Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 401-409).


CHAPITRE XXXV.

L’ENTREVUE.


Sincérité, c’est toi qui es la première des vertus ! Que tout mortel se garde de quitter le droit chemin, quand même la terre viendrait à s’entr’ouvrir, et que de l’abîme des enfers le génie de la destruction le sommerait de prendre la voie oblique de la dissimulation.
Hume. Douglas.


Ce ne fut qu’après une longue et favorable matinée de chasse, et un repas prolongé qui suivit le retour de la reine au château, que Leicester se trouva enfin seul avec Varney, dont il apprit alors tous les détails de la fuite de la comtesse, comme ils lui avaient été communiqués par Foster qui, dans la crainte des résultats, était accouru lui-même à Kenilworth en porter la nouvelle. Comme Varney, dans sa narration, eut un soin particulier de garder le silence sur les tentatives, funestes à la santé de la comtesse, qui l’avaient poussée à une résolution si désespérée, Leicester dut supposer qu’elle l’avait adoptée par une jalouse impatience d’être reconnue publiquement et de jouir des honneurs dus à son rang, et fut vivement offensé de la légèreté avec laquelle sa femme avait enfreint ses ordres les plus positifs et l’exposait au ressentiment d’Élisabeth.

« J’ai donné, dit-il, à cette fille d’un obscur gentilhomme du Devonshire le plus beau nom de l’Angleterre ; je lui ai fait partager mon lit et ma fortune. Je ne lui demande rien qu’un peu de patience avant de se lancer dans le tourbillon des grandeurs ; et l’insensée risque sa perte et la mienne, m’expose à mille tempêtes, à mille écueils, me force à employer mille subterfuges qui me font rougir à mes propres yeux, plutôt que d’attendre quelque temps dans l’obscurité où elle est née. Si belle, si délicate, si tendre, si fidèle ! comment se fait-il que, dans une circonstance si grave, elle manque de la patience que je pourrais attendre de la femme la plus ordinaire ? c’est ce que je ne puis supporter.

— Nous pouvons encore nous en tirer passablement, dit Varney, si madame veut se laisser conduire, et joue le rôle que la circonstance lui commande.

— Il n’est que trop vrai, sir Richard, il n’y a pas en effet d’autre remède. Je l’ai entendu nommer ta femme en ma présence sans le démentir : il faut qu’elle en porte le titre jusqu’à ce qu’elle soit loin de Kenilworth.

— Et long-temps encore après, je pense, » dit Varney ; puis il ajouta immédiatement : « car je crois qu’il se passera encore longtemps avant qu’elle puisse prendre le titre de lady Leicester. Je crains que, pendant la vie de la reine, cela ne soit incompatible avec votre sûreté. Mais Votre Seigneurie en est le meilleur juge, sachant seul ce qui s’est passé entre Élisabeth et vous.

— Vous avez raison, Varney, dit Leicester ; j’ai ce matin joué le rôle d’un scélérat et d’un fou, et quand Élisabeth apprendra mon malheureux mariage, il est impossible qu’elle ne pense pas avoir été traitée avec ce mépris prémédité que les femmes ne pardonnent jamais. Nous avons été tous deux aujourd’hui dans des termes voisins de l’inimitié, et j’ai bien peur que nous ne devions nous y retrouver encore.

— Son ressentiment est-il donc si implacable ?

— Loin de là ; car, en considérant son rang et son caractère, elle n’a montré aujourd’hui que trop de condescendance, puisqu’elle m’a elle-même fourni l’occasion de réparer ce qu’elle croyait devoir attribuer à la malheureuse vivacité de mon caractère.

— Oui, les Italiens ont raison, dans les querelles des amants c’est celui qui aime le mieux qui est toujours le premier à se donner les torts. Ainsi donc, milord, si votre union avec cette dame pouvait être cachée, vous vous retrouveriez avec Élisabeth dans la même position qu’auparavant. »

Leicester soupira, et garda un moment le silence avant de répondre.

« Varney, je crois que tu m’es dévoué, et je te dirai tout. Je ne suis plus dans la même position ; j’ai parlé à Élisabeth, entraîné par je ne sais quelle folle impulsion ; j’ai abordé un sujet qu’on ne peut abandonner auprès d’une femme sans blesser au vif tous ses sentiments de femme, et que cependant je n’ose et ne puis continuer. Elle ne saurait jamais me pardonner d’avoir excité sa sensibilité, d’avoir vu qu’elle pouvait s’abandonner aux passions humaines.

— Il faut prendre un parti, milord, dit Varney, et cela au plus tôt.

— Il n’y a rien à faire, » reprit Leicester avec découragement. « Je ressemble à un homme qui a long-temps gravi les bords d’un dangereux précipice, et qui, n’ayant plus pour arriver au sommet qu’un pas périlleux, se trouve arrêté dans sa marche sans pouvoir retourner en arrière. Je vois devant moi le sommet que je puis atteindre, et à mes pieds l’abîme dans lequel je dois tomber dès que l’affaiblissement de mes forces et les vertiges de ma tête se réuniront pour me faire perdre ma position précaire.

— N’ayez pas si mauvaise opinion de votre situation, milord. Essayons l’expédient auquel vous venez de consentir. Cachons votre mariage à Élisabeth, et vous pouvez encore être sauvé. Je vais trouver immédiatement la comtesse. Elle me hait, parce qu’elle soupçonne avec raison que j’ai été constant dans mon opposition auprès de Votre Seigneurie à ce qu’elle appelle ses droits. Je m’inquiète peu de ses préventions. Elle m’écoutera, et je lui donnerai de si bonnes raisons pour céder à la nécessité du moment, que je ne doute pas de vous rapporter son consentement à toutes les mesures que les circonstances pourront exiger.

— Non, Varney ; j’ai pensé à ce que je devais faire, et c’est moi qui irai parler à Amy. »

Ce fut alors le tour de Varney d’éprouver pour son propre compte les craintes qu’il affectait de ne ressentir que pour son maître. « Votre Seigneurie, dit-il, ne peut vouloir aller en personne parler à la comtesse.

— C’est ma résolution bien arrêtée, dit Leicester ; va me chercher un manteau de livrée ; je passerai auprès de la sentinelle pour ton domestique ; tu dois avoir libre accès auprès d’elle.

— Mais, milord…

— Je ne veux pas de mais, dit Leicester ; il en sera ainsi et non autrement. Hunsdon couche, je crois, dans la tour de Saint-Lowe ; nous pouvons nous y rendre d’ici par le passage secret, sans crainte de rencontrer personne. Et d’ailleurs, quand je rencontrerais Hunsdon, il est plus mon ami que mon ennemi, et a l’esprit assez épais pour croire tout ce qu’on voudra lui persuader. Va me chercher le manteau sur-le-champ. »

Varney n’avait d’autre parti à prendre que celui de l’obéissance. En moins de quelques minutes, Leicester, couvert du manteau, et ayant tiré son bonnet sur ses yeux, suivit Varney le long du passage secret qui communiquait aux appartements d’Hunsdon, dans lequel il n’y avait pas grand danger de rencontrer des curieux, et où il faisait à peine assez clair pour que personne pût satisfaire sa curiosité. Ils s’arrêtèrent à une porte où lord Hunsdon, avec la prudence d’un militaire, avait placé une sentinelle qui se trouva être heureusement un de ses vassaux du nord, qui laissa entrer sur-le-champ sir Richard et son domestique, en disant seulement dans son dialecte septentrional : « Je voudrais que tu pusses faire tenir tranquille la folle qui est là-dedans, car ses gémissements m’étourdissent tellement que j’aimerais mieux être en faction au milieu de la neige, dans le désert de Catlondie. »

Ils se hâtèrent d’entrer et fermèrent la porte derrière eux.

« Maintenant, bon diable (s’il y en a un), se dit Varney en lui-même, viens pour cette fois au secours d’un de tes serviteurs dans l’embarras, car ma barque est au milieu des écueils. »

La comtesse Amy, les vêtements et les cheveux en désordre, était assise sur une espèce de couche, dans l’attitude de la plus profonde affliction, lorsque le bruit de la porte qui s’ouvrait la fit tressaillir. Elle se retourna brusquement, et fixant son regard sur Varney, elle s’écria : « Monstre ! es-tu venu ici pour mettre en œuvre quelque nouvelle scélératesse ?… »

Leicester coupa court à ses reproches en s’avançant et laissant tomber son manteau, tandis qu’il lui dit d’un ton plus impérieux que tendre : « C’est avec moi, madame, que vous allez communiquer, et non avec sir Richard Varney. »

Le changement qui s’opéra dans les traits et les manières de la comtesse parut être l’effet d’un enchantement. « Dudley ! s’écria-t-elle ; Dudley, viens-tu donc à la fin ! » et avec la rapidité de l’éclair elle s’élança vers son mari, s’attacha à son cou, et sans faire attention à la présence de Varney, l’accabla de caresses, tandis qu’elle baignait sa figure d’abondantes larmes, murmurant en même temps, mais en accents entrecoupés et interrompus, les plus tendres expressions que l’amour puisse enseigner à ceux qu’il pénètre de ses flammes.

Leicester croyait avoir sujet de se plaindre de sa femme qui avait enfreint ses ordres et l’avait mis dans la situation critique où il s’était trouvé le matin. Mais quel mécontentement pouvait tenir contre de semblables témoignages d’affection de la part d’un être si charmant, embelli encore par le désordre même de sa parure et les traces visibles de la crainte et de la douleur, qui auraient altéré la beauté de toute autre femme ! Il reçut ses caresses et les lui rendit avec une tendresse mêlée d’une mélancolie dont elle ne parut s’apercevoir que lorsque les premiers transports de sa joie furent calmés ; alors, le regardant fixement et avec inquiétude : « Êtes-vous malade, milord ? dit elle.

— Non pas de corps, Amy, répondit-il.

— Alors je me trouverai bien aussi. Ô Dudley ! j’ai été malade, bien malade depuis notre dernière entrevue ; car je n’appelle pas ainsi l’horrible vision de ce matin. J’ai connu la maladie, la douleur et le danger ; mais tu es revenu, et j’ai retrouvé santé, repos et bonheur.

— Hélas ! Amy, dit Leicester, tu m’as perdu.

— Moi, milord ! dit Amy, dont les joues perdirent tout d’un coup l’éclat fugitif de la joie ; comment ai-je pu faire du tort à celui que j’aime plus que moi-même ?

— Je ne voudrais pas vous faire de reproches, Amy, reprit le comte ; mais n’avez-vous pas quitté Cumnor malgré ma défense expresse, et votre présence en ces lieux ne nous met-elle pas tous les deux en danger ?

— Vraiment, vraiment ! s’écria-t-elle avec inquiétude, alors pourquoi resté-je ici un moment de plus ? Oh ! si vous saviez quelles furent les craintes qui me décidèrent à quitter Cumnor-Place ! Mais je ne dirai rien de moi-même : seulement, que s’il peut en être autrement, je n’y retournerais pas volontiers ; mais si votre sûreté en dépend…

— Nous songerons à quelque autre retraite, dit Leicester, et vous irez dans un de mes châteaux du nord, sous le nom (que vous n’aurez besoin de prendre, je l’espère, que pour quelques jours) de la femme de Varney.

— Comment, milord Leicester ! » dit la comtesse en se dégageant de ses bras ; « c’est à votre femme que vous donnez le conseil déshonorant de se reconnaître l’épouse d’un autre, et du dernier de tous les hommes, de ce Varney ?

— Madame, je parle sérieusement ; Varney est mon loyal et fidèle serviteur, initié dans mes plus intimes secrets. J’aimerais mieux perdre la main droite que de perdre ses services dans ce moment. Vous n’avez pas de raison pour le mépriser ainsi.

— J’en pourrais donner une, milord, répondit la comtesse ; et je le vois même trembler malgré ce regard assuré qu’il a su prendre ; mais celui qui est aussi nécessaire à votre repos que votre main droite, est à l’abri de toute accusation de ma part. Puisse-t-il vous être fidèle ! et afin qu’il le soit, ne lui accordez pas une confiance excessive. Je me contenterai de vous dire que la force seule pourra me faire le suivre, et que je ne le reconnaîtrai jamais pour mon mari, quand tous…

— Ce n’est qu’une feinte momentanée, madame, » répondit le comte irrité de son opposition, « nécessaire à votre sûreté et à la mienne, que vous avez compromise par un caprice digne de votre sexe, ou par le désir prématuré de vous emparer d’un rang auquel je ne vous donnai de droits que sous la condition que notre mariage resterait quelque temps secret. Si ma proposition vous révolte, songez que vous-même m’en avez donné l’idée. Il n’y a pas d’autre remède : il faut vous résigner à une mesure que votre imprudence a rendue nécessaire. Je vous l’ordonne.

— Vos ordres, milord, répondit Amy, ne peuvent pas balancer en moi ceux de l’honneur et de la conscience. Je ne vous obéirai pas dans cette circonstance. Vous pouvez achever votre déshonneur, car c’est là que cette politique tortueuse doit infailliblement vous conduire ; mais je ne ferai rien qui puisse entacher le mien. Comment pourriez-vous, milord, me reconnaître comme une pure et chaste épouse, digne de partager avec vous le haut rang que vous occupez, après que j’aurai parcouru le pays comme la femme reconnue d’un libertin sans principes tel que votre serviteur Varney ?

— Milord, dit Varney en intervenant, madame est malheureusement trop prévenue contre moi pour prêter l’oreille au parti que je pourrais indiquer. Cependant, il pourrait lui plaire plus que ce qu’elle propose. Elle a du pouvoir sur M. Edmond Tressilian, et il lui serait sans doute facile de le décider à l’accompagner jusqu’à Lidcote-Hall, où elle pourrait rester en sûreté jusqu’à ce que le temps permît de révéler ce mystère. »

Leicester garda le silence, mais fixa attentivement sur Amy des yeux qui parurent soudainement étincelants de jalousie autant que de ressentiment.

La comtesse répondit seulement : « Plût à Dieu que je fusse dans la maison de mon père !… Quand je la quittai, j’étais loin de penser que je laissais derrière moi l’honneur et la paix de l’âme. »

Varney continua d’un ton délibéré : « À la vérité, il deviendra nécessaire de mettre des étrangers dans les secrets de milord ; mais sans doute la comtesse sera garant de l’honneur de M. Tressilian et de ceux de la maison de son père qui…

— Paix ! Varney, dit Leicester ; par le ciel ! je te frappe de mon poignard si tu parles encore de Tressilian comme du dépositaire de mes secrets.

— Et pourquoi pas, dit la comtesse, à moins que ce ne soient des secrets plus convenables à des gens tels que Varney qu’à un homme d’un honneur et d’une intégrité sans tache. Milord, milord, ne froncez pas le sourcil d’un air irrité en me regardant… c’est la vérité, et c’est moi qui vous la fais entendre. Je fis autrefois injure à Tressilian pour l’amour de vous ; je ne commettrai pas une nouvelle injustice à son égard en gardant le silence quand il est question de son honneur. Je puis me défendre, » ajouta-t-elle en regardant Varney, « de démasquer l’hypocrisie, mais je ne souffrirai pas que la vertu soit calomniée devant moi. »

Il y eut un moment de profond silence. Leicester était mécontent, mais irrésolu, et sentait trop bien la faiblesse de sa cause, tandis que Varney, avec l’affectation hypocrite d’une profonde douleur mêlée d’humilité, baissait les yeux vers la terre.

Ce fut alors que la comtesse Amy, dans une position si douloureuse et si pleine de difficultés, déploya cette énergie naturelle de caractère qui, si le sort l’avait voulu, l’aurait rendue l’ornement du rang qu’elle devait occuper. Elle s’approcha de Leicester d’un pas calme, d’un air imposant, et avec des regards où la plus puissante affection ne parvenait pas à ébranler en elle ce sentiment consciencieux de la vérité, et cette rectitude de principes qui la dirigeaient. « Milord, pour sortir des difficultés où nous sommes, vous avez ouvert un avis, auquel malheureusement je ne me suis pas sentie capable de me rendre Ce gentilhomme, cet individu, veux-je dire, a parlé d’un autre projet que je ne repousse que parce qu’il vous déplaît. Votre Seigneurie daignera-t-elle entendre ce qu’une femme jeune et timide, mais dévouée à ses devoirs, à ses affections d’épouse, peut suggérer dans cette circonstance ? »

Leicester garda le silence, mais inclina la tête en regardant la comtesse comme pour lui faire signe qu’elle pouvait parler.

« Il n’y a qu’une seule et unique cause de tous ces maux, milord, continua-t-elle, et elle réside tout entière dans la mystérieuse duplicité dont on vous a persuadé de vous entourer… Dégagez-vous tout d’un coup, milord, de la tyrannie de ces honteuses entraves… montrez-vous un véritable gentilhomme, chevalier, comte, Anglais, qui regarde la vérité comme la base de l’honneur, et auquel l’honneur est plus cher que l’air qu’il respire. Prenez votre malheureuse épouse par la main, conduisez-la au pied du trône d’Élisabeth… dites que, dans un moment d’aveuglement, touché par une prétendue beauté dont personne peut-être ne peut plus reconnaître aujourd’hui les traces, vous avez donné votre main à Amy Robsart ; VOUS m’aurez alors rendu justice, milord, ainsi qu’à votre propre honneur, et si les lois ou le pouvoir exigent que vous vous sépariez de moi, je n’y mettrai plus d’obstacle, puisque je pourrai alors, sans rougir, aller cacher ma profonde affliction dans cette solitude dont votre amour m’a tirée. »

Il y avait tant de dignité et de tendresse dans le langage de la comtesse, qu’il toucha tout ce que l’âme du comte renfermait de noble et de généreux. Le bandeau parut tomber de ses yeux, et la duplicité, les tergiversations de sa conduite, le remplirent tout-à-coup de honte et de remords.

« Je ne suis pas digne de toi, Amy, dit-il, moi qui ai pu hésiter entre ce que l’ambition pouvait m’offrir, et un cœur tel que le tien. Quelle honte pour moi d’être forcé de déployer aux yeux de mes ennemis triomphants et de mes amis consternés tous les détours de ma trompeuse politique ! Et la reine ?… mais qu’elle prenne ma tête, ainsi qu’elle m’en a menacé.

— Votre tête, milord ! dit la comtesse, et parce que vous avez fait usage de la liberté et des droits d’un sujet anglais, en vous choisissant une femme ? Quoi ! c’est cette méfiance de la justice de la reine, cette crainte d’un danger qui ne peut être qu’imaginaire, qui, semblable à un épouvantail, vous a fait quitter le droit chemin, toujours le meilleur et le plus sûr ?

— Ah ! Amy, tu ne sais guère, » dit Dudley ; mais, se reprenant immédiatement, il ajouta : « Cependant elle ne trouvera pas en moi la victime passive et facile d’une vengeance arbitraire. J’ai des amis, j’ai des alliés… je ne me laisserai pas, ainsi que Norfolk, conduire à l’échafaud comme une paisible victime. Ne crains rien, Amy ; tu verras Dudley se comporter d’une manière digne de son nom. Il faut que je parle, à l’instant même, à quelques-uns de ces amis sur lesquels je puis le plus compter, car, dans l’état des choses, je puis être arrêté dans mon propre château.

— Ah, mon cher lord ! dit Amy, ne soulevez pas de factions dans un état paisible. Il n’y a pas d’ami qui puisse nous servir aussi bien que l’honneur et la vérité. N’ayez pas recours à d’autres auxiliaires, et vous ne courrez aucun danger au milieu d’une armée d’envieux et de méchants. Si vous les appelez à votre aide, toute autre défense deviendra vaine… La vérité, mon noble lord, est représentée sans armes, et c’est avec raison.

— Mais la sagesse, Amy, répondit Leicester, est revêtue d’une armure à l’épreuve. Ne discutez pas avec moi sur les moyens que j’emploierai pour que ma confession (puisque c’est ainsi qu’il faut l’appeler) soit accompagnée d’aussi peu de dangers que possible ; car, malgré ces précautions, et quoi que nous puissions faire, il en restera encore assez. Varney, il faut partir… Adieu, Amy, toi que je vais proclamer comme mon épouse à un prix et en m’exposant à des périls dont toi seule pouvais être digne… tu recevras bientôt de mes nouvelles. »

Il l’embrassa tendrement, s’enveloppa de son manteau, et, suivi de Varney, il sortit de l’appartement. Ce dernier, en quittant la chambre, s’inclina profondément, puis se releva en regardant Amy avec une expression particulière, curieux de savoir jusqu’à quel point son pardon était compris dans la réconciliation qui venait d’avoir lieu entre elle et son mari. La comtesse fixa sur lui les yeux, mais sans paraître s’apercevoir de sa présence pas plus que si la place qu’il occupait n’eût été remplie que par le vide de l’air.

« Elle m’a amené à cette crise, se dit-il à lui-même, l’un de nous deux est perdu… Il y avait quelque chose en moi, je ne sais si c’était crainte ou pitié, qui m’aurait porté à éviter d’en venir à cette fatale extrémité. Mais tout est maintenant décidé, un de nous doit périr. »

Pendant qu’il se parlait ainsi, il remarqua avec surprise qu’un jeune garçon, repoussé par la sentinelle, s’était approché de Leicester et lui parlait. Varney était un de ces fins politiques dont le coup d’œil ne laisse rien échapper. Il demanda à la sentinelle ce que lui voulait l’enfant, et en reçut pour réponse que ce jeune garçon l’avait prié de remettre un paquet à la dame folle mais qu’il avait refusé de s’en charger, sa consigne ne comportant pas de telles communications. Varney ayant satisfait sa curiosité sur ce point, s’approcha de son patron, et entendit qu’il disait : « C’est bien, mon garçon, le paquet sera remis…

— Merci, mon bon monsieur le domestique, » répondit l’enfant, et il disparut en un moment.

Leicester et Varney rentrèrent à pas pressés dans l’appartement du comte, par le même passage qui les avait conduits à la tour de Saint-Lowe.