Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Deuxième partie

Le Bon Dieu, la Sainte Vierge et le Diable voyageant en Basse-Bretagne



DEUXIÈME PARTIE


le bon dieu, la sainte vierge, les saints
et le diable
voyageant en basse-bretagne.




I


saint éloi et jésus-christ.



Saint Éloi était forgeron et maréchal-ferrant de son état, comme tout le monde le sait[1]. On dit qu’il avait, sa forge au bord d’une grande route et qu’il ferrait, outre les chevaux des fermiers et des seigneurs du pays, ceux des voyageurs qui passaient. Comme il était un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous les côtés, et de fort loin quelquefois. Aussi, s’était-il fait représenter sur son enseigne en train de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu modeste au bas : Éloi, forgeron et maréchal-ferrant, maître des maîtres, maître sur tous.

Un jour, un voyageur passant devant sa forge s’arrêta pour lire l’enseigne, et, après l’avoir bien considérée, il sourit, puis entra et se présenta au maître comme un compagnon forgeron cherchant de l’ouvrage. Éloi avait besoin précisément d’un ouvrier forgeron, pour le moment. Il interrogea un peu l’inconnu sur ce qu’il savait faire.

— Je sais faire tout ce qui concerne l’état, lui répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de charrues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le reste.

— Combien de fois mettez-vous le fer au feu pour faire un bon fer à cheval ?

— Je ne l’y mets jamais plus d’une fois.

— Une seule fois?

— Oui, une seule fois.

— Moi aussi, je peux le faire en une fois ; mais je préfère l’y mettre deux fois ; c’est plus sûr. Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont il faut renouveler les quatre fers, et son maître l’attend impatiemment.

Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et retroussa ses manches de chemise. Puis, prenant du fer, il le mit dans le feu, souffla, l’en retira quand il fut rouge, et le battit sur l’enclume.

En un clin d’œil, il eut forgé ses quatre fers. Éloi le regardait faire et se disait à part soi :

— Voici un bon ouvrier !

L’inconnu alla ensuite au cheval, qui était attaché à un anneau fiché dans le mur, à la porte de la forge, et il lui coupa et détacha net un pied.

— Que faites-vous là, malheureux ? lui demanda vivement Éloi.

— Comment, maître, vous ne travaillez donc pas de cette façon ? C’est pourtant bien plus commode et plus vite fait. Voyez, cela va être terminé en un instant.

Et il serra le pied du cheval dans un étau, cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le remit à l’animal, comme devant, et lui en coupa un second, qu’il travailla de la même manière, puis un troisième, puis le quatrième. Eloi regardait en silence et n’en revenait pas de son étonnement.

— Qu’est-ce donc que cet homme ? pensait-il.

— Eh bien ! maître, lui dit le compagnon, quand il eut fini, que pensez-vous de mon travail ? Examinez-le, je vous prie.

Éloi leva, l’un après l’autre, les quatre pieds du cheval, examina bien les fers et la manière dont ils étaient cloués, et trouva que tout était parfait.

— C’est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et je te prends à mon service. J’emploie aussi cette méthode, quelquefois ; je préfère pourtant l’autre, celle de tout le monde ; je la crois plus sûre.

En ce moment, un homme entra tout essoufflé dans la forge et dit :

— Venez vite, vite, maître ! Mon cheval est malade à mourir ; je ne sais ce qu’il a ; il se jette violemment à terre, se roule sur le dos les quatre fers en l’air, puis il se relève et se jette encore à terre... C’est pitié de voir comme il souffre, le pauvre animal ! Venez vite, vous dis-je.

— Tu sais aussi soigner les animaux malades ? demanda Éloi au compagnon.

— Oui, maître, je sais aussi soigner les animaux malades, les chevaux surtout.

— Eh bien ! vas avec cet homme, et guéris-lui son cheval.

— Je le ferai, maître, avec le secours de Dieu.

Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan.

Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur dont le cheval venait de perdre un fer en route, et il demandait qu’on lui en mît un autre bien vite, car il était pressé.

Éloi se dit :

— Il faut que j’expérimente, sans plus tarder, la méthode de mon nouveau compagnon ; c’est plus commode et plus expéditif, et cela ne me paraît pas difficile. J’ai fait attention à la manière dont il s’y est pris, et je ferai comme lui de point en point.

Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du cheval auquel il manquait un fer, le serra dans l’étau, y appliqua un fer neuf, puis il se mit en devoir de le remettre en place à l’animal. Mais, hélas ! il avait beau faire, le pied n’adhérait pas à la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de sang qu’il s’affaiblissait à vue d’œil et que, ne pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui lui restaient, il finit par fléchir et tomber à terre, épuisé et râlant. Le seigneur, son maître, était furieux, et criait et menaçait de passer son épée au travers du corps du maréchal. Celui-ci ne savait où se fourrer pour échapper à cette colère bruyante.

Heureusement pour lui que son nouveau compagnon arriva à point pour le tirer d’embarras.

— Hâte-toi de me venir en aide ! arrive vite ! vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu’il l’aperçut.

Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de suite ce dont il s’agissait.

— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m’aviez dit que vous connaissiez parfaitement ma méthode ; et c’est ainsi que vous l’appliquez !

— J’aurai, sans doute, négligé quelque petite chose, balbutia Éloi, tout honteux ; mais hâte-toi de terminer l’ouvrage et d’arranger tout.

— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois.

Et le compagnon prit le pied du cheval, l’appliqua à sa place, où il se ressouda facilement, et l’animal se releva alors aussi bien portant et aussi dispos que s’il ne lui était rien arrivé.

Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu’il voyait, regardait son compagnon, qui lui parla alors de la sorte :

— Vous avez mis sur votre enseigne : Maître sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître sur tous est de trop, car vous voyez bien qu’il s’en peut trouver qui en savent encore plus long que vous. Adieu, et que cette leçon vous profite.

Et l’inconnu s’en alla, et Éloi, resté immobile et la bouche béante à le regarder, aperçut une auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit, alors seulement, que ce compagnon inconnu qui faisait des choses si merveilleuses n’était autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il brisa son enseigne et en mit une autre à sa place, plus modeste, et où l’on lisait seulement ces deux mots : Éloi, maréchal-ferrant. Il se convertit aussi au christianisme, car il était païen, et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne, et ailleurs aussi (i).


____________(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.)



(i) Saint Éloi est l’objet d’un culte particulier et très-répandu en Basse-Bretagne. On l’invoque surtout comme protecteur des chevaux, et, le jour de sa fête, et la nuit qui précède surtout, on voit sur les routes de longues files de chevaux se dirigeant vers les nombreuses chapelles qui lui sont consacrées, dans le pays. On les asperge et lave avec de l’eau de la fontaine du saint ; on leur en fait boire aussi, et on suspend aux murs de la chapelle, à l’intérieur, des crins arrachés à leurs queues, et souvent même des queues entières. Les mêmes pratiques superstitieuses ont lieu pour les bœufs et les vaches, dans les chapelles dédiées à saint Cornéli, ou Corneille, à Carnac, par exemple, et à saint Herbot, près de Huëlgoat.

J’ai vu, il y a une dizaine d’années, dans l’église du Ploëgat-Moysan, près du Ponthou (Finistère), une statue de saint Éloi qui traduisait, aux yeux la légende que l’on vient de lire. Il y était figuré, en effet, en maréchal-ferrant, les manches retroussées, les bras nus, portant un tablier de cuir et tenant sur l’enclume un pied de cheval détaché de l’animal et auquel il adapte un fer. Le cheval lui-même était à côté, s’appuyant sur trois pieds seulement.

Dans nombre d’églises ou de chapelles de Basse-Bretagne se voit encore la représentation de cette scène, entre autres dans la jolie chapelle dédiée à saint Éloi, dans la commune de Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Cf. la légende irlandaise recueillie par M. Kennedy, dans son recueil : Fire-side stories of Ireland, sous le titre de : Comment saint Éloi fut puni du péché d’orgueil. M. Loys Brueyre, qui l’a traduite et insérée dans son très-intéressant livre : Contes populaires de la Grande-Bretagne, l’accompagne de commentaires savants dont voici une partie :

« Une vieille poésie anglaise, réimprimée par Carrew Hazlitt (Carrew Hazlitt, Early popular poetry, vol. III), nous donne une des formes de la légende précédente sous le titre : Le Forgeron et sa dame. « Cy commence un traité du forgeron qui se forgea une dame neuve. »

« Cette légende est la reproduction, sous une forme chrétienne, d’une ancienne tradition Scandinave. L’ange gardien qui, sous les traits d’un forgeron, vient rabattre l’orgueil de saint Éloi, n’est autre que le fameux forgeron Vœlundr de l’Edda, dont tous les poèmes Scandinaves, allemands et anglo-saxons nous ont transmis les hauts faits, et qui a laissé son nom à une grotte du comté de Warwick. L’épisode de la jambe du cheval cassée, puis ressoudée, ne se retrouve pas dans les fragments de poèmes sur Wœlundr ; mais, dans un grand nombre d’histoires apparentées à cette légende, nous rencontrons des épisodes analogues à celui-ci. Un conte d’Asbjœrnsen (traduction Dasent) fait accomplir par un maître forgeron le même exploit que par l’ange gardien (dans la version bretonne, c’est Jésus-Christ lui-même) de saint Éloi. Il est même plus habile encore, car d’une vieille femme il peut faire une jeune fille, en la jetant dans sa fournaise. (Voir, pour cet épisode de la vieille femme changée en jeune fille, en la jetant dans une fournaise, la légende de La Fiancée de saint Piern, page 26 du présent volume.)

« La mythologie grecque reproduit le même mythe, sous différentes formes. Ainsi, Cérès, voulant rendre immortel son fils Triptolème, le couchait, chaque nuit, au milieu d’un foyer ardent. Suivant Pindare, Thétis en faisait autant à Achille ; Médée, digne sœur de Circé, rendit la jeunesse au vieil Eson, mais elle persuada aux filles de Pélias de couper le corps de leur père et de le faire bouillir dans un chaudron, afin de le rajeunir, ce qui ne leur réussit pas aussi bien. »

M. Jean Bladé, dans son intéressant recueil : Contes populaires recueillis en Agenais, donne également une légende où Jésus-Christ, voyageant avec saint Pierre et saint Jean, arrive chez un forgeron (on ne dit pas que ce soit saint Éloi) et lui donne aussi une leçon de savoir-faire et d’humilité, en détachant le pied d’un cheval pour le ferrer plus commodément ; puis viennent d’autres épisodes qui manquent à la version bretonne. Comparez encore les deux contes russes : Le Forgeron et le démon ; Le Pope aux yeux avides, du recueil de Ralston.

M. J. Quicherat croit entrevoir, dans le culte dont saint Éloi est généralement l’objet de la part des forgerons et des maréchaux-ferrants, un indice et comme un écho lointain d’un culte qui s’attachait, à l’origine, à quelque divinité gallo-romaine ou celtique, et dont le sens a été détourné au profit du christianisme, comme cela se voit très-fréquemment, tant pour les anciennes légendes et traditions populaires que pour les monuments de l’antiquité gauloise ou romaine restés l’objet d’un culte païen, dont on ne pouvait détacher les populations, comme la croix entée sur le menhir, la chapelle chrétienne bâtie sur un dolmen, les anciennes fontaines sacrées mises sous le patronage de la sainte Vierge ou des saints. Voici les paroles mêmes de M. Quicherat sur ce sujet, dans la Revue des Sociétés savantes :

« Pour moi, je ne serais pas éloigné de croire qu’il y eut dans l’Olympe gallo-romain un dieu ou un génie forgeron du fer de cheval. Les singuliers attributs de saint Éloi, dans l’imagerie du moyen âge, m’ont suggéré cette opinion. Vainement la vie du célèbre évêque de Noyon a été écrite par un autre évêque, son contemporain, avec la plus rare exactitude ; vainement cette biographie présente, sans interruption ni lacunes, l’enchaînement des travaux du saint, d’abord comme orfèvre attaché à l’administration des finances de Dagobert, et ensuite comme apôtre de la Belgique ; le peuple, transportant sur sa personne des réminiscences d’un autre temps, a fait de lui un maréchal-ferrant. Les peintres et les sculpteurs ont ajouté à son costume d’évêque le tablier de cuir ; au lieu de crosse, ils lui ont mis dans la main droite un marteau, tandis que de l’autre main il lui ont fait tenir un pied de cheval. Pour comble de bizarrerie, ce pied est détaché de l’animal, qui figure presque toujours, à quelque distance, ayant l’une de ses jambes de derrière coupée au jarret. Cette scène ne se rapporte à aucun texte, et les traditions débitées à son sujet ne sont que des légendes forgées à posteriori pour expliquer l’image. Il n’y a rien à dire, sinon qu’on voit là un de ces mythes païens qui, malgré les efforts de l’Église, ont pris place dans le christianisme. Trouvera-t-on que c’est abuser de la permission des rapprochements que d’établir un lien de parenté entre les fers votifs des sépultures antiques et les croyances perdues dont notre art religieux a conservé la dernière expression ? »




II


pour avoir travaillé le jour de noël.



Il y avait une fois un pauvre homme, un laboureur, nommé Jean L’Andouar, qui était resté veuf avec plusieurs enfants, trop jeunes encore pour pouvoir gagner le pain qu’ils mangeaient. Il était on ne peut plus pauvre et ne savait comment faire pour élever sa famille honnêtement. Un soir, il était sur le seuil de sa porte, rêveur, triste et inquiet, car il n’y avait plus de pain à la maison, et ses enfants avaient faim et pleuraient ; c’était pitié de les entendre. En ce moment vint à passer un seigneur étranger qui lui demanda :

— Pourquoi donc êtes-vous triste et inquiet de la sorte, mon brave homme ?

— Hélas ! Monseigneur, ce n’est pas sans raison ; mes enfants et moi nous sommes près de mourir de faim, et il n’y a pas le moindre morceau de pain à la maison ; et avec cela je n’ai pas de travail. Je ne sais que faire ; il nous faudra mourir, pour sûr, si Dieu ne nous vient en aide.

— Si vous voulez travailler pour moi, je vous paierai bien, reprit l’étranger.

— Je ne demande qu’à travailler, mon Dieu.

— Eh bien ! allez, demain matin, couper de l’ajonc sur la grand’lande, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.

— Demain, c’est la fête de Noël, un des plus saints jours de l’année, et je ne veux pas travailler, un pareil jour ; mais, le lendemain et tous les jours suivants, si vous voulez, excepté les dimanches et fêtes observées...

— Adieu, s’il en est ainsi ; d’après ce que je vois, vous n’avez pas aussi grand besoin que vous le dites.

— Si, mon Dieu, j’ai aussi grand besoin que possible !

— Faites alors ce que je vous dis, ou crevez de faim, vous et vos enfants.

En ce moment, le malheureux père entendit les pleurs et les cris de ses enfants :

— Père, du pain ! du pain !!…

Et, le cœur brisé et perdant la tête, il dit :

— Eh bien ! je ferai ce que vous me dites, à cause de mes pauvres enfants ! Dieu aura pitié de moi, et il me pardonnera.

— C’est bien ; travaillez demain, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.

Et le seigneur inconnu partit.

Le lendemain, le pauvre homme se leva de bon matin et fit ses prières, comme de coutume ; puis il trempa son doigt dans l’eau bénite, fit le signe de la croix, prit sa faucille et se rendit à la grand’lande ; et le voilà à couper de l’ajonc. Il travailla consciencieusement, toute la journée, et coupa beaucoup d’ajonc. Quand le soleil se coucha, il était bien fatigué. Il s’assit alors sur une pierre, pour fumer une pipe et attendre qu’on vînt le payer. Mais il eut beau attendre, celui qu’il attendait ne vint pas.

— Je suis vraiment bien malheureux ! se dit-il ; j’ai passé toute la journée à travailler, sans manger, et à présent, je ne serai sans doute pas payé ! Et le pire de l’affaire, c’est que j’ai travaillé le jour de Noël, le saint jour où est né notre Sauveur Jésus-Christ ! Et mes pauvres enfants qui n’auront encore rien à manger ce soir !

Son cœur était rempli de douleur et de désolation, et il se mit à pleurer à chaudes larmes.

En ce moment, il vit venir vers lui un autre inconnu, qu’il ne connaissait pas plus que le premier ; mais, autant le premier avait l’air dur et méchant, autant celui-ci paraissait doux et compatissant. Il s’approcha de Jean L’Andouar et lui demanda :

— Qu’avez-vous, mon brave homme, pour vous désoler de la sorte ?

— Hélas ! monseigneur, je suis bien malheureux ! Un seigneur que je ne connais pas vint me trouver, hier, à ma chaumière, et me dit que, si je voulais passer la journée d’aujourd’hui à couper de l’ajonc sur cette lande, il me paierait bien. Comme je n’ai plus de pain à la maison, et que mes pauvres enfants y meurent de faim, j’ai accepté, quoiqu’à regret, considérant combien ce jour est saint. J’ai bien travaillé, comme vous le voyez, et l’étranger qui avait promis de me venir payer ici, au coucher du soleil, ne vient pas !

— Il ne viendra pas, mon pauvre homme ; mais aussi, pourquoi travailler le saint jour de Noël ?

— Hélas ! j’ai eu tort, je le reconnais ; mais mes pauvres enfants sont à la maison, près de mourir de faim, et je voulais leur gagner un peu de pain !

— Regrettez-vous bien sincèrement d’avoir travaillé le jour de Noël ?

— Oui, mon Dieu, je le regrette bien sincèrement !

— Eh bien ! je vous paierai votre journée, moi. Retournez à la maison, et, en arrivant, demandez ce que vous voudrez : à manger, à boire, des vêtements, de l’argent, en un mot tout ce dont vous aurez besoin, et vous recevrez aussitôt ce que vous demanderez. Mais donnez l’aumône aux pauvres, et n’en refusez jamais aucun.

— Merci bien, mon bon seigneur, et que Dieu vous bénisse !

Et Jean L’Andouar retourna à la maison, un peu consolé. Ses enfants étaient sur le seuil de la porte, l’attendant, et sitôt qu’ils aperçurent leur père, ils coururent à lui en criant :

— Du pain, père ! du pain !

— Oui, mes pauvres enfants, leur dit Jean, vous en aurez tout à l’heure.

Et il entra dans la chaumière et, se découvrant et faisant le signe de la croix, il dit :

— Avec la permission de Dieu, je demande du pain et un peu de lard pour mes pauvres enfants et moi, qui mourons de faim.

Et aussitôt il se trouva, il ne sut comment, du pain, du pain blanc et du lard sur la table. Et les voilà de manger à discrétion, car pain blanc et lard fumant, il y en avait abondamment.

À partir de ce jour, la vie et le train de maison de Jean L’Andouar devinrent tout autres. Il acheta des habits neufs pour lui et pour ses enfants ; il fit bâtir une maison neuve, acquit quelques champs dans le voisinage, et devint un des plus riches du pays, puisqu’il lui suffisait de souhaiter quelque chose pour l’avoir aussitôt. Tout le monde était étonné d’un changement si subit, et l’on croyait généralement qu’il avait trouvé un trésor ; quelques-uns l’accusaient même d’avoir vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent. Tous les pauvres étaient bien accueillis par Jean L’Andouar et trouvaient chez lui nourriture et vêtements. Et pourtant, comme il arrive souvent avec le temps, la prospérité endurcit son cœur, et il en vint peu à peu à oublier sa première condition.

Un jour, il donnait un grand repas dans sa maison, et il y avait invité tous les riches des environs et les gros bonnets de sa commune. Le matin, il recommanda à ses valets de ne laisser entrer aucun mendiant, même dans la cour du château (il avait à présent un château), car on ne donnerait pas l’aumône ce jour-là. Deux domestiques, armés de bâtons, furent placés à la porte de la cour, pour en défendre l’entrée à toute personne qui n’avait pas été invitée. Pourtant, à l’heure où l’on se mettait à table, il arriva dans la cour, on ne sait d’où ni comment, un vieux mendiant couvert de haillons et de plaies hideuses. Dès que les deux valets qui gardaient la porte l’aperçurent, ils coururent à lui, en le menaçant de leurs bâtons.

— Par où êtes-vous entré ici ? lui demandèrent-ils ; sortez vite !

Et en même temps ils levaient sur lui leurs bâtons pour le frapper.

— Faites l’aumône au pauvre, au nom de Dieu ! criait le mendiant, d’une voix lamentable.

— Aujourd’hui, on ne donnera pas, lui répondit-on ; venez demain, et vous aurez. Allons ! sortez vite !…

Mais le mendiant résistait ; il ne voulait pas sortir, et, élevant davantage la voix, pour être entendu dans la salle du festin :

— Au nom de Dieu, notre Sauveur, mort pour nous sur la croix, généreux seigneurs et charitables dames, jetez un morceau de pain à un pauvre malheureux près de mourir de faim !...

Le seigneur, c’est-à-dire Jean L’Andouar, l’entendit, et, quittant la salle, il vint, outré de colère, et cria aux valets :

— Ne vous avais-je pas bien recommandé de ne laisser entrer aucun mendiant ? Chassez-moi vite ce porte-haillons ! Détachez les chiens sur lui !

On détacha les chiens ; mais ils ne firent aucun mal au vieux mendiant qui, du reste, se retira lentement. Jean L’Andouar retourna à la salle du festin.

Peu après, comme on causait et riait gaîment, un beau carrosse tout doré et attelé de quatre chevaux superbes entra dans la cour, avec grand fracas, et dans le carrosse il y avait un roi ou tout au moins un prince tout brillant d’or et de pierreries. Un domestique se rendit en toute hâte auprès du maître et lui dit :

— Seigneur, venez vite recevoir un roi ou un prince qui vient d’entrer dans la cour, en grand équipage !

Tout le monde se leva de table, en entendant cela, car le valet, tout troublé, avait parlé à haute voix, et on courut aux fenêtres.

— Qui donc peut être ce beau prince ? se demandait-on les uns aux autres.

Personne ne le connaissait.

Jean L’Andouar s’avança vers le carrosse, le chapeau à la main, et, saluant le prince jusqu’à terre, il le pria de vouloir bien descendre et de lui faire l’honneur d’entrer dans sa maison.

— Merci ! répondit sèchement le prince supposé ; je ne descendrai ni entrerai dans votre maison. Je suis déjà venu ici, il n’y a qu’un instant, en mendiant, et vous m’avez mal reçu ; vous avez même fait détacher vos chiens sur moi. À présent, que je viens dans le costume et avec l’attirail d’un prince, vous venez me recevoir, le chapeau à la main, et me prier de vous faire l’honneur d’entrer dans votre maison. Mais accompagnez-moi d’abord à un endroit non loin d’ici, car j’ai quelque chose à vous dire.

Et le prince, ou du moins celui que l’on prenait pour un prince, conduisit Jean L’Andouar sur la grand’lande où il coupait de l’ajonc, le jour de Noël, et, arrivé là, il lui dit :

— Avez-vous donc oublié, Jean L’Andouar, en quel état je vous ai rencontré ici ?

Jean se jeta à genoux et demanda pardon, d’un air suppliant et les mains jointes.

— Vous m’aviez promis d’accueillir bien tous les malheureux qui se présenteraient à la porte de votre maison, et vous avez été dur et sans pitié pour le pauvre, jusqu’à détacher vos chiens sur lui ! Hélas ! la prospérité vous a bien vite fait oublier votre première condition ! À présent, vous redeviendrez comme, je vous trouvai ici, le jour que vous savez. Pourtant, avec un sincère repentir et en faisant dure pénitence, vous pourrez encore obtenir votre pardon !

L’inconnu disparut alors, et Jean L’Andouar se retrouva sur la grand’lande, pauvre comme devant, et sa belle maison et tous ses biens disparurent, et à leur place se trouva une misérable chaumière, aux murs d’argile et ouverte à tous les vents.

Le mendiant couvert de haillons et le beau prince, c’était tout un, le bon Dieu lui-même.

L’autre seigneur, celui qui fit travailler Jean L’Andouar le jour de Noël, c’était le diable !

(Conté par Marguerite Philippe.)




III


les trois fils, ou la fête de saint joseph.



Un bon fermier, nommé Joseph Nédélec, observait tous les ans la fête de saint Joseph, son parrain. Ce jour-là, on ne travaillait pas chez lui, et il assistait, avec tous les gens de sa maison, à une grand’messe qu’il faisait célébrer. Il avait trois fils. Une année, son fils aîné tomba malade le jour de la fête de saint Joseph, et il mourut le lendemain. Il le regretta beaucoup et fit dire un grand nombre de messes à son intention.

L’année suivante, son second fils tomba aussi malade le jour de la fête de saint Joseph, et mourut également le lendemain. Il en fut si affecté, qu’il faillit en perdre la raison. On disait dans le pays :

— Voyez donc ce qui est arrivé à Joseph Nédélec ! À quoi lui sert de célébrer la fête de saint Joseph, son patron, puisque ses enfants tombent malades ce jour-là même, et meurent le lendemain ?

Si bien que Joseph Nédélec lui-même dit :

— Eh bien ! je ne célébrerai plus la fête de saint Joseph, puisqu’il me prend mes enfants.

L’année qui suivit, quand vint le jour de la fête de son patron, Joseph Nédélec fit atteler les bœufs à la charrue dès le matin, et tous ses domestiques vaquèrent à leurs travaux, comme un jour ordinaire. Quant à lui, il monta sur sa haquenée blanche et se rendit à la ville voisine pour s’y divertir toute la journée.

Il avait un bois à traverser. À peine eut-il fait quelques pas dans ce bois, qu’il aperçut un homme pendu à la branche d’un chêne, au bord de la route.

— Quelque voleur, sans doute, à qui l’on a rendu la justice qu’il méritait, se dit-il.

Mais, à mesure qu’il approchait du pendu, il trouvait qu’il ressemblait beaucoup à son fils aîné. Cela l’impressionna un peu ; il passa outre cependant. Un peu plus loin, il trouva un second pendu, au bord de la route, et celui-ci ressemblait à son second fils.

— Que signifie ceci ? se dit-il.

Il en fut très-ému, et il eut peur. Il tourna la bride à son cheval et revint sur ses pas.

À peine fut-il sorti du bois, qu’il rencontra un vieillard à la barbe longue et blanche, et qui lui parla de la sorte :

— Bonjour à vous, Joseph Nédélec.

— À vous pareillement, grand-père, répondit-il.

— Attendez un peu ; n’allez pas si vite, je vous prie. N’avez-vous vu rien d’extraordinaire dans le bois ?

— Non sûrement, si ce n’est pourtant deux pendus ; des voleurs, sans doute.

— Ne les avez-vous donc pas reconnus ? Les avez-vous bien regardés ?

— Oui, il m’a semblé qu’ils ressemblaient un peu aux deux fils que j’ai perdus. Mais mes pauvres enfants sont morts, l’un depuis deux ans, et l’autre il y a juste un an aujourd’hui.

— Oui, et le troisième est en ce moment malade sur son lit et près de mourir aussi.

— Ma malédiction alors sur saint Joseph, qui m’enlève tous mes enfants !

— Ne parlez pas de la sorte, Nédélec, car si saint Joseph vous a enlevé vos enfants, c’est pour leur bien et le vôtre, parce que vous observiez, religieusement sa fête tous les ans. Vos enfants auraient mené une vie coupable et criminelle, s’il les eût laissés vivre ; ils auraient commis de grands crimes et auraient été pendus avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans. Au lieu que, à présent, ils sont dans le ciel, ils sont sauvés ! Continuez d’observer religieusement la fête de votre patron saint Joseph, et vous vous en trouverez bien, un jour viendra.

Le vieillard disparut alors dans le bois, et Joseph Nédélec retourna promptement à la maison. En y arrivant, il fit dételer les chevaux et les bœufs, et cesser tous les travaux. Puis il passa le reste de la journée à prier saint Joseph, son patron.

Son troisième fils, qui était près de mourir quand il arriva à la maison, était complètement guéri pour le lendemain matin.

Joseph Nédélec continua, jusqu’à sa mort, d’observer religieusement la fête de saint Joseph.

Le vieillard qu’il avait rencontré, au sortir du bois, était le bon Dieu lui-même[2]

(Conté par Marguerite Philippe.)


IV


le bon dieu et la sainte vierge parrain et marraine.


(PREMIÈRE VERSION)


Il y avait une fois un pauvre homme et une pauvre femme, gens craignant Dieu et qui avaient beaucoup d’enfants. Il leur en vint cependant un de surcroît, et les voilà bien embarrassés de lui trouver un parrain et une marraine. L’homme passa sa veste des dimanches, prit son penn-baz, se signa avec de l’eau bénite, et il se mit ensuite en route, à la recherche de deux personnes charitables qui voulussent bien tenir son nouveau-né sur les fonts baptismaux pour recevoir l’eau du baptême. Il n’alla pas loin qu’il rencontra un vieillard vénérable, à la barbe longue et blanche.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda le vieillard.

— Ma femme vient de me donner encore un enfant, et je vais chercher un parrain et une marraine pour le faire baptiser. Mais, hélas ! j’ai eu tant d’enfants, que presque tous mes voisins m’ont déjà assisté, en pareille occasion, et je ne sais plus à qui m’adresser.

— Eh bien ! retournez à la maison, car je serai le parrain de votre enfant nouveau-né, et je me charge de lui procurer aussi une marraine. Trouvez-vous demain dans l’église de votre paroisse, à l’heure de midi, et amenez l’enfant ; son parrain et sa marraine y seront à l’attendre.

L’homme revint chez lui, tout joyeux de sa rencontre.

— As-tu donc trouvé si vite un parrain et une marraine ? lui demanda sa femme, en le voyant rentrer.

— Oui, femme, j’ai trouvé parrain et marraine, répondit-il.

— Qui sont-ils donc ?

— J’ai rencontré en mon chemin un vieillard à la barbe longue et blanche qui avait bien bonne mine, et il s’est offert pour être le parrain de notre enfant, et il a promis de nous procurer aussi une marraine.

— Comment ! Jean, un homme que tu ne connais pas ! Encore, s’il a bonne mine, comme tu le dis, et si c’est un honnête homme !

— Pour cela, oui, il a bonne mine, et ce doit être un honnête homme, ou je me trompe bien.

Le lendemain, vers onze heures, le père se rendit au bourg avec son enfant et une femme qui le portait. C’était tout le cortège. À midi sonnant, ils entraient dans l’église. Le vieillard à la barbe blanche les y attendait avec une belle dame. L’enfant fut baptisé et nommé Emmanuël.

En sortant de l’église, le parrain donna plusieurs pièces d’or au père et lui dit :

— Retournez tout droit à la maison, sans entrer dans aucune auberge. Vous achèterez du pain blanc, de la viande et du vin, et ne laisserez manquer de rien ni la mère ni l’enfant ; voici de l’argent ; nous irons vous voir sans tarder.

Le parrain et la marraine s’en allèrent ensemble, et Jean s’en retourna à la maison avec son enfant et la femme qui le portait, et chargé de provisions. Ce soir-là, l’on soupa bien dans sa pauvre chaumière, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, et l’on fut joyeux.

Au bout de quelque temps, le vieillard à barbe blanche vint voir son filleul.

— Comment va mon filleul Emmanuel ? demanda-t-il.

— Il vient très-bien, répondit le père.

— Jésus, monseigneur, dit la mère, c’est donc vous qui êtes le parrain d’Emmanuël ? Que j’ai de joie de vous voir, et que nous vous sommes reconnaissants !

Le vieillard embrassa tous les enfants et leur donna à chacun une pièce d’or, et, comme il se disposait à partir, la mère lui dit :

— Nous serions heureux de voir aussi la marraine.

— Eh bien ! elle viendra dans quelques jours, répondit-il.

Puis il s’en alla.

La marraine vint, en effet, trois jours après. Elle avait aussi bien bonne mine. Elle caressa et embrassa tous les enfants, et donna de l’argent à leur mère pour leur acheter à chacun un habit neuf. Elle en donna encore pour envoyer Emmanuël à l’école.

L’enfant fut envoyé à l’école, chez des moines qui étaient dans le voisinage, et il apprenait tout ce qu’il voulait ; de plus, il était d’un caractère doux, aimant et docile, et ses maîtres étaient très- contents de lui.

Quand il fut arrivé en âge de faire ses premières pâques, comme il s’en revenait seul à la maison, la veille de ce beau jour, il rencontra sa marraine sur sa route, et elle lui parla de la sorte :

— Demain, mon enfant, sera un bien beau jour pour vous et pour moi aussi. Je serai dans l’église pour assister à votre première communion. Vous me verrez, mais nul autre que vous ne me verra. Ne vous étonnez pas de cela ; plus tard, vous en saurez la raison.

Et elle embrassa l’enfant et disparut.

Le lendemain, Emmanuël, proprement vêtu et tenant à la main un beau cierge, était dans l’église de sa paroisse, assistant à la grand’messe, parmi les autres enfants de son âge. Tout à coup, au moment de communier, sa marraine apparut devant lui, le regardant et lui souriant. Elle était si belle, si éclatante, que toute l’église en était illuminée.

Quand la messe fut terminée, le recteur invita Emmanuël à dîner au presbytère, avec quelques-uns de ses camarades parmi les plus sages.

Avant la fin du repas, une dame parut dans la salle, venue on ne sait comment, et visible à tous, cette fois. Elle était si belle, qu’elle éclairait tout autour d’elle, comme le soleil béni du bon Dieu.

Le recteur, troublé par cette apparition, resta muet d’étonnement quelque temps, puis il invita la dame à s’asseoir :

— Merci ! répondit-elle ; je viens chercher mon filleul Emmanuël.

— C’est donc vous, madame, qui êtes la marraine d’Emmanuël ?

— Oui, je suis sa marraine, et je viens le chercher pour venir avec moi au paradis, où il trouvera aussi son parrain.

Et elle prit Emmanuël par la main, et ils disparurent sans qu’on pût savoir comment.

Cette belle dame était la sainte Vierge Marie, qui était venue prendre son filleul pour l’emmener avec elle au ciel.

(Conté par Catherine Le Bêr, mendiante,
de Louargat, Côtes-du-Nord.)




V


le diable et la sainte vierge parrain et marraine.


(seconde version)



Un jour, un pauvre homme, un sabotier, dit-on, se mit en route de bon matin pour chercher parrain et marraine pour un fils qui lui venait de naître. C’était son neuvième enfant, et déjà, en pareil cas, il avait eu recours à presque tous ses voisins. Et puis, tout le monde ne se soucie pas de nommer les enfants des pauvres ; ceux des riches, c’est différent.

Il était triste et soucieux, et craignait d’essuyer un refus, là où il allait s’adresser. Chemin faisant, il rencontra un seigneur inconnu, bien mis, paraissant riche, mais qu’il n’avait jamais vu dans le pays.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme, lui demanda l’étranger, et pourquoi êtes-vous si triste ?

— Si je suis triste, monseigneur, répondit le pauvre homme, c’est que j’ai bien raison de l’être.

— Voyons, dites-moi ce que c’est, et peut-être pourrai-je vous être utile.

— Ma femme vient encore d’accoucher, et je vais chercher parrain et marraine pour le nouvel enfant que Dieu nous envoie ; mais, comme c’est le neuvième, je ne sais plus à quelle porte aller frapper.

— Eh bien ! si ce n’est que cela, tranquillisez-vous ; je serai le parrain de votre enfant. Assurez-vous d’une marraine, puis trouvez-vous demain matin, à dix heures, avec la marraine et l’enfant, dans le porche de l’église de la commune, et je vous y rejoindrai. À demain donc, et compter sur moi.

Et l’inconnu s’en alla.

Le sabotier continua sa route, un peu moins triste, et se félicitant de sa rencontre.

— Cet étranger doit être riche, se disait-il en lui-même, et ce sera, sans doute, un bon parrain pour mon enfant.

Comme il marchait, rêvant ainsi, il se trouva tout d’un coup en présence d’une belle dame qu’il n’avait jamais vue non plus, mais, qui lui parut aussi douce et bonne qu’elle était belle.

— Bonjour, mon ami, lui dit l’inconnue.

— Bonjour, madame, répondit l’homme, un peu troublé.

— Je sais que votre femme vient de vous donner un neuvième enfant, et que vous lui cherchez une marraine ; je sais aussi que vous avez déjà trouvé un parrain. N’allez pas plus loin, je servirai de marraine à votre enfant, et demain matin, à dix heures, je me trouverai dans le porche de l’église, où le parrain vous a donné rendez-vous. Soyez-y donc avec le nouveau-né et retournez à présent à la maison, auprès de votre femme.

La belle dame disparut alors dans un bois, au bord de la route, et le sabotier, content et joyeux s’en retourna à sa hutte et raconta à sa femme ses deux rencontres. Ils se réjouirent tous le deux de l’aventure et attendirent avec impatience.

À dix heures, le lendemain matin, chacun fut exact au rendez-vous, et l’enfant fut baptisé par le vieux recteur de la paroisse et reçut le nom de Robert. Le parrain donna au père plein son chapeau de pièces d’or toutes neuves et luisantes, et lui recommanda d’avoir soin de son filleul et de l’envoyer à l’école. Quand il aurait douze ans, il viendrait le prendre, pour l’emmener avec lui à son château, afin d’y achever son éducation.

La marraine insista pour qu’on lui apprît de bonne heure à prier, à être dévot à la sainte Vierge surtout, à respecter ses parents et à vivre dans la crainte de Dieu. Elle donna aussi au sabotier une nappe nourricière, qui lui procurerait à souhait la nourriture du corps et ne le laisserait manquer de rien, lui et sa famille.

Puis le parrain et la marraine s’en allèrent, mais non ensemble, suivant chacun une direction opposée.

Dès ce moment, l’aisance et le bonheur entrèrent dans la hutte du sabotier, et un changement si subit et si complet intrigua les habitants de la commune et leur fit même des jaloux.

L’enfant venait bien. Il était bien constitué et intelligent. Quand il eut six ans, le recteur de la paroisse commença de lui faire l’école, et il faisait des progrès rapides et apprenait tout ce qu’on lui montrait. Ses parents l’avaient voué à la sainte Vierge, et il allait tous les jours prier avec eux ou seul, dans une vieille chapelle qui se trouvait dans leur voisinage. Sa marraine lui apparaissait souvent dans cette chapelle, et elle lui donnait de bons conseils et l’exhortait à être dévot à la sainte Vierge, qui ne l’abandonnerait pas, dans le danger... Et elle le regardait d’un air triste et doux, et peu s’en fallait qu’elle ne pleurât. Ces entretiens avec sa marraine étaient remplis de charme pour Robert, et dès qu’il avait un moment à lui, il courait à la chapelle.

Quant à son parrain, depuis le jour du baptême, on ne l’avait pas revu, et il paraissait se soucier assez peu de son filleul.

Cependant, l’enfant courait vers ses douze ans. Un soir qu’il était seul dans la chapelle, priant devant l’image de la sainte Vierge, selon son habitude, sa marraine lui apparut, plus triste que d’ordinaire, et lui parla de la sorte :

— Courage, mon enfant ; n’oubliez pas la mère de Dieu, et elle, à son tour, ne vous oubliera pas, dans le danger. Car il est temps de vous l’apprendre, vous êtes menacé d’un grand danger, et cela de la part de votre parrain. Votre parrain, mon pauvre enfant, n’est pas un honnête homme, et il faut vous en méfier et ne lui obéir qu’après m’avoir demandé conseil. Vous le verrez sans doute aujourd’hui, et il vous dira de ne pas m’obéir et de ne prendre conseil que de lui ; mais, ne l’écoutez pas, et restez-moi toujours fidèle.

Et ayant ainsi parlé, elle disparut, et des larmes paraissaient briller dans ses yeux.

Robert fut troublé de ce qu’il venait d’entendre, et il pria, ce jour-là, plus tard que d’ordinaire. Comme il s’en retournait à la maison, rêveur et pensif, il rencontra un seigneur inconnu et qui lui fit peur, à première vue. C’était son parrain.

— Bonsoir, mon filleul, lui dit l’étranger ; comme te voilà déjà un grand et beau garçon!... Il est vrai que tu vas avoir douze ans, et tu sais sans doute (car ton père a dû te le dire) qu’il est convenu entre nous, ton père et moi, que le jour où s’achèvera ta douzième année, tu viendras avec moi, pour que je termine ton éducation.

Et comme l’enfant le regardait d’un air effaré et paraissait avoir peur :

— Ne crains rien, mon enfant, ajouta-t-il, car je t’aime bien, et dans mon château, tu seras beaucoup mieux que chez ton père, et tu y trouveras à souhait tout ce que tu pourras désirer : bonbons, jouets... enfin, rien ne t’y manquera. Ne veux-tu pas venir chez ton parrain, dis ?

Et il voulut l’embrasser. Mais l’enfant fit la moue, détourna la tête et dit :

— Ma marraine m’a dit de ne pas vous écouter.

— Ta marraine ? Mais tu la connais donc, ta marraine ?

— Oui, et je la vois souvent, quand je vais faire ma prière devant l’image de la sainte Vierge, dans la chapelle, et elle me dit d’être sage, d’aimer le bon Dieu et la sainte Vierge, et elle nous vient en aide, car elle nous a donné une nappe nourricière qui nous fournit tout ce que nous désirons à manger et à boire, au lieu que vous, si vous êtes bien mon parrain, comme vous le dites, vous ne vous souciez guère ni de votre filleul, ni de son père et sa mère, car vous ne venez jamais nous voir.

— Eh bien ! je te défends d’aller désormais à la chapelle où tu vois ta marraine, et prends garde de me désobéir... Du reste, bientôt tu viendras avec moi à mon château ; ton père le sait bien, et ta marraine aussi, et elle n’y peut rien.

Et il s’en alla, l’air fort mécontent.

Robert ne répondit rien à cette menace ; mais il était bien résolu à continuer d’aller à la chapelle, comme devant.

Et en effet, comme il s’y rendait, le lendemain, selon son ordinaire, il rencontra sur sa route son parrain, qui lui dit avec colère :

— Je t’ai défendu de retourner à cette chapelle !

L’enfant se mit à courir, et, comme il n’avait plus que quelques pas à faire pour atteindre la chapelle, il parvint à y entrer, tandis que son parrain, n’osant le poursuivre jusque-là, restait dehors à maugréer et à tempêter. La marraine l’y attendait, et il lui raconta tout.

— Courage ! lui dit-elle, et nous finirons par triompher de l’ennemi. Continuez de venir me voir tous les jours, malgré ce que pourra vous dire votre parrain. Votre père, hélas ! a promis de vous livrer à lui, quand vous aurez atteint l’âge de douze ans, et il faut que la promesse s’accomplisse. Dans quelques jours, le terme sera échu, et il viendra vous réclamer. Mais venez ici, de bon matin, avant le lever du soleil, et je ferai ce qu’il faudra pour vous arracher à l’ennemi.

— Mais qu’est-ce donc que mon parrain, marraine, pour être si méchant ?

— Vous le saurez plus tard, mon enfant. En attendant, restez-moi toujours fidèle, et faites tout de point en point comme je vous le dirai.

— Je le ferai, ma bonne marraine, soyez-en bien sûre.

Et la marraine et le filleul se séparèrent là-dessus.

La veille du jour fatal, la mère dit à son fils avec tristesse :

— Demain, mon fils, ton parrain doit venir te chercher, pour t’emmener avec lui à son château, et peut-être serons-nous longtemps sans nous revoir.

— Je le sais, ma mère, répondit Robert ; mais ne vous en inquiétez pas trop, et ayez, comme moi, confiance dans ma marraine, qui veille toujours sur nous et ne m’abandonnera pas, à l’heure du danger. Demain matin, de bonne heure, avant le lever du soleil, nous irons ensemble à la chapelle, pour nous mettre sous sa protection, et aussi sous celle de la mère de Dieu.

La mère approuva fort l’idée de son fils, et le lendemain, ils étaient tous les deux dans la chapelle, bien avant le lever du soleil, agenouillés devant l’image de la sainte Vierge, et l’implorant avec ferveur. Cependant, Robert ne voyait pas venir sa marraine, comme à l’ordinaire, et cela l’inquiétait. Ils redoublèrent de prières, à genoux, sur les dalles froides et nues, et la marraine ne venait toujours pas, et Robert commençait à avoir peur. Soudain, ils entendirent au dehors une voix qui leur glaçait le sang et qui criait :

— Robert ! Robert !... c’est ton parrain qui vient te chercher, car le moment est venu... Sors vite de là, et viens avec moi !...

Mais Robert ne répondait pas. Sa mère et lui, dans les bras l’un de l’autre et confondant leurs larmes, invoquaient la mère de Dieu, mettant en elle tout leur espoir. Cependant ils entendaient un grand bruit au dehors, avec des menaces, des blasphèmes, des malédictions. Puis la même voix criait encore, effrayante et plus pressante :

— Robert !... sors vite, ou j’emporte ton père à ta place !...

Robert jeta un dernier regard autour de lui, cherchant toujours sa marraine, et ne l’apercevant pas, éperdu de douleur, il s’écria :

— Adieu ! ma mère !

Et il se dirigea vers la porte. Mais sa mère se traînait à ses pieds et s’attachait à ses habits en criant :

— Ne sors pas, mon fils ; reste, reste ici, sous la protection de la mère de Dieu !

— Robert ! Robert !... J’emporte ton père, si tu ne viens pas à l’instant ! . . . cria encore son parrain, dehors.

Robert fit un nouvel effort pour sortir ; mais sa mère se précipita devant lui, sortit elle-même et referma la porte sur son fils.

— Où est mon filleul ? Il me le faut ! lui cria l’étranger, furieux et effrayant à voir.

— Il est là-dedans, dit-elle, en montrant la chapelle.

— Dis-lui de sortir vite, pour que je l’emporte, car il m’appartient.

— Non, je ne lui dirai pas de sortir ; allez le chercher là-dedans, si vous l’osez.

Et le diable (car c’était le diable), furieux et rugissant, tournait autour de la chapelle, en poussant des cris épouvantables ; mais il n’osait pas y entrer.

— Eh bien ! hurla-t-il enfin, puisqu’il en est ainsi, j’emporte le père et la mère, et ils seront damnés pour l’éternité !…

En entendant ces derniers mots, Robert sortit et dit :

— Me voici !

— Il était temps ! cria l’autre ; viens vite en croupe sur mon cheval, et partons !…

Et le diable s’avança pour mettre la main sur lui, mais, en ce moment, la marraine se dressa soudain entre le filleul et le parrain, et elle dit à ce dernier, d’un air d’autorité irrésistible :

— Ne touchez pas à cet enfant !…

Le démon poussa un cri épouvantable, remonta à cheval et disparut, au milieu du tonnerre et des éclairs.

Alors la marraine dit à son filleul :

— Retournez à la maison, à présent, avec votre père et votre mère, et ne craignez plus rien.

— Venez aussi avec nous, marraine, dit Robert.

— Je n’irai pas avec vous, mon enfant ; mais, quand vous serez encore en danger, j’arriverai pour vous protéger. Allez donc, et ayez confiance en moi.

Et ils se dirigèrent tous les trois vers leur habitation. Mais leur ennemi les guettait, caché au bord de la route. Il se précipita sur Robert et voulut le mettre sur son cheval, pour l’emporter. L’enfant résista, cria et appela sa marraine :

— Je ne veux pas aller avec vous. Ma marraine ! ma marraine ! venez vite à mon secours !...

La marraine arriva à l’instant et arracha l’enfant au ravisseur.

— Cet enfant est à moi, et je le veux ! cria le parrain, furieux.

— Venez donc le prendre, répondit la marraine avec calme.

Et il hurlait et écumait de rage ; mais il n’osait toucher ni à l’enfant, ni à sa protectrice. Il lui fallut encore céder, et il s’enfuit, en faisant un vacarme épouvantable.

— À présent, mon enfant, vous viendrez avec moi, dit alors la marraine à Robert.

Puis, s’adressant à son père et à sa mère :

— Et vous, retournez à la maison, bonnes gens, et soyez sans crainte au sujet de votre fils, car je ne l’abandonnerai pas.

Le père et la mère rentrèrent chez eux, et Robert suivit sa marraine, qui le conduisit à la chapelle. Là, elle lui parla de cette façon :

— Tout n’est pas fini, mon enfant, et il vous reste encore une épreuve difficile à subir. Il vous faudra, à présent, aller jusqu’au château de votre parrain, puisque votre père a eu l’imprudence de lui promettre que vous y iriez, quand vous auriez atteint l’âge de douze ans, et le moment est venu. Votre parrain, mon pauvre enfant, est le diable, et si vous manquiez à la parole donnée, ce serait votre père lui-même qui serait obligé d’aller en enfer à votre place.

L’enfant frémit en entendant ces paroles.

— Pourtant, ne craignez rien, continua sa marraine ; faites tout comme je vous dirai ; ayez confiance en moi, qui ne vous abandonnerai pas dans le danger, et vous sauverez votre père et vous-même, et d’autres personnes encore.

Puis elle le conduisit derrière l’autel, lui fit voir l’entrée d’un souterrain qui pénétrait dessous et lui dit :

— Entrez là, dans ce souterrain ; suivez-le jusqu’au bout, et quoi que vous puissiez voir et entendre, ne perdez pas courage ; je serai toujours à vos côtés, pour empêcher qu’il vous arrive du mal, bien que vous ne me voyiez pas.

Robert entra en tremblant dans le souterrain. Mais à peine y eut-il fait quelques pas qu’il cria :

— J’ai peur, marraine !... Il fait trop noir ici ; je n’y vois goutte.

— Allez toujours, mon enfant ; invoquez la sainte Vierge, et elle vous donnera le courage nécessaire.

Et il récita un Ave Maria et n’eut plus peur, et marcha alors résolument. Il arriva à l’extrémité du souterrain et y vit un château rempli de feu et de flammes, et d’où sortaient des cris, des imprécations, des blasphèmes, un vacarme épouvantable ! Son parrain l’aperçut qui n’osait plus avancer, et il courut au devant de lui.

— Ah ! te voilà donc enfin, mon filleul. Tu as bien fait de venir ; entre, et sois le bienvenu.

— Il faut tenir la parole donnée, répondit Robert, et je suis venu, pour dégager celle de mon père.

— Fort bien ! Viens donc que je te fasse visiter mon royaume.

Et son parrain, qui était le maître de ces lieux, le promena dans cet immense château aux nombreux compartiments, tous remplis de feu et de flammes, et où des diables hideux tourmentaient les pauvres âmes des réprouvés. Il vit des supplices et des tortures de toute sorte ; il vit des damnés qui se tordaient, et qui hurlaient dans des étangs de poix bouillante et des rivières de plomb fondu. Et ils maudissaient les plaisirs, les passions et les vanités du monde, cause de leur damnation, et blasphémaient Dieu, et l’appelaient tyran et bourreau. Robert frémissait d’horreur et détournait la tête, et bientôt il cria :

— Assez ! assez ! Je veux m’en aller d’ici !...

Et il essaya de s’enfuir et de retourner sur la terre. Mais son parrain s’y opposa, et il se mit alors à crier :

— Ma marraine ! ma bonne marraine, venez vite à mon secours !

Aussitôt sa marraine se trouva à côté de lui, blanche et radieuse, et calme, dans ces lieux remplis de ténèbres, de supplices et de douleurs. Et soudain, les damnés cessèrent de souffrir, et aux cris, aux imprécations, aux hurlements affreux succédèrent un grand calme et un grand silence, et le diable alla se cacher au fond de la plus profonde de ses fournaises ardentes.

— Prenez le pan de ma robe, mon enfant, dit alors la marraine à Robert, et allons-nous-en, car la promesse de votre père est maintenant accomplie, puisque vous êtes venu trouver votre parrain dans son château, où il n’a pas pu vous garder.

Robert prit le pan de la robe de sa marraine, et celle-ci, l’entraînant à sa suite, s’envola à travers les ténèbres, comme un ange blanc, laissant après elle une longue traînée de lumière. Dès qu’ils furent partis, les supplices, les tortures, les cris, les imprécations et les blasphèmes recommencèrent de plus belle.

Robert se retrouva bientôt dans la chapelle, avec sa marraine, et celle-ci lui parla alors de cette façon :

— Te voilà heureusement revenu de ton voyage dans l’enfer, mon enfant, et ton parrain n’a plus aucun pouvoir ni sur toi ni sur ton père. Mais il te faut encore aller en purgatoire. Ne crains rien ; ce second voyage ne sera pas aussi pénible que le premier, et aie toujours confiance en moi, et je ne t’abandonnerai pas, au moment du danger.

Et elle le fit descendre dans le même souterrain, sous l’autel, et il arriva sans encombre au purgatoire. Là, il vit encore des malheureux suppliciés et torturés de toutes les façons, et en grand nombre, de tous les âges et de toutes les conditions, même des papes, des évêques et des prêtres. Pourtant, ils paraissaient souffrir moins que ceux qui étaient dans l’enfer, et ils étaient moins horribles à voir. Il reconnut parmi eux son grand-père et sa grand’mère, décédés depuis quelque temps. Et ils tendaient leurs mains suppliantes vers lui et lui criaient :

— Délivrez-nous ! délivrez-nous d’ici !

À cette vue, il fut sur le point de défaillir.

— Hélas ! leur dit-il, je ne puis vous délivrer moi-même, mais je prierai ma marraine de le faire.

— Qui est donc ta marraine ?

— Je ne le sais pas bien ; mais elle est très-puissante, elle fait tout ce qu’elle veut.

Il revint alors sur ses pas, triste et pensif, mais sans éprouver d’obstacle, cette fois, et il se retrouva dans la chapelle. Sa marraine l’y attendait. Il lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu, et lui demanda si elle ne pouvait pas délivrer son grand-père et sa grand’mère.

— Avant cela, lui répondit-elle, tu dois faire un troisième voyage, mais dans lequel je t’accompagnerai, cette fois, et qui sera beaucoup moins pénible et moins désagréable que les deux autres. Je veux, à présent, te faire visiter aussi ma demeure.

Et elle le conduisit dans le paradis. Comme c’était différent des lieux ténébreux et maudits qu’il avait visités précédemment ! Ici, tout était lumière, chants, mélodies, parfums délicieux, joie et bonheur !...

Sa marraine le présenta au bon Dieu, qui le reçut en souriant et lui dit :

— Soyez le bienvenu, heureux protégé de ma mère !

Et ce fut alors seulement qu’il reconnut que sa marraine était la sainte Vierge.

Celle-ci l’envoya bientôt après au purgatoire pour y chercher son grand-père et sa grand’mère, qu’il y avait vus, lors de son premier voyage. Il y alla tout joyeux et les ramena, heureux et chantant les louanges du Seigneur.

Son père et sa mère vinrent aussi les rejoindre bientôt après, et ils se trouvèrent ainsi réunis dans le royaume de Dieu.

Ceci montre, bonnes gens, combien il est dangereux de prendre pour parrain le premier venu.

(Conté par Rose Kerambrun, Prat (Côtes-du-Nord), août 1873.)




VI


jésus-christ et le bon larron.



Joseph et Marie fuyaient vers l’Égypte avec leur enfant, l’enfant Jésus, pour le soustraire à l’édit du cruel Hérode, qui ordonnait le massacre de tous les nouveau-nés, dans la Judée. La mère et l’enfant étaient montés sur un âne ; le père les précédait de quelques pas, et ils allaient ainsi, comme de pauvres gens qu’ils étaient, mettant toute leur confiance dans la protection de Dieu.

Une nuit, ils furent surpris par un violent orage : éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Ils frappèrent à la porte de la première habitation qu’ils rencontrèrent et demandèrent l’hospitalité pour la nuit. La maison avait bonne apparence et paraissait habitée par des gens à l’aise, sinon riches.

Une femme vint ouvrir et répondit à leur demande :

— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens, car mon mari est un brigand inhumain et cruel, bien connu dans le pays, et si je vous reçois, quand il rentrera, il vous jettera à la porte et vous maltraitera peut-être.

— Ayez pitié de notre situation, dit alors Marie, et surtout de ce pauvre petit enfant qui périra, sans doute, s’il nous faut passer la nuit dehors. Voyez le temps affreux qu’il fait !

— Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir vous venir en aide ; mais, je vous le répète, je crains l’accueil que vous ferait mon mari.

— Nous aimons mieux courir la chance d’être mal accueillis par votre mari que rester dehors par un pareil temps ; notre pauvre innocent en mourrait sûrement.

Et la mère pressait son enfant contre son cœur.

— Entrez alors, dit la femme du brigand, et Dieu vous protège !

Et ils entrèrent.

Le brigand arriva presque aussitôt, et, en voyant les hôtes de sa femme, il lui demanda :

— Qui sont ces gens, femme ?

— Ce sont des pauvres gens surpris par l’orage et qui m’ont demandé l’hospitalité, pour une nuit seulement. J’ai eu pitié d’eux, surtout de leur petit enfant, qui serait mort de froid, s’il leur avait fallu passer la nuit dehors.

— Ah ! il y a aussi un petit enfant ? Voyons-le.

Et ayant examiné l’enfant, que la mère cachait ms son sein, il dit :

— Un fort bel enfant, en vérité ! Mais comme il est mouillé et tremble de froid, le pauvre petit ! Que l’on fasse du feu, vite, pour le chauffer ! Il faut le laver avec de l’eau chaude et lui donner des langes frais.

Et la femme du brigand, tout étonnée de voir son mari devenu subitement si humain et si compatissant, fit faire du feu par une esclave et chauffer de l’eau. Puis elle donna du linge fin et frais à la mère pour envelopper son enfant.

Marie s’approcha du feu, lava son fils dans un bassin rempli d’eau tiède et l’emmaillotta ensuite bien chaudement. Le brigand la regardait faire en souriant, et tout étonné de sentir son cœur amollir et de ne pouvoir lever les yeux de dessus cet enfant.

Le brigand avait un fils de cinq à six ans, mais il était rongé par la lèpre. Il s’était aussi approché des étrangers, et, comme son père, il contemplait en silence l’enfant Jésus assoupi. Marie le remarqua et dit :

— Votre fils paraît bien malade.

— Hélas ! répondit le père, le pauvre enfant est lépreux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J’ai consulté tous les savants du pays, médecins et magiciens, et je les ai comblés d’or, car ce n’est pas là ce qui me manque ; mais ils ont eu beau frictionner l’enfant avec toutes sortes d’onguents et d’herbes, et réciter maintes formules secrètes, son état n’a fait qu’empirer tous les jours, et tout son corps ne sera bientôt qu’une mer de lèpre[3].

— Le pauvre enfant ! dit Marie, en le regardant avec compassion ; eh bien, lavez-le dans l’eau où j’ai lavé mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il du bien.

— C’est inutile, répondit le père, après tout ce que nous avons déjà fait.

— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, insista de nouveau Marie, et ayez confiance : Dieu est grand.

La femme du brigand lava son enfant dans l’eau qui avait servi à laver l’enfant de Marie, puis elle l’enveloppa dans du linge frais et le coucha chaudement dans son lit.

Le lendemain matin, Joseph et Marie s’apprêtaient à partir avec leur enfant.

— Comment est votre fils ce matin ? demanda Marie à la femme du brigand.

— Je suis guéri ! je suis guéri ! cria l’enfant, en entendant ces paroles.

Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et bien portant, et n’ayant plus la moindre marque de lèpre sur le corps.

Le père et la mère restèrent quelque temps immobiles et muets d’étonnement et de bonheur ; puis ils prièrent leurs hôtes d’accepter une cassette pleine d’or et de pierres précieuses qu’ils leur présentèrent. Mais Marie refusa en disant :

— Nous sommes encore vos obligés et vos débiteurs ; mais un jour viendra où mon fils saura reconnaître le service que vous nous avez rendu.

Et ils partirent et continuèrent leur route vers l’Égypte.

— Ces pauvres gens ! dit alors le brigand ; ils ont bon cœur ; mais comment se fait-il qu’ils n’ont voulu rien accepter pour le service qu’ils nous ont rendu, et qu’ils parlent encore de nous récompenser un jour, pauvres comme ils le sont ?

— Dieu est grand ! dit la femme, pour toute réponse.

Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Seigneur Jésus-Christ fut condamné à mourir sur une croix, entre deux larrons. Le brigand ou larron de qui nous venons de parler avait continué son métier, comme devant, détroussant les voyageurs et les assassinant même à l’occasion. Il avait été pris et jugé. La sentence des juges le condamnait à être crucifié, et il était en prison, en attendant le jour de l’exécution. Il était un des deux larrons qui devaient être crucifiés avec Jésus de Nazareth.

Quand les trois condamnés étaient en croix, subissant leur supplice, Jésus au milieu, un des larrons, celui de droite, était silencieux, calme et résigné ; celui de gauche, au contraire, criait et blasphémait, et se tordait comme un possédé du démon. Alors, Jésus, s’adressant au larron de droite, lui dit :

— Ne vous rappelez-vous pas m’avoir déjà vu quelque part, avant aujourd’hui ?

— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron.

— N’avez-vous pas reçu dans votre maison, il y a environ trente-deux ans, deux pauvres gens et leur enfant nouveau-né, surpris par un orage, au moment où ils fuyaient en Égypte, pour se mettre à l’abri de l’arrêt d’Hérode contre les nouveau-nés de la Judée ; et votre fils, rongé de la lèpre, n’a-t-il pas été guéri instantanément pour avoir été lavé dans l’eau où l’enfant de ces pauvres gens venait d’être lavé lui-même ?

— C’est vrai, je me le rappelle, répondit le larron.

— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis que son fils vous paierait un jour la dette de reconnaissance qu’elle avait contractée envers vous, et je vous annonce que vous serez avec moi, ce soir, dans le royaume de mon père...

Ils moururent, et leurs âmes montèrent ensemble au ciel, et l’on dit même que c’est le seul larron qui alla jamais au paradis, car l’autre n’y alla pas.

(Conté par Marie Tual, dans l’île d’Ouessant, mars 1873.)


Une autre version dit que ce fut le fils du brigand qui avait donné l’hospitalité à Joseph et à Marie avec leur enfant qui, ayant suivi le métier de son père, fut crucifié avec Jésus.

Cette légende se retrouve, à peu près telle qu’ici, dans les Méditations ou plutôt les visions de la sœur Emmerich, religieuse du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. Cette visionnaire célèbre était née dans un pays slave, et j’ai eu souvent occasion de constater de nombreuses ressemblances entre les contes populaires des Slaves et ceux des Bretons armoricains. Ma conteuse, Marie Tual, avait plus de soixante ans, quand elle me conta cette légende, qu’elle tenait de sa mère, laquelle l’avait apprise, dans son enfance, d’une autre personne de l’île. Ce n’est donc pas par le livre de la sœur Emmerich, qui sans doute n’est jamais venu à Ouessant, que ce récit aura été connu dans l’île. La sœur Emmerich est morte en 1824. La vie de la sainte Vierge, d’après les méditations d’Anne-Catherine Emmerich, religieuse augustine du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. morte en 1824, a été rédigée par Clément Brentano. L’édition la plus récente, je crois, en a été

publiée en 1864, chez Ambroise Bray, à Paris.
VII


une courte prière.



Il y avait une fois une jeune fille de Basse-Bretagne qui avait perdu son père et sa mère. Son nom était Franceza Ar Bail. Il ne lui était resté, pour tout bien, qu’une petite maison couverte de chaume, au bord de la route, un chat, une poulette blanche et un rouet à filer. Quoique pauvre, Franceza était toujours gaie et contente de son sort. Elle chantait continuellement, sur le seuil de sa porte, tout en tournant son rouet, et les passants s’arrêtaient pour l’écouter et causer avec elle.

— Bonjour, Franceza ! Votre cœur est bien gai ! Vous chantez comme un rossignol ! lui disait-on, et autres choses semblables.

Le dimanche, elle s’habillait proprement, coiffe blanche, frais tablier de berlinge, et elle allait à la grand’messe, au bourg, comme tout le monde. Les beaux jours venus, il n’y avait pas de danseuse plus légère et plus infatigable qu’elle, aux pardons et aux aires neuves. Son père, du temps qu’il vivait, était un ivrogne, un homme de désordre ; sa mère ne valait guère mieux, si bien que la pauvre enfant avait été assez mal élevée, et n’avait appris ni Pater ni Noster, comme on dit. Et pourtant, tous les matins, en se levant, et tous les soirs, avant de se mettre au lit, elle récitait une toute petite prière qu’elle avait composée elle-même. Voici cette prière :


 
Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer !
Je mets mon lit sous la protection des vierges.
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres[4] !


Et la nuit, les passants qui étaient un peu attardés voyaient douze hommes, qu’ils ne connaissaient point, debout au seuil de sa porte et comme en faction. Si bien que les mauvaises langues disaient que Franceza menait mauvaise vie et que c’étaient ses amoureux que l’on voyait ainsi autour de sa maison. De vilains bruits coururent sur elle dans le pays, et le recteur de la paroisse la fit appeler à son presbytère et lui parla ainsi :

— Comment, ma pauvre enfant, il court de bien vilains bruits sur vous, dans la paroisse !

— À quel propos donc, monsieur le recteur ? demanda Franceza, étonnée.

— On dit que, toutes les nuits, vous avez des amoureux plein votre maison.

— Qui donc, mon Dieu, peut parler de la sorte ? Tous les soirs, je ferme ma porte de bonne heure, et soyez certain, monsieur le recteur, que ce qu’on vous a dit n’est nullement vrai.

— Dites-vous vos prières matin et soir ?

— Mes parents, malheureusement, monsieur le recteur, ne m’ont pas appris mes prières ; et pourtant, chaque matin et chaque soir, je récite une petite prière que j’ai composée moi-même.

— Et quelle est cette prière, mon enfant ?

— La voici, monsieur le recteur :


Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer !
Je mets mon lit sous la protection des vierges,
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres !


— Cela suffit, mon enfant. Retournez à la maison ; continuez de réciter votre prière matin et soir, et ne faites pas grand cas de ce que dira le monde.

Quand la nuit fut venue, à l’heure où chacun doit être couché, le recteur se rendit lui-même et seul à la maison de Franceza. Arrivé auprès, il vit douze hommes debout au seuil de la porte. Il s’approcha néanmoins, et, à la clarté de la lune, il reconnut que c’étaient les douze apôtres. Toutes les nuits, ils venaient garder la maison de la jeune fille.

Ceci montre qu’une prière courte, mais dite de bon cœur, est plus agréable à Dieu que bien de longues prières, qui ne sont faites que du bout des lèvres seulement.




VIII


le garçon sans souci, ou la vertu
d’une courte prière dite de bon cœur.



Il y avait une fois un jeune homme paresseux et un peu mauvais sujet, qui n’aimait qu’à courir les pardons et les foires, et à danser et à chanter. Son nom était Alain Kerloho. Il avait un ami, nommé François Kerlann, qui paraissait être un homme sage et rangé, et qu’on ne voyait pas souvent autour des danses, ni dans les auberges. Tous les dimanches et jours de fêtes, il assistait à la grand’messe, dans l’église de sa paroisse.

Ils faisaient tous les deux la cour à la même jeune fille, Françoise Kerborio, jolie et d’humeur gaie, et qui, de plus, avait un peu de bien. Alain Kerloho était toujours bien reçu et le bienvenu auprès de la jeune fille, qui aimait à l’entendre chanter les jolis soniou qu’il savait en grand nombre, et à danser avec lui, aux pardons et aux aires neuves. François Kerlann, au contraire, était assez mal vu de la belle Françoise, et tous ses efforts pour lui plaire étaient peine perdue. Il en était très-affecté, et il médita de se venger sur son camarade.

Un jour, feignant de plaisanter, il dit à Alain Kerloho :

— Il faut que tu aies charmé le cœur de Françoise ; nuit et jour, elle a l’esprit occupé de toi, et elle ne fait que chanter tes chansons. Méfie-toi, je me vengerai un jour.

— Ma foi, mon cher ami, répondit Alain, je ne saurais te dire ce qui est cause de cela, car tu es plus joli garçon que moi, et tu as aussi meilleure réputation.

— Quand iras-tu la voir ?

— Je compte y aller samedi soir.

— Eh bien ! bonne chance alors.

Et Kerlann conçut le projet d’aller attendre Kerloho sur la route et de le tuer.

Le samedi soir, après son souper, Alain, ne songeant pas à mal, prit la route de la maison de sa douce Françoise, en sifflant et en chantant gaîment. François était à l’afFût, derrière le tronc d’un vieux chêne. Mais il crut entendre plusieurs voix, comme si Alain était accompagné de deux ou de trois camarades, de sorte qu’il eut peur, et il s’en retourna à la maison en se disant :

— Ce sera pour une autre fois.

Le lendemain, il vit Alain, après la grand’messe, et il lui dit :

— Eh bien ! as-tu été, hier soir, voir Françoise ?

— Oui, vraiment, comme je te l’avais dit.

— Et elle t’a bien reçu ?

— Oui, comme à l’ordinaire.

— Qui est-ce qui était donc avec toi ?

— Personne... J’étais seul. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— C’est que Philippe Le Floch, qui t’a vu, m’a dit qu’il y avait deux ou trois autres avec toi.

— Non, j’étais bien seul ; et puis, je n’ai pas vu Philippe Le Floch.

— Quand comptes-tu y retourner ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Afin que nous ne nous y trouvions pas ensemble.

— Eh bien ! j’y retournerai mercredi soir.

— C’est bien ; alors, je n’irai pas ce jour-là.

Le mercredi soir, François Kerlann était encore à l’affût, sur la route, avec une cognée, pour tuer Alain Kerloho. Mais il crut entendre encore un grand nombre de voix, parmi lesquelles il reconnaissait celle d’Alain, et il eut peur et s’en alla encore, fort mécontent.

Le lendemain, il dit à Alain :

— Comme tu étais bien accompagné, hier, en allant voir ta maîtresse ! Tu avais donc peur d’être volé, ou tué peut-être ?

— Qu’est-ce que tu dis donc là ? J’étais tout seul.

— Tu ne dis pas la vérité, car, hier soir, je passai non loin de la maison de Françoise, et je te vis venir par la route, accompagné de cinq ou six autres ; je t’ai bien reconnu.

— Je t’assure qu’il n’y avait que moi.

— Eh bien ! c’est drôle, mais, j’aurais juré que vous étiez cinq ou six. Quand y retourneras-tu ?

— Samedi soir ; tu pourras m’accompagner jusqu’au seuil de la porte.

— À quoi bon, puisqu’elle ne m’aime pas et que vous vous marierez bientôt, je pense ?

Le samedi soir, Kerlann était encore caché sur le bord de la route, avec une cognée, et bien décidé, cette fois, à tuer Alain, avant de rentrer à la maison. Il entendit sa voix au loin qui chantait le dernier sone qu’il avait composé pour sa douce jolie. Mais, à mesure qu’il approchait, il lui semblait entendre encore plusieurs voix.

— Mille malédictions ! s’écria-t-il ; il sait sans doute que je suis à l’attendre sur la route, et il vient toujours bien accompagné.

Et il s’en retourna encore chez lui, furieux. Il allait souvent à confesse, et il avoua tout à son confesseur.

— Dites à votre camarade de venir me trouver, lui dit le prêtre.

Et, le lendemain, il dit à Alain que son confesseur désirait lui parler.

— Que me veut-il donc ? demanda Alain. Je n’ai rien à démêler avec les prêtres, pour encore. Il veut sans doute me confesser ?

— Va toujours, répondit François ; ce n’est pas pour te confesser malgré toi, sois-en certain.

Alain alla trouver le prêtre.

— Dites-moi, mon ami, lui demanda celui-ci, faites-vous vos prières ?

— Oui, sûrement ; j’en dis une, chaque matin et chaque soir, mais très-courte.

— Allez-vous aussi à la messe ?

— Oui, je vais à la messe tous les dimanches.

— Et vous priez durant toute la messe ?

— Je prie quelque peu aussi ; mais, pour dire vrai, c’est de ma douce jolie que je suis le plus occupé.

— Quelle est la prière que vous faites, matin et soir ?

— Ma foi, je dis un Pater et un Ave pour les pauvres âmes délaissées, qui n’ont personne pour prier pour elles ; puis j’en dis autant pour obtenir une bonne mort.

— Et vous faites cela deux fois par jour ?

— Oui, le matin et le soir. Elle n’est pas longue, ma prière, mais je la fais de bon cœur.

— Cela suffit, mon ami, et continuez de faire de même, car ce ne sont pas toujours les plus longues prières qui sont les meilleures.

C’est son bon ange qui avait empêché qu’il fût tué, en faisant croire à l’autre qu’il était toujours bien accompagné, quand il allait voir sa maîtresse, bien qu’il fût seul.


(Conté par Barba Tassel, de Plouaret.)



IX


les trois frères qui ne pouvaient pas s’entendre au sujet de la succession de leur père.



Un cultivateur mourut, en laissant trois fils. Il n’était pas riche, mais il avait pourtant un peu de bien. De ses trois fils, l’aîné était prêtre, le second, notaire, et le plus jeune était resté à la maison avec son père, et il travaillait la terre, comme lui. Comme ils ne pouvaient pas s’entendre pour partager entre eux le peu que leur avait laissé le vieillard en mourant, le plus jeune, le laboureur, dit aux deux autres :

— Allons trouver un homme de loi à la ville.

Et ils se rendirent à la ville la plus voisine. Comme ils étaient en route tous les trois, se chicanant, ils rencontrèrent dans un carrefour un vieillard à barbe longue et blanche, qui leur dit :

— Où allez-vous ainsi, les gars ?

— Nous allons à la ville, grand père, trouver un homme de loi, pour nous faire le partage des biens que nous a laissés notre père en mourant, puisque nous ne pouvons pas nous entendre.

— Cela vous coûtera de l’argent bel et bien, et si vous le vouliez, je vous mettrais peut-être d’accord, et cela ne vous coûterait rien.

— Nous ne demandons pas mieux, grand père, répondirent-ils.

— Eh bien ! écoutez-moi alors, et faites comme je vous dirai. Nous sommes ici dans un carrefour ; prenez chacun un chemin différent, et continuez d’y marcher, jusqu’au coucher du soleil. Quand le soleil se couchera, quel que soit le lieu où vous vous trouverez, vous y resterez passer la nuit. Puis, demain, vous reviendrez me trouver ici, et vous me conterez ce que vous aurez vu et entendu pendant la nuit, et, quand je vous aurai entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père.

— C’est très-bien ! répondirent les trois frères.

Et ils prirent chacun un chemin, et continuèrent d’y marcher jusqu’au coucher du soleil.

Quand le soleil se coucha, le prêtre se trouvait dans un verger où il y avait beaucoup de pommiers couverts de fleurs. Le temps était beau, l’air tiède, et il se dit en lui-même :

— Le vieillard à barbe blanche nous a recommandé de cesser de marcher et de passer la nuit à l’endroit où chacun de nous se trouverait, au moment du coucher du soleil ; je vais donc me coucher sous un de ces arbres, pour y passer la nuit.

Et il s’étendit sous un pommier, et s’endormit tôt après. Mais il fut éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel il était couché et en abattit toutes les branches, à l’exception de celle qui était au-dessus de sa tête, qui resta intacte et conserva toutes ses fleurs.

— J’ai eu bien de la chance, se dit-il, de pouvoir m’en tirer sans mal ; Dieu m’a protégé.

Quand parut le jour, il se remit en route pour rejoindre le vieillard.

Le notaire, au moment où le soleil se coucha, se trouvait dans un grand bois. Il se coucha sous un arbre, pour attendre le jour, et s’endormit. Il fut aussi éveillé par un grand bruit, et, en ouvrant les yeux, il vit un homme très-grand, un géant, qui, avec ses deux mains, arrachait les grands arbres un à un et les mettait en un tas. Il fut bien étonné de cela.

— Mon Dieu, se dit-il, il approche de moi ! S’il m’aperçoit, c’en est fait de moi.

Quand le géant jugea que son tas d’arbres était assez grand, il en arracha encore un, le plus élevé qu’il put trouver, puis il le tordit pour en faire un lien pour lier les autres. Il essaya ensuite de charger son fardeau sur ses épaules. Mais il ne le put pas : il était trop lourd. Voyant cela, il s’en alla, laissant tout là.

Quand parut le jour, le notaire se remit aussi en route pour revenir vers le vieillard.

Le laboureur se trouvait auprès d’un château, quand le soleil se coucha. Il y entra, demanda l’hospitalité pour la nuit et fut bien accueilli. Après souper, on le conduisit coucher dans une belle chambre, où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs couvertures et tapis de laine. Cependant, il ne dormit pas, car il ne put, pendant toute la nuit, réchauffer un de ses pieds, qui était glacé. Et il se demandait ce qui pouvait être la cause de cela. Au matin, il se leva avec le soleil, et il retourna aussi vers le vieillard.

Quand les trois frères furent de retour, le vieillard, qui les attendait, leur dit :

— Racontez-moi, à présent, où et comment chacun de vous a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé, et, après vous avoir entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père. Que l’aîné parle le premier.

Et le prêtre parla de la sorte :

— Après avoir marché toute la journée, quand le soleil se coucha, je me trouvais dans un verger rempli de pommiers couverts de fleurs, et je me couchai sous un de ces pommiers, pour y passer la nuit. Mais je fus éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel j’étais couché, et en abattit et brisa toutes les branches, à l’exception d’une seule, celle qui était au-dessus de ma tête, laquelle resta intacte et conserva toutes ses fleurs. Pour moi, je n’eus aucun mal, grâce à un miracle que Dieu fit en ma faveur.

— Je vais vous expliquer ce que cela signifie, mon fils, dit le vieillard ; depuis que vous avez été sacré prêtre, vous n’avez dit qu’une bonne messe, une seule, et cette messe-là est représentée par la branche fleurie qui vous a sauvé la vie.

Puis, se tournant vers le second fils, le notaire, il lui dit :

— Et vous, mon fils, dites-moi également ce qui vous est arrivé.

— Quand le soleil se coucha, dit le notaire, je me trouvais au milieu d’un grand bois, et je me couchai aussi sous un arbre, pour y passer la nuit. Mais je fus bientôt éveillé par un grand bruit, et quand j’ouvris les yeux, je vis un homme très-grand, un géant, je pense, qui, avec ses deux mains, arrachait les arbres un à un et les mettait en tas. Quand il jugea que le tas était assez grand, il arracha encore un autre arbre et le tordit, pour en faire un lien pour lier le tout. Puis il voulut charger le fardeau sur ses épaules ; mais il était trop lourd, et, après avoir fait de vains efforts, il s’en alla, d’un air mécontent, en le laissant là.

— Voici ce que cela signifie, reprit le vieillard. Vous avez agi comme cet homme-là : le fardeau de vos péchés est trop grand et trop lourd pour que vous puissiez le porter jusqu'au paradis, et il vous faudra vous convertir et l'abandonner. Dans les premiers temps que vous êtes devenu notaire, vous preniez beaucoup plus d'honoraires qu'il ne vous en était dû ; et maintenant même, quoique vous en preniez moins, vous en prenez encore trop. Prenez garde, car un de vos pieds est déjà sur le bord de l'abîme ! — Et vous, laboureur, que vous est-il arrivé ? demanda-t-il alors au plus jeune des trois frères.

— Quand le soleil se coucha, dit celui-ci, je me trouvais auprès d'un château. J'y entrai, et je demandai l'hospitalité pour la nuit. On me fit bon accueil et, après souper, on me conduisit coucher dans une belle chambre où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs tapis et couvertures de laine. Quoi qu'il en soit, je ne dormis point, car je ne pus jamais venir à bout de réchauffer un de mes pieds, qui resta glacé toute la nuit.

— Voici pourquoi, mon fils. Vous êtes un homme compatissant et charitable envers les pauvres, qui trouvent toujours bon accueil dans votre maison. Mais il y a dans votre cour une mare, et quand les pauvres que vous logez se rendent, dans l'obscurité, à l'étable où ils doivent passer la nuit, ils entrent dans cette mare ; leurs sabots se chargent d’eau, et, toute la nuit, ils ont les pieds froids et ne peuvent dormir.

— C’est vrai, répondit le laboureur ; mais mon premier soin, en arrivant à la maison, sera de combler la mare.

Le vieillard reprit :

— Voici maintenant comment il faudra partager l’héritage : le laboureur, qui est resté à travailler à la maison avec son père, et qui est charitable envers les pauvres, aura ce qui est dehors et ce qui est dedans, ce qui est vert et ce qui est sec. Quant à vous deux, amendez-vous, faites pénitence, et, un jour, vous viendrez avec moi dans mon royaume, au ciel.

Le vieillard disparut alors, ils ne surent comment, et ils comprirent que cet inconnu était le bon Dieu lui-même !

(Plouaret, 1871.)



  1. Saint Éloi, l’ami du bon roi Dagobert, n’était pas un vulgaire forgeron, mais bien un orfèvre fort habile pour son temps. Le peuple, pour le rapprocher davantage de lui, l’a fait forgeron et maréchal-ferrant, dans ses traditions, par assimilation au forgeron Véland, de la mythologie Scandinave.
  2. À rapprocher de la Pauvre vieille mère, des frères Grimm.
  3. Eur mor euz a laournès, suivant la poétique expression de ma conteuse.
  4. Doue da vinnigo ann ti ac ann oaled,
    Ha ma gwele d’ar gwerc’hezed,
    Toul ma dor d’ann abostoled.