Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Première partie

Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les apôtres voyageant en Basse-Bretagne



PREMIÈRE PARTIE


LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE
[1].




I


la vache et la vieille femme.



Du temps que Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait son tour du monde accompagné de saint Pierre et de saint Jean, ils finirent par arriver aussi en Basse-Bretagne. Ils allaient partout, chez le pauvre comme chez le riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous les jours ils prêchaient dans les églises, dans les chapelles, et souvent sur les places publiques, devant le peuple assemblé, et ils donnaient maint bon conseil et recommandaient par dessus tout la charité et la tolérance.

Un jour, au fort de l’été, ils montaient une côte roide et longue. Le soleil était chaud ; ils avaient soif, et ils ne trouvaient pas d’eau. Arrivés au haut de la côte, ils aperçurent au bord de la route une petite maison couverte de chaume.

— Entrons dans cette chaumière pour demander de l’eau, dit saint Pierre.

Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la maison, ils virent une petite vieille femme assise sur la pierre du foyer ; et sur le banc à dossier, près du lit, un petit enfant tétait une chèvre.

— Un peu d’eau, s’il vous plaît, grand-mère ? demanda saint Pierre.

— Oui, sûrement, mes braves gens ; j’ai de l’eau, de bonne eau ; mais je n’ai guère autre chose aussi.

Elle prit une écuelle de bois, alla à son pichet, et présenta de l’eau fraîche et claire aux trois voyageurs. Ceux-ci, après avoir bu, s’approchèrent pour regarder le petit enfant qui tétait la chèvre sur le banc.

— Cet enfant n’est pas à vous, grand’mère ? demanda notre Sauveur.

— Non, sûrement, mes braves gens ; et pourtant, c’est tout comme s’il était à moi. Le cher petit ange est à ma fille ; mais, hélas ! sa pauvre mère est morte en le mettant au monde, et il m’est resté sur les bras.

— Et son père ? demanda saint Pierre.

— Son père vit, et tous les jours, de bon matin, il part pour aller travailler à la journée dans un manoir riche du voisinage. Il gagne huit sous par jour et sa nourriture, et c’est tout ce que nous avons pour vivre tous les trois.

— Et si vous aviez une vache ? dit notre Sauveur.

— Oh ! si nous avions une vache, alors, nous serions heureux. J’irais la faire paître par les chemins, et nous aurions du lait et du beurre à vendre, au marché. Mais je n’aurai jamais une vache.

— Peut-être bien, grand’mère, si Dieu le veut. Donnez-moi un peu votre bâton.

Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en frappa un coup sur la pierre du foyer en prononçant je ne sais quels mots latins ; et aussitôt il en sortit une vache mouchetée, fort belle, et dont les mamelles étaient toutes gonflées de lait.

— Jésus Maria ! s’écria la vieille en la voyant ; comment cette vache est-elle venue ici ?

— Par la grâce de Dieu, grand’mère, qui vous la donne.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes bons seigneurs ! Je prierai Dieu pour vous, matin et soir.

Et les trois voyageurs se remirent en route.


La vieille, restée seule, ne se lassait pas de contempler sa vache : — La belle vache, disait-elle, et comme elle a du lait ! Mais comment est-elle venue ici et d’où ? Si je ne me trompe, un de ces trois étrangers l’a fait sortir de la pierre du foyer, en y frappant un coup avec mon bâton... Le bâton m’est resté ; la pierre du foyer aussi est toujours là. Si j’avais une autre vache comme celle-ci !... Peut-être, pour cela, me suffira-t-il de frapper de mon bâton sur la pierre du foyer, comme l’autre… Je veux essayer...

Et elle frappa un grand coup de son bâton sur la pierre du foyer en prononçant quelques mots qu’elle croyait peut-être latins, mais qui n’étaient d’aucune langue. Et aussitôt apparut un énorme loup qui étrangla la vache sur la place.

Et la vieille, tout effrayée, de courir après les trois voyageurs, en criant : — Seigneurs ! seigneurs !... — Comme ils n’étaient pas encore loin, ils l’entendirent et s’arrêtèrent pour l’attendre.

— Que vous est-il donc arrivé, grand’mère ? lui demanda notre Sauveur.

— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez-vous sortis qu’un grand loup est arrivé dans ma maison, et il a étranglé ma belle vache mouchetée !

— C’est que vous avez appelé vous-même le loup, grand’mère. Retournez à la maison, et vous y retrouverez votre vache en vie et bien portante. Mais soyez plus sage, à l’avenir : contentez-vous de ce que Dieu vous envoie, et n’essayez pas, une autre fois, de faire ce que Dieu seul peut faire.

La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors seulement, elle reconnut que c’était le bon Dieu lui-même qui avait été dans sa maison[2].


II


le bon dieu, saint pierre
et saint jean.


Un autre jour, ils voyageaient encore tous les trois ensemble. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, comme ils n’avaient rien mangé depuis le matin, ils commençaient à avoir faim. Comme ils passaient devant une maison, au bord de la route, ils virent, près de la porte, une servante qui préparait de la pâte pour faire des crêpes.

— Entrons dans cette maison, et nous aurons des crêpes chaudes, dit saint Pierre.

Ils entrent dans la maison.

— Bonjour à vous tous, dans cette maison, bonnes gens, disent-ils.

— Et à vous pareillement, seigneurs.

— Nous sommes trois voyageurs qui marchons depuis le matin de bonne heure, et nous sommes fatigués, et nous avons faim ; seriez-vous assez bons pour nous donner quelque chose à mettre sous la dent ?

— Oui, de bon cœur, répondit la maîtresse de la maison ; asseyez-vous un instant ; la servante est à préparer la pâte pour faire des crêpes, et tout à l’heure, vous aurez de bonnes crêpes chaudes.

Si c’est la volonté de Dieu, serait bon à ajouter, je pense, dit notre Sauveur.

— Oh ! la pâte est prête, et il y aura bien certainement des crêpes, tout à l’heure, dit la servante.

— C’est bien, répondit notre Sauveur.

Et ils s’assirent tous les trois.

La servante mit alors deux trépieds sur la pierre du foyer, posa dessus deux poêles à crêpes et fit du feu dessous. Puis, elle prit le baquet qui contenait la pâte, pour l’approcher du foyer. Mais voilà que le baquet se défonce, et tout le contenu se répand par terre. Et la servante de s’exclamer, et la maîtresse de gronder !

— À présent, mes braves gens, dit celle-ci aux trois voyageurs, vous pouvez aller ailleurs chercher des crêpes, car pour ici, il n’y en aura pas, aujourd’hui.

— Si ! si ! il y en aura, grâce à Dieu, répondit notre Sauveur.

Et, du bout de son bâton, il toucha les morceaux du baquet épars sur l’aire de la maison, et aussitôt ils se rejoignirent, et le baquet se réconstitua comme devant, avec la pâte dedans, et cela au grand étonnement des assistants.

La servante put alors faire ses crêpes, et nos trois voyageurs en mangèrent de bon appétit, puis ils se remirent en route. Mais, avant de partir, notre Sauveur dit à la servante : — Et rappelez-vous, ma fille, qu’il est toujours bon de dire : S’il plaît à Dieu[3].




III


le bon dieu, le sabotier
et la femme avare.


Le soir venu, comme ils ne trouvaient aucune bonne maison où ils pourraient loger, il leur fallut demander l’hospitalité pour la nuit dans la hutte d’un sabotier. Ils étaient bien pauvres là-dedans. Il n’y avait que deux lits, un pour le sabotier et sa femme, et l’autre pour les enfants, qui couchaient trois ensemble. On reçut pourtant les trois voyageurs le mieux qu’on put. Le repas fut on ne peut plus frugal ; mais ces braves gens partageaient de bon cœur le peu qu’ils avaient et regrettaient de ne pouvoir faire mieux. Des pommes de terre cuites à l’eau, puis du pain d’orge et des crêpes de sarrasin, ce fut tout le festin. Le sabotier et sa femme restèrent sur pied, et travaillèrent toute la nuit, afin de pouvoir céder leur lit à leurs hôtes. Ceux-ci étaient fatigués de la longue route qu’ils avaient faite, et ils se couchèrent tous les trois ensemble et dormirent bien.

Le lendemain matin, avant de se remettre en route, notre Sauveur dit à la femme du sabotier :

— Je veux vous donner quelque chose, ma brave femme, pour vous remercier de votre hospitalité.

— Nous ne nous attendons à rien, mes bons seigneurs, répondit la femme, et ce que nous avons fait, nous l’avons fait de bon cœur, au nom de Dieu et en regrettant de ne pouvoir faire davantage.

— Je n’ai pas d’argent à vous donner, reprit notre Sauveur ; mais je prierai Dieu pour vous, et j’espère qu’il exaucera ma prière. Je lui demande donc de m’accorder que vous puissiez continuer de faire, durant toute la journée, jusqu’au coucher du soleil, la première chose que vous ferez après notre départ.

— J’ai là un peu de toile, répondit la femme, pour faire des chemises à mes enfants, mais trop peu, hélas ! et comme le tailleur doit venir demain, je veux la passer à l’eau ce matin, puis la faire sécher, puisque le temps est beau.

Les trois voyageurs partirent là-dessus, et la femme du sabotier prit sa toile et se dirigea vers un ruisseau qui coulait dans le voisinage. Elle mit la toile dans l’eau, la trempa bien, la secoua dans tous les sens, puis elle la tira à soi. Mais, ô miracle ! elle avait beau tirer de la toile de l’eau, cela n’en finissait pas ; il y en avait toujours, et encore… encore !… Et elle continua ainsi jusqu’au coucher du soleil. Il fallait voir les tas de belle toile qu’elle fit sur le gazon, au bord du ruisseau ! Il fallut une charrette, qu’on alla quérir au manoir voisin, pour la transporter à la maison, et il y en eut plusieurs charretées.

Le sabotier et sa femme se firent alors marchands de toile, et ils gagnèrent beaucoup d’argent et devinrent riches.


Non loin de la hutte du sabotier habitait une veuve riche, mais avare et dure envers le pauvre. Elle venait souvent à la hutte pour causer et passer le temps. Quand elle y arriva, le lendemain, selon son habitude, et qu’elle vit les tas de toile qui s’élevaient jusqu’au toit :

— Jésus mon Dieu ! s’écria-t-elle, d’où vient toute cette toile?

— Voici ce qui est arrivé, répondit la sabotière : nous avons logé dans notre hutte, la nuit dernière, trois seigneurs étrangers, et, quoi qu’ils aient fait mauvaise chère chez nous, comme bien vous pensez, avant de partir, un d’eux me parla ainsi : — « Pour vous remercier de votre hospitalité, ma brave femme, nous voulons faire quelque chose pour vous. Ainsi, la première chose que vous ferez, après notre départ, quoi que ce puisse être, vous resterez à la faire toute la journée jusqu’au coucher du soleil. » — Ils partirent là-dessus. et moi j’allai à la rivière pour y passer à l’eau un peu de toile destinée à faire des chemises à mes enfants. Mais lorsque je voulus retirer ma toile de l’eau, jugez de mon étonnement en voyant que cela n’en finissait pas. J’avais beau tirer, tirer, il y en avait toujours, et je continuai de tirer de la toile de l’eau jusqu’au coucher du soleil.

La veuve écoutait, émerveillée et la bouche ouverte.

— Où sont ces gens-là, demanda-t-elle, que je coure après eux ?

— Ils sont partis, et ils doivent être loin, à présent. Mais ils ont dit qu’ils retourneraient par ici, samedi soir.

— C’est bien, répondit la veuve. Et elle s’en alla sans rien dire de plus.

Le samedi suivant, elle passa toute la journée sur la route à attendre les trois voyageurs. Vers le soir, elle les vit venir, et elle alla au-devant d’eux et leur dit :

— Jésus, mes pauvres seigneurs, vous paraissez bien fatigués ! Venez avec moi à ma maison ; je demeure tout près d’ici, et je vous recevrai de mon mieux ; vous ne serez nulle part dans le pays mieux que chez moi.

Les trois voyageurs acceptèrent l’hospitalité de la veuve, et ils soupèrent bien et dormirent ensuite chacun dans un bon lit de plume. Le lendemain, au moment de partir, Notre-Seigneur parla ainsi à la veuve :

— Nous voulons vous donner quelque chose, pour reconnaître la bonne réception que vous nous avez faite ; dites-nous ce que vous désirez.

— Rien, mon Dieu, mes gracieux seigneurs ; je regrette bien de n’avoir pu vous recevoir comme vous le méritez, car vous avez fait triste chère, chez moi.

— Nous sommes très-contents de votre réception, et voici notre cadeau : nous demanderons à Dieu que la première chose que vous ferez, après notre départ, vous la fassiez toute la journée, jusqu’au coucher du soleil.

— Je vais donc me mettre à prier Dieu, mes gracieux seigneurs, car je ne saurais mieux commencer la journée.

Et la veuve se mit aussitôt à genoux pour prier ; mais elle se disait en elle-même : — Dès qu’ils seront sortis de la maison, je me mettrai à compter de l’argent.

À peine les voyageurs eurent-ils tourné les talons, qu’elle voulut se relever pour courir à son armoire, où était son argent. Mais elle ne le put pas ; tous ses efforts furent vains, et il lui fallut rester à genoux et prier toute la journée jusqu’au coucher du soleil ; mais, comme ce n’était pas de bon cœur, sa prière était pour le diable.


IV


la vache de saint pierre.


Quand ils arrivèrent dans le pays des payens[4], il leur fallut y séjourner plus longtemps qu’ailleurs, parce qu’il y avait là des hommes aux cœurs endurcis et qui adoraient encore des idoles, des pierres, des fontaines, des arbres. Ils eurent bien de la peine à venir à bout d’eux. Ils achetèrent une petite maison, avec le courtil y attenant et une vache pour leur fournir du lait et du beurre, pendant qu’ils seraient dans le pays. Tous les jours, ils allaient prêcher l’évangile et la loi du vrai Dieu, dans les environs, et, pendant ce temps, ils mettaient leur vache à paître dans le courtil. Mais la vache était voleuse, et elle allait marauder dans les champs des voisins, si bien qu’on leur dit de la vendre, ou il lui arriverait du mal. Alors, notre Sauveur dit un jour à saint Pierre :

— Demain, il y a une foire à la Roche, et tu iras avec la vache pour la vendre et en acheter une autre qui ne soit pas voleuse.

— C’est bien, maître, répondit saint Pierre.

Le lendemain matin donc, saint Pierre passa un licol au cou de la vache et alla avec elle à la foire. La vache était une belle bête, et ses mamelles étaient gonflées de lait. À peine fut-elle arrivée en champ de foire, qu’il vint un marchand qui la tâta de toutes parts, regarda dans sa bouche et demanda ensuite :

— Combien la vache, parrain ?

— Vingt écus, répondit saint Pierre.

— Bah ! vous demandez beaucoup trop ; vous n’avez été à aucune foire depuis longtemps, à ce qu’il paraît : dites quinze écus, et nous pourrons peut-être nous entendre.

— Non, il m’en faut vingt.

— Dix-sept écus, et tendez votre main[5].

— Non, non, la vache n’ira pas pour un liard moins de vingt écus, vous dis-je.

— C’est cher ; mais la vache me plaît, et si elle n’a aucun défaut...

— Aucun, si ce n’est qu’elle est un peu voleuse.

— Ah ! si elle est voleuse, je n’en veux pas.

Et le marchand s’éloigna.

Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté quelque temps, il dit qu’il prendrait la vache pour vingt écus, si elle n’avait aucun défaut. Mais quand il apprit qu’elle était voleuse, il s’en alla comme l’autre.

Il en vint un troisième, un quatrième, plusieurs, et tous s’en allaient, quand ils apprenaient que la vache était voleuse.

Quand le soleil fut près de se coucher, saint Pierre s’en retourna à la maison avec sa vache.

Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda :

— Comment ! tu n’as donc pas vendu la vache ?

— Comme vous le voyez, maître.

— La foire était donc bien mauvaise ? car cette vache est à bon marché pour vingt écus.

— La foire était assez bonne, et beaucoup de marchands ont voulu m’acheter la vache.

— Pourquoi donc n’a-t-elle pas été vendue ?

— Quand je leur disais qu’elle est voleuse, ils s’en allaient tous aussitôt.

— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare jamais les défauts d’une bête en foire, avant qu’elle soit vendue et que l’on tienne son argent.

— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car si je l’avais su, j’aurais bientôt vendu ma vache[6].

(Conté par M. Flagelle, de Landerneau.)


V


le pain de saint pierre.


Le temps était beau, le soleil brillant et le ciel clair. Nos voyageurs étaient encore en Paganie, dans le bas Léon. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, comme ils n’avaient rien mangé depuis le lever du soleil, ils avaient faim. Ils étaient déjà entrés dans deux ou trois maisons, sur le bord de la route, pour demander quelque chose à manger, un morceau de pain ou une galette de sarrasin ; mais, comme ils n’avaient point d’argent, ils n’obtenaient rien. Dans ce pays-là, les hommes ont le cœur dur. En passant par un bourg, ils entrèrent encore chez un boulanger. Mais, là aussi, ils furent mal reçus, et on les pria de déguerpir. Saint Pierre, avant de sortir de la maison, déroba un petit pain de deux sous et le cacha sous sa robe. Notre Sauveur avait tout vu ; mais il n’en dit rien. Ils se remirent en route. Quand ils furent à quelque distance du bourg, Pierre resta un peu en arrière de ses deux compagnons, afin de pouvoir manger son pain tout à son aise et sans être vu. Mais notre Sauveur, qui connaissait son intention, ne cessait pas de lui parler, de sorte qu’à tout moment il était obligé de retirer le pain qu’il avait dans la bouche, afin de pouvoir répondre. Et il était contrarié, et il grognait dans sa barbe. Alors notre Sauveur lui dit :

— Crois-moi, Pierre, le pain volé est difficile à manger et n’apaise pas la faim.

Pierre ne répondit rien et fut un peu confus de se voir découvert.





VI


la vieille qui voulait faire comme
le bon dieu.


Plus loin, ils logèrent chez une veuve riche, mais avare. Elle les fit coucher tous les trois dans le même lit, après un souper bien maigre.

Le lendemain matin, de bonne heure, la veuve vint réveiller ses trois hôtes en disant :

— Allons, debout, fainéants !

Et comme ils ne se levaient pas assez vite, à son gré, elle prit un bâton et se mit à frapper sur le lit, au hasard. Après le déjeûner, qui consista seulement en une soupe de pain d’orge, la vieille leur dit :

— À présent que je vous ai hébergés, j’aime à croire que vous ferez quelque chose pour moi aussi.

— C’est de toute justice, répondit notre Sauveur.

— Le temps est beau, et j’ai là un peu de blé à battre ; venez, et je vais vous conduire sur l’aire.

Et ils la suivirent. Il y avait sur l’aire de l’avoine déjà étalée et toute disposée pour être battue. Elle leur présenta des fléaux en leur disant :

— Prenez, et frappez fort.

Pierre n’était guère content, et il murmurait :

— Battre du blé sur l’aire, à mon âge !

— Bah ! dit saint Jean, allons-y de bon courage, et ce sera bientôt fait ; puis, nous nous remettrons en route.

Alors, notre Sauveur prit une poignée de paille, y mit le feu et la jeta sur l’aire. Et voilà aussitôt toute l’aire en feu, et la vieille de pousser des cris d’alarme. Mais elle fut tout étonnée de voir la paille se ranger d’un côté de l’aire et le grain du côté opposé, sans que rien fût endommagé.

— À présent que le travail est fait, grand’mère, nous allons nous remettre en route, dit Notre-Seigneur à la vieille.

— Je vous suis bien obligée, mes braves gens, et puisse le bon Dieu vous protéger.

Et ils partirent. Mais la vieille se dit aussitôt :

— Hola ! c’est à merveille ! Je ne serai pas longtemps à présent à battre tout mon blé, et il ne faudra pas, pour cela, dépenser beaucoup d’argent.

Et sa servante et son domestique et elle étalèrent de nouveau de l’avoine sur l’aire, puis elle y mit le feu, comme elle l’avait vu faire à Notre-Seigneur. Mais, hélas ! tout fut consumé, et la paille et le grain, et la voilà de se lamenter et de crier qu’elle était ruinée !

Rien de bon ne se fait dans ce monde sans travail et sans peine.[7]


VII


la fiancée de saint pierre.


Une autre fois, ils étaient encore tous les trois en route, et ils parlaient de choses et d’autres, tout en marchant.

— Il faut que tu te maries, Pierre, dit tout à coup notre Sauveur.

— Me marier, à mon âge, maître ?

— Oui, oui, il faut que tu te maries.

— Mais qui donc voulez-vous que j’épouse, maître ?

— La première fille que nous rencontrerons sur notre chemin.

— Soit, puisque vous le voulez ainsi.

Peu après, ils rencontrèrent une fille laide et sale, une servante de ferme, en sabots et les jambes toutes couvertes de bouse de vache.

— Eh bien ! Pierre, dit notre Sauveur en la voyant, voici celle qui sera ta femme.

— Non, certainement, ce ne sera pas là ma femme ! répondit Pierre en faisant une grimace.

— Pourquoi donc ne veux-tu pas d’elle ?

— Pourquoi ? Voyez comme elle est laide et sale, et pas jeune même !

— Toi aussi tu n’es pas jeune, ni aussi beau garçon que tu le crois, peut-être. Eh bien, puisque tu ne veux pas de celle-là, ce sera la première que nous rencontrerons à présent.

— J’aime mieux cela, car je pense qu’il nous sera difficile de rencontrer plus mal.

Et ils continuèrent leur route et ne tardèrent pas à rencontrer une vieille fille, appuyée sur un bâton, le chef branlant, les yeux chassieux, et plus sale encore que la première. Notre Sauveur, en la voyant, sourit, et se tournant vers Pierre il lui dit :

— Eh bien ! voici alors ta femme !

— Jamais, répondit Pierre, en détournant la tête et en faisant une horrible grimace. Mieux valait encore la première ; mais je ne veux ni de l’une ni de l’autre.

— Je te trouve bien difficile, mon ami ; mais, n’importe. La première que nous rencontrerons, à présent, il faudra que tu la prennes, quelle qu’elle soit.

— Je le veux bien, et, quoi qu’il arrive, ce ne sera toujours rien de pis.

Et ils continuèrent leur route et rencontrèrent bientôt une autre vieille, courbée sur un bâton noueux et ayant bien de la peine à traîner un pied devant l’autre ; elle était, de plus, bossue, borgne, n’avait dans la bouche que deux dents longues et noires et qui tremblaient à chaque pas qu’elle faisait. On eût dit une véritable sorcière. Et avec cela elle était couverte de haillons si sales, si puants, que rien que de la voir donnait la nausée.

— Pour le coup, Pierre, voici ta femme, dit notre Sauveur.

Le pauvre Pierre poussa un grand soupir, détourna la tête de dégoût et ne dit pas un seul mot.

— Il n’y a pas à dire, reprit notre Sauveur, il faut que tu l’épouses, puisque tu as dédaigné les deux autres, qui valaient peut-être mieux. Vous serez mariés dans le prochain bourg que nous rencontrerons.

Ils continuèrent leur route, accompagnés de la vieille qui, malgré son âge et son état misérable, était tout heureuse de trouver à se marier enfin. Mais Pierre ne voulait pas marcher à côté d’elle, ni même la regarder ; et notre Sauveur le plaisantait et le priait d’être plus galant avec sa fiancée, et de lui donner le bras. Il marchait à quelques pas derrière, la tête basse et tout triste.

Ils arrivèrent ainsi à une forge. Il y avait là un forgeron très-renommé dans le pays, et à qui l’on ne parlait qu’avec respect et en l’appelant toujours : grand forgeron, le premier de tous les forgerons.

— Entrons un peu dans cette forge, dit notre Sauveur à ses compagnons de route.

Ils entrèrent tous les quatre, et Jésus-Christ dit au maître forgeron :

— Me permettrez-vous, forgeron, de faire une trempe saine[8] sur votre enclume, car moi aussi je suis forgeron.

Le forgeron regarda d’un air dédaigneux celui qui lui parlait de la sorte, haussa les épaules et ne répondit point. Mais son aide dit :

— Ce n’est pas de la sorte, mon brave homme, que l’on parle à mon maître, car sachez bien que c’est le premier forgeron qui soit au monde, et qu’il n’y en a pas un autre qui l’égale, ni même qui en approche.

— Comment donc faut-il parler à votre maître ?

— De cette façon, le chapeau à la main : « Salut à vous, grand forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ? »

— C’est bien, répondit notre Sauveur ; je vais alors lui parler comme vous dites.

Et, son chapeau à la main, il dit :

— Salut à vous, forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ?

— Avec plaisir, à présent que vous me parlez comme il convient, répondit le forgeron.

La mère du forgeron, vieille et caduque, se chauffait auprès du feu. Jésus-Christ la pria de s’éloigner un peu, et, prenant alors la fiancée de saint Pierre, il la jeta dans la fournaise.

— Jésus, que fais-tu là, méchant ? s’écria la mère du forgeron en voyant cela.

— Laissez-moi faire, grand’mère, et ne vous inquiétez de rien ; c’est pour son bien, comme vous le verrez bientôt.

— À la bonne heure ! pensait saint Pierre ; me voilà délivré de la vieille sorcière.

Peu après, notre Sauveur retira la vieille du feu avec des tenailles, et, la mettant sur l’enclume, comme une masse de fer rouge que l’on retire de la fournaise, il dit :

— Allons, prenez-moi chacun un marteau, et frappez ferme !

Et ils prirent tous des marteaux et battirent la vieille sur l’enclume, tout comme si c’eût été du fer ; saint Pierre surtout frappait de bon cœur.

Puis, notre Sauveur la remit au feu, puis l’en retira, et on la battit de nouveau sur l’enclume. Et ainsi par trois fois. La fiancée de Pierre, à force de passer au feu et d’être battue sur l’enclume, perdit sa bosse et ses autres difformités, et devint une femme jeune, belle et gracieuse, si bien que voilà tous les assistants émerveillés.

— Eh bien ! forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons, êtes-vous capable d’en faire autant ? demanda notre Sauveur au maître de la forge.

Il ne répondit rien et ne revenait pas de son étonnement.

— Alors, bien que vous vous fassiez appeler maître forgeron, le premier des forgerons, vous avez trouvé votre maître, il me semble ?

— C’est possible ; mais j’essaierai quand même, car j’ai de la peine à croire qu’il existe un forgeron au monde capable de faire quelque travail du métier que je ne puisse faire moi-même.

Les trois voyageurs partirent alors, et la jolie femme les suivit.

Saint Pierre était tout heureux, à présent, de se voir une fiancée si jeune et si belle, et il ne se faisait plus prier pour approcher d’elle. À peine eurent-ils quitté la forge, que le maître forgeron dit :

— Je ferai aussi ce qu’a fait cet homme-là, et il ne sera pas dit que j’ai trouvé encore mon maître.

Et, prenant sa vieille mère, il la jeta au feu. Mais, hélas ! quand il la retira de la fournaise pour la battre sur l’enclume, à chaque coup qu’ils frappaient, lui et son compagnon, le sang jaillissait de tous côtés avec des morceaux de chair rôtie et d’os broyés. Et ils frappaient de plus belle ; mais ils avaient beau faire, ils ne voyaient pas arriver la femme jeune et belle qu’ils attendaient. Voilà le forgeron désolé d’avoir tué sa mère, et inquiet des suites qui pouvaient en résulter pour lui. Il courut après les trois étrangers. Il les vit de loin qui gravissaient une côte et leur cria :

— Hé ! hé ! ne m’entendez-vous pas, seigneurs étrangers ?...

Ils entendaient bien, mais ils faisaient exprès la sourde oreille et continuaient de marcher. Alors le forgeron changea de langage, et il criait :

— Maître, cher maître, au nom de Dieu !...

— Qu’y a-t-il, mon brave homme ? demanda enfin Notre-Seigneur. Et il s’arrêta.

— Hélas ! il m’est arrivé un grand malheur !

— Que vous est-il donc arrivé, maître forgeron, le premier des forgerons ?

— Ma mère, ma pauvre mère est morte !

— Comment cela ?

— Hélas ! j’ai voulu faire comme vous pour la rajeunir, et je l’ai tuée !

— Comment ! ne m’aviez-vous pas dit que vous étiez maître forgeron et que vous n’aviez pas votre pareil au monde ?

— Hélas ! oui ; mais, d’après ce que je vois, je ne sais rien au prix de vous ; je vous demande pardon.

— Aimiez-vous bien votre mère ?

— Oh ! oui, je l’aimais bien, sûrement.

— Et vous la regrettez ?

— Oui, je la regrette du fond du cœur ; rendez-moi ma pauvre mère !

— Eh bien, retournez à la maison, et vous y retrouverez votre mère en vie et bien portante. Mais, une autre fois, soyez plus modeste, et ne dites pas que vous n’avez pas de maître sur la terre.

Le forgeron revint à sa forge et y trouva sa mère qui se chauffait, assise sur son escabeau de bois, au coin du feu, selon son habitude ; et ce fut une bonne leçon pour lui d’être moins orgueilleux, à l’avenir.

— Et saint Pierre fut-il marié ? demanda un des auditeurs.

— L’histoire ne le dit pas, répondit la conteuse ; mais je crois pourtant qu’il fut marié, car j’ai entendu parler du fils de saint Pierre, et il existe même un joli conte qui porte ce titre[9].





VIII


porpant.


Il y avait une fois (c’était du temps que notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, accompagné de saint Pierre et de saint Jean) un homme riche qui n’aimait que l’argent, et cette passion avait endurci son cœur et en avait fait une pierre, pour ainsi dire. Son nom était Porpant.

Notre Sauveur allait par le pays, prêchant partout la charité. Or, Porpant l’ayant entendu dire, dans un de ses sermons, que celui qui donnerait au pauvre en serait un jour récompensé et recevrait trois fois ce qu’il aurait donné, il prêta l’oreille et se dit en lui-même :

— Voilà mon affaire ! J’ai à la maison, dans un coin de mon armoire, soixante écus dont je ne fais rien, et j’aimerais bien à en avoir trois fois autant : cent quatre-vingts écus, c’est une jolie somme cela ! Je vais donc distribuer mes soixante écus aux pauvres, puisque ce prophète, de l’avis de tout le monde, ne dit jamais que la vérité et fait tous les jours des miracles.

Et il fit publier par le pays que tous les pauvres étaient invités à se rendre chez lui, le lendemain, pour qu’il leur distribuât une somme de soixante écus. Tout le monde fut bien étonné.

Comme bien vous pensez, les pauvres ne manquèrent pas de venir. Il en vint de tous les côtés, de tout âge et de toute misère. Et Porpant leur distribua ses soixante écus, jusqu’au dernier liard. Puis il attendit, plein de confiance.

Le lendemain matin, en se levant, il courut à son armoire, pour voir si l’argent promis était arrivé.

Mais rien n’était encore venu.

— Ce sera sans doute pour demain, se dit-il.

Mais le lendemain, rien encore, et le troisième jour pas davantage. Si bien que Porpant était déjà fort inquiet, et il se demandait :

— Est-ce que cet homme m’aurait trompé ? Oui, sans doute. Ah ! je suis ruiné, alors ; je suis le plus malheureux des hommes ! Mais il faut que je le retrouve, ce faux prophète !

Et il se mit à la recherche du prédicateur étranger. Il le rencontra qui se rendait à un bourg, dans les montagnes, avec ses deux compagnons. Un agneau dont on leur avait fait cadeau, dans un village voisin, les suivait.

Porpant alla droit à notre Sauveur, et, l’apostrophant d’un ton brusque :

— Vous avez dit, dans votre sermon de dimanche dernier, que celui qui donnerait aux pauvres recevrait trois fois ce qu’il aurait donné. J’avais à la maison soixante écus, dans le coin de mon armoire ; je les ai distribués aux pauvres, et je n’ai encore rien reçu. Et pourtant, voici le quatrième jour que j’ai donné mon argent. Est-ce que vous vous seriez moqué du monde ?

— Non, Porpant, lui répondit Jésus avec douceur ; mais, patientez un peu, et vous verrez qu’il en arrivera comme j’ai dit. N’ayez donc pas d’inquiétude à ce sujet ; votre argent se retrouvera. Emmenez, en attendant, cet agneau ; faites-le cuire, et nous irons le manger, ce soir, dans votre maison.

— À la bonne heure ! répondit Porpant.

Et il retourna chez lui, rassuré et emmenant l’agneau, pendant que les trois autres allaient prêcher la parole de Dieu, dans un bourg voisin.

Porpant, de retour à la maison, tua l’agneau, l’écorcha, puis il le mit à la broche devant un bon feu. Il était tendre et appétissant.

— Cet agneau doit être bien bon ! se disait-il, en le regardant cuire ; j’en aurai aussi ma part, sans doute.

Quand il le crut cuit à point, il le retira du feu, le débrocha et le déposa sur un plat. Et il se léchait les doigts, et l’eau lui en venait à la bouche en le regardant.

— Et quand j’en mangerais un morceau, pour voir s’il est cuit à point ? se disait-il. Je m’y prendrai, du reste, de telle façon qu’ils n’en sauront rien. Tiens ! voici précisément un morceau qu’on peut détacher sans qu’il y paraisse et qui doit être excellent.

Et il le détacha et le mangea. C’était le cœur.

Peu de temps après, les trois étrangers arrivèrent. L’appétit était bon, car ils avaient marché beaucoup. Aussi, se mit-on tout de suite à table. Porpant fut aussi invité à partager leur repas. Chacun taillait et découpait où il lui plaisait, et l’on faisait honneur à la cuisine de Porpant. Notre Sauveur, seul, paraissait triste et ne mangeait pas.

— Eh bien ! vous ne mangez donc pas, vous ? lui dit Porpant brusquement.

— Si... si, je vais manger aussi.

Et il cherchait quelque chose dans le plat et semblait contrarié de ne pas trouver ce qu’il cherchait.

— Que cherchez-vous donc ? lui demanda Porpant.

— Le cœur ; j’aime beaucoup le cœur, moi.

— Le cœur ? Je n’ai pas vu de cœur. Il n’avait pas de cœur, cet agneau-là !

— Excusez-moi, Porpant ; il devait avoir un cœur, comme tous les autres agneaux, car Dieu n’a créé ni homme ni animal sans un cœur.

— Je vous assure, moi, qu’il n’avait pas de cœur ! reprit Porpant avec vivacité.


Pendant qu’ils étaient encore à table, arriva la dame d’un château voisin, qui était riche, mais qui avait perdu la vue. Elle avait consulté des médecins et des savants renommés, et nul ne pouvait la guérir. Elle se jeta, en pleurant, aux pieds de notre Sauveur et lui promit une somme d’argent considérable, s’il lui rendait la vue. Sa douleur était grande et sa foi aussi. Notre Sauveur en fut touché. Il la prit par la main et la releva. Puis, mettant sa main droite sous la semelle de sa chaussure, il la retira aussitôt, la passa ensuite légèrement sur les yeux de la dame, et la vue lui fut rendue.

Dans sa joie et son bonheur de revoir la lumière du soleil béni, elle voulait donner toute sa fortune à celui qui l’avait guérie. Notre Sauveur lui prit cent écus seulement. Porpant, en voyant cela, ne put s’empêcher de dire :

— Cette dame est très-riche. Que ne lui demandez-vous cinq ou six mille écus ! Elle vous les donnerait aussi bien.

— Bah ! Porpant, c’est assez pour la peine que j’ai eue ; vous avez vu comme cela m’a été facile.

Quand la dame fut partie, notre Sauveur dit :

— Je vais, à présent, partager cet argent entre nous quatre.

Il en fit cinq parts et mit vingt écus dans chacune. Porpant, voyant cela, dit :

— Ce n’est pas bien partagé ainsi. Nous ne sommes que quatre ; pourquoi faire cinq parts alors ?

— Celui qui a mangé le cœur de l’agneau aura deux parts, répondit notre Sauveur.

— C’est moi ! c’est moi ! s’écria aussitôt Porpant.

— Comment, Porpant, vous m’aviez assuré que vous ne l’aviez pas mangé et que l’agneau n’avait pas de cœur !

— Si ! si ! je l’ai mangé ; c’est bien moi.

— Alors, prenez deux parts.

Et Porpant prit deux parts et les mit dans sa poche. Puis les trois étrangers se remirent en route.

Porpant avait observé, avec beaucoup d’attention, comment notre Sauveur s’y était pris pour rendre la vue à la dame aveugle, et il se disait :

— N’est-ce que cela ? ce n’est pas difficile. Je suis sûr, à présent, de gagner beaucoup d’argent, et cela sans mal. Je vais me mettre à voyager pour rendre la vue aux riches marchands, aux nobles, aux princes et aux rois qui en sont privés, et en peu de temps je deviendrai très-riche.

Et il se rendit tout droit à Paris. Dès le lendemain de son arrivée, il fit publier par toute la ville qu’un médecin étranger venait d’arriver qui rendait la vue à tous ceux qui en étaient privés, que ce fût de naissance ou par accident, et cela sans leur causer la moindre douleur.

Il se trouvait que la fille unique du roi avait les yeux malades depuis quelque temps, et elle était menacée de perdre la vue complètement. Tous les médecins et les chirurgiens du royaume l’avaient visitée, sans pouvoir lui apporter aucun soulagement. On fit venir aussi Porpant, et on lui promit de l’or et de l’argent autant qu’il en pourrait porter, s’il guérissait la princesse.

— Cela commence bien ! se disait Porpant en lui-même, tant il se croyait sûr du succès.

Il examina les yeux de la princesse, comme s’il s’y connaissait, et dit ensuite avec une grande assurance :

— Ce n’est que cela ? et vos médecins et vos chirurgiens ne peuvent pas guérir un mal si léger ? Ah ! vraiment, ce sont des ânes ! Vous allez voir comme c’est facile.

Et il passa sa main droite sous sa chaussure, comme il l’avait vu faire à notre Sauveur, puis il en frotta les yeux de la princesse.

— Vous devez voir à présent ? lui dit-il alors.

— Non, je ne vois pas mieux, répondit-elle.

Et il passa de nouveau la main sous sa chaussure et frotta plus fortement les yeux de la princesse.

— Et à présent ? lui demanda-t-il encore.

— Hélas ! je ne vois pas mieux.

Et le voilà de repasser la main sous sa chaussure et de frotter encore les yeux de la princesse, et si rudement que, n’y pouvant tenir, elle criait :

— Assez ! cessez, je vous en prie ! vous me rendrez tout à fait aveugle !

C’est ce qu’il fit, en effet, et si la princesse voyait peu auparavant, à présent elle ne voyait plus du tout. Jugez de la colère du roi ! Porpant fut jeté dans une basse-fosse, en attendant qu’on le fît mourir, le lendemain.

Un peu avant l’heure fixée pour son supplice, le prédicateur étranger (notre Sauveur) arriva au palais avec ses deux compagnons, et il parla ainsi au roi :

— Mettez en liberté l’homme que vous avez fait jeter en prison hier, et je rendrai la vue à la princesse.

Le roi répondit :

— Commencez par rendre la vue à ma fille, car je n’ai plus aucune confiance en la science des médecins.

Notre Sauveur se contenta de toucher du bout des doigts les yeux de la princesse et de lui dire :

— Regardez ; ne voyez-vous pas ?

— Oui, je vois ! je vois !.... s’écria-t-elle en levant ses mains et ses yeux vers le ciel.

Et aussitôt la joie succéda à la tristesse dans tout le palais.

Porpant fut alors remis en liberté, et notre Sauveur lui dit :

— Retournez chez vous, Porpant ; soyez charitable envers les pauvres, et n’essayez plus jamais de faire ce que nul autre que Dieu ne peut faire.

— Et mes soixante écus triplés ? demanda-t-il encore.

— Contentez-vous, quant à présent, de les avoir doublés, puisque vous avez eu deux parts dans le partage des trois cents écus de la dame aveugle à qui j’ai rendu la vue ; plus tard, ils pourront être triplés dans le ciel.

Porpant retourna à la maison, un peu confus, et il reconnut alors seulement que le prédicateur étranger n’était autre que le bon Dieu lui-même[10].

(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)


L’épisode du cœur mangé se retrouve aussi presque mot pour mot dans le Sac de la Ramée conte de Deulin. C’est le cœur d’un lièvre, au lieu de celui d’un agneau.

Il en est de même de l’épisode final ; seulement, au lieu de la guérison d’une fille malade de la vue, c’est un mort que saint Pierre ressuscite. La Ramée veut ressusciter le fils du duc de Brabant, qui est mort ; mais il oublie les paroles sacramentelles, et il va être pendu, quand saint Pierre arrive aussi à son secours.


IX


saint philippe.


Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, accompagné de quelques-uns de ses apôtres, entre autres saint Pierre, saint Jean et saint Philippe.

Un jour, ils se trouvèrent dans une belle vallée où il y avait une fontaine à l’eau fraîche et limpide, et ils s’assirent sur le gazon, à l’ombre d’un chêne, pour se reposer un peu. Le soleil était brûlant, et les oiseaux chantaient sur les branches, au-dessus de leurs têtes. Saint Philippe dit :

— Quel bel endroit pour y bâtir une chapelle !

— C’est vrai, répondirent saint Pierre et saint Jean.

— Seriez-vous content, maître, de nous voir bâtir une petite chapelle ici ? demandèrent-ils à notre Sauveur.

— Oui, répondit-il, mais à la condition que vous n’y travaillerez pas le dimanche.

— C’est entendu, nous n’y travaillerons pas le dimanche.

— Alors, vous pouvez vous y mettre ; pendant ce temps-là, moi, j’irai faire un tour dans les montagnes de la Cornouaille, et, quand je reviendrai, je verrai ce que vous aurez fait.

Notre Sauveur se dirigea donc vers les montagnes de la Cornouaille, et saint Pierre, son grand ami, l’accompagna. Philippe et Jean restèrent pour bâtir la chapelle. Ils allèrent de tous côtés chez les habitants du pays, pour les prier de leur venir en aide, et tous leur donnèrent quelque chose, selon leurs moyens : les uns des chevaux et des charrettes pour charroyer des pierres ; d’autres donnèrent du bois et d’autres de l’argent ; d’autres, comme les maçons, les charpentiers, les couvreurs, vinrent travailler eux-mêmes, et de cette façon fut construite une belle chapelle, en peu de temps.

Quand notre Sauveur revint, un samedi soir, tout était terminé ; il ne manquait plus qu’une croix sur le sommet du clocher. Le dimanche matin, saint Philippe dit à saint Jean et à saint Pierre :

— Nous avons oublié une chose : il manque encore une croix sur le haut du clocher ; il faudra en mettre une, avant de prier notre maître de bénir la chapelle.

— C’est vrai, répondirent les deux autres ; mais c’est aujourd’hui le dimanche, et le maître, vous le savez bien, nous a bien recommandé de ne pas travailler ce jour-là.

— Je le sais bien ; mais, poser une croix sur le sommet du clocher d’une chapelle, ce n’est pas travailler ; cela peut très-bien se faire un dimanche.

— Je pense comme vous, dit saint Jean ; et vous, Pierre ?

— Moi, je ne dis rien, répondit saint Pierre.

Saint Philippe se hâta de faire une croix de bois, puis, montant sur le clocher, il la fixa au sommet.

Alors ils prièrent notre Sauveur de visiter la nouvelle chapelle et de vouloir bien la bénir. Jésus-Christ trouva tout très-bien, et leur témoigna son étonnement de voir ce qu’ils avaient fait en si peu de temps.

— Vous n’avez pas travaillé le dimanche ? leur demanda-t-il.

— Non, maître, nous n’avons pas travaillé le dimanche.

— Du tout, du tout ?

— Non, vraiment... si ce n’est pourtant la croix qui a été montée, ce matin, sur le sommet du clocher.

— Ah ! c’est assez ; je vous avais bien recommandé de ne faire aucun travail le dimanche ; à présent, il faudra mettre le feu à la chapelle.

— Comment ? maître, incendier notre chapelle, qui est si jolie, et qui nous a coûté tant de peine !…

— Oui, il faudra la brûler. Qui a fait la croix ?

— C’est moi, maître, répondit saint Philippe.

— Eh bien ! Philippe, alors, c’est aussi vous qui y mettrez le feu.

Et il fallut que Philippe, à son grand regret, mît le feu à la chapelle. Mais l’incendie se propagea avec tant de rapidité qu’il ne put sortir, et il y périt. Tout fut réduit en cendres, en un clin-d’œil.

— Le pauvre Philippe ! dit alors notre Sauveur. Mais voyons si nous ne trouverons aucun débris de lui, quelque ossement calciné.

Et ils se mirent à chercher tous les trois parmi les cendres. Notre Sauveur trouva un os calciné, qui avait la forme d’une cuiller à manger de la soupe, et il le mit dans sa poche. Puis ils se remirent en route. Ils n’étaient plus que trois. Quand la nuit vint, ils demandèrent à loger chez un riche fermier. Ils y furent bien accueillis, et on leur prépara à chacun une écuellée de soupe pour leur souper. Comme la servante leur présentait leurs écuelles :

— Tiens ! dit-elle, vous êtes trois, et je n’ai pris que deux cuillers ; je vais en chercher une troisième.

— Ce n’est pas la peine, dit notre Sauveur ; moi, j’ai ma cuiller avec moi, dans ma poche.

Et il tira de sa poche l’os qu’il avait recueilli parmi les cendres de la chapelle incendiée et qui avait pris la forme d’une cuiller. Puis il demanda à la servante :

— La soupe est-elle bonne ?

— Je pense que oui, répondit-elle.

— L’avez-vous goûtée ?

— Non.

— Eh bien ! mangez-en une cuillerée pour voir.

Et il présenta une cuillerée de soupe à la servante, qui avala la cuiller avec la soupe.

— Jésus, mon Dieu ! s’écria-t-elle, j’ai avalé la cuiller ! je ne sais comment cela est arrivé.

Et elle était toute honteuse.

— Bah ! peu importe ; donnez-moi une autre cuiller, dit notre Sauveur.

Le lendemain, de bonne heure, les trois voyageurs se remirent en route.

Quelque temps après que ceci s’était passé, la servante se trouva enceinte, et elle fut renvoyée de la ferme, comme une fille de mauvaise vie. Elle ne put trouver à se placer nulle part, vu l’état où elle était, et elle fut réduite à mendier de porte en porte. Quand on lui demandait qui était le père de son enfant, elle répondait toujours :

— Je ne sais pas ; c’est arrivé par la volonté de Dieu.

Quand son temps fut venu, elle accoucha, dans une étable, sur la paille. Elle donna le jour à un fils, un enfant superbe. Il fut baptisé, et on lui donna le nom de Philippe, parce qu’il naquit le jour de la fête de saint Philippe.

Un an ou deux plus tard, notre Sauveur repassa par ce pays avec saint Pierre et saint Jean, et ils logèrent encore dans la même maison que la première fois. Notre Sauveur demanda à la maîtresse de la maison :

— Où est la servante qui était ici, quand nous passâmes, l’autre fois ?

— Je l’ai renvoyée, répondit la maîtresse ; ce n’était pas une honnête fille : elle a eu un enfant.

— Savez-vous où elle est, à présent ?

— Sa situation est bien triste ; elle n’a pas trouvé à se replacer en quittant notre maison, et elle habite avec son enfant dans une petite hutte d’argile, au bord de la route, où elle vit misérablement des aumônes des gens charitables.

— Sait-on qui est le père de son enfant ?

— Non ; quand on l’interroge à ce sujet, elle répond toujours que Dieu seul est cause de tout, et elle ne se plaint jamais de son sort.

Le lendemain matin, les trois voyageurs se rendirent à la hutte de la servante. Quand ils y arrivèrent, elle était à filer sur son rouet, tout en chantant. L’enfant jouait au seuil de la porte, et aussitôt qu’il aperçut notre Sauveur, il courut à lui et le prit par sa robe en disant :

— Mon père !

— Qui est le père de l’enfant ? demanda Jésus-Christ à la mère.

— Je ne sais pas, répondit-elle ; Dieu me l’a envoyé, et je ne lui connais pas d’autre père.

— Voudriez-vous le donner à Dieu, dès à présent ?

— Je suis bien pauvre, et j’ai bien de la peine à vivre, et pourtant je ne voudrais pas voir mon enfant mourir.

— Eh bien ! c’est moi qui suis son père ; donnez-le-moi, et retournez à la maison où vous serviez, et vous y serez bien reçue. Vous êtes en ce moment aussi pure et aussi vierge que vous le fûtes jamais.

La fille retourna à la maison où elle servait auparavant, et elle y fut bien reçue. Quant à son enfant, il suivit notre Sauveur. Mais il crût soudainement et parut avoir une trentaine d’années, et saint Pierre et saint Jean reconnurent que c’était saint Philippe lui-même, et ils éprouvèrent une grande joie de le retrouver, et ils continuèrent leur route tous les quatre, comme devant.

(Conté par Marguerite Philippe.)


Dans le conte égyptien des Deux frères, recueilli sur un papyrus et traduit par M. Maspero (il se trouve dans son volume de : Contes égyptiens, de la collection Maisonneuve), une princesse devient enceinte parce qu’un copeau lui a volé dans la bouche. Ce copeau était venu d’un arbre qui était une des transformations de Batou (un des frères), lequel revint au monde sous la forme de son propre fils et monta sur le trône.

Cf. aussi plusieurs similaires cités par M. Husson, Chaîne traditionnelle, p. 94-95, entre autres une légende galloise du Mabinogion où Ceridven poursuit Gwion ; l’un et l’autre ont recours à des transformations successives ; finalement, Gwion se change en grain de blé ; Ceridven se change aussitôt en poule et avale le grain de blé : elle est aussitôt fécondée.

Cf. encore la cervelle de poisson qui, mangée par une femme, donna naissance à trois jumeaux (Sébillot, le Roi des Poissons, n° 18 ; Webster, Le Pêcheur et ses fils) ; le ventre mangé par une femme, la tête par une chienne, la queue par une jument, qui les rend fécondes toutes les trois (Bladé, les deux Jumeaux), et les notes de M. Kœhler, dans Orient und Occident, t. VI, p. 118 sqq.).





X


jannig ou les trois souhaits.



_____Il n’y a pas de doute qu’autrefois
Celui qui avait deux bons yeux n’était pas aveugle ;
_____Celui qui n’a qu’un bon œil
_____Est borgne, je le présume,
Et il lui faut faire deux fois la même route
_____Pour voir les deux côtés du chemin[11].



Il y avait une fois un homme nommé François Le Falc’her, parce qu’il était faucheur de son état, qui habitait une pauvre chaumière, non loin de l’ancienne abbaye de Bégar. Il se faisait vieux, et comme sa femme, Marguerite Kerlogod, était morte depuis quelques années déjà, il était resté seul avec un fils, un beau gars courant sur ses dix ans, intelligent et éveillé. Ennuyé de vivre si seul, Le Falc’her voulut se remarier, et il prit la fille d’un aubergiste du bourg de Gjat-Askorn, qui n’avait pas encore vingt ans. Il s’en repentit bientôt. Cette fille était une tête éventée, et elle n’aimait que le plaisir, les pardons, les danses et les parures. De plus, elle était paresseuse, comme si elle avait eu mille écus de rente, et — ce qui n’arrive que trop souvent — elle était dure et mauvaise envers le fils de son mari, qui s’appelait Jannig. Le père de Jannig partait tous les jours, de bon matin, pour aller travailler à la journée dans les fermes et les manoirs du pays, et quelquefois aussi à l’abbaye de Bégar, — car les moines possédaient une vaste étendue de terrain sous bois et pâturages, avec une haute muraille autour. Dès qu’il était sorti de la maison, la marâtre au cœur dur forçait Jannig de quitter son lit, et elle l’envoyait garder quelques maigres moutons, sur une lande, à quelque distance de là. Elle lui donnait, pour toute pitance, un morceau de pain d’orge, moisi et sans sel, et, quelque temps qu’il fît, il ne devait jamais rentrer avant le coucher du soleil. Il fallait passer une petite rivière pour aller à la lande, et, comme il n’y avait pas de pont dessus, Jannig était obligé de charger ses moutons sur ses épaules et de leur faire ainsi passer la rivière, l’un après l’autre, car les moutons sont comme les chats, ils n’aiment pas l’eau.

Quand vint le printemps, Jannig, qui n’était ni un sot ni un paresseux, songea à construire lui-même un pont sur la rivière, pour faire passer ses moutons et n’être plus obligé d’entrer dans l’eau glacée, pendant l’hiver. Il se mit donc au travail avec courage, avançant un peu chaque jour, si bien que, pour la fête de la sainte Vierge, à la mi-août, le pont était entièrement terminé.

En ce temps-là, Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, avec une partie de ses apôtres. Un jour qu’il était seul avec saint Pierre, son grand ami, ils arrivèrent au pont de Jannig, vers midi.

— Tiens ! s’écria saint Pierre, on a construit un pont sur la rivière, depuis la dernière fois que nous avons passé par ici. Qui donc a fait cela ? N’importe, nous en profiterons pour passer l’eau, à pied sec, plus heureux que l’autre fois.

Et ils passèrent sur le pont. Quand ils furent de l’autre côté de l’eau, ils aperçurent Jannig assis au bord de la rivière, laissant pendre ses pieds au fil de l’eau claire et écorchant une baguette de coudrier, tout en sifflant et chantant tour à tour.

— Bonjour, mon enfant, lui dit notre Sauveur ; ton petit cœur est bien gai.

— Bonjour à vous, mes gentilshommes (il les prenait pour des gentilshommes), répondit l’enfant ; il fait si beau vivre, aujourd’hui que le bon Dieu daigne nous envoyer son soleil béni !

— Dis-moi, mon enfant, reprit notre Sauveur, sais-tu qui a fait ce pont neuf ?

— C’est moi, messeigneurs, répondit Jannig, pour faire passer mes moutons, et aussi pour la commodité des honnêtes gens comme vous, qui ne seront plus obligés de se mouiller les pieds.

— Ton langage me plaît, mon enfant, et je voudrais faire quelque chose pour toi ; fais-moi trois demandes, celles que tu voudras, et je te les accorderai.

— N’importe ce que je demanderai ?

— N’importe ce que tu demanderas, pourvu cependant que ce ne soit rien de mal.

— Vous voulez vous moquer de moi, je pense ; il n’y a que le bon Dieu qui puisse faire cela.

— Demande toujours, dit saint Pierre ; tu ne sais pas à qui tu parles.

— Eh bien, reprit Jannig, je demande premièrement que tout ce que je souhaiterai s’accomplisse aussitôt.

— Accordé, reprit le bon Dieu.

— En second lieu, je demande…

— Demande le paradis, dit saint Pierre en l’interrompant.

— Ah ! oui, du pain doux[12] ; il me semble que j’en ai assez de pain doux comme cela ! Ma marâtre ne met jamais un grain de sel ni dans mon pain ni dans ma soupe… Je demande donc, en second lieu, un arc avec lequel j’atteindrai tout ce que je viserai.

— Accordé, répondit encore le bon Dieu ; mais, au moins garde-toi de te servir de ton arc pour faire le mal.

— Et enfin, en troisième lieu, je demande…

— Le paradis ! dit encore saint Pierre.

— Laissez-moi donc tranquille, vous, avec votre pain doux... Je demande, en troisième lieu, une flûte qui fera danser, malgré eux, tous ceux qui l’entendront, quand j’en jouerai.

— Accordé ! dit encore le bon Dieu ; je t’accorde tes trois souhaits ; mais n’en abuse pas pour faire du mal à personne, et nous nous reverrons encore un jour. Au revoir donc, mon enfant.

Et les deux voyageurs continuèrent leur route, tout en causant.

Jannig, resté seul, se demandait qui pouvaient être ces deux étrangers, qui avaient fort bonne mine, et qui lui avaient cependant dit des choses si étranges.

— Sans doute qu’ils ont voulu se moquer de moi, pensait-il ; n’importe, voyons un peu. J’ai faim, et je n’ai là qu’une croûte de pain d’orge tout moisi… Si pourtant ce qu’ils m’ont dit pouvait être vrai !… Ils avaient l’air d’honnêtes gens… Il y a bien longtemps que je n’ai pas fait de bon repas ! Avant que mon père se fût remarié, j’avais quelquefois du pain blanc, des crêpes et un morceau de lard, et même des saucisses et des boudins ! Ah ! si je pouvais voir toutes ces bonnes choses, à l’ombre de ce hêtre !...

Et, aussitôt le souhait formé, il vit toutes ces choses, sur une nappe blanche étendue sur le gazon, à l’ombre du hêtre. Il en fut si étonné, qu’il resta à les contempler, immobile, et la bouche et les yeux grands ouverts. Il croyait rêver. Il s’approcha doucement, et comme s’il craignait que tout s’envolât et disparût au moindre bruit. Quand il fut près de ces mets délicieux, dont la vue et l’odeur lui faisaient venir l’eau à la bouche, il regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, il prit une saucisse et y mordit à belles dents. C’était bien une vraie saucisse ; elle était délicieuse. Puis il en prit une autre, et du lard, et des boudins !… Il y avait aussi du cidre !... Quand il fut rassasié, à ne plus pouvoir rien manger ni boire, la nappe disparut avec tout ce qu’il y avait dessus, sans qu’il sût comment.

— À la bonne heure ! se dit-il ; me voici un gaillard, à présent ! Plus de pain moisi, ni de soupe sans sel, ma marâtre ! Pourvu que cela puisse durer !…

Quand le soleil se coucha, Jannig rassembla ses moutons, et revint à la maison en chantant et en sifflant. Il alla tout de suite se coucher, sans attendre son souper. Sa marâtre ne lui demanda seulement pas s’il était malade, en le voyant se mettre au lit sans souper. Le lendemain matin, il se rendit à la lande avec ses moutons, comme tous les jours, mais plus joyeux que d’ordinaire. Quand l’heure du dîner fut venue, il fit le même régal que la veille. Il demanda même du rôti et du vin en plus. Puis il s’amusa, le reste du jour, à tirer des hirondelles et d’autres oiseaux avec son arc. Il n’en manquait pas un seul, et il était lui-même émerveillé de son adresse. Avant de ramener ses moutons à la maison, il fit encore un autre repas. Au bout de quelques jours de ce régime, la marâtre de Jannig remarqua que le gars engraissait et avait bonne mine ; de plus, il était joyeux et content, et sifflait et chantait continuellement, lui si chétif et si triste naguère. Cela lui paraissait étrange et lui déplaisait même. Un moine de l’abbaye venait souvent la voir, en l’absence de son mari, et elle lui demanda ce qu’il pensait d’un changement si subit et si complet.

— Ce garçon-là, répondit le moine, doit voler de l’argent quelque part, ou peut-être bien a-t-il trouvé moyen de pénétrer dans la cuisine de l’abbaye, où il prend de la viande, du vin et autre chose, et voilà pourquoi il se porte si bien et a de si belles couleurs. Mais laissez-moi faire ; je surveillerai le gars, et je saurai bientôt à quoi m’en tenir à ce sujet.

Le lendemain donc, le moine alla se cacher dans un buisson, sur la lande, afin de pouvoir surveiller de là le petit pâtre. Quand l’heure du dîner arriva, vers midi, Jannig fut servi comme à l’ordinaire, et il se mit à manger, sans se soucier de rien. Le moine s’élança alors de sa cachette, en criant :

— Je le savais bien ! Je t’y prends, mon drôle ! Mais, sois tranquille, dans trois jours, tu seras pendu devant la porte de l’abbaye !

— Que me veut ce démon ? dit Jannig, sans s’émouvoir. Il voudrait sans doute manger mon lard et mon rôt, et boire mon vin ; il n’y a rien pour vous, mon brave homme ; continuez votre route.

— Je te ferai pendre, petit voleur ! reprit le moine.

— Voleur !... dit Jannig, sentant le sang lui monter à la tête.

— Oui, voleur, et tu seras pendu ; tu as volé tout cela à la cuisine de l’abbaye.

— En êtes-vous bien sûr ?

Et Jannig prit sa flèche.

— Oui, j’en suis sûr.

— Aussi sûr qu’il y a une pie là-bas sur ce buisson d’épine ?

Et il montrait au moine une pie perchée sur un buisson d’épine.

— Oui, aussi sûr qu’il y a une pie sur ce buisson d’épine.

— Et que je vais la tuer, d’un coup de flèche ?

— Tu es trop maladroit pour cela.

— L’irez-vous chercher, dans le buisson, si je la tue ?

— Oui, si tu la tues ; mais il n’y a pas de risque.

Jannig lança sa flèche et abattit la pie au milieu des ronces et des épines, puis il dit :

— Allons, moine, mon gros moine, allez me chercher la pie ; elle est tombée.

Et le moine entra dans le buisson d’épines et de ronces en grognant et en jurant. Jannig prit alors sa flûte et se mit à en jouer. Et voilà aussitôt le moine de sauter et de se trémousser parmi les ronces et les épines, en pestant et en poussant des cris arrachés par la douleur. Ses yeux brillaient, dans leurs orbites, comme deux charbons ardents. Au bout d’une demi-heure de ce manège, tout son froc s’en était allé en lambeaux, et sa chemise aussi, et il était nu. Tout son corps était lacéré et couvert de sang. Il criait : Grâce ! grâce ! d’une voix lamentable. Enfin, Jannig eut pitié de lui, et il cessa de souffler dans sa flûte. Alors le pauvre moine put sortir du buisson, et il partit, honteux et confus comme un chat fouetté. Je ne sais comment il fut reçu à l’abbaye, quand il y arriva, dans cet état pitoyable. Il fut encore heureux de ne pas rencontrer de chiens dans son chemin, car ils l’auraient dévoré. L’abbé le fit venir en sa présence, pour lui rendre compte de sa situation. Il dit qu’il avait été mis dans cet état par un jeune pâtre nommé Jannig, lequel était sans doute sorcier, et qui, de plus, volait les provisions de bouche et le vin de l’abbaye.

— Voler le vin de l’abbaye ! s’écria l’abbé.

Et il alla aussitôt trouver le juge, pour lui demander justice. Jannig fut appelé devant le juge et condamné à être pendu.

Le jour où devait être exécutée la sentence, devant l’abbaye de Bégar, une grande affluence de peuple était accourue de toutes les communes voisines. Le moine était là aussi, auprès de son amie, la marâtre de Jannig, et ils riaient et plaisantaient tous les deux. Jannig était au pied de la potence, et on apprêtait la corde. Pourtant, il ne paraissait ni inquiet ni triste, ce qui étonnait tout le monde. Il demanda, pour dernière grâce, qu’avant de lui passer la corde au cou, on le laissât jouer encore un air sur sa flûte. Le juge et l’abbé n’y virent aucun inconvénient, et ils lui dirent qu’il pouvait jouer un air. Cependant, le moine, à la vue de sa flûte, cria qu’il fallait l’empêcher de souffler dans cet instrument, parce qu’il était enchanté. Mais Jannig s’empressa de souffler dans sa flûte, et voilà aussitôt tous les assistants de se mettre en branle. Le juge, le bourreau, l’abbé, les moines, les spectateurs, tout le monde, hommes et femmes, jeunes et vieux, sautaient et gambadaient, à qui mieux mieux. Ils chantaient et riaient, et levaient leurs robes, et tournaient dans une ronde folle et irrésistible : c’était comme un véritable sabbat. En ce moment, vint à passer par la place, allant à Lannion, un marchand de bœufs de la Cornouaille, avec plusieurs paires de bœufs couplés sous le joug. En voyant cela, Jannig eut une drôle d’idée. Il souhaita que sa marâtre et son moine fussent couplés, comme les bœufs, et attachés sous le même joug ; ce qui fut fût aussitôt. La danse tourbillonnait toujours de plus belle, et le moine et la marâtre, avec leur joug, lancés à travers la foule, renversaient et blessaient beaucoup de monde, et l’on criait sur de tous côtés : — À mort ! à la potence ces méchants ! ces deux animaux sauvages !...

— Assez ! grâce ! grâce ! criaient le juge et l’abbé.

Enfin, après une heure de cette danse diabolique, Jannig cessa de souffler dans sa flûte, et tout s’arrêta, à l’instant. Les danseurs étaient en nage, et la sueur coulait le long de leurs membres, comme s’ils sortaient d’un étang. Jannig put se retirer tranquillement, sans que personne s’y opposât, et la marâtre et son ami le moine furent pendus, séance tenante.

Jannig resta à la maison avec son père, qui commençait à se faire vieux, et ils vécurent ensemble, heureux et estimés d’un chacun, dans le pays, car ils faisaient du bien à tout le monde, et bientôt il n’y eut plus de pauvres, à plusieurs lieues à la ronde.


Quelques-uns font finir le conte ici ; mais d’autres vont plus loin et racontent comment le vieux Falc’her, ayant acheté du bois et fait des fagots, Jannig, qui aimait à aller toujours garder ses moutons sur la lande, chargea un fagot sur le dos de chacun de ses moutons, pour venir à la maison. La fille du roi, qui se promenait dans le pays, rencontra sur sa route les moutons chaînés de cette façon, et elle se mit à injurier Jannig, qui les suivait, l’appelant méchant, imbécile, idiot !

— Je désire être le père de l’enfant que tu mettras au monde, pensa Jannig, en entendant cela.

Et voilà que la princesse devint enceinte, quelque temps après. Elle était désolée et ne pouvait s’expliquer comment cela était arrivé. Elle mit au monde un fils, un enfant magnifique. Le vieux roi était furieux.

— Qui est le père de l’enfant ? demanda-t-il à sa fille.

— Je ne sais pas, répondit-elle en pleurant.

Le roi fit venir son devin, pour le consulter. Le devin réfléchit, consulta ses livres, puis il parla de la sorte :

— Sire, voici ce qu’il faudra faire : la princesse devra se mettre sur le balcon du palais, tenant dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel aura une orange dans la main droite. Alors vous ferez passer sous le balcon les courtisans et les officiers de votre cour, puis tous les nobles et les seigneurs du royaume, enfin tous vos sujets mâles, s’il le faut, jusqu’à ce que l’enfant, reconnaissant son père, lui présente l’orange.

Le roi donna des ordres pour mettre à exécution le conseil de son devin. Au jour fixé, la princesse, magnifiquement parée, se plaça sur le balcon du palais, ayant entre ses bras son enfant, qui tenait une orange dans la main droite. Le défilé commença alors. Les courtisans, les pages et les gens de la cour passèrent d’abord ; puis vinrent les généraux, les officiers et toute l’armée ; ensuite passèrent tous les nobles et autres seigneurs du royaume... L’enfant avait toujours son orange dans la main. Le vieux roi n’avait pas l’air content. Il se tourna vers son devin et lui dit :

— Il me semble qu’il est inutile de continuer, car le père de l’enfant de ma fille ne peut pas être un homme du peuple !

— Pardonnez-moi, sire ; faites continuer le défilé, et soyez certain que l’enfant ne manquera pas de reconnaître son père, quand il viendra à passer.

Le défilé continua donc, pendant plusieurs jours. Les marchands, les artisans, les ouvriers, les paysans, les gens de toutes les conditions enfin, avaient passé sous le balcon, et l’enfant n’avait encore présenté son orange à personne. On désespérait de découvrir le père par ce moyen. On vit alors accourir, enfourchant un bâton, comme les enfants qui jouent au cheval, un homme fort mal habillé et qui paraissait être un idiot.

— Place ! criait-il, place à l’époux de la princesse !

C’était Jannig. Tout le monde partit d’un grand éclat de rire. Il passa sous le balcon. L’enfant lui sourit et lui présenta son orange. On ne riait plus ; mais grand était l’étonnement de chacun. Le roi ne se possédait pas de colère.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Jannig Le Falc’her, répondit-il ; Jannig le pâtre, votre gendre, sire.

— Mon gendre ! cria le roi, en écumant de rage, un pâtre ! un idiot !... jamais ; j’aimerais mieux mourir !

— En attendant, j’emmène votre fille et son enfant, sire ; peut-être un jour vous trouverai-je dans de meilleures dispositions à mon égard, répondit tranquillement Jannig.

Et il lui suffit de souhaiter que la princesse et son enfant le suivissent, pour que cela se fît, sans que personne songeât seulement à s’y opposer. Il les conduisit dans une île, au milieu de la mer. Il souhaita avoir dans cette île un palais beaucoup plus beau que celui de son beau-père ; et le souhait fut encore accompli, aussitôt que formé. Enfin, il souhaita encore que son île fût reliée à la terre ferme par un magnifique pont, avec trois hôtelleries, dont une à chaque extrémité et une autre au milieu ; ce qui fut encore exécuté, à l’instant même. Il mit alors de ses gens dans ces hôtelleries, avec ordre d’y bien recevoir tous les voyageurs, et les pèlerins, et les mendiants qui se présenteraient, et de leur servir à manger et à boire à discrétion de tout ce qu’ils demanderaient, et cela gratuitement ; il se chargeait, du reste, de fournir les provisions. Cela lui coûtait si peu !

Cependant, le roi, indigné de la manière dont sa fille lui avait été enlevée, s’occupa de la retrouver. Il envoya des ambassadeurs à sa recherche. Ceux-ci, après avoir parcouru tout le royaume, arrivèrent au pont qui réunissait l’île de Jannig au continent. Ils furent bien étonnés de voir un si merveilleux travail, dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils entrèrent dans la première hôtellerie et y demandèrent à loger. Ils furent si bien reçus et si bien traités, qu’ils ne songèrent à continuer leur route qu’au bout de huit jours. Mais ils n’allèrent pas loin. Ils entrèrent, en passant, dans l’hôtellerie du milieu du pont, sous prétexte de boire un verre de vin seulement, et y restèrent encore quinze jours. Puis il poussèrent jusqu’à la troisième hôtellerie, et y restèrent si longtemps, que le roi, voyant qu’ils ne revenaient pas, envoya une troupe de soldats à leur recherche, avec plusieurs officiers. Les soldats, après beaucoup de courses inutiles, dans différentes directions, finirent par arriver aussi au pont, et y rencontrant les ambassadeurs qui banquetaient et riaient, et chantaient, et ne songeaient pas au retour, ils se mirent à faire comme eux. Il fallait voir quels festins et quels ébats c’était alors ! Il y avait, à toute heure du jour comme de la nuit, des tables servies et couvertes des meilleurs mets, et des tonneaux de vin et de cidre défoncés, où chacun puisait à satiété. Puis des chants et des danses, car Jannig venait les voir souvent et les faisait danser, aux sons de sa flûte. Personne ne parlait de retourner sur ses pas ni de pousser plus loin. On se trouvait si bien là !

Il y avait longtemps que cela durait, lorsque le vieux roi, ne voyant revenir ni ses ambassadeurs ni ses officiers, et ne recevant aucune nouvelle d’eux, se décida à se mettre lui-même à leur recherche. Il partit donc seul avec son vieil archevêque. Ils arrivèrent aussi au pont, et, y trouvant leurs gens dans l’état que vous savez, tout leur fut alors expliqué, si ce n’est pourtant l’existence du pont lui-même. Jannig se trouvait là aussi, avec sa femme, quand les deux vieillards arrivèrent. Ils vinrent tous les deux au devant du roi, le saluèrent respectueusement, et Jannig lui dit :

— Eh bien ! mon beau-père, vous venez sans doute pour assister à notre noce ? Nous vous attendions.

— Insolent ! répondit le roi, furieux, je te ferai pendre, comme un manant que tu es !

— Sire, dit alors l’archevêque, qui voyait qu’il y avait de la magie dans l’affaire, et qu’ils n’étaient pas de force à lutter, — sire, je vous conseille de donner votre consentement à leur mariage.

— Jamais ! J’aimerais mieux mourir ! répondit le vieux roi.

Et il tourna le dos à Jannig et à sa fille.

— Eh bien ! dit tranquillement Jannig, en tirant sa flûte de sa poche, vous danserez, alors, beau-père.

Et il commença de souffler dans sa flûte. Et aussitôt, voilà tout le monde d’entrer en danse, les ambassadeurs, les officiers, les soldats, et le vieil archevêque, et le roi lui-même. Tous tournaient, sautaient et gambadaient, pêle-mêle, se heurtant, se bousculant, sans pouvoir s’arrêter. L’archevêque et le roi n’aimaient guère ce jeu, contraire à leur âge et à leur dignité ; mais il fallut danser quand même. « Assez ! assez ! grâce ! grâce ! » criaient-ils. Enfin, Jannig eut pitié d’eux ; il cessa de souffler dans sa flûte, et la danse s’arrêta.

— Allons-nous-en ! dit à l’archevêque le vieux roi, furieux et honteux à la fois.

Et ils partirent. Mais une partie du pont s’écroula soudain sous leurs yeux, et ils ne purent aller plus loin. L’archevêque dit au roi :

— C’est en vain, sire, que vous essayez de lutter contre cet homme, qui doit être un habile magicien, et je pense que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de lui donner votre consentement pour qu’il épouse votre fille, d’autant plus qu’il peut très-bien s’en passer.

Le roi reconnut enfin la sagesse de ce conseil, et ils retournèrent tous les deux sur leurs pas, et firent leur paix avec Jannig. Le mariage de celui-ci avec la princesse fut alors célébré par l’archevêque, et il y eut, à cette occasion, des festins magnifiques, et des jeux et des réjouissances publiques, pendant un mois entier.

Le vieux roi mourut peu de temps après (les uns disent qu’il s’était trop amusé pendant les noces), et Jannig lui succéda sur le trône. On dit qu’il vécut heureux avec sa femme, qu’il eut plusieurs enfants, qui régnèrent après lui, et qu’il administra très-sagement le royaume.

Quand il mourut, comme il avait toujours vécu en honnête homme et qu’il n’avait jamais abusé ni du pouvoir ni des dons extraordinaires que Dieu lui avait accordés, pour faire du mal à personne, il alla tout droit au paradis.

Quand il arriva à la porte, il s’écria, en voyant saint Pierre, qui vint lui ouvrir :

— Tiens ! le bonhomme au pain doux !

— Le paradis, et non le pain doux ; comprends-tu, à présent ? lui répondit le vieux portier.

Puis le bon Dieu lui-même vint le recevoir et lui dit :

— Te voilà, Jannig ? Viens avec moi, que je te fasse les honneurs de ma maison.

Et le bon Dieu l’introduisit dans son paradis, et ce fut alors seulement qu’il reconnut que les deux voyageurs qu’il avait rencontrés sur la lande, pendant qu’il y gardait ses moutons, étaient saint Pierre et le bon Dieu [13]


XI


le fils de saint pierre.


Ll y avait une fois un seigneur et une dame fort riches et gens de noblesse. Ils n’avaient pas d’enfants, quoiqu’ils fussent mariés depuis longtemps, et cela les chagrinait beaucoup et les rendait malheureux.

Dans le bois qui entourait leur château, il y avait une vieille chapelle dédiée à saint Pierre, et la dame y allait tous les jours faire sa prière, devant l’image du saint, lui demandant de vouloir bien intercéder pour elle auprès de son ami le bon Dieu, pour qu’il daignât lui accorder un enfant.

La chapelle était si vieille, qu’elle menaçait ruine, et tous les hiboux des environs y avaient établi leur demeure. Voyant cela, le seigneur et la dame résolurent de la faire réparer, et ils appelèrent des ouvriers pour en renouveler la toiture, consolider les murailles, qui étaient toutes lézardées, et peindre à neuf les saints. Tout le temps que durèrent ces travaux de restauration, la dame ne cessa d’aller chaque jour s’agenouiller devant l’image du saint patron et de lui adresser sa prière, comme devant. Un des peintres dit un jour à ses camarades, assez haut pour être entendu de la dame :

— Elle aura beau prier ce vieux saint vermoulu ; celui-là ne lui fera pas avoir d’enfant. Que ne s’adresse-t-elle plutôt à un de nous ? Alors, elle pourrait bien avoir garçon ou fille.

La dame avait bien entendu ces paroles, et elle sortit et ne dit rien. Mais, pendant le reste du jour et toute la nuit qui suivit, elle ne fit qu’y songer, et, quelques jours après, ce ne fut plus au saint qu’elle s’adressa, mais bien au peintre lui-même, qui était jeune et assez joli garçon.

Environ neuf mois après, elle donna le jour à un fils. Son mari, qui ne se doutait de rien de ce qui s’était passé, en était heureux et fier, et il voulut que l’enfant fût appelé le fils de saint Pierre, parce qu’il était convaincu qu’il l’avait obtenu par l’intercession du saint.

On baptisa le nouveau-né ; il fut appelé Pierre, et il y eut au château un grand festin, auquel furent invités tous les nobles et les riches du pays ; mais les pauvres n’y eurent aucune part, car la dame était peu charitable.

L’enfant fut confié à une nourrice, et il venait à merveille. Quand il fut parvenu à l’âge de douze ans, on l’envoya à l’école, dans la ville la plus voisine. Les écoliers lui demandèrent qui était son père, et il leur répondit :

— Saint Pierre.

— Saint Pierre, le portier du paradis ?

— Oui, saint Pierre, le portier du paradis.

Et les voilà de crier tous ensemble :

— Ho ! ho ! ho !… le fils de saint Pierre ! le fils de saint Pierre !…

Et tous les jours, ils le poursuivaient et l’abasourdissaient ainsi de leurs cris, de sorte qu’il n’avait aucun plaisir parmi eux. Voyant cela, il s’échappa par dessus un mur, retourna chez ses parents, et leur conta pourquoi il était revenu. Alors, il ne faisait que jouer et se promener tous les jours. Cependant, comme sa mère était peu tendre pour lui, souvent il accompagnait le petit pâtre du château, qui avait à peu près son âge, sur une grande lande où il faisait paître les moutons, et ils y passaient le temps à courir, à chanter et à jouer à différents jeux. Un jour qu’ils étaient assis au bord d’une petite rivière, qui passait au bas de la lande, laissant pendre leurs pieds nus au fil de l’eau, et se tressant des mitres d’évêques avec des joncs des marais, tout en chantant, ils virent venir à eux deux hommes qu’ils ne connaissaient pas et qui leur parurent être des étrangers. L’un d’eux était grand, âgé, et sa barbe était longue et blanche ; l’autre était plus jeune, et pourtant le premier était plein de déférence pour lui. C’étaient saint Pierre et notre Sauveur Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne. Quand ils furent près des deux jeunes garçons, notre Sauveur leur dit :

— Auriez-vous la bonté, jeunes pâtres, de nous faire passer l’eau ?

— Vous êtes un peu grands pour nous, répondit le petit pâtre.

— Peu importe ; prenons-les sur notre dos, et faisons-leur passer l’eau, à cause du vieux, répondit Pierre, le fils de la dame.

Et ils prirent chacun un des deux voyageurs sur leur dos et entrèrent avec eux dans l’eau. Le fils de saint Pierre (nous l’appellerons ainsi), qui portait le vieillard, c’est-à-dire saint Pierre, fut étonné de trouver sa charge beaucoup plus légère qu’il ne l’avait supposé, et il fut vite rendu de l’autre côté. Mais son compagnon, quoique plus grand et plus fort que lui, était écrasé sous son fardeau, et, au bout de quelques pas, n’en pouvant plus, il dit à celui qu’il portait :

— Comme vous êtes lourd ! Je ne puis vous porter plus loin ; descendez, je vous prie, ou je tomberai avec vous dans l’eau.

— Du courage, mon garçon ; encore quelques pas, et tu n’auras pas lieu de regretter ce que tu auras fait pour moi, lui dit notre Sauveur.

Et, avec beaucoup de peine, il atteignit aussi l’autre bord ; mais il était tout brisé, et il se jeta, à terre en disant :

— Jamais je n’ai vu d’homme aussi lourd que vous ! Qui donc êtes-vous ?

— Ne sois pas étonné, mon enfant, de m’avoir trouvé si lourd, lui dit notre Sauveur, car avec moi tu portais le monde entier sur tes épaules ; je suis le bon Dieu lui-même, et, sans tarder, tu viendras me voir au paradis !

— Et vous, vieux père, demanda Pierre au vieillard, qui êtes-vous aussi ?

— Je suis saint Pierre, mon enfant, le portier du paradis.

— Saint Pierre ! Mais, alors, vous êtes donc mon père ?

— Ton parrain, peut-être, si tu te nommes Pierre, mais non ton père, car je n’ai jamais eu d’enfant. Quoi qu’il en soit, viens me voir au paradis, et, quand tu arriveras, je te recevrai bien.


Et les deux voyageurs poursuivirent leur route, laissant les deux enfants bien étonnés de leur aventure. Au coucher du soleil, ceux-ci revinrent au château, comme d’habitude ; mais le jeune pâtre était si fatigué, si rompu, que son compagnon fut obligé de le porter sur son dos, et, en arrivant, il se mit au lit et ne s’en releva plus. En effet, il mourut quelques jours après, et alla tout droit an paradis, où le bon Dieu lui fit bon accueil.


À partir de cette rencontre, le fils de saint Pierre ne faisait qu’y songer, nuit et jour, si bien que l’envie lui prit d’aller voir son père, saint Pierre, au paradis, et un jour, il fit part de ce désir à son père et à sa mère. Ceux-ci, le père surtout, lui dirent que c’était folie, et le dissuadèrent d’entreprendre un voyage qui ne pouvait le mener à rien. Mais tous leurs conseils et leurs prières furent en pure perte. Le voyant inébranlable dans une résolution qui leur paraissait si insensée, ils lui donnèrent de l’argent à discrétion, et il partit. Il ne savait quel chemin prendre ni quelle direction suivre, et il allait au hasard, à la grâce de Dieu.

Après avoir marché ainsi pendant environ un mois, un jour, la nuit le surprit dans une grande forêt. Il monta sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait pas de la lumière quelque part. Il aperçut une faible lueur, au loin, et aussitôt il descendit et marcha dans la direction de la lumière. Il finit par se trouver auprès d’une hutte faite de branchages d’arbres, de genêts et de fougères. Il en poussa la porte, qui céda facilement, vit une petite vieille femme qui était seule dans cette misérable habitation et lui dit :

— Auriez-vous la bonté de me donner l’hospitalité pour la nuit, grand’mère ? Je me suis égaré dans le bois, et je ne connais pas le pays.

— Hélas ! mon enfant, je suis si pauvre, que je n’ai qu’un lit et rien à vous donner à manger...

— Au nom de Dieu, laissez-moi passer la nuit dans votre hutte, grand’mère, car la forêt est pleine de bêtes fauves, et je les entends hurler et rugir de tous les côtés ; je ne suis pas difficile, et je coucherai sur la pierre du foyer.

— Entrez, alors, mon fils ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai.

Pierre entra. Il avait dans sa poche un peu de pain, et il le partagea avec la pauvre vieille qui, depuis longtemps, n’avait pas mangé de pain. Mais il sentait si mauvais dans l’habitation, qu’il était obligé de se boucher le nez, et il finit par dire :

— Dieu, comme ça sent mauvais ici !

— Ce n’est pas étonnant, mon fils, répondit la vieille. Le corps de mon pauvre homme est là, dans son cercueil, depuis trois semaines, et c’est lui qui pue de la sorte !

— Comment ! vous conservez un corps mort dans votre maison, pendant trois semaines ! Pourquoi donc ne le faites-vous pas enterrer ?

— Hélas ! mon fils, vous en parlez bien à votre aise : je n’ai pas d’argent, et les prêtres, ici, ne font rien que pour de l’argent.

— Moi, j’ai encore un peu d’argent, et demain matin, j’irai trouver le curé, et votre homme sera enterré.

— Que Dieu répande sur vous ses bénédictions, mon fils ! répondit la vieille, en pleurant de joie.

Pierre pria pour le mort, puis il s’étendit sur la pierre du foyer et dormit aussi bien que s’il eût été dans un lit de plume.

Le lendemain matin, de bonne heure, il se rendit chez le curé du bourg le plus voisin, et lui donna tout l’argent qui lui restait, pour enterrer le mari de son hôtesse et dire une messe pour le repos de son âme. La pauvre veuve l’embrassa comme son fils, lui souhaita bonne chance, et il se remit en route, après avoir assisté à la messe et à l’enterrement.

Il arriva sans tarder à un bras de mer, et le voilà embarrassé, car comment aller plus loin, puisqu’il n’y avait là ni passeur ni bateau ? Mais, comme il regardait tristement la mer, un homme tout nu sortit tout à coup de l’eau, s’avança vers lui et parla de la sorte :

— Où voulez-vous aller, jeune homme ?

— Voir mon père, saint Pierre, le portier du paradis.

— Eh bien ! montez sur mon dos, et je vous ferai passer l’eau.

Pierre ne voulait d’abord pas écouter le conseil et accepter le service d’un être si étrange.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Je suis, lui répondit l’homme nu, celui que vous avez fait enterrer, ce matin, et, pour reconnaître le service que vous m’avez rendu, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Montez sur mon dos, et ne craignez rien.

Pierre, un peu rassuré, bien que cela lui parût fort singulier, monta alors sur le dos de l’homme nu, et celui-ci le transporta, sans mal, de l’autre côté de l’eau.

— Ai-je encore loin à aller ? lui demanda-t-il.

— Non : sans tarder, vous apercevrez un château magnifique ; c’est là le paradis. Frappez à la porte, et saint Pierre lui-même vous ouvrira. Au retour, vous me trouverez encore ici, pour vous faire repasser l’eau.

— Merci ! répondit Pierre.

Et il continua sa route. Il traversa alors une prairie émaillée de belles fleurs parfumées, et le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les papillons voltigeaient de fleur en fleur, et ses membres, tout à l’heure fatigués et lourds, se trouvèrent soudain légers et dispos, et une grande joie remplit son cœur. Au milieu de la prairie, était un château magnifique, entouré de hautes murailles. Il alla droit au château et frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Moi. Ouvrez-moi la porte, mon père saint Pierre !

Le bon Dieu était là, qui était venu faire visite à son vieil ami saint Pierre, et, en entendant ces paroles, il dit :

— Écoute ! écoute, Pierre. Comment ! tu as donc un fils ? Tu ne m’avais pas dit cela...

— Moi, un fils ?... Je n’ai jamais été marié, répondit saint Pierre.

Mais l’autre frappait toujours sur la porte, à tour de bras : dao ! dao ! dao !... et le portier du paradis, impatienté, lui cria :

— Allez-vous-en, mon ami ; celui que vous cherchez n’est pas ici.

Le bon Dieu, qui savait tout, dit alors au portier du paradis :

— Il faut ouvrir à ton fils, Pierre ; je veux le voir.

Saint Pierre entrouvrit un peu sa porte. Le jeune homme la poussa violemment et, entrant précipitamment, il s’élança au cou du vieux portier et l’embrassa avec transport, en disant :

— Quelle joie, quel bonheur de trouver enfin mon père ! Il y assez longtemps que je suis en route, et ce n’est pas sans beaucoup de mal et de peine que j’ai pu arriver jusqu’à vous, mon père chéri.

— Pourquoi m’appelles-tu ton père ? dit le saint, d’assez mauvaise humeur.

— Pourquoi je vous appelle mon père ?... Mais tout le monde m’appelle le fils de saint Pierre, et c’est bien vous qui êtes saint Pierre, je pense ?... Vous êtes donc mon père, puisque tout le monde le dit... Et puis, ne vous rappelez-vous pas aussi que je vous fis passer une rivière, en vous portant sur mon dos, et que vous me dîtes alors que vous me recevriez bien, quand je viendrais vous voir chez vous ?

— Ah ! c’est toi, mon garçon ? Je ne te reconnaissais pas ; j’ai du plaisir à te voir, certainement ; mais ne m’appelle pas ton père, car je ne suis que ton parrain.

Le bon Dieu riait de bon cœur, et comme il voyait que saint Pierre n’était pas content d’entendre le jeune homme l’appeler son père, il dit à celui-ci :

— Viens avec moi, mon garçon ; je veux te faire visiter ma maison et te montrer ton ami le jeune pâtre, qui me fit passer l’eau, car il est ici aussi.

Et il le conduisit au haut du château, et ouvrant une porte, il lui dit :

— Regarde !...

D’abord, il fut presque aveuglé par l’éclat de la lumière, puis il vit une grande salle ou plutôt un jardin rempli d’anges blancs et de gens de tout âge et de toute condition, et ils étaient tous joyeux et heureux. Les uns chantaient les louanges de Dieu et formaient des chœurs mélo- adieux ; d’autres se promenaient parmi les belles fleurs parfumées, et d’autres devisaient entre eux, sous de beaux arbres chargés de pommes d’or et d’autres fruits de toute sorte. Les prophètes et les apôtres étaient là aussi, assis en cercle sur de beaux sièges dorés, et au-dessus d’eux, sur un siège plus élevé et plus brillant, était le Père Éternel. Au-dessous de son siège, il en vit un autre, qui était aussi bien beau et bien brillant ; mais il était vide.

— À qui est donc ce beau siège ? demanda-t-il au bon Dieu.

— À ton père, mon enfant, parce que c’est un homme craignant Dieu et charitable envers les pauvres.

Parmi les anges, il reconnut aussi son ami le jeune pâtre, et il voulut aller l’embrasser.

— Pas encore, lui dit le bon Dieu, en le retenant ; plus tard, tu viendras aussi habiter ma maison, et alors tu ne seras plus séparé de lui ; allons ailleurs, à présent.

Mais le jeune homme ne pouvait assez contempler et admirer toutes les belles choses qu’il voyait, et notre Sauveur fut obligé de le prendre par la main et de l’entraîner. Ils descendirent d’un étage, et le bon Dieu ayant ouvert une autre porte, il vit une autre salle ou jardin, qui n’était pas aussi beau que le premier, et pourtant il était bien plus beau qu’aucun autre qu’il eût jamais vu sur la terre. Là, il y avait aussi des gens de tout âge et de toute condition, se promenant et devisant, ou chantant les louanges de Dieu. Mais tous ils paraissaient un peu tristes et inquiets, et semblaient désirer quelque chose. Hélas ! c’était là le purgatoire, et ce qu’ils désiraient, c’était la vue de Dieu ! Il lui sembla y reconnaître plusieurs personnes, et entre autres le curé qui avait refusé d’enterrer le mari de la vieille qui lui avait donné l’hospitalité dans la forêt, parce que la pauvre femme n’avait pas d’argent. Il était mort depuis, car il y avait déjà longtemps que Pierre était dans le château : il était demeuré plus d’un an en extase à contempler le paradis, bien qu’il lui semblât n’être pas resté plus d’une demi-heure.

Ils descendirent encore un étage plus bas, et le bon Dieu ouvrit une troisième porte. Aussitôt Pierre recula, en poussant un cri d’effroi. Il vit une fournaise remplie de feu, et des diables hideux ravivaient les flammes et y retenaient, avec des crocs et des fourches d’acier, les malheureux qui essayaient d’en sortir. Et c’était des cris affreux, des hurlements, des grincements de dents, des malédictions et des blasphèmes épouvantables ! Au milieu du feu, à l’endroit le plus terrible, Pierre aperçut un siège d’acier, avec des flammes tout autour, et dessous et dessus.

— À qui est réservé ce siège ? demanda-t-il avec effroi à son conducteur.

— À ta mère ! lui dit le bon Dieu, parce qu’elle a mené mauvaise vie, et qu’elle a été toujours dure et sans cœur pour le pauvre.

— Mon Dieu, que dites-vous là ? Et ne m’est-il pas possible de sauver ma mère, à quelque prix que ce soit ?

— Hélas ! non, mon enfant ; on ne sort pas de l’enfer !

— Ah ! puisque vous êtes le bon Dieu et que rien ne vous est impossible, faites que ma mère ne soit pas damnée à jamais ! J’aimerais mieux prendre sa place sur le siège maudit...

Le Seigneur fut touché, tant sa douleur était sincère, et il lui dit :

— À cause de ton amour pour ta mère, qui est grand et sincère, je ferai en ta faveur ce que je n’ai jamais fait pour nul autre, et si tu accomplis exactement la pénitence que je te donnerai, je t’accorderai sa grâce[14].

— Ah ! parlez, Seigneur ; il n’y a pas de pénitence si dure au monde que je ne sois disposé à accepter, pour sauver ma mère !

— Écoute donc bien, car voici à quelle condition je consens à t’accorder ce que tu demandes : on te mettra autour des reins une ceinture de fer, garnie de pointes aiguës en dedans, pour te déchirer la chair ; cette ceinture sera fermée par une petite clé que l’on jettera au fond de la mer, et tu la garderas sur ton corps, jusqu’à ce que cette clé soit retrouvée pour l’ouvrir. De plus, il te faudra vivre d’aumônes seulement, et tu ne parleras jamais à personne du supplice qui te tourmentera et te fera maigrir jusqu’à n’avoir plus que la peau et les os. Dis, es-tu homme à faire tout cela ?

— Oui, et pis encore, s’il le faut, pour sauver ma mère !

On lui mit autour des reins la ceinture de fer garnie de pointes aiguës ; on la ferma, puis on lui en remit la clé, afin qu’il la jetât lui-même dans la mer, lorsqu’il la traverserait, en retournant dans son pays. Alors il partit. Quand il fut arrivé au bord de la mer, il y retrouva l’homme qu’il avait fait enterrer ; il monta encore sur son dos, pour passer l’eau, et, quand il fut au milieu du bras de mer, il y jeta la clé de sa ceinture. L’homme nu l’ayant déposé sur le rivage opposé, lui fit ses adieux et lui exprima l’espoir de le revoir dans les joies éternelles, c’est-à-dire dans le paradis, où il allait à présent être admis lui-même.

Pierre se dirigea alors vers son pays. Sa ceinture lui faisait souffrir un supplice continuel, surtout quand il marchait ; pourtant, il ne s’en plaignait jamais. Souvent, il n’avait pour toute nourriture que quelques racines d’herbes et les fruits sauvages qu’il pouvait trouver le long de la route ; et, toutes les nuits, il couchait à la belle étoile, avec une pierre sous sa tête, en guise d’oreiller. Il était devenu si maigre, qu’il ressemblait à un squelette ambulant, et ceux qui le voyaient passer sur les chemins le prenaient pour l’Ankou[15] et fuyaient, saisis de frayeur. À force de marcher et de souffrir, il finit par arriver dans son pays. Quand il fut près de chez lui, il rencontra sur le grand chemin son père, qui attendait les pauvres et les pèlerins qui viendraient à passer, afin de les emmener dans son château. Il ne reconnut pas son fils ; mais il le prit néanmoins par la main et le conduisit au château. Il lui fit faire un bon feu pour se chauffer (car le temps était froid), et resta dans sa société, le soignant et causant avec lui comme avec un vieil ami. Il voulut même le faire asseoir à sa table, quand fut venue l’heure du repas. Mais la dame dit, d’un ton de mépris :

— Ça ne mangera pas à ma table, j’espère bien ; il pue comme une charogne ; je pense qu’il sera à sa place dans la cuisine, si les domestiques veulent le souffrir.

Le vieux seigneur n’osa pas résister, et il sortit lui-même avec son pauvre, et mangea avec lui à la cuisine. Après souper, il voulut le faire coucher dans une chambre près de la sienne, car il se sentait attiré vers ce pauvre, sans savoir pourquoi, et son cœur battait avec force. Mais la dame dit encore, d’un ton courroucé :

— Cet animal-là ne couchera pas dans le château ! Conduisez-le à l’étable aux vaches !

Le seigneur n’osa encore répliquer, et il fallut obéir. Le pauvre resta au château, car il était si faible qu’il ne pouvait se tenir sur ses jambes, et tous les jours le seigneur allait le visiter, et il lui portait en cachette du pain blanc, de la viande et du vin ; il restait longtemps près de lui, et lui prodiguait les soins les plus empressés et les plus affectueux.

Un jour, il lui fallut s’absenter pour quelque temps, et, avant de partir, il recommanda à ses valets de bien traiter son cher pauvre et de ne le laisser manquer de rien. Mais, à peine fut-il parti, que sa femme fit appeler un garçon d’écurie et lui donna un peu d’argent pour tuer le pauvre et mettre son corps en terre, dans le bois qui touchait au château ; ce qui fut fait.

Quand le seigneur revint de voyage, son premier soin fut de demander des nouvelles de son pauvre. On lui répondit qu’il était parti, de sa propre volonté, et qu’on ne l’avait pas revu depuis. Cette réponse l’étonna et ne le rassura pas. Un jour qu’il se promenait dans le bois, avec son chien, celui-ci se mit à gratter la terre, au pied d’un vieux chêne ; il le siffla et l’appela ; mais le chien n’obéissait pas, contrairement à son habitude, et il continuait de fouir la terre. Le seigneur alla jusqu’à lui et vit, avec étonnement, qu’il avait mis à découvert un bras d’homme. Il courut au château prendre une pelle et une pioche, et déterra un homme tout entier, qu’il reconnut facilement pour être son pauvre. Par un miracle de Dieu, il n’était pas encore mort ! Il le chargea sur ses épaules et le transporta au château. Il le coucha dans un bon lit, dans la chambre d’un pavillon isolé, et n’en dit rien à personne. Tous les jours, il lui préparait lui-même à manger et passait presque tout son temps près de lui.

Un jour, le seigneur voulut donner un grand dîner dans son château, et il y invita toute la noblesse du pays. Quand tous les convives furent placés à table, il sortit et revint, un instant après, tenant son pauvre par la main, et il le fit asseoir à côté de lui. Quand la dame vit cela, elle devint tout d’un coup aussi blanche que la nappe qui était devant elle, puis elle se leva de table et sortit de la salle, toute troublée. D’autres dames, la croyant indisposée, la suivirent. Mais son mari ne s’en émut pas : il était tout occupé à servir son pauvre.

— Que désirez-vous manger ? lui demanda-t-il ; je veux vous servir moi-même.

Un grand poisson était là, sur un plat d’argent, et le pauvre dit, en le montrant du doigt :

— Je mangerais volontiers de ce poisson.

— Quel est le morceau que vous préférez ? lui demanda encore le seigneur.

— La tête, s’il vous plaît.

Le seigneur lui servit la tête, et il y trouva une petite clé, qu’il reconnut aussitôt pour être celle de la ceinture de fer qu’il portait toujours autour des reins. Il prit la clé avec empressement, puis il se leva et parla de la sorte, en s’adressant à son hôte :

— Dites-moi, seigneur charitable et compatissant, n’aviez-vous pas un fils qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit un jour pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, vraiment, répondit le vieux seigneur, étonné.

— Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Hélas ! non.

— Eh bien ! c’est moi qui suis votre fils, et j’ai été en effet au paradis, voir saint Pierre, mon autre père ; j’y ai aussi vu le bon Dieu, et je vous apporte de bonnes nouvelles, et à ma mère aussi, quelque dure qu’elle ait été pour moi.

Le père se jeta dans les bras de son fils et le serra fortement sur son cœur, et ils pleuraient de joie tous les deux. Puis, s’adressant à un serviteur :

— Dites à votre maîtresse d’accourir, pour embrasser son fils, qui est revenu !

La dame revint, peu rassurée, et son fils lui parla de la sorte :

— N’aviez-vous pas un fils, qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, répondit-elle, en baissant la tête.

— C’est moi qui suis ce fils, et j’ai été au paradis ; j’ai visité aussi le purgatoire et l’enfer, et dans l’enfer, ma pauvre mère, j’ai vu votre siège, au milieu d’un feu horrible ! Mais, rassurez-vous pourtant, car, grâce à mon amour pour vous, Dieu m’a accordé de pouvoir vous sauver du feu éternel, au prix d’une pénitence bien dure et de douleurs inouïes.

Et lui présentant la petite clé trouvée dans le poisson :

— Prenez cette clé, ma mère ; ouvrez avec elle ma ceinture, et vous verrez alors ce que j’ai souffert pour vous !

Elle prit la clé et ouvrit la ceinture. Alors on vit un spectacle horrible et digne de pitié. Le corps du pauvre pénitent était tout lacéré et dépecé par les pointes aiguës, à un tel point qu’on voyait ses entrailles à nu ! Il n’en restait plus, pour ainsi dire, que le squelette ! Aussi, s’affaissa-t-il à terre et mourut sur le champ. Deux anges blancs arrivèrent aussitôt dans la salle, qui emportèrent l’âme bienheureuse au ciel.

Quant à la mère, elle pleura amèrement et changea de caractère et de vie. À partir de ce moment, le château fut changé en un hôpital, où l’on recevait indistinctement tous les malades, les pauvres et les pèlerins, et le châtelain et la châtelaine les soignaient eux-mêmes et les pansaient, comme de véritables infirmiers.

Peu après, ils moururent aussi, et ils allèrent au paradis rejoindre leur fils.

Puissions-nous tous y aller aussi un jour ! Amen ! répondit l’auditoire[16].

(Conté par Marguerite Philippe, 1870.)



  1. Nos paysans bretons sont convaincus que Jésus-Christ a visité la Basse-Bretagne, quand il faisait son tour du monde, disent-ils naïvement.
    Pourtant il existe un dicton breton qui s’exprime ainsi :

    En Breiz-Izel pa n’ez ân,
    Dour mad da Vreizis a roan.

    En Basse-Bretagne puisque je ne vais,
    De la bonne eau aux Bretons je donne.


    La tradition dit encore que, pendant qu’il voyageait sur la terre, Dieu donna le gouvernement des choses du ciel et de la terre à saint Mathurin, lequel s’en acquitta si bien qu’il ne dépendit que de lui de continuer et de devenir titulaire définitif, au lieu de suppléant ; mais le saint s’excusa en disant que cela lui donnerait trop d’occupation et de mal.

  2. Il se trouve quelque chose d’approchant dans le roman français le Renart, première branche, par Pierre de Saint-Cloud. L’auteur raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Ève du paradis terrestre, par un reste de pitié pour eux, et ne voulant pas les abandonner complètement, leur donna une baguette en disant qu’il suffirait d’en frapper la mer pour avoir aussitôt ce dont ils auraient besoin. Adam, pressé d’éprouver l’effet de la baguette merveilleuse, fit sortir du premier coup une belle brebis du sein des flots. Ève voulut l’essayer, à son tour. Mais aussitôt qu’elle en frappa la mer, il en sortit un loup qui se jeta sur la brebis et l’emporta au fond d’un bois. Ce que voyant Adam, il reprit la baguette des mains de sa femme et, d’un second coup, il fit paraître un grand chien qui courut après le loup et rapporta la brebis. — Puis, une foule d’animaux furent produits de la sorte, doux et apprivoisés, quand ils naissaient sous la baguette d’Adam ; indomptables, féroces ou pervers, quand ils naissaient sous la baguette d’Ève. Ce fut elle qui fit naître Renart, le type de la ruse, de la perfidie et de toutes les méchancetés.
  3. Les paysans bretons ont sans cesse cette phrase à la bouche, quand ils expriment un désir ou un espoir.
  4. On appelle paganie ou pays des païens (bro ar baganed) cette partie du Léon qui comprend sur la côte les communes de Goulven, Kerlouan, Guisseny, Plounéour-treaz, Plouguerneau, Landéda.
  5. Les paysans bretons se frappent dans la main pour sceller tous leurs marchés.
  6. C’est depuis que l’on dit : voleur comme la vache à saint Pierre. C’est aussi, dit-on, de là que date la coutume de ne déclarer les vices et les défauts d’une bête, en champ de foire, que lorsqu’elle est vendue et que l’on a son argent en poche.
    Dans la xxxive nouvelle du Grand Parangon des nouvelles nouvelles, de Nicolas de Troyes, nous lisons une histoire qui se rapproche beaucoup de la nôtre.
    Un cordelier nommé frère Guillaume, qui avait été sévèrement puni pour quelque mensonge, est envoyé à la foire vendre un vieil âne vicieux et hors de service, avec recommandation de ne faire connaître les défauts et vices de l’animal qu’après marché conclu et argent touché. Mais frère Guillaume, qui n’a pas oublié la rude correction qu’il a déjà reçue pour mentir, et se rappelant qu’il a promis de ne plus tomber dans le même péché, dit la vérité toute crue sur son âne à ceux qui viennent pour le marchander, et, naturellement, personne n’en veut, et il le ramène le soir au couvent. « Et quand le père gardien vit que l’asne étoit revenu, s’en vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n’avez pas vendu l’asne sans faulte ? — Non, beau père. — Eh ! comment ? dit-il, à quoi a-t-il tenu ? On ne vous en promettoit point d’argent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me demandoient s’il estoit bon, et je leur respondoys qu’il estoit vieux et qu’il ne pouvoit cheminer, qu’il ne valloit plus rien, et voilà pourquoy nous le voullions vendre. — Ah ! de par le diable ! dit le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais qu’il estoit bon et fort, et viste ainsi l’eussiez-vous vendu. — Voire! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été mentent, et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j’avoys la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne mentiray plus jamais.
    « Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guillaume gaigna sa cause. »
  7. Dans un conte de l’excellent recueil de M. Paul Sébillot : Contes populaires de la Haute-Bretagne, on nous représente aussi Jésus-Christ voyageant avec saint Pierre et saint Jean. Ils logent une nuit chez une pauvre vieille femme qui n’a qu’un lit à leur offrir, de sorte qu’il leur faut coucher tous les trois ensemble. Le lendemain matin, avant de prendre congé de la vieille, Jésus-Christ l’enrichit, sur la prière de ses deux compagnons de voyage, et tout en exprimant la crainte de la rendre ainsi moins compatissante et moins charitable.

    Un an plus tard, nos trois voyageurs, repassant par le même endroit, demandèrent encore l’hospitalité à la même femme, qui avait fait bâtir une maison neuve et était devenue une grosse fermière.

    Ils furent assez mal reçus, traités de fainéants et envoyés coucher sans manger, et toujours dans le même lit.

    Le lendemain, au chant du coq, la vieille vint les réveiller pour aider ses valets à battre le grain sur l’aire. Et comme ils ne se pressaient pas, elle prit un bâton et se mit à frapper sur celui qui était couché sur le devant du lit. C’était saint Pierre. Puis elle alla surveiller ses hommes, en disant qu’elle reviendrait, s’ils tardaient à se lever. Ils ne se levèrent pas, étant fatigués de la veille. Mais comme saint Pierre se plaignait des coups qu’il avait reçus, Jésus-Christ lui dit de passer au milieu et prit sa place sur le devant. La vieille revint bientôt à la charge, et ce fut le bon Dieu qui, cette fois, sentit le poids de sa colère, et surtout de son bâton.
    Saint Jean, qui était dans la ruelle du lit, échangea alors sa place contre celle de saint Pierre, sur la demande de celui-ci, qui espérait se mettre à l’abri des coups. Mais il n’en fut rien, et les coups tombèrent encore sur lui, la vieille prétendant que le plus âgé devait le bon exemple aux autres.

    J’ai aussi trouvé cet épisode en Basse-Bretagne, dans une autre version qui ne diffère que sur ce point seulement de celle que je donne ici.

    Cf. aussi la version de E. Ernault, Revue celtique.
  8. À rapprocher de la légende de saint Éloi, que l’on trouvera plus loin.
  9. On trouvera ce conte plus loin, sous le titre de : Le Fils de saint Pierre.
  10. On peut rapprocher l’épisode de l’agneau sans cœur de Porpant d’une légende analogue que l’on trouve dans le Gesta Romanorum, ch. lxxxi, de l’édition Jannet, 1863. En voici un résumé :
    Le jardinier d’un roi surprit, une nuit, un sanglier qui ravageait son jardin, et il lui coupa l’oreille gauche et le laissa aller. L’animal revint pourtant à la charge la nuit suivante, et le jardinier lui coupa l’oreille droite et le laissa encore partir en liberté. Il revint une troisième fois, et le jardinier lui coupa la queue, « par quoy le porcel saillit et cria fort. » Il se fit pourtant prendre une quatrième fois dans le même jardin, et le jardinier le perça d’une lance, « puis le bailla au cuysinier pour habiller pour la bouche du roy. Le roy aimoit fort le cueur des bestes. Entre toutes choses, le cuysinier voyant le cueur du sanglier gras et en point, le mangea. Quand le roy fut du sanglier servi, il demanda le cueur. Les serviteurs furent au cuysinier pour avoir le cueur, mais le cuysinier dit : — Dictes au roy que le sanglier n’en avoit point, et je le prouverai par bonnes raisons. — Le roy sceut sa responce, puis le fist venir pour ouyr ses raisons. Disoit le roy : — Je ne sache beste qui n’ait cueur. Dist le cuysinier : — Sire, vous me devez ouyr : toute cogitation procède du cueur, pourquoy bien s’ensuyt que s’il n’y a point de cogitation en aucune créature, qu’il n’y a point de cueur. Ce sanglier est entré par quatre fois au veiner, et chacune fois je luy ay osté ung de ses membres. S’il eust eu un cueur, à chacusne fois n’eût-il pas cogité et pensé que s’il retournoit qu’il seroit toujours pugny ? Quand je luy couppay l’aureille premièrement, devoit-il pas penser à ne retourner plus ? Il ne l’a pas fait. Et quand je le trouvay, la seconde fois, devait-il pas penser à son aureille perdue, semblablement toutes les autres fois ? Et ainsi cecy considère que le sanglier a esté sans cogitation de ses membres perdus. Je dys, pour ma conclusion, qu’il n’a point de cueur.
    « Le roy approuva bonnes ses raisons, et évada subtillement le cuysinier. ».
  11. Cette formule initiale est en six vers bretons, que je traduis littéralement.
  12. Il y a ici un jeu de mots intraduisible en français, et qui roule sur l’assonnance que présentent les mots baradoz, qui signifie paradis, et bara douz, qui signifie du pain doux ou sans sel.
  13. Dans une autre version bretonne de ma collection, il est dit que Jésus-Christ, voyageant un jour avec saint Pierre et saint Jean, rencontra sur une lande un jeune pâtre qui chantait gaîment. Le voyant manger du pain d’orge, grossier et moisi, ils le prièrent de vouloir bien partager avec eux, car ils mouraient de faim.
    — Mais, leur répondit l’enfant, voyez mon pain, comme il est grossier, dur et tout moisi ; je doute que vous puissiez en manger, ce vieux-là surtout, avec ses vieillies dents (il désignait saint Pierre). J’ai une marâtre qui me traite durement ; tous les jours, elle m’envoie ici, de bon matin, pour garder ses moutons, et ne me donne pour toute nourriture que de vieilles croûtes de pain, les restes de la table de ses domestiques et dont ne veulent pas les chiens eux-mêmes.
    — N’importe ! répondirent les voyageurs, nous avons grand faim, et le pain sera bien mauvais, si nous ne le mangeons pas.
    L’enfant se dirigea alors vers un rocher voisin, dans le creux duquel il avait l’habitude de déposer sa provision de la journée, à l’abri du soleil, et quand il arriva à son garde-manger, son étonnement fut grand de le trouver rempli de pain blanc de la meilleure qualité.
    — Ma foi ! dit-il aux voyageurs, en revenant à eux, tout joyeux, je vous ai menti en disant que je n’avais que du pain noir et moisi, dont vous ne voudriez pas ; voyez, en effet, le beau pain blanc que j’ai trouvé dans mon garde-manger ! Je ne sais pas, en vérité, comment cela est arrivé.
    Et ils mangèrent tous les quatre de grand appétit. Puis, avant de se remettre en route, Jésus-Christ dit à l’enfant :
    — Je veux reconnaître le service que tu nous as rendu : fais-moi les trois demandes que tu voudras, et je te les accorderai.
    — Eh bien, dit d’abord Jannig, je demande que ma marâtre, toutes les fois que je la regarderai, se mette à péter, sans pouvoir se retenir, et cela jusqu’à ce que je cesse de la regarder.
    — Accordé, dit le bon Dieu, en souriant.
    Les deux autres demandes furent un arc et un violon doués des mêmes vertus que ceux de ce conte.
    Les situations qu’amène la première demande excitent toujours de grands rires parmi les auditeurs, d’autant plus que le conteur accompagne ordinairement son récit d’une mimique fort expressive, et que le pâtre se faisait un malin plaisir de regarder sa marâtre quand elle était en société, et même pendant là grand’-messe et les vêpres.
    M. Paul Sébillot, dans la récente publication de son très-intéressant livre : Les Contes populaires de la Haute-Bretagne, n° VII, p. 49, a aussi ce conte, sous le titre de : Les Trois dons, avec cette différence que les trois dons, qui sont les mêmes que dans notre conte, sont dus à une vieille fée, et c’est là, vraisemblablement, la forme première de la tradition, qui a été christianisée plus tard.
    L’épisode de l’aventure de la fille du roi et de l’enfant qui fait connaître son père, en lui donnant une orange, se trouve aussi dans un autre conte du recueil de M. Sébillot, Le Mariage de Jean le Diotxx, p. 140.
    La seconde partie de notre conte est altérée et se rapporte, du reste, à un autre type, qui semble être purement mythologique.
  14. On sait qu’une des croyances favorites du moyen âge était la toute-puissance de la foi et de la pénitence finale.
    Un rapprochement curieux à faire, c’est celui de la seconde partie de ce conte avec la légende de saint Grégoire le Grand, dans le Gesta Ramanorum, chap. lxxix, page 197 de l’édition Jannet, Paris, 1858.
  15. L’Ankou, c’est la mort personnifiée.
  16. Cet épisode de la pénitence finale avec la ceinture garnie de pointes, et la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, se rencontre également dans un autre conte breton. Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, et que l’on trouvent plus loin.
    Dans la légende de saint Grégoire le Grand, nous avons également la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, au bout de dix-sept ans.
    L’épisode du mort resté sans sépulture et venant au secours du héros du conte, qui lui a fait rendre les derniers devoirs, est assez commun dans les récits populaires. On le retrouve dans Straparole, dans les contes slaves, et aussi dans des contes bretons de ma collection, et avec cette seule différence que le mort s’y présente sous la forme d’un renard.
    Il existe également dans Souvestre : L’Heureux Mao ; Sébillot, Le Petit roi Jeannot, conte gallot ; W. Webster, Le Merle blanc, Jean de Calais, légendes basques.
    Un conte basque du recueil de M. Webster présente de nombreuses analogies avec le nôtre, quant à la marche générale. Il est intitulé : Le Cilice, et se trouve pages 206-209 des Basque Legends ; en voici l’analyse : Un gentilhomme fait vœu d’aller à Rome, s’il a un fils ; sa femme lui donne peu après un fils. Quand l’enfant arrive à l’âge de sept ans, il voit que son père est triste, et il finit par apprendre que c’est parce que sa femme n’a pas voulu le laisser accomplir son vœu.
    L’enfant se met en route, et, après avoir voyagé sept ans, il arrive chez le Saint-Père, qui le fait entrer dans une chambre où il reste une heure (il croit y être resté deux heures), puis dans une seconde chambre, où il demeure deux heures, et il pense y être resté trois heures. Il entre dans une troisième chambre, où le Saint-Père l’enferme pendant trois heures. Il croit n’y être resté que trois minutes. Alors, le Pape lui dit que la première chambre est l’enfer, la seconde le purgatoire, et la troisième le paradis.
    Dans le paradis (troisième chambre), il avait vu son père, et sa mère se trouvait dans la première, c’est-à-dire en enfer. Il veut la sauver à tout prix, et le Pape lui met un cilice fermé par un cadenas dont il jette la clé à l’eau.
    Il revient, après un long voyage, chez son père, qui lui demande des nouvelles de son fils. Sa mère veut le mettre à la porte ; mais le père le garde à dîner et dit à sa domestique d’aller acheter le meilleur poisson du marché aux poissons ; le garçon va avec elle pour le voir vider, et il y trouve la clé du cilice.
    La mère essaie de le noyer, mais il s’échappe et ne dit rien. Un jour, il lui demande si elle reconnaîtrait bien son fils.
    — Oui, dit-elle, à une marque qu’il a sur la poitrine.
    Il se découvre ; mais la marque n’existe plus, parce que sa poitrine était toute meurtrie. Peu après, ils meurent tous les trois, et la domestique voit leurs âmes s’envoler, sous la forme de trois colombes blanches.
    L’épisode du fils, mendiant, malade et inconnu chez ses parents, rappelle l’histoire de saint Alexis