déodié fut attachée par les pieds et les mains à quatre chevaux vigoureux. Mais on eut beau cingler les chevaux à grands coups de fouet, ils restaient sur place et, à force de ruer, ils finirent même par tuer les hommes qui les frappaient.

La marâtre, furieuse, courut de nouveau vers son amie la sorcière. Celle-ci était fort étonnée et aussi fort embarrassée, et commençait à comprendre que Déodié était protégée par une puissance supérieure à toute sa science. Elle dit encore pourtant :

— Je ne vois plus qu’une chose à faire. Il y a, non loin d’ici, un vieux chêne dont le tronc creux est rempli de vipères et de reptiles venimeux de toute sorte : qu’on la mette dans le tronc de ce chêne, et qu’on l’y laisse sans nourriture.

Deux valets furent chargés par la marâtre de mettre Déodié dans le tronc du vieux chêne. Un petit chien, qui la suivait partout, l’accompagna dans cette horrible prison.

— Mon pauvre petit chien, lui disait Déodié, je te plains. Pour n’avoir pas voulu abandonner ta maîtresse, il te faudra aussi mourir de faim, comme elle ! Et pourtant, tu n’as jamais fait de mal à personne, toi, et ton seul crime, aux yeux de cette femme sans entrailles, est de m’aimer !...

Le petit chien prit alors la parole et dit à sa maîtresse :

— Vous ne mourrez pas de faim ici, ma bonne maîtresse, et pendant qu’il y aura à manger dans la maison de votre père, vous en aurez votre part, malgré votre marâtre.

Le petit chien fit tant des pattes qu’il creusa sous les racines de l’arbre un chemin souterrain par où il put sortir et rentrer à volonté. Et il allait, tous les jours, au château et dérobait ce qu’il pouvait à la cuisine, tantôt du pain, tantôt de la viande, et l’apportait en toute hâte à sa maîtresse, et ils vécurent ainsi pendant plusieurs mois. Quant aux serpents venimeux dont avait parlé la sorcière, ils avaient complètement disparu.


Le seigneur revint de voyage, et quand il demanda des nouvelles de Déodié, sa femme lui dit :

— Ah ! oui, quelque chose de bien que votre fille ! Elle est partie, et personne ne sait où elle est allée. Elle aura sans doute suivi quelque galant. D’ailleurs, je n’ai jamais eu bonne opinion de cette fille-là.

Le pauvre père éprouva une grande douleur de cette nouvelle, et il en devint tout triste.

Cependant, le petit chien continuait de venir dérober des vivres au château. Les cuisiniers et les valets l’avaient remarqué plus d’une fois emportant dans sa bouche du pain ou de la viande, et se dirigeant en toute hâte vers le bois, et ils l’avaient bien reconnu pour être le chien de Déodié. Ils en informèrent le seigneur. Celui-ci en éprouva une grande joie et se dit :

— Ma fille ne doit pas être loin, puisque son petit chien, qui ne la quittait jamais, est dans le pays. Il résolut donc de guetter le chien, et le lendemain, de bonne heure, il alla se cacher derrière un buisson, sur la lisière du bois, à l’endroit par où on le voyait passer ordinairement. Il ne tarda pas à le voir venir, se dirigeant vers le château ; puis, au bout de quelque temps, il s’en retourna, emportant dans sa bouche un poulet cuit. Il le suivit à distance et le vit entrer dans un trou qui pénétrait sous les racines d’un vieux chêne. Il s’approcha de l’arbre et entendit une voix de femme qui disait :

— Ah ! mon pauvre ami, que je t’ai de reconnaissance ! Sans toi, je serais morte de faim depuis longtemps. Ah ! si mon père pouvait savoir dans quel état je suis ici ! Heureusement que j’ai encore le petit livre de ma mère, pour me consoler et me préserver des reptiles venimeux qui avaient établi ici leur séjour et que sa présence a suffi pour chasser.

Le seigneur, ayant entendu ces paroles, courut au château et en revint aussitôt, accompagné de valets armés de cognées. Il leur donna l’ordre d’ouvrir le tronc de l’arbre, avec toutes les précautions possibles, ce qu’ils firent, et le père retrouva sa fille chérie Déodié ; mais dans quel état, bon Dieu ! Elle n’avait pour tout vêtement que ses cheveux, qui étaient fort longs. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait vu la lumière du jour, qu’elle ne pouvait tenir les yeux ouverts, quand on la retira de sa prison.

Son père la ramena au château et la présenta dans cet état à sa marâtre, en lui demandant :

— Quel supplice demandez-vous pour votre marâtre et son amie la sorcière ?

— Je ne leur veux pas de mal, répondit-elle, et je leur pardonne, au nom de Dieu.

Mais son père ne fut pas de cet avis, et il les fit jeter toutes les deux dans une fournaise ardente.

Peu après, Déodié tomba gravement malade. Pendant sa maladie, elle lisait souvent le petit livre de sa mère et s’écriait :

— Ô Déodié, ma mère chérie, je voudrais vous revoir, avant de mourir !

Un jour, sa mère lui apparut enfin, belle et resplendissante de lumière, comme le soleil, et lui parla de la sorte :

— Oui, ma fille-bien aimée, tu as assez souffert sur la terre, et le moment est venu où tu dois en être récompensée. Viens avec moi.

Et sa mère se pencha sur elle, la prit dans ses bras et l’emporta au ciel.

(Conté par Anna Levren, servante, de Prat, Côtes-du-Nord, 1873.)


Il y a ici évidemment mélange d’une fable païenne avec une légende chrétienne.

L’épisode de Déodié reléguée dans un bois et que son petit chien, qui l’a suivie, empêche de mourir de faim, en lui apportant du pain et d’autres provisions, qu’il dérobe dans le château et sa marâtre, se retrouve dans plusieurs autres légendes, et particulièrement dans la Bonne Femme et la Méchante Femme, que l’on lira plus loin.



X


l’ermite jean guérin[12]



Chrétiens dévots à la sainte Vierge, notre bonne patronne, venez écouter une histoire touchante et vraie. Vous avez sans doute entendu parler de la montagne de Montserrat. C’est un lieu saint, fréquenté par des pèlerins venus de toutes les parties du monde.

C’est un lieu plein de sainteté, s’il en est aucun au monde, consacré à la sainte Vierge, reine dans le ciel et sur la terre.

Il y a quatre lieues bien comptées pour faire le tour de la montagne ; elle est faite d’une seule pierre et porte jusqu’aux nues son sommet.

Pour vous la faire bien connaître : elle est située à sept lieues de Barcelone, et je crois que sur toute la terre on ne trouverait pas sa pareille.

Remarquez que sur cette pierre croissent toutes les herbes imaginables : fleurs de lis, roses, toutes sortes de plantes fleurissant l’hiver comme l’été.

C’est là, nous dit l’Écriture, que vivait jadis un saint ermite ; son nom était Jean Guérin, un homme vertueux et divin.

Là était son ermitage, une caverne sauvage ; sa nourriture se composait d’herbes et de racines, et il n’avait d’autre couche que la terre nue et froide.

Continuellement en prière, jeûnant et méditant toujours, le saint homme ne commettait jamais aucun péché mortel.

Mais le diable cherche toujours à tenter et à perdre les chrétiens ; il usa de ruse et de finesse contre le saint ermite.

Il construisit une misérable hutte auprès de l’ermitage de Jean Guérin, et prit le costume d’ermite, avec un air décent et austère.

Il alla lui faire visite et le complimenter sur l’austérité de ses mœurs et la sainteté de sa vie.

— « Je vous salue, saint homme, mon frère en Dieu ; nous sommes proches voisins, et pourtant nous ne nous étions pas encore vus ;

« Mais maintenant, j’en suis certain, nous trouverons grand plaisir à nous revoir souvent et à nous entretenir ensemble. »

Le seigneur comte de Barcelone avait une jeune fille d’une grande beauté, et qui, vers le même temps, était possédée du démon.

On fit pour elle le pèlerinage de Monserrat ; des hommes savants la visitèrent, et conjurèrent le démon de sortir de son corps et de la quitter.

Tout fut inutile, et prières, oraisons, offrandes, exorcismes ne seraient jamais venus à bout de délivrer la pauvre jeune fille.

Cependant l’esprit malin parla par la bouche de la jeune fille, publiquement, devant tout le monde, et dans les tenues suivants :

— « L’ermite Jean Guérin, qui habite sur la montagne de Montserrat, est un saint homme aimé de Dieu, parce qu’il le sert fidèlement. »

« Conduisez-lui votre fille ; laissez-la-lui pendant neuf jours, et, par ses prières et ses oraisons, il forcera le démon de la quitter et de la laisser en paix.

« Mais, si elle n’achève la neuvaine auprès de lui, je vous le promets et le jure, je reprendrai possession d’elle et la tourmenterai de nouveau. »

Le comte, dès qu’il eut entendu ces paroles, partit incontinent pour conduire sa fille à Montserrat et la présenter au saint homme.

Après l’avoir salué, après lui avoir présenté sa fille, le comte le supplia humblement de commander au démon de la quitter.

Aussitôt frère Jean Guérin se jeta à genoux pour prier avec ferveur et implorer l’assistance de Dieu.

Et ayant commandé au démon de quitter le corps de la jeune fille, il le vit en sortir et s’en aller, plein de honte et de confusion.

Le comte et Jean Guérin en rendirent grâce à Dieu et à la Reine des anges.

Puis, le comte supplia avec instance l’ermite de garder sa fille auprès de lui une neuvaine, afin d’en éloigner toute mauvaise influence.

Le saint homme s’excusa et répondit au comte que son habitation était trop étroite et trop pauvre pour loger si noble compagnie.

— « Non pas, répondit le comte ; elle seule restera avec vous ; moi, je descendrai au bas de la montagne, pour attendre que la neuvaine soit accomplie. »

L’ermite commença par instruire la jeune fille dans des pratiques de dévotion et de sainteté ; mais sa beauté et ses bonnes manières allumèrent dans son cœur un feu terrible.

Le feu de la concupiscence le consume et ne lui laisse aucun repos. Il veut fuir ; mais il rencontre le faux ermite.

Il lui conte sa peine et son tourment ; il lui dit comment il s’éloignait, dans la crainte de succomber à la tentation.

— « Non pas, lui dit le faux ermite, il ne faut pas fuir ainsi sans combattre ; retournez sur vos pas, mon frère ; combattez, et vous triompherez des ruses de Satan.

« Saint Antoine, comme vous le savez, était un saint homme, un bon ermite ; or, il a été tenté souvent, et toujours il a résisté.

« Dans l’Écriture même il est dit que, si nous voulons être couronnés, il faut toujours combattre, quand l’esprit du mal vient nous tenter. »

Jean Guérin se laissa convaincre et retourna à son ermitage ; mais les regards de la jeune fille rallument en lui de nouveaux feux.

Une nuit, la tentation fut si forte qu’il ne put y résister ; il fut vaincu, et, malgré toute sa sainteté, il commit un grand péché.

Quand le péché fut consommé et sa passion assouvie, le repentir ne tarda pas à venir, et le remords tourmenta son cœur.

Il alla trouver le faux ermite et lui fit part de sa faiblesse et de sa chute, et des remords qui le tourmentaient. Il le pria de l’aider de ses conseils.

— « Malheureux ! lui dit le méchant ; si le comte apprend ceci, ta mort est certaine, et il te faudra quitter la terre.

« Écoute donc, et surtout obéis : tue bien vite la jeune fille, et puis sauve-toi, après avoir caché son corps dans quelque endroit retiré où personne ne pourra jamais le découvrir. »

Il obéit aveuglement, le malheureux ! Il plonge son couteau dans le sein de la jeune fille, puis il cache son corps dans un endroit où il croyait qu’on ne le retrouverai jamais.

Aussitôt le faux moine s’empressa de divulguer le crime, puis il disparut, en se moquant de la crédulité de Jean Guérin.

Le pauvre homme fut amèrement désolé en voyant comme il avait été trompé, et en reconnaissant que le faux ermite n’était autre chose que Satan lui-même.

Le cœur navré de douleur, les yeux noyés de larmes, il prend aussitôt la route de Rome, pour confesser son crime au pape.

En arrivant dans la ville de Rome, il demande le pape. On le conduit près du Saint-Père, sans difficulté ni retard aucun.

Il se jette aux pieds du Saint-Père et demande à se confesser à lui : il avoue son crime, et le pape l’absout.

Mais il lui impose une pénitence bien dure et bien pénible ; écoutez tous, je vous prie, car jamais vous n’avez rien entendu de semblable.

Le pape lui commande de retourner à la montagne de Montserrat, d’y retourner sur ses pieds et ses mains, comme un véritable animal.

Il doit rester ainsi courbé vers la terre, pendant sept ans, sans jamais relever la tête pour regarder le ciel, jusqu’au jour où un enfant viendra lui dire de se redresser sur ses pieds.

Jean Guérin accepta la pénitence avec joie et résignation ; sur ses deux pieds et sur ses deux, mains, il reprit la route de Montserrat.

Je vous laisse à penser, chrétiens, que de fatigues et de peines dut éprouver le pauvre homme en faisant de cette manière un si long voyage !

De retour à Montserrat, après des peines inouïes, il continua sa pénitence ; mais, hélas ! ses habits s’usèrent avec le temps, et bientôt il se trouva tout nu.

Alors le corps du saint homme se couvrit de crins et de poils ; on aurait dit un ours ou un sanglier, et tous ceux qui le voyaient en étaient effrayés.

Le comte de Barcelone, comme par une inspiration de Dieu, voulut un jour faire une grande chasse sur la montagne de Montserrat.

Ses lévriers et ses chiens de courre arrivent à l’ermitage de Jean Guérin et se mettent à aboyer tous à la fois, sans oser avancer, en voyant un animal si étrange.

Les chasseurs accoururent à ce vacarme et furent saisis d’épouvante. Un d’eux, tout effaré, alla en instruire le comte.

Le comte répondit que, s’il y avait moyen de prendre l’animal, sans lui faire aucun mal, il fallait s’en rendre maître.

On le prit, sans qu’il opposât aucune résistance, et on le conduisit devant la noblesse, dans la maison du comte, à Barcelone, afin que les dames pussent le voir.

On le mit dans l’écurie du château ; on l’y attacha avec une corde, et on lui jeta du pain noir, comme on l’aurait fait à un chien.

Un jour, un grand banquet fut préparé chez le comte, et on y convia toute la noblesse du pays, afin de se réjouir.

Quand tous les convives furent assis à table et qu’on commença à être échauffé par le vin, on donna l’ordre d’amener l’animal sauvage dans la salle du festin, afin qu’on pût l’examiner de près.

Une nourrice qui se trouvait dans le château, avec un enfant de deux ou trois mois, entra aussi par curiosité dans la salle, avec son enfant sur le bras.

L’enfant considéra bien attentivement le monstre et lui dit très-distinctement :

— « Relève-toi, Jean Guérin ; ta paix est faite avec Dieu ! »

Aussitôt le bon ermite se leva sur ses deux pieds, et les assistants, saisis de trouble, le regardèrent avec étonnement.

Le bon ermite se jeta alors à genoux aux pieds du comte et lui parla de la sorte :

— « Je suis Jean Guérin, le méchant, pire que ne fut jamais barbare ni tyran ; j’ai déshonoré votre fille chérie, et ensuite je l’ai tuée.

« J’ai caché son corps sous une pierre, afin que personne ne pût le retrouver. Disposez de moi comme il vous plaira ; je suis prêt à souffrir tous les tourments. »

Le comte répondit sans arrogance et avec douceur :

— « Puisque Dieu t’a pardonné, ami, moi je te pardonne aussi. »

Alors le bon comte fit apporter des habits et le traita comme un homme rentré en grâce, après avoir fait longue et dure pénitence.

Deux ou trois ans plus tard, le comte, inspiré de Dieu, désira aller visiter la montagne de Montserrat.

Et il pria Jean Guérin de l’accompagner, afin qu’il lui indiquât l’endroit où il avait caché le corps de sa fille.

Jean Guérin accompagna le comte avec plaisir et le conduisit à l’endroit où il avait enterré le corps de sa fille, après lui avoir ôté la vie.

À peine eurent-ils commencé de fouir la terre, qu’ils trouvèrent la jeune fille, pleine de vie et de santé, et rouge comme un bouton de rose.

On remarquait à son cou charmant, à l’endroit par où avait pénétré le couteau fatal, une petite marque comme un fil de soie rouge.

Le comte demanda à sa fille chérie comment il se faisait qu’elle était encore en vie, et quelles peines elle avait ressenties.

— « Mon père, répondit-elle, quand on m’égorgea, j’avais toujours eu une dévotion toute particulière à la sainte Vierge, ma patronne.

« C’est la sainte Vierge qui m’a ainsi conservée, sans que j’aie éprouvé aucune souffrance. Je n’ai eu à souffrir ni de la faim, ni de la soif.

— « Venez avec moi, lui dit son père ; venez, ma fille, et je vous marierai ; je vous rendrai heureuse en vous unissant à un homme prudent et sage.

— « Excusez-moi, mon père ; mais je désire, si cela ne vous déplaît pas, qu’on bâtisse ici même un couvent en l’honneur de la Reine des saints.

« Je veux rester ici, toute ma vie, à prier et à louer Dieu, pour remercier le Seigneur et son auguste Mère des grâces qu’ils m’ont accordées. »

Le comte y consentit, et, pour donner satisfaction à sa fille, il fit bâtir à ses frais, à l’endroit même, un magnifique couvent.

Bientôt on y vit accourir de tous côtés des filles pieuses et saintes, pour tenir compagnie à la fille du comte, et toutes elles firent vœu de chasteté.

Pareillement Jean Guérin dit qu’il était tout disposé à passer avec elles le reste de sa vie et à devenir leur directeur.

Dans ce nouveau couvent, ils ont mené une vie sainte et austère, et, après leur vie mortelle, ils sont allés participer aux joies éternelles.

Mes frères et mes sœurs chrétiens, de tout mon cœur je vous prie d’être dévots à la sainte Vierge, reine sur la terre et dans le ciel.

Vous avez entendu le récit d’un grand miracle opéré par son pouvoir en faveur d’une pauvre jeune fille qui lui avait été toujours fidèle.


Cette légende, imprimée sur ce gros papier roussâtre que l’on appelle vulgairement papier à chandelle, était très-répandue dans nos campagnes de Léon et de Lannion, il y a une cinquantaine d’années ; aujourd’hui, on ne la réimprime plus.





  1. Je reproduis scrupuleusement le récit de ma conteuse, mais je doute que les solitaires d’autrefois fissent réellement de semblables vœux.
  2. Ma conteuse semble avoir interverti l’ordre des épisodes, car, dans toutes les autres versions que j’ai lues de cette légende, c’est celui du vieil ermite amoureux de sa coupe qui vient le premier.
  3. Dans un autre conte breton de ma collection intitulé : Le roi Dalmar, un père égorge son enfant, afin de faire cesser le supplice de son ami métamorphosé en statue de marbre et de le ramener à son état naturel en l’arrosant avec le sang de l’enfant, qu’il retrouve, un moment après, plein de vie, et jouant avec une orange, dans son berceau.
    Cet épisode se rencontre aussi dans une version galloise du fabliau si connu Amic et Amlyn ou Amis et Amilés, dont mon ami Henri Gaidoz a donné une excellente traduction, dans la Revue celtique, vol. IV, p. 201, année 1880.
    Le mythe du bon ange qui ne vient pas, parce qu’une faute a été commise, se retrouve dans Webster : La sainte orpheline (colombe qui, tous les jours, vient apporter de la nourriture, et qui disparaît parce que l’orpheline, voyant un jour un garçon entre deux gendarmes, s’écrie : — S’il avait vécu comme moi, cela ne lui serait pas arrivé).
  4. C’est la un singulier langage, il faut en convenir, pour un saint homme.
  5. À rapprocher de la légende du pape Grégoire-te-Grand, dans les Gesta Romanorum, page 297, édition Jannet, 1863. Voir la note du conte : Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, page 254 du premier volume.)
    Cf. pour les élections singulières de papes, Webster, l’Enfant qui entend des voix (cloches se mettant toutes à sonner et à dire : Voici le Saint-Père qui arrive) et Le Pape innocent, de notre premier volume, à la fin de la troisième partie.
    Un conte russe du recueil d’Afanassieff, livre I, 53. Le héros du conte apprend que le vieux tzar vient de mourir ; une ordonnance porte que celui dont la chandelle s’allumera d’elle-même sera le nouveau tzar. Or, la chandelle du jeune homme prédestiné (il a mangé la tête d’un canard) s’allume spontanément, et il est sur le champ proclamé roi. Le dieu védique, lui aussi. (Gubernatis, vol. I, p. 339, Mythologie zoologique), a pour attribut distinctif la vertu que possède cette chandelle merveilleuse de s’allumer d’elle-même, de briller d’elle-même.
    Dans un conte recueilli par M. Imbriani, à Pomigliano, et traduit par M. Marc Monnier, Contes populaires en Italie, p. 105, il est question d’une colombe jetée en l’air ; celui sur la tête duquel elle s’arrête devient pape.
  6. Ce cantique, ou plutôt ce conte, ainsi que le morceau suivant, est composé en vers bretons de douze syllabes et divisé par couplets de quatre vers. Ma traduction est littérale et reproduit la division par couplets. Ces deux pièces sont extraites de Hent ar Baradoz (le Chemin du paradis), du père Maunoir, publié à Brest, en 1734, chez la veuve Malassis. L’ouvrage du père Maunoir est devenu assez rare aujourd’hui et n’est guère connu que des Bretons bretonnants. Les deux morceaux que nous lui empruntons sont donc inconnus à la plupart de nos lecteurs. Nous leur reconnaissons encore un autre titre pour figurer dans un recueil tel que le nôtre : c’est qu’ils tiennent plus de la légende et du conte que de l’histoire.
    Bertrand de Rosmadec fut évêque de Quimper de 1416 à 1445.
  7. Je ne sais ce que peut signifier ce mot piler. Je trouve bien dans les dictionnaires bretons : le Catholicon de Lagadeuc, Dom Le Pelletier et Troude, piler, pilier, colonne ; mais est-ce bien cela ? Je ne le crois pas.
  8. Cet épisode du mort que l’on fait enterrer et qui vient ensuite à l’aide du héros du récit, dans le danger et les épreuves auxquelles il est soumis, se rencontre fréquemment dans les contes populaires.
  9. On voyait encore, au siècle dernier dans le chœur de la cathédrale de Quimper, au fond du sanctuaire, un autel dit des Trois gouttes de sang, en souvenir du miracle dont il est ici question. Ou y conservait le crucifix qui était censé avoir répandu trois gouttes de sang, et les linges sur lesquels elles étaient tombées furent recueillis et sont encore conservés dans le trésor de l’église, avec la tête du christ qui les répandit. Pendant longtemps, on célébra, le mercredi avant les Cendres, la fête de l’effusion des trois gouttes de sang, qui est mentionnée en ces termes dans le Martyrologe romain : Feria quarta anie Cineres : Corisopiti in ecclesia cathedrali, festum trium guttarum sanguinis, quas mirabiliter effudit imago lignea crucifixi, in execrationem perjurii coram ipsamet imagine perpetrati.
    Voici, du reste, d’après le propre du diocèse de Cornouaille, la leçon qui a été suivie et mise en vers bretons par le père Maunoir :
    « Un honorable habitant de Quimper, possesseur d’une grande fortune, avait, avant d’entreprendre un voyage en Terre Sainte, remis le soin de sa famille et l’administration de ses biens à un de ses amis, en qui il avait la plus grande confiance. Lorsqu’il revint, après une absence de plusieurs années, et qu’il réclama de son ami l’argent qu’il lui avait confié, celui-ci répondit qu’il n’avait rien reçu de lui. Il appela en conséquence devant le juge d’église le dépositaire infidèle, et, comme il n’avait pas de témoins pour prouver la justice de sa réclamation, il demanda que le litige fût résolu par un serment solennel devant l’image du crucifix. Ils se rendirent donc tous deux dans la cathédrale, et au moment où le dépositaire infidèle confirmait son mensonge par un faux serment, les deux pieds de l’image du Christ, qui étaient placés l’un sur l’autre et attachés à la croix par un seul clou, se disjoignirent, et trois gouttes de sang en tombèrent miraculeusement. » (Proprium sanctorum diocesis Corisopitensis. Quimper, J. Perier, 1701, page 95.)
    Voir Monographie de la cathédrale de Quimper, par R. F. Le Men, 1877, page 12.
    On voyait anciennement dans l’église de Callac (Côtes-du-Nord) une peinture représentant le même miracle, ou un autre semblable.
    Quant à la tradition de la canne brisée et recelant des pièces d’or, on la trouve aussi dans Don Quichotte, deuxième partie, chap. xlv.
    Un vitrail moderne de la cathédrale, peint je crois par M. Hirsch, et qui se trouve dans la dernière chapelle du collatéral sud, au bas de l’église, représente le même sujet ; mais le peintre ne semble pas avoir bien connu la légende, car le bâton qui doit receler les pièces d’or ne figure pas dans son tableau.
  10. Le sang des enfants joue un grand rôle dans les maléfices du moyen âge. Les sorciers lui attribuaient des propriétés surnaturelles, et l’on accusait les Juifs et les Templiers de s’en servir dans leurs cérémonies religieuses, et de voler les enfants des chrétiens pour s’en procurer. Dans le roman de Merlin, de Robert de Borron, on voit que Vortigern, usurpateur de la couronne d’Angleterre, veut bâtir une tour assez forte pour le mettre à l’abri des poursuites des Saxons. Mais les murs s’écroulent toujours dès qu’ils ont atteint une certaine hauteur. Alors les clercs et les astronomes conseillent au roi d’arroser le mortier des fondements avec le sang d’un enfant né sans père. Merlin, qui était l’enfant que l’on voulait sacrifier, sut se tirer de danger, grâce à sa science divinatoire.
    D’autres, comme le fameux Gilles de Retz, se servaient du sang des enfants dans la recherche de la pierre philosophale.
  11. Ce nom me paraît altéré, sans que je puisse dire quelle doit en être la véritable orthographe. Je le reproduis tel qu’il m’a été donné par ma conteuse.
  12. Cette pièce est traduite littéralement d’un ancien imprimé breton, sur feuille volante, devenu rare. Il se compose dans l’original de quatre-vingt-dix couplets de quatre vers octosyllabiques chacun. — Lédan, imprimeur à Morlaix.