Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Sixième partie



SIXIÈME PARTIE


diableries, revenants et damnés.




I


LE PONT DE LONDRES
trois fois plus grand que la grâce de dieu.



Deux marchands, deux frères, passaient le pont de Londres. Chacun d’eux conduisait un cheval chargé de marchandises. Le plus âgé des deux s’appelait Robert, et l’autre Ollivier.

— Nous voici donc, dit Ollivier à son frère, sur le pont de Londres, dont nous avons entendu parler si souvent. Quel beau pont ! Et comme il est long !

— Oui, trois fois plus long que la grâce de Dieu, répondit Robert.

— Que dis-tu là, mon frère ? Où as-tu entendu cela ?

— Tout le monde te le dira, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu.

— C’est péché à toi de parler de la sorte, mon frère ; rien au monde n’est aussi grand que la grâce de Dieu, ni n’en approche même.

— Eh bien ! parions pour voir.

— Je le veux bien ; mais tu perdras.

— Ton cheval avec sa charge et tout ton argent, contre mon cheval avec sa charge et tout mon argent, que les trois premières personnes que nous rencontrerons me donneront raison.

— C’est entendu, puisque tu y tiens.

Ils rencontrèrent d’abord un prêtre. Robert alla droit à lui et lui parla de la sorte :

— N’est-il pas vrai, monseigneur, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— Oui, vraiment, répondit le prêtre sans hésiter, et celui qui soutient le contraire est dans l’erreur.

— Vois-tu ? dit Robert, triomphant, à son frère.

— Ce n’est qu’un, répondit 0llivier, et, à te parler franchement, je soupçonne même cet homme d’être un faux prêtre. Demande encore à ce juge qui vient vers nous.

Et Robert aborda le juge, en le saluant, et lui dit :

— N’est-il pas vrai, monseigneur le juge, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— Tout le monde sait cela, imbécile, lui répondit le juge ; d’où donc viens-tu pour être si ignorant ?

— Tu as encore entendu celui-là ? dit Robert, en se détournant vers son frère ; et de deux !

— Des méchants, répondit Ollivier ; je parie qu’ils ne sont pas chrétiens. Mais demande encore à ce vieux moine à barbe blanche qui passe.

Et Robert demanda encore au vieux moine à barbe blanche :

— N’est-ce pas, mon père, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— C’est parfaitement vrai, mon fils, répondit le moine, et tout le monde vous le dira.

— Tu as entendu, Ollivier ? dit Robert à son frère ; et de trois ! Ton cheval avec sa charge et tout ton argent sont à moi.

— Allons ! je n’aurais jamais cru pareille chose ! dit Ollivier, qui ne revenait pas de son étonnement. Prends mon cheval avec sa charge, puisqu’il est vrai que j’ai perdu.

— Et ton argent ? Ton argent m’appartient aussi.

— C’est vrai, mon argent est aussi à toi. Mais, mon frère, tu me laisseras bien, sans doute, quelque chose ? Car comment ferai-je pour vivre, si tu me prends tout ?

— Écoute, nous avons parié, et tu as perdu ; tu n’as donc qu’à payer, à présent ; je ne connais que ça.

Et il lui prit son cheval avec sa charge et tout l’argent qu’il avait. Puis, avant de partir, il lui dit :

— Tiens, voilà dix sous que je te donne, par pitié pour toi ; et, à présent, bonsoir, et tire-toi d’affaire comme tu pourras !

— Mais, mon frère, nous nous reverrons, sans doute ?

— Oui, retrouve-toi ici, sur le pont, dans un an et un jour, et tu verras quel homme je serai devenu.

Et Robert partit alors, emmenant les deux chevaux.

Le pauvre Ollivier pleura beaucoup, et, ne sachant que faire ni où aller, il se mit à regarder tristement l’eau passer sous le pont. Il resta longtemps ainsi, et ses larmes tombaient dans le fleuve. Mais, comme le soir avançait, il se décida à poursuivre sa route, dans la direction qu’avait prise son frère. Quand il eut franchi le pont, il s’engagea dans un chemin creux et sombre[1]. Bientôt il y trouva un grand coffre ou bahut qui paraissait abandonné.

— Que signifie ce grand coffre, ici ? se dit-il ; voyons ce qu’il y a dedans.

Et il l’ouvrit et vit qu’il était vide.

— Si je passais la nuit dans ce coffre ? Je serais quitte de dépenser mon argent dans une auberge ; J’en ai si peu ! et je me contenterai pour mon souper d’une croûte de pain que j’ai dans ma poche.

Et il entra dans le coffre et se disposa à y passer la nuit. Il commençait à sommeiller, lorsqu’il fut réveillé par un bruit qui ressemblait à celui que ferait une personne en s’asseyant rudement sur le couvercle du coffre : boum !

— Qu’est cela ? se dit-il, peu rassuré.

Un moment après, le même bruit se répéta deux fois : boum ! boum ! comme si deux autres personnes eussent sauté sur le coffre, puis il entendit cette conversation :

— Eh bien ! camarades, dit une voix, quoi de nouveau ? La journée a-t-elle été bonne ?

— On ne peut plus mauvaise, répondit une autre voix ; je n’ai trouvé qu’un vieil ivrogne crevé dans une douve, et je l’ai apporté se chauffer chez nous.

— Moi, dit un autre, j’ai fait mieux que ça : j’ai porté au grand feu, dans un même sac, un prêtre, une religieuse et le seigneur d’un château.

— Bah ! bah ! dit le troisième, tout cela n’est rien, camarades, auprès de ce que j’ai fait, moi.

— Qu’as-tu donc fait ? demandèrent les deux autres.

— Je vais vous le dire ; mais il faut que je voie auparavant s’il n’y a personne à nous écouter dans ce coffre sur lequel nous sommes assis.

Le pauvre Ollivier se crut perdu en entendant cela.

— Bah ! que veux-tu qu’il y ait là ? dirent les deux autres ; personne assurément, et tu peux parler sans crainte.

— Eh bien ! camarades, moi, j’ai pris possession de la fille du roi d’Angleterre, et je parle à présent par sa bouche.

— Ah ! la bonne affaire, si cela est vrai !

— C’est comme je vous le dis ; vous pouvez m’en croire, sur l’honneur.

— Dis-nous donc comment-tu t’y es pris.

— Voici : comme elle se rendait à la table sainte pour communier, je lui soufflai dans l’oreille : « Mettez l’hostie dans votre poche ; emportez-la chez vous, puis jetez-la dans la mare où barbottent les canards, et vous verrez des choses extraordinaires. » Elle a fait de point en point comme je lui ai dit, et quand elle jeta l’hostie dans la mare, un crapaud vint qui l’avala, et aussitôt je pris possession du corps de la princesse. Depuis ce moment, elle ne fait que jurer et blasphémer, et injurier et insulter son père et sa mère, et les menacer de les tuer, si bien qu’il a fallu l’attacher avec une chaîne de fer. Elle crie et hurle comme une bête sauvage ; personne n’ose approcher d’elle, et on lui présente sa nourriture au bout d’une fourche de fer.

— Voilà qui est à merveille ; mais prends bien garde qu’elle t’échappe ; tu ne devrais pas t’en éloigner de la sorte.

— Soyez tranquilles à ce sujet ; pendant que je suis venu ici, pour vous faire part de la bonne nouvelle, j’ai envoyé à ma place notre camarade Astaroth, et elle n’échappera pas à celui-là, vous le savez bien.

— Comment faudrait-il s’y prendre pour te l’enlever ?

— Je vous le dirais bien à vous, mais je crains d’être entendu... S’il y avait quelqu’un à nous écouter...

— Où veux-tu qu’il y ait quelqu’un à nous écouter ?

— Je ne sais... dans ce coffre, peut-être ?...

— Sois donc tranquille à ce sujet, et parle hardiment.

— Eh bien ! celui qui la délivrerait de moi — mais cela n’arrivera pas — devrait rester pendant huit jours avec elle, dans sa chambre, ayant près de lui une barrique pleine d’eau bénite, et l’asperger continuellement avec un balai vierge trempé dans cette eau bénite.

Ollivier, dans son coffre, ne perdait pas un mot de ce qu’on disait au-dessus de lui.

— C’est bien, se dit-il ; cela pourra me servir, si je parviens à sortir d’ici sans mal.

Le chant d’un coq, annonçant le jour, se fit entendre en ce moment, et les trois camarades partirent aussitôt avec des bruits d’ailes, comme de grands oiseaux. Ollivier sortit alors de son coffre.

— Dieu soit loué, dit-il, puisque je suis encore en vie !

Il entra alors dans la ville de Londres et mit à son chapeau un ruban sur lequel il avait fait écrire ces mots : Premier chirurgien de la Basse-Bretagne.

Le roi avait fait publier par tout le royaume qu’il donnerait la main de sa fille à celui qui la guérirait. Ollivier se dirigea vers le palais du roi ; il frappa à la porte, et on lui ouvrit.

— Que demandez-vous, mon brave homme ? lui dit le portier.

— Je voudrais parler au roi.

— Tout de suite, monseigneur, reprit le portier, qui avait lu l’inscription qu’il avait à son chapeau.

Et il le conduisit à la chambre du roi, qui lui dit :

— Vous êtes le premier chirurgien de la Basse-Bretagne ?

— Pour vous servir, sire, répondit Ollivier.

— Et vous pourriez guérir ma fille ?

— Oui, sire, car si je ne le fais pas, personne au monde ne le fera.

— Si vous faites cela, je vous la donnerai pour épouse, et de plus je vous céderai même ma couronne. Tout ce qu’il y a de médecins, chirurgiens, magiciens et sorciers en Angleterre ont été voir la princesse, et malgré tout son mal ne fait qu’empirer tous les jours : mon cœur est navré de voir dans quel état elle se trouve, la pauvre enfant !

Alors Ollivier fit transporter dans la chambre de la princesse une barrique défoncée par un bout ; il la remplit d’eau bénite, puis, avec un balai de genêt qu’il avait coupé lui-même dans les champs, il se mit à asperger la princesse. Celle-ci se démenait, criait et hurlait tellement que tout le monde en était effrayé dans le palais : elle ressemblait à une diablesse enragée. Mais elle avait beau faire, Ollivier lui lançait toujours de l’eau bénite à tour de bras. Au bout de quatre jours de ce traitement, la princessse s’était calmée et paraissait délivrée de l’esprit malin qui l’obsédait. On fit venir alors un prêtre, sur sa demande, et elle lui avoua son péché, ou plutôt son sacrilège. On dessécha aussitôt la mare, et le crapaud y fut trouvé. Le prêtre l’ouvrit, et, en ayant extrait la sainte hostie, il la donna à manger à la princesse. Elle fut aussitôt complètement guérie, et elle devint, à partir de ce moment, la personne la plus sage et la plus dévote de la ville de Londres. Son mariage avec son sauveur fut célébré peu après, et le vieux roi étant venu à mourir dans l’année, Ollivier lui succéda sur le trône et se trouva être ainsi roi d’Angleterre.

Le jour vint où expirait l’année depuis que les deux frères s’étaient séparés, sur le pont de Londres. Ollivier n’avait pas oublié, malgré sa fortune inespérée, le rendez-vous qu’ils s’étaient donné au même lieu. Au terme convenu, il se rendit donc sur le pont de Londres, habillé comme un bon bourgeois, et non comme un roi. Quand il arriva, Robert n’était pas encore au rendez-vous ; Il se mit à se promener sur le pont et vit venir bientôt un mendiant couvert de guenilles, appuyé sur un bâton et marchant péniblement. C’était son frère ; mais il ne le reconnut pas, et, s’adressant à lui :

— N’avez-vous pas vu, par ici, mon brave homme, un marchand avec deux chevaux chargés de marchandises ?

— Non, vraiment, répondit-il.

— C’est que voici un an et un jour que je quittai en cet endroit mon frère, en lui laissant deux chevaux chargés de marchandises, et nous nous étions donné rendez-vous pour aujourd’hui, au même lieu.

— Tu ne me reconnais donc pas ? Je suis ton frère ! répondit le pauvre.

Et Ollivier se jeta à son cou et l’embrassa en disant :

— Serait-il possible !... Tu n’es donc pas heureux, mon pauvre frère ?

— Non, répondit Robert, je n’ai pas eu de chance ; et toi ?

— Moi, je me suis bien tiré d’affaire, grâce à Dieu, puisque je suis aujourd’hui roi d’Angleterre.

— Roi d’Angleterre, toi !... Ce n’est pas possible ; tu te moques de moi !...

— Je ne me moque pas de toi, mon frère, et ce que je te dis est parfaitement vrai. Viens avec moi, et tu ne manqueras de rien pendant que tu vivras.

— Comment t’y es-tu donc pris pour devenir roi ?

— Ma foi ! c’est le diable qui m’a fait roi.

— Le diable !... Tu t’es donc vendu au diable ?

— Non, mon frère, je ne me suis pas vendu au diable ; sois tranquille à ce sujet. Voici ce qui est arrivé.

Et Ollivier lui conta de point en point comment les choses s’étaient passées.

— Je voudrais être roi aussi, comme toi, lui dit Robert ; et si ce n’est pas plus difficile que cela, j’irai, dès ce soir, m’enfermer dans le même coffre.

— À quoi bon, mon frère ? Viens avec moi, te dis-je, et tu ne manqueras de rien ; il est probable, d’ailleurs, que tu ne réussirais pas comme moi.

— Et pourquoi donc ne réussirais-je pas tout aussi bien que toi ? Je veux être roi aussi, te dis-je, et non pas valet à ta cour.

Il fut impossible à Ollivier de lui faire entendre raison, et il alla s’enfermer dans le coffre, dès que le soir fut venu. Il y était déjà depuis quelque temps, et commençait de s’impatienter et de craindre de manquer son coup, lorsqu’il entendit comme un grand bruit d’ailes, et les trois diables (car c’étaient des diables) descendirent encore sur le coffre.

— Eh bien ! camarades, dit un d’eux, la journée a-t-elle été bonne ?

— On ne peut plus mauvaise, répondirent les deux autres.

— Moi, reprit le premier, je suis content.

— Raconte-nous donc ce que tu as fait.

— Je le veux bien ; mais il faut que je voie auparavant s’il n’y a personne à nous écouter dans le coffre.

— Qui veux-tu qu’il y ait dans le coffre ? Parle vite ; nous sommes impatients de connaître tes exploits.

— Je ne dirai pas un mot avant d’avoir visité l’intérieur du coffre. Vous avez donc oublié déjà comme nous avons été pris dans l’affaire de la fille du roi d’Angleterre ?

Et il ouvrit le coffre, et apercevant Robert qui s’y blotissait et se faisait aussi petit qu’il pouvait :

— Ah ! c’est toi qui es là y l’ami Robert ? À merveille ! je suis enchanté de te retrouver. Ne te rappelles-tu pas que tu avais parié avec ton frère Ollivier, qui est à présent roi d’Angleterre, que le pont de Londres est trois fois plus grand que la grâce de Dieu, et que tu gagnas ton pari, grâce aux témoignages d’un prêtre, d’un juge et d’un moine, qui soutinrent que tu avais raison ? Le prêtre, le juge et le moine, c’étaient nous trois, mon ami, et nous prétendons être payés du service que nous t’avons rendu. Viens donc nous voir chez nous. Tu es près de mourir de froid là-dedans ; dans notre maison, tu ne manqueras pas de feu pour te réchauffer.

Robert s’était jeté à genoux, les mains jointes, et criait :

— Grâce ! grâce !...

Mais un des trois diables le saisit par les cheveux et, s’élevant en l’air avec lui, il le porta tout droit au feu de l’enfer !

Rien, mes enfants, n’est aussi grand que la grâce de Dieu, ni n’en approche même !


(Conté par Jean le Laouenan, Plouaret, décembre 1848.)


M. Reinhold Koehler, de Weimar, écrivait, en 1872, le commentaire suivant sur cette légende :

Comparez les contes réunis par moi dans l’Annuaire pour la littérature romane et anglaise, contes auxquels il faut ajouter Zingerlé, Contes d’enfants et du foyer, tome I, n° 13 ; tome II, pages 53 et 319 ; Schneller, Contes du Tyrol italien, n° 9 et 11 ; Sutermeister, Contes d’enfants et du foyer de la Suisse, 2e édition, augmentée, à Aarau, nos 43 et 47 ; Imbriani, la Novellaja milanese, n° 10 (la 2e partie de la fable seulement s’y réfère), publié dans la Revue : Il Propugnatore, vol. III, partie Ire, page 499 ; Francisco Maspons y Labros, Rondallayre, Barcelone, 1871, n° 15 ; Radloff, Spécimen de la littérature populaire des races turques de la Sibérie méridionale, tome III, page 343.

Plusieurs de ces contes commencent, comme le conte breton, par un pari. Dans le conte serbe, on parie qui vaut mieux de la justice ou de l’injustice ; dans le conte grec, si c’est le droit ou l’injustice qui gouverne ; dans le conte de Jean Pauli : ' Plaisanteries et choses sérieuses, n° 489 de l’édition d’Osterley, si c’est la vérité et la justice, ou la fausseté et la mauvaise foi, qui gouvernent ; dans le conte wende, si le droit reste toujours le droit ; dans le conte vénitien, si celui qui agit bien est celui qui fait bien ou fait mal ; dans des contes finnois, si c’est l’honnêteté ou la malhonnêteté qui est la plus avantageuse dans le commerce ; dans le conte allemand de Prœhle, si la reconnaissance ou l’ingratitude est la récompense du monde ; dans le conte de Libro de los gatos, s’il est plus avantageux de mentir ou de dire la vérité ; enfin, dans le conte catalan, un voiturier qui entend régulièrement la messe tous les jours, et qui pour cela arrive toujours plus tard qu’un autre à son but, parie un jour qu’il entendra la messe, selon son ordinaire, et que, malgré cela, il arrivera plus tôt que l’autre. Comme dans le conte breton, ce sont les trois premiers passants qui doivent juger le pari ; de même dans le conte serbe, dans le conte vénitien et dans le conte finnois, c’est aussi le premier passant. Dans le conte serbe et dans le conte vénitien, les passants sont, comme dans le conte breton, des diables déguisés. Dans le conte finnois, le passant est aussi quelqu’un de la bande du diable.



II


UN CONTE DE REVENANT


l’ombre du pendu.



Il y avait autrefois en la commune de Ploubazlanec, près de Paimpol-Goëlo, une jeune et jolie héritière nommée Yvonne Kerduff. C’était la perle du canton, et nulle autre ne pouvait rivaliser de beauté et de grâce avec elle, aux pardons et aux fêtes de Paimpol, de Kérity, de Loguivy et de Bréhat.

Trois jeunes gens lui faisaient la cour et se disputaient sa main : Alan Kerglaz, de l’île de Bréhat, Jean Kerlann, de Kérity, et Fanch Kertanhouarn, de Ploubazlanec. Deux d’entre eux, Jean Kerlann et Fanch Kertanhouarn, se prirent de querelle et se battirent, au pardon de Kérity. Jean Kerlann mourut des suites de cette batterie, et Fanch Kertanhouarn fut patibulé et pendu. Alan Kerglaz, resté seul des trois prétendants, et qui, selon la rumeur publique, avait aussi contribué à la mort de Jean Kerlann, eut alors le champ libre. Les fiançailles eurent lieu dans les quinze jours qui suivirent.

La veille des noces, le soir, en revenant de chez sa fiancée, comme Alan Kerglaz, un peu allumé par le cidre du beau-père et accompagné de son père, passait sur la lande où étaient dressées les fourches patibulaires, il aperçut le cadavre de Fanch Kertanhouarn qui s’y balançait au vent.

— Ah ! pauvre Fanch ! s’écria-t-il, quelle triste figure tu fais là, à présent, toi qui étais un si beau danseur et qui aurais sans doute épousé la belle Yvonne, s’il ne t’était arrivé malheur ! Eh bien ! quoique tu fusses mon rival, j’ai vraiment pitié de toi, à te voir ainsi la pâture des corbeaux et des hiboux…

— Tais-toi, tais-toi, malheureux ! lui dit son père, — et passons vite.

— Non, non, je veux auparavant l’inviter à ma noce.

— Ne fais pas cela, mon fils, au nom de Dieu ! On ne plaisante pas ainsi avec les choses saintes, car la mort est sainte.

— Laissez-moi donc ! Je veux l’inviter, vous dis-je.

Et s’avançant jusqu’à la potence, il prit le pendu par le gros orteil d’un de ses pieds, le secoua et dit :

— Eh ! camarade, entends-tu ? C’est moi qui vais épouser la belle Yvonne Kerduff : les fiançailles ont eu lieu ; la noce se fera demain, et je t’invite à nous accompagner à l’église, puis à prendre part au banquet. Tu viendras, n’est-ce pas ? Je sais que tu aimes le bon cidre, et il y en aura, et du meilleur. À demain donc ; je compte sur toi.

Le vieillard, scandalisé et effrayé, avait continué de marcher, sans attendre son fils. Quand celui-ci se remit en route, ayant cru entendre quelque bruit derrière lui, il détourna la tête, et il lui sembla voir le pendu qui le suivait, avec son gibet. Il eut peur et se mit à siffler, pour se donner du courage. Mais comme il croyait avoir toujours le pendu et son gibet sur les talons, il fut saisi d’une frayeur panique et prit sa course vers sa maison, où il arriva tout haletant et bouleversé. Il se mit au lit, sans rien dire à personne, et ne put dormir, car toute la nuit il lui sembla voir Fanch Kertanhouarn qui grimaçait au pied de son lit, pendu à son gibet.

Le lendemain, c’était le grand jour. Quand il se leva, il était si pâle, si défait et si triste, que tout le monde le crut malade.

Cependant les invités arrivèrent en leurs plus beaux habits. Les deux garçons d’honneur étaient des premiers arrivés, et l’on se mit en route vers la maison de la fiancée, qui n’était pas éloignée. Là il y avait aussi nombreuse et joyeuse société. Le cortège prit le chemin de l’église paroissiale, et, tout le long de la route, Kerglaz croyait toujours voir le pendu et son gibet devant lui, et à l’église, durant la messe, il était encore entre lui et sa fiancée ; mais lui seul le voyait. Après la bénédiction des anneaux, ce fut encore le pendu qui passa au doigt d’Yvonne l’anneau qu’il lui avait acheté, lui Kerglaz.

On revint à la maison de la nouvelle mariée, violons et fifres précédant le cortège, et les gens de la noce tirant des coups de pistolet, tout le long de la route. Le nouveau marié était toujours soucieux et pâle, et tout le monde s’en étonnait. Quand l’heure fut venue de se mettre à table, au moment où il allait s’asseoir à côté d’Yvonne, il crut voir encore à sa place le pendu à son gibet, horrible, tout sanglant, les yeux mangés dans leurs orbites par les corbeaux, le ventre ouvert et laissant échapper ses entrailles par une large plaie où grouillaient des vers hideux. Il poussa un cri effrayant et tomba à terre, comme un cadavre. On s’empressa autour de lui, on le porta sur un lit, et on rassura les convives, en leur disant que ce n’était qu’une légère indisposition.

Le festin n’en fut pas troublé davantage, et à mesure que les pots de cidre et les bouteilles de vin se vidaient, les conversations devinrent bruyantes, les voix s’élevant graduellement, et on finit, comme dans tous les repas de noces, par des chansons joyeuses. On se préoccupait peu du nouveau marié. Sa jeune femme, seule, était un peu triste et soucieuse. On dansa et on joua, à divers jeux en se levant de table, et, vers minuit, on conduisit la nouvelle mariée à la chambre nuptiale. Alan Kerglaz était un peu calmé et se disait mieux portant. Mais à peine Yvonne fut-elle couchée à ses côtés, que le pendu, dans l’état horrible que nous avons dit, vint encore se placer entre lui et elle. Il le voyait et le sentait, et faisait d’inutiles efforts pour le repousser. Il pleura toute la nuit, tourné vers la muraille. Yvonne avait beau l’interroger et lui demander quel pouvait être le sujet d’une pareille conduite, il ne lui répondait que pour l’assurer qu’elle y était tout à fait étrangère, et qu’il ne pouvait lui en dire davantage pour le moment. Au point du jour seulement, le pendu quitta le lit des nouveaux mariés, en disant à Alan Kerglaz :

« Tu m’as invité à ta noce, et j’y suis venu ; mais je veux te rendre ta politesse, et je t’invite à venir à ton tour, souper cher moi, ce soir. Trouve-toi, à minuit, dans le lieu où tu m’as fait ton invitation, et tu m’y reverras. Mais garde-toi de manquer au rendez-vous, ou malheur à toi, car je saurai bien te retrouver, en quelque lieu que tu te caches. À ce soir donc. »

Et il disparut par la fenêtre.

Toute la journée, le pauvre Alan fut dans un état à faire pitié. Il songea d’abord à s’enfuir au loin et à ne pas aller au rendez-vous. Mais le pendu lui avait dit qu’il le retrouverait, en quelque lieu qu’il pût se cacher, et cela le retint.

Puis il eut l’idée de se pendre ; mais il avait de la religion et renonça à ce projet. Enfin, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était encore d’aller au rendez-vous et de prier Dieu de l’assister. Il pria et pleura toute la journée, au grand étonnement de sa jeune femme et de toute sa famille, qui ne comprenaient rien à sa conduite, et, la nuit venue, il quitta furtivement sa demeure, vers les onze heures, pour aller au rendez-vous. Il marchait lentement, hésitant encore, et en récitant force prières et oraisons. En sortant d’un chemin creux qui débouchait sur la lande, il entendit comme le vagissement d’un petit enfant nouveau-né. Et en effet, la lune étant sortie de dernière un nuage, il aperçut à terre un petit enfant tout nu, comme s’il venait de naître, et qui paraissait près de mourir de froid.

— Pauvre petite créature ! s’écria-t-il, ému de compassion, quelle est la mère dénaturée et sans entrailles qui t’a ainsi abandonnée ?

Et il ôta son habit, en enveloppa l’enfant, le posa sur le gazon, au bord de la route, et dit :

— Je te mets là sous la protection de Dieu, et s’il me donne la grâce de revenir d’où je vais, je promets de t’adopter et de t’élever comme mon propre enfant, et tu ne manqueras jamais de rien pendant que je serai en vie. Mais, hélas ! mon pauvre enfant, je crains fort que je ne sois plus exposé que toi à mourir bientôt.

L’enfant prit alors la parole, au grand étonnement de Kerglaz, et parla ainsi :

— Merci, mon parrain ; je vous revaudrai cela !

— Tu m’appelles ton parrain, mon pauvre enfant ?

— Oui, vous êtes mon parrain. Ne vous rappelez-vous pas avoir tenu sur les fonts baptismaux, pour le faire chrétien, l’enfant naturel d’une pauvre fille de votre village nommée Fantic Kerloho ?

— Oui, je me le rappelle bien !

— Eh bien, je suis cet enfant. Je mourus peu de temps après avoir été baptisé, et je suis aujourd’hui dans le paradis, parmi les bienheureux. Dieu m’a envoyé à votre secours, dans le danger où vous vous trouvez présentement, pour que je puisse reconnaître le grand service que vous m’avez rendu, en me servant de parrain, alors qu’aucun autre ne voulait le faire. Écoutez-moi bien ; faites de point en point ce que je vais vous dire, puis ne craignez rien, car vous vous tirerez heureusement de la redoutable épreuve qui vous effraie tant, et non sans raison. Allez jusqu’au lieu du rendez-vous, et je vous accompagnerai. Je me coucherai à vos pieds ; vous vous tiendrez derrière moi et, quoi que vous voyiez ou entendiez, ne vous effrayez de rien, l’esprit du mal n’aura aucun pouvoir sur vous ; il ne vous verra même pas.

Alan Kerglaz fut réconforté par ces paroles de l’enfant. Il s’avança alors sur la lande, vers le gibet du pendu, et l’enfant marchait devant lui. Il faisait clair de lune ; les hiboux et autres oiseaux de nuit miaulaient et criaient de tous côtés d’une façon sinistre, et le vent balançait le corps du pendu à sa potence. Minuit sonna au clocher du village. Alors l’enfant se coucha par terre, aux pieds de Kerglaz, et lui dit :

— Voici l’heure ! Agenouillez-vous derrière moi, parrain ; priez Dieu de vous être en aide, et ne vous effrayez ni ne vous inquiétez de rien : il ne vous arrivera pas de mal.

Alan se mit à genoux derrière l’enfant. Aussitôt il entendit un vacarme épouvantable, des aboiements, des hurlements, des glapissements, des cris de toute sorte, comme d’une meute enragée et fantastique. Puis une troupe innombrable de diables horribles envahit la lande, et le pendu, à son gibet, les dominait et semblait les exciter. Ils cherchèrent et furetèrent partout, en criant : Hé ! Alan Kerglaz, es-tu exact au rendez-vous ? Nous venons te chercher ; où donc es-tu ? Il faut quitter, ta belle Yvonne, qui passera aux bras d’un autre, et venir avec nous, chez notre maître Satan, qui t’attend !...

Kerglaz se tenait à genoux derrière l’enfant, mourant de frayeur. Maintes fois, les diables passèrent et repassèrent à côté de lui, sans le voir, car son filleul le rendait invisible pour eux. Ne le trouvant pas, ils crièrent : Il n’est pas venu au rendez-vous ; allons le chercher chez lui et l’arracher du lit de sa jeune femme !

Et ils partirent avec un vacarme épouvantable. Ils entrèrent dans sa maison, par la cheminée, comme un tourbillon, cherchèrent et furetèrent dans tous les coins et recoins, et, ne le trouvant pas, ils s’en allèrent encore par la cheminée et emportèrent une partie du pignon de la maison qu’on n’a jamais pu relever depuis. Ils revinrent à la lande, y cherchèrent encore, mais toujours en vain ; et comme le chant du coq se fit entendre dans une ferme voisine, ils s’en retournèrent chez eux, dans l’enfer, furieux de n’avoir pas trouvé leur homme.

Alors l’enfant se leva et dit à Alan Kerglax :

— À présent, tout danger est passé, mon parrain, et vous pouvez vous en retourner chez vous, sans crainte ; les démons n’ont plus pouvoir sur vous. Pour moi, je retourne au ciel, où j’espère vous revoir, un jour, pour ne plus vous quitter.

Alan Kerglaz retourna alors chez lui, où il retrouva sa femme, son père et sa mère, et tous les gens de sa maison, dans une frayeur mortelle, et très-inquiets de lui. Il leur conta tout, et sa conduite étrange le jour et la nuit de ses noces, et sa disparition leur furent alors expliquées.

Alan et Yvonne vécurent le reste de leurs jours heureux et craignant Dieu, et ils firent dire plusieurs messes pour le repos de l’âme de Jean Kerlann, et l’ombre du pendu ne vint plus les tourmenter.

Ceci prouve qu’il ne faut jamais plaisanter avec la mort, et aussi qu’il est toujours bon de patronner les nouveaux-nés, pour les faire chrétiens, surtout les enfants des pauvres[2].

(Conté en breton, à l’île Bréhat, le 20 août 1873,
par un vieux tailleur nommé Lorgeré.)
III


l’âme damnée.



Il y avait une mission dans un bourg de Basse-Bretagne. Une jeune fille d’humeur gaie et d’apparence légère, nommée Thérèse Ménou, se dit :

— Je partirai de bonne heure pour me rendre au bourg, afin d’être confessée une des premières et pouvoir assister ensuite à l’enterrement.

En effet, un jeune homme, qui avait été son amoureux, était mort la veille, et devait être enterré ce jour-là.

Thérèse alla donc de bon matin au bourg. Mais, quand elle arriva, le confessionnal était déjà entouré d’un grand nombre de personnes, dont quelques-unes avaient fait le même raisonnement qu’elle, et elle ne put être confessée aussi tôt qu’elle l’avait espéré.

L’enterrement arriva. Le cercueil fut déposé sur les tréteaux funèbres, entouré de cierges, et Thérèse alla s’agenouiller et prier auprès. Le prêtre monta à l’autel et célébra la messe des morts. Puis, après avoir chanté le Libéra, il prit le goupillon, que lui présenta le sacristain, et fit le tour du cercueil en l’aspergeant d’eau bénite.

— Jésus mon Dieu !... cria en ce moment Thérèse, en se levant et en reculant d’horreur.

Tous les assistants la regardèrent, étonnés, car personne n’avait vu rien d’extraordinaire. Quatre hommes enlevèrent alors le cercueil, pour le porter au cimetière. Thérèse le suivit, comme tous ceux qui se trouvaient là. Quand il fut descendu dans le trou de terre, le prêtre l’aspergea d’eau bénite une dernière fois, en disant : Requiescat in pace !

Thérèse se leva encore, tout effrayée, et poussa la même exclamation :

— Jésus mon Dieu !...

Tout le monde était scandalisé. Le prêtre l’apostropha à haute voix et lui dit de se retirer.

Thérèse s’en alla, toute honteuse, rentra dans l’église et s’agenouilla devant l’autel, et pria longtemps pour l’âme du défunt. Puis elle alla se confesser au prêtre qui avait fait l’enterrement. Celui-ci la reconnut et lui dit qu’il ne la confesserait pas, et qu’elle pouvait s’adresser à un autre. Et il ferma le guichet et se retourna de l’autre côté ; mais Thérèse ne sortit pas, et, quand le prêtre rouvrit le guichet de son côté et qu’il la trouva là il lui dit, d’un ton dur :

— Je vous ai dit que je ne vous confesserai pas ; adressez-vous à un autre.

Et il ferma encore le guichet avec fracas. Mais, quand il le rouvrit, Thérèse était toujours là, et elle dit, en fondant en larmes :

— Au nom de Dieu, écoutez-moi !...

— Qu’aviez-vous donc pour vous exclamer de la sorte pendant l’enterrement ? Vous avez scandalisé tous les parents et les assistants !

— C’est que, mon père, lorsque, après la messe, vous avez aspergé le cercueil d’eau bénite, j’en ai vu sortir toutes sortes de vilaines bêtes, des couleuvres, des crapauds, des salamandres, et d’autres plus horribles encore ; et ces hideux animaux, dont la vue m’a arraché ces cris, sont encore rentrés dans le cercueil dès que vous avez cessé d’y jeter de l’eau bénite. Et cela a recommencé dans le cimetière, lorsque vous avez, une dernière fois, jeté de l’eau bénite sur le cercueil descendu dans le trou de terre !

— Que me contez-vous là ? Êtes-vous folle, ou rêvez-vous ? dit le prêtre.

— Je vous assure, reprit la pénitente, que j’ai bien vu tout ce que je vous dis, et que je ne suis pas folle, et que je ne rêve point.

Le prêtre réfléchit un peu, puis il dit :

— Eh bien ! venez dans huit jours assister à la messe de l’octave, et si vous voyez encore ce que vous avez vu aujourd’hui, vous me le direz, et alors je verrai ce qu’il y aura à faire.

Thérèse assista à la messe de l’octave et pria fervemment pour l’âme du défunt. Celui-ci lui apparut, horrible à voir, et lui dit :

— Ne priez pas pour moi, car je suis damné, dans le fond de l’enfer !...

À partir de ce moment, la jeune fille devint triste et sérieuse. Les dimanches et jours de fêtes, on ne la voyait plus aux danses, mais dans l’église de sa paroisse, priant et récitant son chapelet jusqu’au soir.


(Conté par Marguerite Philippe.)



IV


le méchant avocat emporté par le diable.



Ceci m’a été conté par mon père, nommé Vincent Coat, comme moi-même, qui avait connu l’avocat en question et aussi son fils, et c’est comme témoin oculaire, ayant vu et entendu lui-même, qu’il affirmait que tout est vrai dans le petit récit suivant.

Il y avait à Morlaix un avocat pour qui tous les moyens étaient bons pour gagner de l’argent, et qui rançonnait sans pitié les pauvres gens qui s’adressaient à lui. Aussi était-il devenu riche. Mais la richesse acquise malhonnêtement n’est pas enviable et porte ordinairement malheur. Quelque riche qu’il fût donc, il mourut comme le dernier des hommes, quand Dieu jugea le moment venu de le citer devant son tribunal, pour rendre compte de ses actes pendant sa vie. Sa mort fut, dit-on, horrible, et il criait et blasphémait, et se tordait comme un véritable possédé.

On l’ensevelit ; on le plaça dans sa bière, et ses parents et ses voisins se réunirent dans sa maison pour la veillée funèbre, selon la coutume du pays. Mon père s’y trouvait aussi, comme voisin. On récita les prières usitées en pareille circonstance.

À une heure avancée de la nuit, vers onze heures ou minuit, on entendit le bruit des pas d’un cheval sur le pavé de la cour, et une voix forte et claire cria :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher.

On se regarda avec étonnement ; personne ne dit rien, et on entendit de nouveau les pas du cheval qui s’éloignait.

Environ une heure plus tard, on entendit encore le cheval revenir, et la voix cria de nouveau, mais avec plus de force que la première fois :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher.

Personne ne répondit, et l’on entendit les pas du cheval qui s’éloignait encore.

Enfin, une heure plus tard, le cheval revint, et la voix cria encore, mais effrayante, cette fois, à faire dresser les cheveux sur la tête :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher, et il faut me suivre !...

Et le mort se leva de son cercueil et sortit par la fenêtre, en brisant les carreaux.

Tous ceux qui étaient là restèrent immobiles de frayeur. Il y eut pourtant quelqu’un qui osa regarder par la fenêtre, et il vit un cavalier, tout habillé de rouge, sur un cheval noir, avec l’avocat en croupe derrière lui, et le cheval partit au galop, et le feu jaillissait de ses quatre pieds et de ses naseaux.

C’était le diable qui emportait le mauvais avocat.

Les gens de la veillée convinrent entre eux qu’ils ne diraient rien, avant quelques jours, de ce qu’ils avaient vu et entendu. L’on mit dans le cercueil des bûches et des pierres enveloppées de linge, et, le lendemain matin, le curé de Saint-Melaine vint avec son vicaire, les enfants de chœur et les chantres, et le cercueil fut porté à l’église, puis au cimetière, où il fut enterré après les cérémonies d’usage.


(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
dès tabacs de Morlaix, mai 1874.)



V


les deux sœurs qui se haïssaient.



Il avait une fois deux sœurs qui se haïssaient si bien, qu’elles ne pouvaient vivre ensemble, ni même se voir.

Une d’elles tomba gravement malade. Elle fit plier sa sœur de venir la voir.

— Oui, dit celle-ci, à présent qu’elle a besoin de moi, elle me fait dire d’aller la voir, pour la soigner ; mais je n’irai point...

Elle y alla pourtant.

— Pardonne-moi, ma sœur, dit la malade.

— Non, jamais !

— Pardonne-moi, te dis-je encore ; je vais mourir, et je ne veux pas m’en aller sans ton pardon.

— Je ne puis pas te pardonner...

— Au nom de Dieu, à qui tu devras, un jour, rendre compte comme moi, pardonne-moi, ma sœur !...

— Je te dirai bien que je te pardonne, si tu veux ; mais, dans mon cœur, je ne puis te pardonner.

— Eh bien ! je te donne ma malédiction.

Et la sœur malade mourut là-dessus.

Comme l’autre s’en retournait chez elle, de nuit, elle aperçut sa sœur morte au milieu d’un grand feu. Elle poussa un cri d’effroi et voulut fuir ; mais la morte courut après elle, la saisit, et la terre s’entr’ouvrit sous leurs pieds et les engloutit toutes les deux.

(Conté par Marguerite Philippe.)




VI


damné, quoique dévot.



Un jeune homme de bonnes vie et mœurs suivit, un soir, des camarades de mœurs légères et amis du plaisir. Entraîné par le mauvais exemple, il tomba dans le péché et se coucha, cette nuit-là, sans faire ses prières, comme il en avait l’habitude. Il mourut dans la nuit.

À quelques jours de là, son père alla recommander une messe pour le salut de son âme au curé de sa paroisse.

— À quoi bon ? lui dit le prêtre ; votre fils est aujourd’hui dans le paradis de Dieu, ou personne n’y ira jamais.

— C’est égal, répondit le père, dites toujours une messe à son intention ; cela ne peut jamais faire de mal.

Le prêtre promit.

Comme il montait à l’autel, il vit apparaître à côté de lui l’ombre du mort, qui lui dit :

— Ne priez pas pour moi.

— Vous êtes sauvé, n’est-ce pas ? Je le savais bien.

— Non, je suis damné !...

— Vous, damné, mon Dieu ! . . . Comment cela peut-il être ?

— Je suis tombé, une nuit, dans le péché, et je me suis couché sans faire ma prière.

Et l’ombre disparut alors, et le prêtre, accablé de douleur, descendit de l’autel.

(Conté par Marguerite Philippe.)




VII


l’enfant gâté.



Un tout jeune homme, gâté par ses parents, alla un jour se confesser au curé de sa paroisse, en temps pascal. Il avait commis beaucoup de péchés. Il ne reçut pas l’absolution. Cela lui déplut, et il insista auprès de son confesseur, et assez malhonnêtement même, pour être absous, afin de pouvoir faire ses pâques, comme tout le monde.

— Changez de conduite, lui dit le prêtre, puis revenez me trouver, et je vous absoudrai.

— Je n’ai rien à changer à ma conduite, et, après tout, je me passerai bien de votre absolution, répliqua le jeune homme.

Et là-dessus, il sortit du confessionnal, en colère, et alla raconter à sa mère ce qui venait de se passer entre lui et le curé.

La dame, qui était riche et considérée dans le pays, fut très-peinée de ce qui arrivait à son fils, et ne pouvant supporter la honte de le voir seul exclu de la sainte table, le dimanche de Pâques, elle lui dit de se présenter avec les autres, comme s’il avait reçu l’absolution.

Et en effet, le moment venu, le jeune homme alla sans hésiter s’agenouiller contre les balustrades du chœur, et reçut le corps de Notre-Seigneur.

Mais aussitôt il tomba à la renverse sur les dalles de l’église, en poussant des cris épouvantables.

On le transporta hors de l’église, dans le porche, où il continua de se démener et de pousser des cris effrayants, comme un possédé. Son visage et tout son corps étaient devenus tout noirs. Sa mère seule osa rester près de lui.

Quand le prêtre, qui était à l’autel, eut achevé sa messe, il se rendit au porche avec le saint ciboire.

Aussitôt la sainte hostie sortit d’elle-même de la bouche du malheureux jeune homme et s’envola, comme un papillon, dans le saint ciboire, qui se referma sur elle.

Deux diables cornus, puants et horribles à voir, arrivèrent alors et emportèrent le fils et la mère !

(Conté par Marguerite Philippe.)




VIII


emporté par le diable.



Un homme riche et de condition élevée était malade sur son lit, près de mourir.

Ses parents et ses amis lui disaient :

— Faites appeler un prêtre.

— Non, je ne veux pas de prêtres autour de moi, leur répondait-il.

Cependant son état empirait ; il baissait chaque jour, et on introduisit un prêtre dans sa chambre.

Quand il l’aperçut, il devint furieux ; il l’injuria, et le prêtre se retira. Mais sa conscience n’était pas tranquille, et il revint peu après.

Le malade le reçut encore avec des transports furieux, des jurons et des insultes, et il lui fallut se retirer de nouveau.

La nuit était venue ; il faisait sombre, et la dame dit à un domestique d’accompagner le prêtre, avec une lanterne, jusqu’à son presbytère.

Ils n’étaient pas loin encore qu’ils furent dépassés par deux chevaux noirs lancés à fond de train, faisant feu des quatre pieds et des naseaux. Et comme ils passaient près d’eux, une voix cria :

— Je vais brûler éternellement dans les feux de l’enfer !

— Connaissez-vous cette voix-là ? demanda le prêtre à son compagnon.

— Grand Dieu ! c’est celle de mon maître ! répondit celui-ci.

— Et l’autre, c’est le diable qui l’emporte, reprit le prêtre.

En effet, le malade, suffoqué par la fureur que lui avait causée la vue du prêtre, était mort aussitôt après son départ.

— Retournez chez vous, à présent, et laissez-moi aller seul, dit le prêtre au domestique.

— Non, je n’ose pas, répondit celui-ci. Je veux vous suivre et faire pénitence le reste de mes jours.

Et il suivit, en effet, le prêtre, et fit pénitence pour racheter son passé, car lui aussi avait vécu jusqu’alors à peu près comme son maître.


(Conté par Marguerite Philippe.)




IX


le saint vicaire et le diable.



Au temps que ar vikèl sant (le saint vicaire) était recteur de Saint-Mathieu de Morlaix, il y avait dans sa paroisse une vieille dame riche et noble, qui aimait le jeu par dessus tout. Nuit et jour, elle avait les cartes en main, et quand elle ne trouvait pas d’autres partenaires, elle jouait avec ses domestiques, et quelquefois même elle jouait toute seule.

Un jour, un dimanche soir du mois de décembre, qu’elle était seule dans sa chambre, et qu’elle s’ennuyait et se plaignait de ne pas trouver de joueur sérieux, sa femme de chambre vint lui annoncer qu’un seigneur inconnu, jeune et richement vêtu, demandait à lui parler. Elle s’empressa de le faire entrer, espérant que le ciel lui envoyait quelque joueur digne d’elle. Et en effet, dès les premiers mots, elle parla de jeu à son visiteur inconnu et lui proposa une partie de cartes. Il accepta, tout en disant qu’il était peu habile au jeu et qu’il jouait rarement. Il tira de sa poche de l’or jaune et luisant, tout neuf, et le rangea par piles de cent écus devant lui.

La vieille dame avait une chance qui l’étonnait, et l’inconnu, impassible et bon joueur, était sans cesse obligé de recourir à sa poche, d’où il sortait de nouvelles piles d’or, comme d’une mine inépuisable.

C’était vraiment merveilleux ce que cette poche pouvait contenir d’or. Mais la vieille dame, tout à son jeu et enivrée par sa chance extraordinaire, n’y faisait pas attention. Dans le transport de sa joie, elle laissa tomber une carte par terre et appela sa femme de chambre pour la ramasser. La femme de chambre prit une lumière et chercha la carte. Elle remarqua que le joueur inconnu avait les pieds fourchus, et reconnut à ce signe que c’était le diable. En personne prudente et avisée, elle ne poussa aucun cri, remit tranquillement la carte à sa maîtresse et sortit aussitôt. Elle courut au presbytère conter le cas au recteur, ar vikèl sant qui jouissait dans tout le pays d’une grande réputation de sainteté et de conjurateur. Il était plus de minuit, et pourtant le saint homme veillait encore, car il savait peut-être, grâce à quelque avertissement du ciel, qu’on devait avoir recours à lui, cette nuit, pour quelque cas grave. Il était en oraison, quand il entendit frapper à sa porte. Il alla ouvrir lui-même, et la servante de la vieille dame lui fit connaître l’objet de sa visite.

— Je savais que vous deviez venir, et je vous attendais, lui dit-il tranquillement.

Puis il consulta de gros livres anciens, qu’il avait sur son bureau, prit son étole, une burette remplie d’eau bénite et dit :

— Allons, à la grâce de Dieu !

La servante le conduisit chez sa maîtresse. Il pénétra tout doucement, sur la pointe du pied, jusqu’à la chambre où la vieille dame jouait toujours avec l’homme au pied fourchu. Il se précipita sur lui d’un bond, lui mit son étole sur la tête et l’aspergea d’eau bénite, en récitant une oraison. Le démon poussa un cri épouvantable et s’enfuit par la cheminée, sous la forme d’une boule de feu. Il renversa même, le pignon de la maison, qu’on n’a jamais pu relever depuis.

— Et la vieille dame, que devint-elle ? demanda une petite fille de dix ans, qui faisait partie de l’auditoire et s’intéressait vivement au récit du conteur.

— La vieille dame, reprit celui-ci, était tombée évanouie, la face contre terre. Le prêtre la releva, et quand elle revint à elle, elle se confessa, puis elle entra dans un couvent, où elle mourut comme une sainte.

— Et l’or gagné par elle ? demanda encore l’enfant.

— Les pièces d’or du diable se changèrent en autant de feuilles sèches, des feuilles de hêtre, qu’on jeta au feu, comme on y doit jeter tout ce qui vient du malin esprit (ann drouk-speret)[3]


(Conté par Vincent Croat, ouvrier de la manufacture des
tabacs de Morlaix, mai 1874.)



X


les deux méchantes sœurs.



Il y avait une fois deux sœurs qui avaient perdu leur père et leur mère, et, comme aucune d’elles n’était mariée, elles demeuraient ensemble, dans la même maison. D’abord, elles s’aimaient beaucoup, et elles ne se quittaient jamais. Mais, plus tard, elles en vinrent à se haïr et à se détester, je ne sais trop pour quelle raison. Pourtant, elles demeuraient toujours dans la même maison.

L’une d’elles tomba dangereusement malade. L’autre s’en inquiétait peu et la soignait fort mal. Un jour, la malade, vaincue par le mal, s’écria :

— Ô ma pauvre sœur, aie pitié de moi !

— Oui, répondit celle qui n’était pas malade, à présent que tu as besoin de moi, tu me parles poliment, et tu m’appelles « ta pauvre sœur. » Mais, je n’ai pas oublié, moi !...

— Non ! non ! s’écria alors la malade, je n’ai aucun besoin de toi, et je ne t’ai pas pardonné, et je ne te pardonnerai jamais !

Elle eut un violent accès de toux, et mourut presque aussitôt.

La nuit qui suivit, comme les voisins veillaient et priaient auprès de son corps, ils virent tout à coup un spectre de feu entrer dans la maison, et, en le regardant attentivement, ils reconnurent avec frayeur qu’il ressemblait à la morte. Le spectre dit alors, avec une voix terrible :

— Ma sœur, suis-moi ! Je viens te chercher, pour venir avec moi dans les feux de l’enfer !

La sœur qui était restée en vie se leva, ouvrit la porte, sortit et se mit à courir. Mais le fantôme de feu sortit après elle et l’atteignit, sans peine, dans la cour. La terre s’entr’ouvrit alors sous leurs pieds, et les deux sœurs s’y abîmèrent, en poussant des cris épouvantables :

— Hélas ! hélas ! nous tombons au fond du puits de l’enfer !

Ceci montre, chrétiens, que nous devons pardonner et être charitables les uns envers les autres.

(Marguerite Philipe.)



XI


FANTIC LOHO
ou le linceul des morts.



Il y avait jadis, au bourg de Pluzunet, une jeune couturière, nommée Fantic Loho, qui était d’humeur gaie et joyeuse, et qui riait et chantait plus qu’elle ne priait, hélas ! C’était, d’ailleurs, une excellente fille, aimée de tous ceux qui la connaissaient, et le cœur sur la main, comme on dit. Tous les jours, elle allait travailler à la journée, dans les métairies de la paroisse, et, le plus souvent, elle s’en revenait toute seule, à la nuit tombante, riche et heureuse des six sous qu’elle rapportait, pour prix de son travail. Elle chantait, de sa voix fraîche et claire, des sôniou et des refrains de danse, en traversant les champs et les landes, pour se tenir compagnie, comme elle disait, et pour mettre en fuite les Kornandoned (nains), qui dansent, en chantant éternellement le même refrain, au clair de la lune, dans les carrefours et sur les landes, autour des grandes pierres, et invitent les passants à prendre part à leurs ébats. Maintes fois, durant les veillées d’hiver, elle avait entendu parler de ces danseurs nocturnes et de leurs malices, et elle en avait peur un peu.

Un soir du mois de novembre, Fantic s’en revenait du village de Pont-an-c’hlan, seule, comme presque toujours. Elle se trouvait un peu attardée, et, quand elle fut dans le bourg, elle voulut traverser le cimetière, afin d’arriver plus vite à sa maison. La lune, sortant de derrière un nuage, projetait en ce moment une lumière terne et blafarde sur le clocher de granit et sur la vieille église. À peine Fantic eut-elle gravi les marches de l’escalier de pierre et fait quelques pas parmi les croix de bois plantées sur les tombes, qu’elle se trouva près de la tombe de sa mère, morte depuis plus d’un an déjà. Elle fut bien étonnée d’y voir un drap blanc étendu sur la dalle funéraire.

— Tiens ! se dit-elle, comment ce drap de lit se trouve-t-il là ? Je vais l’emporter, et si personne ne le réclame, je le garderai : j’en ai assez besoin.

Et elle prit le drap blanc, souillé pourtant de quelques taches de sang, le plia proprement, le mit sous son bras et l’emporta.

— Elle eût bien mieux fait de dire un De profundis pour l’âme de sa défunte mère, dit quelqu’un de l’auditoire.

— Oui, en vérité ! répondirent tous les assistants en chœur.

En arrivant dans sa maison , reprit la conteuse, Fantic serra le linceul dans son armoire, puis elle dit une petite prière, bien courte, bien courte, et se coucha tranquillement. Mais, dans la nuit, elle eut un rêve. Il lui sembla voir sa mère, toute nue, décharnée, horrible à voir, et qui lui dit par trois fois d’une voix lamentable : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic se réveilla, tout effrayée, et n’apercevant plus le fantôme, elle s’en trouva soulagée, et dit :

— Ah ! c’est un songe, heureusement !

Et elle se rendormit.

Le lendemain matin, elle alla à son ouvrage, comme à l’ordinaire, sans songer à remettre le linceul sur la tombe de sa mère, et elle ne dit rien à personne de tout ceci.

Mais, la nuit suivante, comme elle était couchée, le fantôme lui apparut de nouveau et lui dit encore, par trois fois, et d’une voix plus désolée et plus terrible que la veille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic eut bien peur, cette fois, car il lui semblait qu’elle ne dormait pas au moment de l’apparition. Elle fit pourtant tout son possible pour se persuader que c’était un rêve, et elle garda encore le linceul et n’en dit rien à personne.

La troisième nuit, sa mère lui apparut encore, plus désolée, plus horrible à voir et plus menaçante que les deux nuits précédentes, et elle cria encore en tendant des bras décharnés vers sa fille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Raids-moi mon linceul !!!

Puis elle disparut, en poussant un cri épouvantable.

Cette fois, Fantic était sûre qu’elle ne dormait pas ; elle attendait l’apparition. Elle eut grand peur, et elle pleura et pria pour l’âme de sa mère le reste de la nuit. Quand le jour fut venu, elle alla trouver le recteur de sa paroisse et lui raconta tout. Le prêtre l’écouta attentivement, réfléchit à ce qu’il venait d’entendre, puis il dit :

— Vous avez commis un grand péché, ma fille, en dérobant le linceul d’un mort, car ce drap est le linceul même dans lequel votre mère fut ensevelie. Il vous faudra le porter, cette nuit même, où vous l’avez pris.

— Ah ! je n’oserai jamais ! répondit Fantic.

— Du courage, ma fille, et faites ce que je vous dis, car autrement votre pauvre mère, privée de son linceul, serait nue durant l’éternité, et elle n’oserait pas se présenter devant Dieu. Vous irez lui rendre son linceul, n’est-ce pas ?

— Je n’oserai pas ! — Prenez courage, et je vous aiderai. Je serai dans l’église, à genoux au pied de l’autel et priant pour vous ; et, pour vous donner des forces, je vous adresserai la parole de temps en temps.

Fantic promit.

Au premier coup de minuit, elle entrait dans le cimetière, tout émue, tremblante et tenant à la main le linceul. Le prêtre était à genoux au pied de l’autel depuis longtemps déjà, priant pour la jeune fille. Fantic fit quelques pas vers la tombe de sa mère, puis elle s’arrêta.

— Allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul ; courage, mon enfant ! lui cria le prêtre de l’église.

— Je n’ose pas ; mes jambes fléchissent ; je vais tomber !

— Que voyez-vous, mon enfant ?

— Toutes les pierres tombales sont recouvertes de linceuls blancs ; seule, celle de ma mère n’en a pas.

— Du courage, mon enfant ; avancez encore ; allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul.

Et Fantic fit deux ou trois pas en avant, puis elle s’arrêta encore et s’écria :

— Hélas ! hélas ! je n’en puis plus ; je meurs de frayeur !

— Que voyez-vous, mon enfant !

— Je vois les morts au fond de leurs tombes ouvertes !... J’ai grand peur ! j’ai grand peur !!...

— Encore quelques pas, mon enfant ; songez à votre pauvre mère, qui est si malheureuse par votre faute.

Et elle fit un nouvel effort ; puis elle s’arrêta encore, folle d’épouvante.

— Que voyez-vous, mon enfant ?... lui demanda encore le prêtre.

— Je vois ma mère, toute nue, debout sur sa pierre tombale, menaçante, horrible à voir !...

— Du courage ! du courage !... Allez jusqu’à elle, et rendez-lui son linceul.

— Je n’ose pas I je ne puis faire un seul pas de plus !... Ah ! Jésus mon Dieu !!...

Et elle poussa un cri épouvantable.

De son bras de squelette, sa mère l’avait saisie et entraînée avec elle au fond de sa tombe. Et aussitôt la pierre tombale, qui s’était soulevée, retomba sur la mère et la fille, avec un grand bruit !...

Puis on n’entendit plus rien. Mais Fantic Loho avait disparu, et personne au monde ne la revit depuis cette nuit.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet,
Côtes-du-Nord, 1870.)


Dans la première édition de ses Derniers Bretons, qui est de 1836, M. Émile Souvestre a donné, tome I, page 72, sous le titre de : Le Drap mortuaire, une version de cette légende, qui ne diffère de la nôtre que par la forme, laquelle est tout à fait dans le ton romantique de l’époque. Ce morceau, comme quelques autres, qui ne sont pas sans intérêt, a complètement disparu des nombreuses éditions qui ont été faites depuis de l’ouvrage le plus populaire de M. Souvestre.

Dans les Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, de M. le docteur Fouquet (Vannes, A. Caudéran, 1857), on trouve aussi sous le titre de : Alice de Quinipily, une légende de suaire dérobé, dont voici le résumé :

Deux jeunes fiancés, valet et servante de ferme, voulaient, avant de se marier, économiser sur leurs gages de quoi acheter un petit mobilier et prendre une petite ferme à leur compte. Mais, s’impatientant d’attendre, ils conçurent un projet sacrilège dont l’exécution devait les mener promptement à leur but. La fille du seigneur d’un château voisin, nouvellement mariée, était morte, peu après son mariage, et avait été enterrée dans le cimetière de la paroisse avec ses bijoux et sa toilette de nouvelle mariée. Une nuit, les deux amoureux profanèrent la tombe de la jeune châtelaine et lui enlevèrent ses bijoux et jusqu’à la belle robe de soie blanche et de dentelle qui lui tenait lieu de suaire. Mais, à partir de ce moment, tourmentés par le remords et la frayeur que leur causait l’apparition de la morte, qui, chaque nuit, venait leur réclamer son suaire, ils perdirent le sommeil, devinrent malheureux et se décidèrent enfin à aller tout avouer à leur confesseur. Celui-ci leur dit : « Il faudra aller tous les deux ensemble, à minuit, déposer le suaire là où vous l’avez pris. »

Ils y allèrent ensemble ; mais on ne les revit plus jamais, et près de la tombe profanée, on retrouva seulement le chapelet de la servante et le chapeau du valet de ferme.

Dans un petit livre fort intéressant publié par Mme de Cerny, sous le titre de : Saint-Suliac et ses traditions (Dinan, Huart, 1861) nous trouvons aussi deux traditions relatives au drap mortuaire. Dans la première, intitulée : Les trois mortes (pages 33-35), il est dit que des jeunes gens, qui passaient à minuit par le cimetière de leur village, aperçurent trois femmes, en prière devant le reliquaire. Ils s’en approchèrent et leur parlèrent ; mais elles n’eurent pas même l’air de s’apercevoir de leur présence. Ce sont des mortes ! » dit un de trois. Un autre enleva sa coiffe à une des trois femmes, en disant à ses camarades qu’il ne la lui rendrait, si elle venait la réclamer, qu’après l’avoir embrassée. Il rentra chez lui, mit la coiffe dans son armoire et trouva à sa place, le lendemain matin, une tête de mort. Il en fut effrayé, alla à confesse, et le curé lui dit qu’il fallait, le soir même, porter le crâne au cimetière, où il redeviendrait coiffe, qu’il replacerait sur la tête de la morte. Il lui recommanda aussi de prendre avec lui un enfant à la mamelle. Il se rendit au cimetière, revit les trois mortes et restitua la coiffe. Les trois femmes disparurent en lui disant que, sans l’enfant, elles l’auraient enlevé de dessus la terre.

Dans la seconde tradition recueillie par Mme de Cerny, à Saint-Suliac, c’est-à-dire près de Saint-Malo, et qui porte le titre de : La jeune fille du cimetière, trois jeunes filles, revenant seules d’une veillée d’hiver, passaient par le cimetière de leur paroisse, pour éviter une mare qui rendait la route difficile. C’était pendant les Avents, époque, dit le récit, où les coqs affolent et chantent sans souci de l’heure. Elles aperçurent une fille inconnue, agenouillée et priant sur une tombe. Le lendemain, elles la revirent encore à la même place et dans la même posture. Elles adressent la parole à l’inconnue, qui ne répond pas. La troisième nuit, une des trois jeunes filles va pour enlever sa coiffe à l’apparition, malgré les efforts que font pour la retenir ses compagnes, qui avaient cru apercevoir une tête de mort sous la coiffe. Elle emporte chez elle la coiffe de l’inconnue, la jette dans un coin, se couche et dort tranquille.

Le lendemain, à minuit, elle entend crier à son oreille : « Rends-moi ma coiffe ! rends-moi ma coiffe ! » et cela jusqu’à l’aurore.

La nuit suivante, elle prie une de ses amies de venir coucher avec elle, et, toute la nuit, l’amie entend aussi crier : « Rends-moi, ma coiffe ! rends-moi ma coiffe !... »

La troisième nuit, la jeune fille couche hors de sa maison, chez une amie, et là encore, la même voix plaintive se fait entendre. Alors, elle va à confesse, et son confesseur lui ordonne d’aller reporter la coiffe à celle à qui elle a été enlevée, dans le cimetière.

Elle y va ; mais, le lendemain, on la trouva morte, dans le cimetière.

Comparez encore Le drap mortuaire, p. 303 du recueil de M. Sébillot, Contes populaires de la Haute-Bretagne.

Comme on le voit, la tradition du drap mortuaire ou du suaire, qui a aussi fourni à Gœthe le sujet d’une de ses ballades les plus fantastiques, est très-répandue en Bretagne.




XII


QUELQUE COMPAGNIE QUE L’ON SUIVE,
L’ON EN A TOUJOURS SA PART.



Il y avait une fois, dans une petite ville de Basse-Bretagne, une jeune demoiselle de famille noble, riche et jolie, et qui menait une vie peu exemplaire. Elle s’appelait Julie. Non loin de sa maison habitait une jeune couturière, sage et jolie, et qui n’avait que le travail de son aiguille pour vivre. Son nom était Yvonne. Contente de sa condition, Yvonne était toujours gaie et joyeuse, et chantait tout le long des jours, tout en travaillant. Aussi, était-elle aimée de tout le monde. La demoiselle, au contraire, n’était aimée de personne, à cause de son caractère fier et hautain. Un jour, elle demanda à sa mère :

— Qu’est-ce qui est cause, ma mère, que personne ne m’aime par ici, bien que je sois riche et bien parée, au lieu qu’Yvonne la couturière, une fille de rien, qui a à peine deux robes, est aimée de tout le monde ? Toujours il y a quelqu’un, vieux ou jeune, à causer avec elle et à l’écouter chanter ses vieilles chansons bretonnes.

— C’est que, ma fille, vous, vous êtes noble, demoiselle de haute lignée, et vous ne devez pas fréquenter ces sortes de gens, ni même faire attention à eux.

— Je voudrais pourtant en faire mon amie.

— Que dites-vous là, ma fille ? Faire votre amie d’une couturière ! Une demoiselle de qualité comme vous ne peut pas fréquenter ces sortes de gens, je vous l’ai déjà dit.

— Cela m’est égal, et je ferai comme il me plaît.

— Eh bien ! ma fille, puisque vous le désirez si ardemment, faites à votre tête, répondit alors la vieille dame, parce qu’elle faisait tout ce que voulait sa fille.

La demoiselle alla donc voir la couturière, et elle la pria de venir travailler au château, et, à partir de ce moment, elle passait tout son temps avec elle. Elle voulut même lui faire renoncer à son métier de couturière, pour venir demeurer au château, comme sa meilleure amie.

Yvonne résista quelque temps ; pourtant, elle quitta peu après sa petite maison, pour aller au château, et alors elle ne travaillait plus. Elle tenait continuellement société à la demoiselle, se promenait avec elle, habillée comme elle, au point qu’on les aurait prises pour les deux sœurs. Toutes les deux étaient jolies, et beaucoup de jeunes seigneurs leur faisaient la cour. Pourtant, Yvonne, bien qu’elle aimât à rire et à s’amuser, restait toujours sage et, chaque matin et chaque soir, elle disait ses prières. Elle allait aussi à confesse, une fois par mois, comme devant. Julie voulut faire tout comme elle. Yvonne était toujours joyeuse et contente, quand elle sortait du confessionnal ; Julie, au contraire, était toujours triste et soucieuse, parce qu’elle n’avouait pas ses plus grands péchés. Elles avaient le même confesseur. C’était un homme fort instruit. Un jour, il dit aux deux jeunes filles qu’elles devraient aller à une retraite qui avait lieu dans la ville voisine.

— Qu’est-ce qu’une retraite ? demanda Julie à Yvonne.

— C’est une belle chose, répondit celle-ci, et nous ferions bien d’y aller.

Quand Julie arriva à la maison, elle dit à sa mère :

— Notre confesseur nous a dit d’aller à la retraite à la ville, ma mère.

— C’est bien, répondit la vieille dame ; allez-y, si cela vous fait plaisir.

Julie, impatiente de partir, parce qu’elle croyait qu’il y aurait là des festins, des danses et des jeux de toute sorte, devança Yvonne de deux ou trois jours.

Quand Yvonne arriva à son tour, elle lui dit :

— Je n’ai encore rien vu de beau jusqu’ici.

— Vous verrez bientôt, lui répondit son amie ; vous êtes venue trop tôt.

Comme elles étaient à l’église, à écouter un sermon :

— Voyez donc le beau prêtre ! dit Julie à Yvonne, en lui désignant un jeune prêtre ; ce sera là mon confesseur.

Yvonne choisit un autre confesseur, un vieux prêtre très-instruit. Celui-ci lui dit :

— Vous avez une amie qui est bien jolie !

— C’est vrai, répondit Yvonne.

— Mais, hélas ! elle n’aime que la parure et le plaisir. Prenez garde, ma pauvre enfant, car, quelle que soit la société que l’on fréquente, l’on en a toujours sa part, tôt ou tard. Et si votre amie est damnée ?...

— Jésus, que dites-vous, mon père ? Je ne vois pas qu’elle fasse rien de pis que les autres. (Elle faisait ses tours en cachette.)

— Prenez bien garde, vous dis-je, ma pauvre enfant ! Soyez joyeuse et gaie en sortant du confessionnal, et dites à votre amie que je suis un confesseur plaisant et indulgent, et qu’elle devrait venir à moi.

Yvonne sort du confessionnal en souriant.

— Pourquoi souriez-vous ainsi ? Vous êtes donc bien contente ? lui demanda Julie.

— C’est mon confesseur qui en est la cause ; quel homme plaisant, et comme il est drôle !

— Vraiment ? Je veux aussi le prendre pour confesseur, alors, car celui à qui je me suis adressée, s’il est joli garçon, n’est pas amusant du tout.

Le lendemain, Julie entra donc dans le confessionnal du vieux prêtre. Celui-ci s’écria aussitôt :

— Ô sale bête ! charogne ! va-t-en vite !

Et Julie, toute troublée, se leva pour sortir.

— Restez, mon enfant, lui dit le prêtre avec douceur ; ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Confessez-vous, et ne faites pas attention si vous m’entendez encore parler de la sorte.

Julie commença par avouer quelques petits péchés, puis elle s’arrêta...

— Après, mon enfant ? lui demanda le prêtre.

Elle ne répondit rien. Le prêtre reprit :

— £t quand vous auriez eu un enfant, et que vous l’ayez tué, qu’est-ce que cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit Julie, tout bas et en baissant la tête.

— Retire-toi ; va-t-en d’ici, vilaine bête ! s’écria encore le prêtre.

Et la jeune fille se leva encore pour sortir. Mais, le confesseur lui dit avec douceur :

— Restez, mon enfant ; ce n’est pas à vous que je parle de cette façon. Prenez courage, et continuez.

Mais elle garda le silence. Le confesseur reprit :

— Et quand vous auriez eu deux enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit-elle, à voix basse.

— Et après, mon enfant ? prenez courage...

Julie garda encore le silence, et les larmes coulèrent le long de ses joues. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu trois enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui !... répondit-elle encore, mais si bas, si bas, que le confesseur l’entendit à peine.

— Va-t-en ! va-t-en d’ici, monstre horrible ! cria encore le vieux prêtre.

Et Julie, pleurant et sanglotant, se leva encore pour sortir.

— Restez, mon enfant, et achevez votre confession, car ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Et après ? Du courage, allez jusqu’au bout.

Julie sanglotait et ne disait rien. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu quatre enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Non, mon père, répondit alors la pénitente.

La sueur découlait à grosses gouttes du front du vieillard. Lorsque Julie eut achevé sa confession, il lui dit :

— Voici, à présent, votre pénitence, mon enfant. En sortant du confessionnal, vous irez vous mettre à genoux devant l’autel du Rosaire, et vous resterez là jusqu’à ce que je vienne vous prendre.

Triste, pleurant et profondément affligée, la jeune fille alla s’agenouiller devant l’autel du Rosaire, et elle y pria du fond du cœur. La nuit survint ; tout le monde avait quitté l’église, et son confesseur ne venait pas... Enfin, quand l’heure fut venue, le vieux prêtre alla trouver sa pénitente et lui dit :

— Suivez-moi, mon enfant.

Et, la prenant par la main, il la fit sortir de l’église, la mena à la croix de pierre du cimetière et lui parla de la sorte :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de la croix, et restez-y à prier et à pleurer, toute la nuit ; demain matin, je viendrai vous prendre.

Puis il se rendit auprès d’Yvonne et lui dit :

— Si votre amie est damnée, vous et moi nous serons également damnés !

— Dieu, que dites-vous là ?... s’écria la jeune fille, effrayée.

Et, toute la nuit, elle pria pour son amie avec son confesseur.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit au cimetière. Julie était toujours à genoux sur les marches de la croix. Mais, hélas ! elle n’avait plus qu’un bras ; l’autre lui avait été arraché par l’esprit malin en essayant de l’entraîner. La pauvre fille faisait pitié avoir. Elle était toute couverte de sang. Le prêtre lui dit :

— Levez-vous, mon enfant, et suivez-moi.

— Hélas ! je ne puis pas, répondit-elle.

— Je vous aiderai, prenez courage !

Et elle se leva, et s’appuyant sur le prêtre du bras qui lui restait, celui-ci la conduisit dans l’église, devant l’autel du Rosaire, et lui dit :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de l’autel, et, quand la nuit sera venue, je viendrai encore vous prendre, comme hier, et vous dire ce que vous aurez à faire.

Puis il s’en alla.

Il se rendit, comme la veille, auprès d’Yvonne et lui dit :

— Nous passerons encore toute la nuit à prier pour votre amie, car si elle est damnée, nous le serons aussi, vous et moi.

Et ils passèrent encore toute la nuit en prière, à genoux, sur les dalles de pierre de l’église.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit de nouveau auprès de Julie. Il la retrouva évanouie sur les marches de la croix, et dans un état horrible à voir. Elle n’avait plus de bras ! L’esprit malin lui avait arraché celui qui lui restait, en essayant de l’entraîner. Il la ramena dans l’église, avec beaucoup de peine, la reconduisit devant l’autel du Rosaire, lui recommanda d’y passer encore toute la journée en prière, et promit de la venir chercher, quand la nuit serait venue.

En effet, quand le moment fut arrivé, il la conduisit, pour la troisième fois, au pied de la croix du cimetière et lui parla de la sorte :

— Voici la troisième nuit, ma pauvre enfant, la dernière, mais aussi la plus redoutable. Ayez bon courage, et si vous pouvez encore résister et vaincre, cette fois-ci, alors vos épreuves seront terminées : vous serez sauvée, et votre amie et moi nous serons pareillement sauvés avec vous. Mais, hélas ! si vous faiblissez, si l’autre est le plus fort et triomphe, nous serons damnés tous les trois ! Courage donc, mon enfant, et que Dieu vous vienne en aide !

Et il la laissa encore, seule, à genoux sur les marches de la croix, et revint vers Yvonne et lui dit :

— Voici la dernière épreuve ! Si votre amie a assez de courage et de force pour résister et vaincre encore cette nuit, si, demain matin, je retrouve le moindre morceau d’elle au pied de la croix, elle sera sauvée, et nous le serons tous les deux comme elle. Mais, hélas ! si elle succombe, nous serons damnés tous les trois pour l’éternité ! Passons encore cette nuit à prier pour elle.

Et ils passèrent encore cette troisième nuit à prier pour la pauvre Julie.

Au point du jour, le prêtre, dans une anxiété mortelle, se rendit à la croix du cimetière. Julie n’y était plus ! Mais il trouva, sur les marches de pierre, son cœur tout sanglant. C’était assez : ils étaient sauvés tous les trois ! Alors il leva ses mains et ses yeux vers le ciel, et s’écria :

— Que le Seigneur tout miséricordieux soit loué !

N’oublions jamais que, « quelle que soit la société que nous fréquenterons, nous en aurons notre part ! »


(Conté par Marguerite Philippe.)




XIII


teuz ar pouliet.



Atrefois, il y a de cela cinquante ans, le Pouliet[4] n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. La grande route de Brest à Paris ne passait pas encore par là, et, à la place où on la voit gravir la côte de Trévidy, il n’y avait que des rochers abrupts recouverts de ronces, d’orties, de buissons d’aubépine et d’herbes folles de toute sorte. Au lieu du beau pont qu’on y voit à présent, il n’y avait pour passer l’eau qu’une passerelle étroite, consistant en une simple planche posée sur deux pierres. Point de belles maisons, comme aujourd’hui, mais, pour toute habitation, une pauvre petite chaumière au bord de l’eau, et dont le toit de genêt touchait presque le sol.

Dans cette chaumière habitait un pauvre savetier, avec sa femme. Son nom était Kaour Kerspern. C’était un petit homme d’humeur joyeuse, qui, tout le long des jours, chantait de vieux guerziou et des sôniou nouveaux, tout en battant ses semelles et en tirant son ligneul. C’était plaisir de l’entendre, et les lavandières, au bord du Jarlot, laissaient parfois leurs battoirs au repos et prêtaient l’oreille à ses chansons. Kaour était bon chrétien ; il assistait tous les dimanches à la grand’messe et aux vêpres, dans l’église de Saint-Mathieu, et si, le soir, il rentrait un peu gris, il n’y avait pas lieu de lui en faire un grand crime : il avait si bien travaillé toute la semaine, et le cidre était si bon et à si bon marché chez Marguerite Keravel, où se réunissait, tous les dimanches soir, une bande de joyeux compagnons !

La femme de Kaour était lavandière et passait toutes ses journées au lavoir du Pouliet, et son fils, qui courait sur ses douze ans, était petit pâtre au manoir voisin de Lanidy. Kaour était presque toujours seul à la maison, durant le jour. Depuis quelque temps cependant — depuis qu’il commençait de négliger l’église et de fréquenter davantage le cabaret de Marguerite Keravel — il lui était venu un singulier compagnon. C’était Teuz ar Pouliet, bien connu dans le quartier, qui venait lui tenir société, dans sa chaumière, pendant que sa femme était au lavoir. Bien souvent, il avait entendu parler du Teuz et de ses malins tours, dans le Val- Pinart et au gué du Pouliet ; mais comme il se targuait d’être dépouillé des sottes superstitions qui avaient généralement cours autour de lui, il haussait les épaules à ces récits et les traitait de contes de vieilles femmes. Quand le Teuz arrivait, il s’asseyait sur un galet rond, au coin du foyer, et regardait fixement le savetier, qui battait son cuir et poissait son ligneul, tout en chantant. Il avait la forme d’un barbet noir, au poil long et frisé. D’abord Kaour crut que c’était en effet un chien égaré, sans maître peut-être, et il lui donnait quelque nourriture, et lui savait gré de venir lui tenir société dans sa solitude. Pourtant, l’animal le regardait si fixement, et son regard semblait si bien pénétrer jusqu’au fond de sa conscience, qu’il en vint à le soupçonner de n’être pas un chien ordinaire, mais bien Teuz ar Pouliet, dont il avait si souvent entendu parler, et peut-être le diable lui-même, car, comme on le sait, le diable prend souvent la forme d’un barbet noir, pour tromper les hommes. Il voulut le chasser un jour ; mais l’animal lui montra les dents, et ses yeux brillèrent dans leurs orbites comme deux charbons ardents, si bien qu’il eut peur, se troubla et alla boire chez Marguerite Keravel.

Le lendemain et les jours suivants, le Teuz vint encore ; mais Kaour ne pouvait plus supporter son regard, et, dès qu’il arrivait, il jetait tout à terre, sa forme, son alène et son ligneul, et allait boire au cabaret. Sa gaîté naturelle disparut, et il devint triste et sombre. Les dimanches, on ne le voyait plus que rarement à l’église de Saint-Mathieu, et il passait presque tout son temps au cabaret. Tout le monde était étonné d’un changement si subit et si complet, et personne n’y comprenait rien. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il se taisait. Enfin, pendant son sommeil, sa femme l’entendait souvent crier : — Le voilà encore ! Voyez-vous ses yeux ?… Comme il me regarde !… Va-t-en, va-t-en loin d’ici, vilaine bête !…

Mais elle n’y comprenait rien, et c’était vainement qu’elle l’interrogeait le matin. Le pauvre Kaour était bien malheureux.

Un jour, il crut avoir trouvé un bon moyen de se délivrer de son cauchemar. Il rougit au feu le galet sur lequel il s’asseyait, puis il le remit à sa place, comme si de rien n’était. Quand le Teuz vint, il s’assit sur le galet, comme d’habitude. Mais aussitôt il poussa un cri terrible et s’enfuit. En passant près du savetier, il lui lança un regard qui lui fit l’effet d’un glaive qui l’aurait transpercé de part en part.

— Enfin ! me voilà délivré de cette maudite bête, se dit Kaour, qui se félicitait déjà du bon tour qu’il avait joué au Teuz.

Et pourtant, il ne se sentait pas rassuré.

Pour se donner un peu de courage, il alla boire au cabaret de Marguerite Keravel. Il y resta jusqu’à la cloche du couvre-feu, et but plus que d’ordinaire, et chanta et rit, comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Quand il voulut rentrer chez lui, vers les dix heures et demie, au moment où il mettait le pied sur la passerelle du Pouliet, il vit le Teuz sur la planche, les yeux flamboyants et grinçant des dents. — Encore lui ! s’écria Kaour. Et il recula de quelques pas. Puis, revenant : — Mais je n’ai pas peur, et je passerai quand même. Retire-toi, vilaine bête, animal du diable, où je vais te jeter à l’eau ! Et il s’engagea résolument sur la passerelle. Mais le Teuz se jeta entre ses jambes et le mordit, et le fit tomber dans la rivière, d’où on le retira sans vie, le lendemain. À la morsure qu’il avait à la jambe droite, on vit bien que c’était le Teuz ar Pouliet qui était cause de sa mort.

Quelques-uns disent que c’était le diable qui le visitait sous cette forme, et qui finit par le faire mourir et emporter son âme en enfer, parce qu’il en était venu à négliger complètement ses devoirs religieux et à préférer le cabaret à l’église. Je ne sais si cela est vrai ; mais, ce qui est incontestable, c’est qu’on a trouvé noyées au même endroit, avant l’établissement du beau pont qu’on y voit actuellement, plusieurs personnes que l’on disait avoir été jetées à l’eau par le Teuz, et que toutes étaient gens peu religieux et fréquentant les cabarets.


(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture de
tabacs de Morlaix, 1874.)


Comparez Teuz ar Pouliet du Foyer Breton de M. Émile Souvestre, deuxième foyer, pays de Léon.





  1. Comme on le voit, ma conteuse avait des idées étranges sur la position géographique du pont de Londres.
  2. Cette dernière pensée se retrouve dans d’autres traditions bretonnes, et principalement dans un vieux guerz fantastique, que l’on peut lire à la page 65 du Ier volume de nos Guerziou Breiz-Izel, ou Chants populaires de la Basse- Bretagne, et où une personne est également sauvée par un enfant à qui elle a servi de parrain sur les fonts baptismaux et qui est mort depuis. Voici, en effet, ce que dit à une jeune fille l’âme de sa mère, qui était eu purgatoire :
    « Tu as tenu un enfant sur les fonts baptismaux, tu lui as donné mon nom, et c’est là ce qui m’a sauvée ! »
    Voir dans le premier volume des Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, page 358, aux corrections et additions.
  3. Le saint vicaire dont il est question ici est un ancien curé de la paroisse de Saint-Mathieu de Morlaix. Le souvenir de sa piété et de sa science comme conjurateur et exorciste survit dans le peuple. On voit encore dans l’ancien cimetière de Saint-Mathieu sa pierre tumulaire, sur laquelle on lit : « Icy gist moi, messire François Jagv, mort le 20 juillet, l’an 1707, âgé de 89 ans, après avoir été pasteur de cette paroisse 49 ans. »
  4. Le Pouliet, dont la racine est poull, mare, était autrefois une mare, au bas de la place Traonlen (vallée de l’Étang), à l’entrée de la petite rivière le Jarlot, dans la ville de Morlaix.
    M. Émile Souvestre, dans ses Derniers Bretons, a aussi un conte de Teuz ar Pouliet, qui, quoique portant le même titre, est tout différent du nôtre.