Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 410-418).


CHAPITRE XXXVI.

MACHINATIONS PERFIDES.


J’ai dit que c’était un adultère… J’ai dit qu’il était son complice ; de plus, c’est une traîtresse, et Camillo est ligué avec elle, et il sait ce qu’elle devrait rougir de savoir elle-même.
Shakspeare. Le Conte d’hiver.


Ils ne furent pas plus tôt dans le cabinet du comte, que, tirant ses tablettes de sa poche, celui-ci se mit à écrire en parlant tantôt à lui-même et tantôt à Varney : « Il y a beaucoup de gens qui me touchent de près, surtout ceux qui ont de beaux domaines et des postes élevés, et qui, s’ils se rappellent mes bienfaits passés et les dangers qui peuvent les menacer dans l’avenir, ne seront pas disposés, je crois, à me voir chanceler sans appui… Voyons ?… Knollis est sûr, et par lui Guernesey et Jersey… Hosley commande l’île de Wight… Mon beau frère Huntingdon et Pembroke ont de l’autorité sur le pays de Galles ; par Bedford, je dispose des puritains et de leur crédit si puissant dans tous les bourgs… Mon frère Warwick est presque mon égal en richesses, en vassaux et en partisans… Sir Owen Hopton m’est dévoué, il commande à la Tour de Londres, et le trésor national y est déposé. Mon père et mon grand-père n’auraient jamais été forcés d’apporter leurs têtes sur l’échafaud s’ils avaient ainsi appuyé leurs entreprises… Pourquoi as-tu l’air si triste, Varney ? Je te dis qu’un arbre qui a de si profondes racines ne peut être si facilement arraché par la tempête.

— Hélas ! milord ! » dit Varney avec une agitation parfaitement jouée ; après quoi il reprit le même air d’abattement que Leicester venait de remarquer.

« Hélas ! répéta Leicester, et pourquoi hélas, sir Richard ? Est-ce que votre nouvel esprit de chevalerie ne vous fournit pas d’exclamation plus énergique quand il s’agit d’une noble résistance ? Ou si cette exclamation signifie que tu veux déserter ma cause, tu peux quitter le château, ou te joindre à mes ennemis, comme tu le jugera à propos.

— Non pas, milord, répondit son confident ; on verra Varney combattre et mourir à vos côtés. Pardonnez-moi si mon attachement pour vous me fait découvrir, plus que votre noble cœur ne vous le permet, les difficultés insurmontables qui vous environnent. Vous êtes fort et puissant, milord ; cependant souffrez que je le dise sans vous offenser, vous l’êtes seulement par l’éclat que répand sur vous la faveur de la reine. Tant que vous restez le favori d’Élisabeth, vous êtes en tout, à l’exception du nom, un véritable souverain. Mais qu’elle révoque les honneurs qu’elle vous accorde, et la gourde du prophète ne fut pas plus tôt flétrie que votre étoile ne pâlira. Déclarez-vous contre la reine : et je ne dis pas seulement que dans toute la nation et dans cette province seule vous vous trouverez à l’instant abandonné et trahi ; mais je dis encore que dans ce même château, au milieu de vos parents, de vos vassaux et de vos amis, vous deviendrez captif, et captif condamné, s’il lui plaît de dire un mot. Songez à Norfolk, milord, au puissant Northumberland, au brillant Westmoreland ; pensez à tous ceux qui ont voulu résister à cette sage princesse. Ils sont morts captifs ou fugitifs. Son trône ne ressemble pas à d’autres, qui peuvent être renversés par une réunion de seigneurs puissants ; les larges bases qui le soutiennent ne posent que sur l’amour et les profondes affections du peuple. Vous pourriez le partager avec Élisabeth, si vous vouliez ; mais ni votre puissance, ni aucune autre, soit étrangère, soit domestique, ne parviendra à le détruire ou même à l’ébranler. »

Il s’arrêta, et Leicester jeta ses tablettes avec dépit et désespoir.

« Il peut en être ainsi, dit-il, et peu m’importe que la vérité ou la poltronnerie ait dicté tes présages ! Mais du moins il ne sera pas dit que je sois tombé sans avoir fait aucune tentative. Donne des ordres pour que ceux de mes vassaux qui ont servi sous moi en Irlande se rassemblent dans le quartier principal, que nos gentilshommes et amis se tiennent sur leurs gardes et armés, comme s’ils s’attendaient à être attaqués par les partisans de Sussex. Répands l’alarme parmi les gens de la ville ; qu’ils prennent les armes, et soient prêts, à un signal donné, à s’emparer des gentilshommes à bec de corbin et de la garde.

— Permettez-moi de vous rappelez, milord, » dit Varney avec le même air de tristesse et de profond intérêt, « que vous venez de me donner l’ordre de tout préparer pour désarmer la garde de la reine : c’est un acte de haute trahison ; néanmoins vous serez obéi.

— Peu m’importe ! « dit Leicester d’un air désespéré ; « la honte est derrière moi ; la ruine me précède ; il faut que j’avance. »

Ici il y eut un autre silence que Varney rompit enfin par les paroles suivantes : « Les choses sont arrivées au point que je redoutais depuis long-temps ; il faut que je sois le témoin stupide et ingrat de la chute du meilleur et du plus noble maître, ou que je révèle ce que j’aurais voulu ensevelir dans le plus profond oubli, ou laisser dire à une autre bouche que la mienne.

— Que dis-tu, ou que voudrais-tu dire ? Nous n’avons que peu de temps à perdre en paroles quand il faut agir.

— Ce que j’ai à dire ne sera pas long, milord… Plût au ciel que votre réponse ne le fût pas davantage ! Votre mariage est la seule cause de la rupture dont vous êtes menacé avec votre souveraine, n’est-il pas vrai, milord ?

— Tu le sais bien ; pourquoi cette vaine question ?

— Pardonnez-moi, milord, mais elle renferme tout. Un homme jouera ses biens et sa vie pour la possession d’un riche diamant, milord ; mais la prudence ne demande-t-elle pas d’abord qu’il s’assure que ce diamant est sans défaut ?

— Que veut dire ceci ? » demanda Leicester en fixant les yeux avec sévérité sur son écuyer ; « et de qui oses-tu parler ainsi ?

— C’est de la comtesse Amy, milord, dont je suis malheureusement forcé de parler, et dont je parlerai, dût Votre Seigneurie me donner la mort pour prix de mon zèle.

— Il peut arriver que tu la mérites de moi, répondit le comte ; mais parle, je t’entendrai.

— Alors, milord, je ne craindrai rien. Je parle pour ma vie autant que pour celle de Votre Seigneurie. Je n’aime pas le manège de cette dame avec cet Edmond Tressilian. Vous le connaissez, milord ? Vous savez qu’il eut autrefois de l’empire sur elle, et que Votre Seigneurie eut quelque peine à le supplanter ; vous avez été témoin de la vivacité avec laquelle il a poursuivi contre moi en faveur de la comtesse une accusation dont le but est évidemment de forcer Votre Seigneurie à reconnaître son fatal mariage ; car je ne puis l’appeler autrement ; et c’est cette reconnaissance que la comtesse elle-même veut obtenir de vous à tout prix. »

Leicester sourit d’un air contraint. « Tu as d’excellentes intentions, bon sir Richard, et tu voudrais, je crois, sacrifier ton propre honneur, et même celui d’une autre personne, pour me sauver d’une extrémité qui te paraît si terrible. Mais rappelle-toi (et il prononça ces derniers mots avec la fermeté la plus sévère), rappelle-toi que tu parles de la comtesse de Leicester.

« Je ne l’ai pas oublié, milord, mais il s’agit de la destinée du comte de Leicester. Mon récit ne fait que commencer. Je crois très fermement que ce Tressilian, depuis le moment où il est intervenu dans sa cause, a été secrètement d’accord avec la comtesse.

— Tu parles comme un fou, Varney, et pourtant avec la gravité d’un prédicateur. En quel lieu, comment ont-ils pu communiquer ensemble ?

— Milord, répondit Varney, je ne puis malheureusement vous le démontrer que trop clairement. C’est précisément avant que la supplique eût été présentée à la reine au nom de Tressilian, que je rencontrai ce dernier, à mon grand étonnement, à la poterne par laquelle nous entrons dans Cumnor-Place.

— Tu l’as rencontré, traître ! et tu ne l’as pas étendu mort à tes pieds ? s’écria Leicester.

— Nous tirâmes nos épées, milord ; et si mon pied n’avait pas glissé, il ne se trouverait vraisemblablement pas aujourd’hui sur le chemin de Votre Seigneurie comme une pierre d’achoppement. »

Leicester resta muet de surprise ; à la fin il répondit : « Quelle autre preuve as-tu de ceci, Varney, outre ta propre assertion ? car puisque le châtiment sera terrible, l’examen doit se faire froidement et avec précaution ; avec précaution, « répéta-t-il encore plus d’une fois, comme s’il y eût eu dans le son de ces mots une vertu calmante ; et comprimant de nouveau ses lèvres comme s’il eût craint que quelque expression de violence lui échappât encore, il ajouta : « Quelle autre preuve ?

— Il y en a assez et trop, milord ; j’aurais voulu en être le seul dépositaire, car avec moi elles eussent été à jamais ignorées. Mais mon domestique, Michel Lambourne, a été témoin de tout, et c’est même par son moyen que Tressilian parvint à s’introduire dans Cumnor-Place : c’est à cause de cela que je le pris à mon service, et que je l’y garde : quoique ce soit un drôle assez débauché j’ai voulu m’assurer de sa discrétion. » Il apprit alors à lord Leicester combien Il serait aisé de prouver la vérité du fait de leur entrevue par le témoignage d’Antony Foster, et les déclarations à l’appui de différents individus de Cumnor, qui avaient entendu proposer la gageure et avaient vu Tressilian et Lambourne sortir ensemble. Dans tout ce récit, Varney n’avança rien que de vrai : seulement, non par des affirmations directes, mais par des conclusions probables, il porta son patron à supposer que l’entrevue entre Amy et Tressilian avait duré plus long-temps que les cinq ou six minutes auxquelles elle s’était réellement bornée.

« Et pourquoi n’ai-je pas su tout cela ? « dit Leicester d’un air sévère ; « pourquoi tous tant que vous êtes, et toi surtout, Varney, m’as-tu caché des faits si importants ?

— C’est, milord, parce que la comtesse prétendit avec Foster et avec moi que Tressilian s’était introduit chez elle sans son aveu, d’où je conclus que l’entrevue s’était passée en tout honneur et qu’elle en ferait part elle-même à Votre Seigneurie. Milord sait avec quelle répugnance on prête l’oreille à des conjectures défavorables à ceux que l’on aime, et, grâce au ciel, je ne suis ni un boute-feu ni un délateur empressé à les faire naître.

— Vous êtes du moins assez prompt à les accueillir, sir Richard ; comment savez-vous si en effet cette entrevue ne s’est pas passée en tout honneur ? Il me semble que l’épouse de lord Leicester peut bien parler un moment à un individu comme Tressilian, sans qu’il en doive résulter d’outrage pour moi, ou des soupçons sur elle.

— Sans aucun doute, milord ; si j’avais pensé différemment, je n’aurais pas gardé le secret ; mais voici la difficulté. Tressilian ne quitta pas le bourg sans établir une correspondance avec un pauvre homme, maître d’une auberge à Cumnor, dans le but d’enlever la dame. Il lui envoie un de ses émissaires, que j’espère bientôt avoir sous bonne garde dans la Tour de Mervyn : Killigrew et Lambsbey battent en ce moment le pays pour le retrouver. L’hôte reçoit une bague pour le récompenser d’avoir gardé le secret ; Votre Seigneurie peut l’avoir remarquée au doigt de Tressilian…  voilà… L’agent de Tressilian arrive à Cumnor, déguisé en colporteur ; il a des conférences avec la comtesse, ils se sauvent ensemble nuitamment ; ils volent à un pauvre homme son cheval dans leur criminel empressement d’arriver ; et atteignent enfin ce château, où la comtesse de Leicester se réfugie… je n’ose dire dans quel endroit…

— Parle, je te le commande, dit Leicester ; parle, tandis qu’il me reste encore assez de raison pour t’écouter.

— Puisqu’il le faut, répondit Varney, j’ajouterai que la dame se rendit immédiatement à l’appartement de Tressilian, où elle resta plusieurs heures, en partie avec lui et en partie seule. Je vous avais dit que Tressilian avait une maîtresse dans sa chambre, je ne me doutais guère que cette maîtresse était…

— Amy, voudrais-tu dire ! répondit Leicester ; mais c’est faux, faux comme la fumée de l’enfer… Elle peut être ambitieuse, légère, impatiente ! mais m’être infidèle, jamais ! jamais !… La preuve ! la preuve de ceci ! » s’écria-t-il avec violence.

« Carrol, le domestique chargé des logements, l’y a conduite d’après son propre désir, hier après midi. Lambourne et le garde de la tour l’y ont tous deux trouvée ce matin de bonne heure…

— Tressilian y était-il avec elle ? demanda le comte du même ton.

« Non, milord ; vous devez vous rappeler qu’il a été mis pendant la nuit aux arrêts dans l’appartement de sir Nicolas Blount.

— Carrol et les autres savaient-ils qui elle était ?

— Non, milord ; Carrol et le garde de la tour n’avaient jamais vu la comtesse, et Lambourne ne la reconnut pas sous son déguisement. Mais en cherchant à l’empêcher de quitter la chambre, il resta en possession d’un de ses gants que Votre Seigneurie peut reconnaître.

— Oui, je le reconnais ; ce fut moi qui les lui donnai… Elle portait aujourd’hui même le pareil à cette main qu’elle passa autour de mon cou. » Le comte prononça ces mots avec une violente agitation.

« Votre Seigneurie, dit Varney, peut encore questionner la comtesse sur la vérité de ces rapports.

— Il n’en est pas besoin, il n’en est pas besoin, » dit le comte en proie à mille tortures, « elle est écrite en caractères enflammés ; mes yeux en ressentent l’impression brillante. Je vois son infamie, je ne puis voir que cela. Dieu de bonté ! et c’est pour cette femme perfide que j’allais exposer la vie de tant de nobles amis, ébranler les fondements d’un trône légitime, porter le fer et le feu au sein d’un état paisible, outrager la généreuse maîtresse qui m’a fait ce que je suis, et qui, sans cet odieux mariage, m’aurait élevé aussi haut qu’un homme peut l’être. Voilà tout ce que j’allais faire pour cette femme qui complote avec mes plus cruels ennemis ! Et toi, traître ! pourquoi ne m’en avoir pas parlé plus tôt ?

— Milord, dit Varney, une larme de la comtesse aurait effacé tout ce que j’aurais pu dire. D’ailleurs je n’ai eu toutes ces preuves que ce matin même, lorsque Antony Foster, arrivant inopinément avec les réponses et les déclarations qu’il a arrachées à l’aubergiste Gosling et à d’autres, m’a expliqué de quelle manière elle s’était enfuie de Cumnor-Place ; et que, par mes propres recherches, je suis parvenu à découvrir tout ce qui s’est passé depuis qu’elle est dans ce château.

— Que Dieu soit béni de m’éclairer d’une manière si complète, si satisfaisante, qu’il n’y a pas un homme en Angleterre qui puisse accuser ma conduite d’imprudence ou ma vengeance d’injustice ! Et cependant, Varney, si jeune, si belle, si caressante, et si perfide ! Voilà donc d’où provenait sa haine envers toi, mon fidèle et bienaimé serviteur ! tu t’opposais à ses complots et tu avais mis en danger la vie de son amant !

— Je ne lui ai jamais donné d’autre cause d’aversion, milord, reprit Varney ; mais elle savait que mes conseils tendaient directement à diminuer son influence sur Votre Seigneurie, et que j’ai toujours été et serai toujours prêt à exposer ma vie pour combattre vos ennemis.

— Ce n’est que trop évident, répondit Leicester ; et cependant avec quel air de magnanimité elle m’exhortait à abandonner ma tête à la clémence de la reine plutôt que de porter un moment de plus le voile de la dissimulation ! Il me semble que l’ange de la vérité lui-même n’aurait pu faire entendre de plus nobles accents. Est-il possible, Varney, que la fausseté emploie avec cette hardiesse le langage de la vérité ? l’infamie peut-elle se revêtir d’une forme aussi pure ? Varney, tu m’as été attaché dès mon enfance ; je t’ai élevé, je puis t’élever davantage encore. Pense, pense pour moi ; ton esprit fut toujours pénétrant et judicieux : n’est-il pas possible qu’elle soit innocente ? Prouve-le-moi, et tout ce que j’ai encore fait pour toi ne sera rien, rien en comparaison de ta récompense. »

Les angoisses déchirantes auxquelles son maître était livré ne furent pas sans effet sur Varney, tout endurci qu’il fût ; car, au milieu de ses complots criminels et ambitieux, il aimait son maître autant qu’un misérable de son espèce était capable d’aimer quelque chose. Mais il se raffermit et étouffa les reproches de sa conscience, par la réflexion que s’il causait au comte quelque peine momentanée, c’était afin de lui ouvrir une route au trône qu’il jugeait qu’Élisabeth était prête à partager avec son bienfaiteur, si le mariage du comte était dissous par la mort ou de quelque autre manière. Il persévéra donc dans sa politique infernale, et, après un moment de réflexion, répondit aux impatientes questions de Leicester par un regard mélancolique, comme s’il eût cherché vainement à disculper la comtesse. Puis, relevant soudainement la tête, il dit, avec une expression d’espérance qui se communiqua soudainement à la figure de son maître : « Et cependant, si elle était coupable, pourquoi se serait-elle exposée à venir ici ? pourquoi ne pas fuir plutôt chez son père, ou toute autre part ? quoiqu’à la vérité ceci eût pu contrarier son désir de se faire reconnaître comtesse de Leicester.

— C’est vrai, c’est trop vrai, » s’écria Leicester, dont les traits animés par un fugitif rayon d’espoir reprirent aussitôt l’expression des sensations les plus amères. « Tu n’es pas fait pour pénétrer dans les replis de la malice d’une femme. Elle ne voulait pas renoncer aux biens et au titre de la dupe qui l’avait épousée. Et si, dans ma frénésie, j’eusse pris le parti de la rébellion, ou si la reine irritée avait fait tomber ma tête, le riche douaire que la loi aurait assigné à la veuve du comte de Leicester n’aurait pas été une mauvaise aubaine pour le mendiant Tressilian. Était-il étonnant qu’elle m’excitât à braver des dangers qui ne pouvaient que tourner à son avantage ! Ne parle pas pour elle, Varney, je veux avoir son sang !

— Milord, la démence de votre douleur se peint dans la démence de vos paroles.

— Je te répète de ne pas me parler pour elle. Elle m’a déshonoré elle m’aurait assassiné. Tout lien est rompu entre nous. Perfide et adultère, elle périra de la mort qu’elle a si bien méritée d’après les lois divines et humaines ! Et quelle est cette cassette qui vient de m’être remise par un enfant, en me priant de la donner à Tressilian si je ne pouvais la faire tenir à la comtesse ? De par le ciel ! ces mots m’étonnèrent lorsqu’il les prononça, quoique d’autres pensées les eussent bientôt chassés de ma tête ; mais maintenant ils se retracent à moi avec plus de force. C’est sa boîte de pierreries ! force-la, Varney, brises-en les charnières avec ton poignard. »

« Elle refusa une fois de se servir de mon poignard, » pensa Varney en dégainant cette arme, « elle le refusa pour couper la soie qui attachait une lettre : aujourd’hui il va avoir une influence plus puissante sur son sort. »

Tout en faisant cette réflexion il se servait du stylet à trois-quarts comme d’un coin, et eut bientôt forcé les faibles charnières d’argent de la cassette. Le comte ne les vit pas plus tôt céder qu’il saisit la boîte des mains de sir Richard, en arracha le couvercle et le brillant contenu qu’il jeta par terre dans un transport de rage, pendant qu’il cherchait avidement quelque lettre ou billet qui pût lui prouver encore davantage le crime imaginaire de l’innocente comtesse. Puis, foulant aux pieds les bijoux avec fureur, il s’écria : « C’est ainsi que j’anéantis les misérables colifichets pour lesquels tu as vendu ton corps et ton âme, te dévouant à une mort prématurée, et moi à un malheur et à des remords éternels ! Ne me parle pas de pardon, Varney ; sa sentence est prononcée. »

En parlant ainsi il quitta la chambre et s’élança dans un cabinet voisin, dont il ferma la porte sur lui au verrou.

Varney resta les yeux fixés du côté de cette porte, et un sentiment un peu plus humain que de coutume semblait lutter avec son égoïsme ordinaire. « Je suis peiné de sa faiblesse, dit-il, mais l’amour en a fait un enfant. Il jette et foule aux pieds ces bijoux précieux, et voudrait mettre en pièces avec la même fureur le bijou, le plus fragile de tous, qui causait son délire il y a quelques instants. Mais ce goût présent disparaîtra comme tout autre quand l’objet qui l’a fait naître ne sera plus. Il ne sait pas apprécier les choses à leur valeur, et c’est une faculté que la nature a donnée à Varney. Quand Leicester sera devenu souverain, il ne pensera pas plus à ces orages de la passion, au milieu desquels il sera parvenu au trône, qu’un marin ne pense aux périls du voyage lorsqu’il a jeté l’ancre. Mais ces bijoux délateurs ne doivent pas rester ici, ce sont de trop riches profits pour les domestiques de la chambre. »

Pendant que Varney s’occupait à recueillir les bijoux et à les mettre dans un tiroir secret d’une armoire qui se trouva ouverte, il vit la porte du cabinet où était Leicester s’ouvrir, la tapisserie s’en écarter, et le comte avancer la tête et montrer des yeux si mourants, un visage et des lèvres si décolorés, que ce changement soudain le fit tressaillir. Les regards du comte n’eurent pas plus tôt rencontré les siens que ce dernier retira la tête et ferma la porte du cabinet. Leicester se présenta ainsi deux fois sans dire un mot, de manière que Varney commença à craindre que la douleur ne lui eût troublé l’esprit. La troisième fois, cependant, il fit un signe, et Varney, obéissant à ce signal, s’aperçut bientôt que l’agitation de son maître n’était pas causée par la folie, mais par le cruel dessein qu’il méditait, et que combattaient plusieurs passions contradictoires. Ils passèrent une grande heure en consultation secrète, après quoi le comte, faisant sur lui-même un incroyable effort, s’habilla pour aller faire les honneurs du château à sa souveraine.