Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 388-400).


CHAPITRE XXXIV.

RENCONTRE INATTENDUE.


Avez-vous vu la perdrix tremblante quand le faucon paraît dans le voisinage ? elle se blottit sous le buisson, craignant également d’y rester ou de s’envoler.
Prior.


Il arriva ce jour mémorable qu’une des personnes les plus matinales de la troupe chasseresse, qui parut tout équipée pour le départ, fut celle en l’honneur de qui on célébrait toutes ces fêtes, la reine-vierge d’Angleterre. Soit par hasard, soit par une courtoisie due à une maîtresse qui lui faisait un si grand honneur, à peine Élisabeth avait-elle dépassé le seuil de son appartement, que Leicester se trouva près d’elle et lui proposa, en attendant que les préparatifs de la chasse fussent terminés, de parcourir le parc et les jardins attenants à la cour du château.

Ils se dirigèrent donc vers ce nouveau théâtre de plaisirs, le comte offrant de temps à autre à sa souveraine l’appui de son bras, lorsque des escaliers, fort à la mode alors dans les jardins, se présentaient pour les conduire de terrasse en terrasse, de parterre en parterre. Les dames de la suite, soit par prudence, soit par désir obligeant de faire pour les autres ce qu’elles auraient voulu qu’on fît pour elles-mêmes, ne crurent pas devoir se tenir assez près de la personne de la reine pour être à portée de prendre part à sa conversation avec le comte, son hôte en ce moment et de plus celui de tous ses sujets qui possédait au plus haut degré son estime, sa confiance et sa faveur. Elles se contentèrent donc d’admirer la grâce de l’illustre couple, dont les habits de cérémonie avaient été remplacés par un costume de chasse presque aussi magnifique.

L’habit que portait Élisabeth était de soie bleu-tendre, orné de galons d’argent et aiguillettes : il ressemblait pour la forme à celui des anciennes Amazones, et convenait à sa taille et à la dignité de son maintien, auquel le sentiment de son rang et la longue habitude de l’autorité avaient donné quelque chose d’un peu trop masculin pour qu’elle parût avec autant d’avantage sous les vêtements ordinaires à son sexe. Leicester était vêtu d’un habit vert de Lincoln richement brodé en or, et orné d’un brillant baudrier soutenant un cor et un couteau de chasse, au lieu d’une épée ; et ce costume était aussi avantageux que ceux dont il se parait à la cour ou à l’armée, car le vêtement qu’il choisissait semblait toujours le plus propre à relever la perfection de sa taille et de sa figure.

La conversation d’Élisabeth et de son favori ne nous est pas parvenue en détail. Mais ceux qui les examinaient à quelque distance (et le coup d’œil des courtisans et des dames de la cour est sûr et pénétrant) étaient d’avis que dans aucune circonstance la dignité de gestes et de maintien de la princesse n’avait été si près de se changer en une expression d’indécision et de tendresse. Son pas était non seulement lent, mais même inégal, chose inaccoutumée dans sa démarche. Ses regards semblaient fixés sur la terre, et paraissaient avoir une tendance timide à fuir ceux de son compagnon, signe extérieur qui, dans les femmes, indique presque toujours que leur cœur renferme secrètement un désir contraire. On dit que la duchesse de Rutland, qui se hasarda à les approcher de plus près, assura même qu’elle avait remarqué une larme dans les yeux d’Élisabeth et de la rougeur sur ses joues. « La reine, dont le regard intimiderait un lion, dit encore la duchesse, baissa les yeux vers la terre pour éviter ceux de Leicester. » La conclusion qu’on pouvait tirer de ces signes extérieurs est assez évidente, et il est probable que ces remarques n’étaient pas sans fondement. Une conversation particulière prolongée entre deux personnes de sexe divers décide souvent de leur sort, et les entraîne quelquefois à des écarts qu’elles étaient loin de prévoir. La galanterie vient se mêler à la conversation, la tendresse et la passion finissent par se mêler à la galanterie. Les grands ainsi que les bergers, dans un moment aussi critique, en disent plus qu’ils n’avaient projeté, et les reines comme les bergères les écoutent plus long-temps qu’elles ne devraient.

Pendant ce temps les chevaux hennissaient et rongeaient leur frein d’impatience dans la cour ; les chiens, attachés par couples hurlaient, et les garde-chasse ainsi que les piqueurs se plaignaient de ce que la rosée ferait perdre le nez aux chiens et les empêcherait de lancer. Mais Leicester était à la poursuite d’un autre gibier, ou, pour lui rendre plus de justice, il se trouvait engagé sans préméditation, comme l’amateur de la chasse qui s’écarte de son chemin pour suivre une meute dont il entend au loin les aboiements. La reine, femme aussi belle qu’accomplie, l’orgueil de l’Angleterre, l’espoir de la France et de la Hollande, la terreur de l’Espagne, avait probablement accueilli avec plus de bonté qu’à l’ordinaire ce mélange de galanterie romanesque dont l’hommage lui était si agréable, et le comte, cédant à la vanité ou à l’ambition, peut-être à ces deux sentiments, avait employé des expressions de plus en plus animées, jusqu’à ce que son langage fût devenu celui de l’amour même.

« Non, Dudley, » disait Élisabeth ; mais, en parlant ainsi, sa voix était entrecoupée ; « non, je dois être la mère de mon peuple : d’autres liens, qui font le bonheur d’une femme obscure, sont refusés à une souveraine. Non, Leicester, ne me pressez pas davantage… Si j’étais, comme les autres femmes, libre de songer à ma félicité, alors peut-être… Mais cela ne se peut… cela ne saurait être… Retardez la chasse d’une demi-heure, et laissez-moi, milord.

— Quoi ! vous laisser, madame ! Ma folie vous aurait-elle offensée !

— Non, Leicester, non, non, répondit la reine ; mais c’est une folie, et il ne faut pas la répéter. Allez, mais ne vous éloignez pas trop ; et en attendant, que personne ne vienne me troubler : je veux être seule. »

Élisabeth ayant parlé ainsi, Dudley lui fit un salut, et se retira avec lenteur et de l’air le plus mélancolique. Elle resta un moment à le regarder, et murmura : « S’il était possible… si je pouvais seulement… Mais non, non ; Élisabeth ne doit être la femme et la mère que de l’Angleterre seule. »

En se disant ces mots, et afin d’éviter la rencontre de quelqu’un qu’elle entendait approcher, la reine fit un détour, et entra dans la grotte où se tenait cachée sa malheureuse rivale, objet infortuné d’un amour qui lui avait été si fatal.

L’âme d’Élisabeth d’Angleterre, quoiqu’un peu ébranlée par l’agitation que lui avait causée l’entrevue à laquelle elle venait de mettre un terme, était de cette trempe ferme et décidée qui retrouve bientôt toute sa vigueur. Elle pouvait être comparée à un de ces monuments druidiques appelés pierres mouvantes. Le doigt de Cupidon, tout enfant qu’on nous le représente, pouvait agiter son esprit, mais la puissance d’Hercule n’aurait pu détruire son équilibre. À peine avait-elle parcouru la moitié de la longueur de la grotte, vers l’extrémite de laquelle elle s’avançait à pas lents, que son regard avait repris sa dignité, et son maintien l’imposante autorité qui lui était habituelle.

Ce fut alors que la reine s’aperçut qu’une figure de femme était placée à côté, ou plutôt presque derrière une colonne d’albâtre, au pied de laquelle coulait la fontaine qui occupait toute la profondeur de cette grotte, où il ne régnait qu’un faible crépuscule. L’esprit classique d’Élisabeth lui rappela l’histoire de Numa et de la nymphe Égérie ; et elle ne douta pas que quelque sculpteur italien n’eût voulu représenter la naïade dont les inspirations donnèrent des lois à Rome. En avançant davantage, elle se demanda si elle voyait une statue ou une créature humaine. En effet, la malheureuse Amy, partagée entre le désir de faire part de sa situation à une personne de son sexe, et le trouble que lui inspirait la figure majestueuse de celle qui s’avançait, et que ses craintes lui firent reconnaître pour ce qu’elle était réellement, était restée immobile. Amy s’était d’abord levée de son siège dans le dessein de s’adresser à la princesse, dont l’arrivée dans la grotte lui semblait si propice ; mais se rappelant que Leicester lui avait témoigné la crainte que la reine ne vînt à apprendre leur union, et de plus en plus convaincue que la personne qu’elle contemplait était Élisabeth elle-même, elle resta un pied en avant, l’autre en arrière, les bras, la tête et les mains parfaitement immobiles, et les joues aussi pâles que le pilier d’albâtre contre lequel elle s’appuyait. Sa robe de soie, d’un vert marin qui se distinguait à peine au milieu de cette clarté douteuse, ressemblait un peu à la draperie d’une nymphe grecque : ce déguisement antique avait paru le plus sûr au milieu d’une réunion si nombreuse de masques et d’acteurs. L’incertitude où était la reine si elle voyait une figure vivante était donc fortement justifiée par le concours de toutes les circonstances, ainsi que par les joues décolorées et le regard fixe de la comtesse.

Élisabeth n’était plus qu’à quelques pas, qu’elle doutait encore si une statue assez habilement formée pour qu’à cette lueur incertaine elle ne put être distinguée d’une figure humaine, ne se présentait pas à sa vue. Elle s’arrêta donc, et fixa sur cet objet intéressant un regard si pénétrant, que l’étonnement, qui avait rendu Amy immobile, fit place à une timidité respectueuse. Baissant peu à peu les yeux, elle inclina alors la tête, incapable de soutenir plus long-temps le coup d’œil imposant de sa souveraine. Cependant, à l’exception de cette lente et profonde inclination de tête, elle continua de rester immobile et silencieuse.

D’après son costume et la petite cassette qu’elle tenait à la main, Élisabeth conjectura naturellement que la belle et muette figure qu’elle contemplait était celle d’une actrice d’un des nombreux divertissements qui avaient été préparés de différents côtés pour la surprendre par de nouveaux hommages, et que la pauvre actrice avait oublié le rôle dont elle était chargée ou manquait de courage pour le remplir. Il était naturel et digne de la courtoisie de la reine de lui donner quelques encouragements. Élisabeth lui dit donc d’un ton plein de douceur et d’affabilité : « Comment donc, belle nymphe de cette charmante grotte, es-tu sous le pouvoir d’un charme et frappée de mutisme par les enchantements de cette vilaine magicienne que les hommes appellent la Crainte ? Nous en sommes l’ennemie jurée, jeune fille, et nous pouvons détruire le charme. Parle donc, nous te le commandons. »

Au lieu de répondre par des paroles, l’infortunée comtesse tomba à genoux devant la reine, laissa échapper sa cassette de ses mains, et, les joignant avec force, leva sur elle des regards où se peignaient si énergiquement les angoisses de la crainte et les supplications les plus ardentes, qu’Élisabeth en fut très affectée. « Que signifie cela ? dit-elle ; il y a ici quelque chose d’extraordinaire. Relève-toi, damoiselle ; que veux-tu de nous ?

— Votre protection, madame, » dit en balbutiant la malheureuse suppliante.

« Il n’y a pas de fille en Angleterre qui ne l’ait, si elle en est digne, répondit la reine. Mais votre douleur semble avoir une source plus profonde que celle qui peut résulter d’un rôle oublié. Pourquoi sollicitez-vous notre protection ? »

Amy essaya de se rappeler à la hâte ce qu’il convenait le mieux de dire, afin d’écarter les dangers imminents qui l’entouraient, sans exposer son mari ; et, se plongeant d’une pensée dans une autre, au milieu du chaos qui remplissait son esprit, elle ne put trouver d’autre réponse à faire à la reine, dont elle réclamait la protection, que celle-ci, qu’elle prononça d’une voix entrecoupée : « Hélas ! je ne sais pas.

— Il y a de la folie là-dedans, jeune fille, » dit impatiemment Élisabeth ; car il y avait dans l’extrême confusion de la suppliante quelque chose qui lui inspirait autant de curiosité que d’intérêt : « Le malade doit dire sa maladie, et nous ne sommes pas habituée à répéter si souvent les mêmes questions sans recevoir de réponse.

— Je demande… j’implore, bégaya l’infortunée comtesse ; je sollicite votre gracieuse protection contre… contre un nommé Varney… » Elle pensa suffoquer en prononçant ce nom fatal, qui fut immédiatement répété par la reine.

« Qui ? Varney ? sir Richard Varney, le gentilhomme de lord Leicester !… Que lui êtes-vous, ou que vous est-il, damoiselle ?

— Je… j’étais sa prisonnière, et il a attenté à ma vie, et je me suis enfuie pour… pour…

— Pour venir vous mettre sous ma protection, sans doute ? dit Élisabeth ; elle te sera accordée, c’est-à-dire si tu en es digne, car nous voulons examiner cette affaire à fond. Tu es, dit-elle en fixant sur Amy un œil qui semblait vouloir pénétrer dans la profondeur de son âme, « tu es Amy, fille de sir Hugh Robsart de Lidcote-Halle.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, très gracieuse princesse ! » dit Amy en tombant à genoux.

« Que te pardonnerais-je, jeune folle ? dit Élisabeth, d’être la fille de ton père ! Assurément tu as le cerveau malade. Mais allons, je vois qu’il faut que je t’arrache ton histoire mot par mot : tu as trompé ton vieux et respectable père, tes regards en font l’aveu ; trahi maître Tressilian, ta rougeur en fait foi ; et épousé ce même Varney. »

À ces mots Amy se releva brusquement et interrompant la reine avec vivacité : « Non, madame, non, dit-elle ; aussi vrai qu’il est un Dieu au-dessus de nos têtes, je ne suis pas la misérable pour laquelle vous me prenez ; je ne suis pas la femme de ce méprisable esclave, de ce scélérat consommé ! Je ne suis pas la femme de Varney ; j’aimerais mieux mille fois la mort ! »

La reine, étourdie à son tour par la véhémence d’Amy, garda un moment le silence ; puis reprit : « Que Dieu nous soit en aide, jeune femme ; je vois que tu peux trouver assez de paroles, lorsque le sujet te concerne. Eh bien ! dis-moi donc, jeune femme, » continua-t-elle, car au sentiment de la jalousie commençait à se joindre celui d’une vague défiance que quelque tromperie lui avait été faite ; « dis-moi donc, jeune femme, et, de par la clarté du ciel, je veux le savoir, de qui tu es la femme ou la maîtresse ! Parle clairement, et sans te faire attendre ; il vaudrait mieux pour toi t’attaquer à une lionne que vouloir tromper Élisabeth. »

Réduite aux dernières extrémités, poussée comme par une force irrésistible sur le bord d’un précipice qu’elle voyait sans pouvoir l’éviter, les paroles impérieuses et les gestes menaçants de la reine offensée ne lui permettant plus d’hésiter, Amy répondit enfin, dans son désespoir : « Le comte de Leicester sait tout.

— Le comte de Leicester ! dit Élisabeth avec le plus profond étonnement. Le comte de Leicester ! répéta-t-elle enflammée de colère. Femme, tu es poussée à parler ainsi, tu le calomnies ; il ne s’occupe pas de créatures comme toi ; tu es payée pour noircir le plus noble lord, le plus loyal gentilhomme de l’Angleterre. Mais fût-il notre bras droit, le dépositaire de notre confiance, nous fût-il même quelque chose de plus cher encore, tu seras entendue, et cela en sa présence. Viens avec moi… viens avec moi sur-le-champ. »

Amy recula d’effroi, mouvement que la reine attribua à une conscience coupable. Élisabeth, s’avançant avec précipitation, la saisit par le bras, et, se hâtant de sortir de la grotte, parcourut d’un pas rapide la grande allée du jardin, entraînant avec elle la comtesse épouvantée qu’elle continuait de tenir par le bras, et qui pouvait à peine suivre la reine indignée.

Leicester était dans ce moment au centre d’un groupe brillant de seigneurs et de dames assemblées sous un portique qui terminait l’allée. La compagnie s’était réunie dans cet endroit et attendait les ordres de Sa Majesté pour la chasse. On peut se figurer l’étonnement général quand, au lieu de voir Élisabeth s’avancer avec la dignité mesurée qui lui était habituelle, on l’aperçut marchant si rapidement qu’elle était au milieu du groupe avant qu’on y songeât, et lorsqu’on remarqua avec crainte et surprise que ses traits étaient enflammés de colère et d’indignation, que ses cheveux s’étaient détachés dans la précipitation de sa marche, et que dans ses regards se peignait l’âme de Henri VIII. L’étonnement ne fut pas moins grand à l’aspect de la femme pâle, exténuée, mourante, mais belle encore, que la reine tenait avec force d’une main, tandis que de l’autre elle écartait les nobles et les dames qui s’étaient pressés autour d’elle dans l’idée d’une indisposition subite. « Où est milord Leicester ? » demanda-t-elle d’un ton qui fit tressaillir de surprise tous les courtisans qui l’entouraient. « Avancez, milord Leicester. »

Si au milieu du jour le plus serein de l’été, quand tout est rayonnant d’allégresse et de clarté, la foudre venait à tomber de la voûte azurée du ciel, et entr’ouvrir la terre aux pieds de quelque voyageur étonné, sa surprise et sa crainte en contemplant l’abîme ouvert sous ses pas d’une manière si inattendue, ne sauraient égaler celles que Leicester éprouva à ce spectacle imprévu. Il venait de recevoir un moment auparavant, en affectant politiquement de les désavouer et de ne pas les comprendre, les félicitations, en partie exprimées, en partie sous-entendues, des courtisans sur la faveur de la reine, qui paraissait avoir été portée à son plus haut degré pendant l’entrevue du matin. La plupart auguraient que du rang de leur égal il pourrait bien passer à celui de leur maître ; et le sourire comprimé, mais plein d’orgueil, avec lequel il combattait ces conclusions, était encore sur ses lèvres, lorsque la reine s’élançant dans le cercle, animée de la plus vive colère, soutenant d’une main et sans aucun effort apparent la comtesse pâle et défaillante, et montrant de l’autre ses traits couverts de l’empreinte de la mort, demanda au comte, d’une voix qui retentit à ses oreilles comme la redoutable trompette du jugement dernier : « Connais-tu cette femme ? »

De même qu’au son de cette dernière trompette le méchant demandera aux montagnes de le couvrir, ainsi Leicester invoqua secrètement le majestueux portique qu’il avait bâti dans son orgueil, pour qu’il s’écroulât et l’ensevelît sous ses ruines ; mais les pierres de taille, les architraves et les créneaux restèrent debout, et ce fut leur superbe maître lui-même qui, penché vers la terre comme par quelque calamité soudaine, s’agenouilla devant Élisabeth, et prosterna son front sur les pavés de marbre qu’elle foulait aux pieds.

« Leicester, » dit Élisabeth d’une voix tremblante de colère, « si je croyais que tu m’eusses abusée, moi ta souveraine, moi ta confiante et trop indulgente maîtresse, par la trahison pleine d’ingratitude que ta confusion semble avouer ; par tout ce qu’il y a de sacré, perfide lord, je jure que ta tête serait en aussi grand péril que le fut jamais celle de ton père. «

Leicester ne fut pas soutenu par le sentiment de son innocence, mais par son orgueil. Il releva lentement la tête, et le visage livide et gonflé par la violence des émotions qui l’agitaient, il se contenta de répondre : « Ma tête ne peut tomber que sur une sentence de mes pairs ; c’est devant eux que je plaiderai ma cause, et non devant une princesse qui récompense ainsi mes fidèles services.

— Quoi ! milords, » dit Élisabeth en regardant autour d’elle, « on nous défie, je crois ; on nous défie dans ce même château que nous donnâmes à cet orgueilleux ! Milord Shrewsbury, vous êtes grand-maréchal d’Angleterre, accusez-le de haute trahison.

— De qui veut parler Votre Grâce ? « dit Shrewsbury fort surpris, car il rejoignait à l’instant le cercle consterné.

« De qui puis-je parler, si ce n’est du traître Dudley, comte de Leicester ? Cousin Hunsdon, donnez des ordres à votre troupe de Gentilshommes à bec de corbin, et arrêtez-le à l’instant ; vous m’entendez, hâtez-vous. »

Hunsdon, vieux seigneur un peu brusque, qui, à cause de sa parenté avec les Boleyn, avait conservé l’habitude de parler à la reine avec plus de liberté que tout autre, répondit avec un peu de rudesse : « Et il est probable que Votre Grâce me ferait mettre à la Tour demain pour m’être trop hâté. Je vous supplie d’avoir patience.

— Patience ! de par le ciel, s’écria la reine, ne prononce pas ce mot-là ; tu ne sais pas de quoi il est coupable ! »

Amy, qui avait eu le temps de se remettre un peu, et qui vit son mari menacé des plus grands dangers, par suite de la colère de sa souveraine, oublia immédiatement (combien de femmes, hélas ! n’ont pas fait de même) ses propres injures et ses propres dangers, et, se jetant devant la reine, embrassa ses genoux en s’écriant : « Il est innocent, madame, il est innocent ! aucune accusation ne peut être portée contre le noble Leicester.

— Comment donc ! dit la reine ; ne viens-tu pas toi-même de dire que le comte de Leicester connaissait toute cette affaire ?

— L’ai-je dit ? » répéta la malheureuse Amy, mettant de côté toute considération de justification ou d’intérêt personnel. « Oh ! si je l’ai dit, je l’ai odieusement calomnié. Dieu m’est témoin que je ne crois pas qu’il ait jamais conçu une pensée qui dût me faire du tort.

— Femme, dit Élisabeth, je veux savoir pourquoi tu m’as ainsi parlé, ou ma colère, et la colère des rois est une flamme dévorante, le consumera comme un brin de paille dans une fournaise. »

Comme la reine prononçait cette menace, le bon ange de Leicester appela son orgueil à son aide, et lui reprocha l’extrême bassesse dont il se couvrirait à jamais s’il s’avilissait au point de chercher un refuge dans la généreuse intervention de sa femme, et de l’abandonner, en récompense de sa tendresse, au ressentiment de la reine. Il avait déjà relevé sa tête avec la dignité d’un homme d’honneur, pour avouer son mariage et se déclarer le protecteur de la comtesse, lorsque Varney, destiné apparemment à être le mauvais génie de son maître, s’élança devant lui, la figure et les vêtements en désordre,

« Que signifie cette insolente intervention ? » demanda Élisabeth.

Varney, de l’air d’un homme accablé de douleur et de confusion, se prosterna à ses pieds en s’écriant : « Pardon, ma souveraine, pardon, ou du moins que votre justice ne frappe que moi ; mais épargnez mon noble, mon généreux maître, qui n’est pas coupable. »

Amy, qui était encore à genou, se releva en tressaillant quand elle vit l’homme du monde qui lui était le plus odieux venir se placer aussi près d’elle : son premier mouvement fut de se réfugier près de Leicester ; mais s’apercevant de l’incertitude et même de la timidité que les regards du comte exprimaient de nouveau depuis que l’arrivée de son confident changeait encore une fois la scène, elle se retira, et, poussant un faible cri, elle supplia Sa Majesté de la faire enfermer dans le cachot le plus obscur du château, de la traiter comme la plus vile criminelle ; « Mais épargnez-moi, dit-elle, l’aspect de ce traître, de ce monstre infâme qui détruirait en moi le peu de raison qui me reste.

— Et pourquoi, la belle ? » dit la reine agitée d’une nouvelle inquiétude, « ce chevalier perfide, puisque tu le déclares tel, que t’a-t-il fait ?

— Oh ! le plus grand mal, madame, le plus grand des outrages : il a semé la dissension là où il ne devait exciter que la concorde. Je deviendrai folle si je l’ai plus long-temps devant les yeux.

— Malheur à moi si je ne crois pas déjà ta raison troublée ! répondit la reine. Milord Hunsdon, veillez sur cette malheureuse jeune femme ; faites-la mettre en lieu de sûreté, et qu’on en ait soin jusqu’à ce que je la fasse demander. »

Deux ou trois des dames de la suite, émues de compassion pour une créature si intéressante, ou par quelque autre motif, offrirent de prendre soin d’elle ; mais la reine leur répondit d’un ton bref : « Avec votre permission, mesdames, non ; vous avez toutes, rendez-en grâce à Dieu, l’oreille fine et la langue bien affilée ; notre parent Hunsdon a l’oreille dure et la langue un peu rude, mais non pas des plus déliées. Hunsdon, veille à ce que personne ne lui parle.

— Par Notre-Dame, » dit Hunsdon en prenant dans ses bras nerveux Amy à moitié évanouie ; « c’est une belle enfant, et quoique Votre Grâce lui ait donné une gouvernante un peu brusque, elle ne manquera cependant pas de soins ; elle sera aussi bien avec moi qu’une de mes propres filles. «

En parlant ainsi, il emporta sans résistance de sa part Amy qui conservait à peine assez de connaissance pour s’en apercevoir. Les cheveux du vieux lord, blanchis par la fatigue et le temps, et sa longue barbe grise, se mêlaient aux tresses châtain foncé de la jeune comtesse, dont la tête était appuyée sur sa robuste épaule. La reine le suivit de l’œil ; elle avait déjà, avec cet empire sur soi-même qui est une des facultés les plus essentielles d’un souverain, réussi à faire disparaître de son maintien toute apparence d’agitation, et, comme si elle eût désiré effacer les traces de son emportement du souvenir de ceux qui en avaient été témoins : « Milord Hunsdon, dit-elle, est une gouvernante un peu rude pour une si tendre enfant.

— Milord Hunsdon, dit le doyen de Saint-Asaph, sans faire tort à toutes ses autres qualités, a une licence grossière de langage et entremêle ses paroles un peu trop librement de jurons barbares et superstitieux qui ont quelque chose de profane et qui sent l’ancien papisme.

— C’est la faute de son sang, monsieur le doyen, » dit la reine en se tournant vivement vers le révérend dignitaire, « et vous pouvez adresser au mien le même reproche. La race des Boleyn a toujours eu un caractère franc et emporté, plus prompt à dire ce qu’elle pense qu’à choisir les expressions, et, sur ma parole, j’espère qu’il n’y a pas de péché dans cette exclamation ; je doute que le mélange de son sang avec celui des Tudor l’ait beaucoup refroidi. »

En faisant cette dernière observation, elle sourit gracieusement et tourna presque insensiblement les yeux autour d’elle, pour chercher ceux du comte de Leicester, qu’elle craignait d’avoir traité avec un peu trop d’emportement, d’après un soupçon mal fondé. Au premier coup d’œil, la reine s’aperçut que le comte n’était pas d’humeur à accepter l’offre de conciliation qui lui était faite. Ses regards, pleins d’un douloureux et tardif repentir, avaient suivi la pale beauté qu’Hunsdon venait de transporter hors de sa présence, ils s’étaient ensuite fixés d’un air sombre vers la terre, mais plutôt, à ce qu’il parut du moins à Élisabeth, avec l’expression de quelqu’un qui vient d’être injustement outragé que comme un homme dont la conscience est coupable. Elle détourna les yeux avec mécontentement, et dit à Varney : « Parlez, sir Richard, et expliquez-moi cette énigme : vous avez du sens et l’usage de la parole, du moins, que nous cherchons vainement ailleurs. »

En parlant ainsi, elle jeta un autre regard plein de ressentiment sur Leicester, tandis que l’artificieux Varney s’empressait d’expliquer cet événement à sa manière.

« L’œil perçant de Votre Majesté, dit-il, a déjà découvert la cruelle maladie de mu bien-aimée femme, que moi, malheureux que je suis, je n’ai pas voulu permettre qu’on spécifiât dans le certificat de son médecin, car je voulais cacher ce qui vient d’éclater avec tant de publicité.

— Ainsi donc elle est aliénée ? dit la reine ; vraiment nous n’en doutions pas, toute sa conduite l’indique : je l’ai trouvée gémissant au fond de cette grotte, et toutes les paroles qu’elle a prononcées, et qu’à la vérité je lui arrachais comme par la torture, étaient le moment d’après révoquées et démenties par elle. Mais comment est-elle venue ici, pourquoi ne l’avez-vous pas fait garder à vue ?

— Ma gracieuse souveraine, dit Varney, le digne personnage à la garde duquel je l’avais laissée, maître Antony Foster, vient d’arriver avec toute la célérité que peuvent y mettre un homme et un cheval, pour m’apprendre sa fuite, qu’elle est parvenue à effectuer avec l’art qui appartient à ceux qui sont affligés de cette maladie. Il est tout prêt à répondre aux interrogations.

— Ce sera pour une autre fois, dit la reine. Mais, sir Richard ; nous ne vous envions pas votre bonheur conjugal ; votre femme vous a fort mal traité, et a pensé s’évanouir en vous voyant.

— C’est le propre des personnes atteintes de sa maladie, sous le bon plaisir de Votre Grâce, dit Varney, de témoigner le plus d’aversion à ceux qui leur sont le plus attachés, et qu’elles chérissent le plus dans leurs bons moments.

— Nous l’avons entendu dire, dit Élisabeth, et nous voulons bien le croire.

— En ce cas, dit Varney, Votre Grâce daignera-t-elle permettre que mon infortunée femme soit remise sous la surveillance de sa famille ? »

Leicester ne put s’empêcher de tressaillir, mais, faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à contenir son émotion, tandis qu’Élisabeth répondit vivement : « Vous êtes un peu trop prompt, maître Varney ; nous voulons auparavant avoir le rapport de Masters, notre médecin, sur la santé et l’état intellectuel de votre femme, et nous déciderons ensuite ce qui nous paraîtra juste. Vous aurez cependant la permission de la voir, afin que s’il y a eu quelque dispute conjugale entre vous, et l’on nous dit que les couples même les plus tendres n’en sont pas exempts, vous puissiez vous réconcilier sans donner un nouveau scandale à notre cour, ou sans que nous ayons besoin de nous en mêler davantage. »

Varney s’inclina profondément et ne répondit pas.

Élisabeth regarda encore Leicester, et dit d’un ton affectueux qui ne pouvait naître que du plus profond intérêt : « La discorde, comme dit le poète italien, s’introduit dans le couvent paisible de même que dans le sein des familles ; et nous craignons que nos huissiers et nos gardes du palais aient de la peine à l’exclure de notre cour. Milord Leicester, vous êtes fâché contre nous, et nous avons aussi sujet de vous en vouloir. Nous jouerons le rôle du lion, et serons la première à pardonner. »

Leicester fit un effort pour montrer un front serein ; mais il était encore trop ému pour recouvrer la tranquillité. Cependant il répondit comme l’exigeait la circonstance, qu’il n’était pas dans le cas d’avoir le bonheur de pardonner, puisque celle qui lui commandait de le faire ne pouvait avoir de torts envers lui.

Élisabeth parut satisfaite de cette réponse, et exprima le désir de voir commencer les plaisirs de la journée. Alors on entendit les cors de chasse sonner, les chiens aboyer, les chevaux hennir, mais les dames et les courtisans portèrent dans les amusements qui les appelaient, des dispositions bien différentes de celles qui avaient fait palpiter leur cœur en entendant le joyeux réveillé. Tous les fronts portaient l’empreinte du doute, de l’inquiétude excitée par l’attente de quelque événement, et tous les courtisans, chuchotant ensemble, se livraient aux conjectures les plus opposées.

Blount trouva moyen de dire tous bas à Raleigh : « Cette tempête est arrivée comme un vent d’est dans la Méditerranée.

Varium et mutabile, » répondit Raleigh du même ton.

« Je ne connais rien à votre latin, reprit Blount ; mais je remercie le ciel que Tressilian n’ait pas péri en mer pendant cette bourrasque ; il aurait eu de la peine à éviter le naufrage, sachant si mal orienter ses voiles par un vent de cour.

— Tu l’aurais dirigé, dit Raleigh.

— Ma foi, j’ai profité de mon temps aussi bien que toi, répondit l’honnête Blount ; je suis chevalier ni plus ni moins que toi, et même de plus ancienne création.

— Que Dieu vienne au secours de ton esprit, dit Raleigh ; mais quant à Tressilian, je voudrais savoir ce qui se passe en lui. Il m’a dit ce matin qu’il ne quitterait pas sa chambre pendant l’espace de douze heures ou à peu près, étant lié par une promesse. Je crains que la folie de la dame, quand la nouvelle en viendra à ses oreilles, ne guérisse pas la sienne. La lune est dans son plein, et la cervelle des hommes fermente comme du levain. Mais silence ! on sonne le départ ; à cheval, Blount : nous autres jeunes chevaliers, nous devons gagner nos éperons. »