Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 208-215).

XXV

LA MÉTHODE DE SANDY MAC TRIGGER

Mac Trigger s’agenouilla sur le sable, près de sa victime, qui paraissait toujours inanimée. Il souleva la tête de Kazan et ne tarda pas à découvrir l’usure du poil autour du cou, ainsi que les cals de la peau, qui indiquaient que la bête avait porté le collier. Il ne pouvait en croire ses yeux.

— C’est un chien ! s’exclama-t-il à nouveau. Un chien, Sandy ! Et de toute beauté ! Une mare de sang rougissait le sable autour de la tête de Kazan. L’homme examina la blessure et chercha à se rendre compte de l’endroit exact où la grosse balle ronde avait porté.

Elle avait atteint le sommet de la tête, mais n’avait pas entamé la boîte crânienne, sur laquelle, au contraire, elle avait dévié. La blessure, quelque violent qu’en eût été l’effet, n’était pas grave et les soubresauts de Kazan, qui agitaient nerveusement ses pattes et son échine, n’étaient point, comme Mac Trigger l’avait craint tout d’abord, les convulsions de l’agonie. Le chien-loup n’avait nulle envie de mourir et c’était la vie qui revenait peu à peu en lui.

Mac Trigger était, en chiens de traîneaux, un fin connaisseur. En leur compagnie il avait passé deux tiers de sa vie. Sur un simple coup d’œil, il était capable de dire pour chacun d’eux l’âge de la bête, ce qu’elle valait et d’où elle venait. Il pouvait, sur la neige, distinguer la piste d’un chien du Mackenzie de celle d’un malemute, les empreintes d’un chien d’Esquimau de celles d’un husky du Yukon.

Il examina donc les pattes de Kazan, C’étaient des pattes de loup, Sandy ricana, Il était fort et puissant, et Sandy songea, à part lui, aux prix élevés qu’à l’hiver prochain les chiens atteindraient à Red Gold-City.

Il alla donc à sa pirogue et en rapporta un morceau de toile, dont il étancha le sang de la blessure, ainsi qu’une grande provision de lanières de babiche, dont il entreprit immédiatement de confectionner une muselière.

Il l’exécuta en tressant ensemble les plus fines de ces lanières, comme on fait pour les sangles d’une raquette à neige. En dix minutes, il avait terminé la muselière, y avait inséré le nez de Kazan, et l’avait fixée solidement autour du cou de l’animal. Il confectionna, avec d’autres lanières, une laisse de dix pieds de long. Puis il s’assit, les jambes croisées, en attendant que Kazan revînt à lui.

Cela ne tarda pas. Le chien-loup commença par soulever sa tête et regarda autour de lui. Il ne vit rien tout d’abord. Un brouillard de sang était sur ses yeux. Puis son regard s’éclaircit et il aperçut l’homme.

Son premier mouvement fut de se dresser sur ses pattes. Trop faible pour se tenir debout, il retomba, par trois fois, sur le sol. L’homme, assis à six pieds de lui, tenait la laisse et ricanait. Les crocs de Kazan se découvrirent. Il grogna, menaçant, et son dos se mit en brosse, Sandy Mac Trigger se remit debout,

— Sûr et certain, que je sais bien ce que tu complotes, marmotta-t-il. J’en ai, avant toi, vu d’autres de ton espèce. Les damnés loups t’ont rendu mauvais et tu auras besoin d’une bonne quantité de coups de trique avant de te décider à remarcher droit. Veux-tu que nous commencions immédiatement la leçon ? Écoute un peu…

Mac Trigger avait eu soin d’apporter de la pirogue un robuste gourdin. Il le ramassa sur le sable, sans lâcher la lanière, qu’il tenait de l’autre main.

Kazan s’était enfin redressé. Devant lui il retrouvait l’Homme, son vieil ennemi, et, dans la main de l’Homme, l’inséparable gourdin. Tout ce qu’il y avait dans sa nature de férocité farouche se réveilla. Il savait que Louve Grise était partie. L’homme qui était là en était responsable. Ce même homme l’avait blessé et son gourdin, il le savait bien, s’apprêtait à frapper.

Alors si soudainement il bondit que Mac Trigger, qui pourtant se méfiait, n’eut point le temps de parer l’attaque. Avant qu’il n’eût levé son gourdin ou sauté de côté, Kazan lui arrivait en pleine poitrine,

La muselière sauva seule la vie à Sandy, La mâchoire redoutable claqua, sans pouvoir mordre. Mais il tomba en arrière, sous la violence du choc, comme s’il eût été frappé par une catapulte.

Aussi agile qu’un chat, Sandy Mac Trigger se remit aussitôt sur ses pieds, tenant toujours solidement la lanière qui retenait Kazan captif et qu’il avait enroulée plusieurs fois autour de son poignet.

Le chien-loup bondit derechef. Mais il rencontra le furieux moulinet du gourdin, qui s’abattit sur son épaule, d’un coup bien appliqué, et l’envoya rouler sur le sable.

Avant qu’il eût pu reprendre ses esprits, Mac Trigger, raccourcissant davantage la lanière, était sur lui.

Le gourdin retomba, en un rythme terrible et précis, comme on pouvait l’attendre d’une main aussi exercée à son emploi. Les premiers coups ne servirent qu’à augmenter davantage encore la rage de Kazan.

Mais celle de son adversaire, à demi-fou de cruauté et de colère, n’était pas moindre. Chaque fois que Kazan bondissait, le bâton l’atteignait au vol, avec une violence capable de lui briser les os. La bouche contractée de Sandy ne connaissait nulle pitié. Jamais il n’avait vu pareil chien et, tout muselé que fût Kazan, il n’était qu’à moitié rassuré sur l’issue de la bataille. Il était trop évident que si la muselière venait à rompre ou à glisser, c’en était fait de lui, sans rémission.

Tout à cette pensée, l’homme asséna finalement un coup si formidable sur la tête de Kazan que le vieux lutteur en retomba sur le sol, plus flasque qu’une chiffe.

Mac Trigger était à bout de souffle. Sa poitrine haletait. Devant Kazan abattu, il laissa son gourdin glisser de sa main et ce fut seulement alors qu’il se rendit compte pleinement de la lutte désespérée qu’il lui avait fallu soutenir.

Il profita de ce que l’animal avait perdu connaissance pour renforcer la muselière à l’aide de nouvelles lanières. Puis il traîna Kazan à quelques pas plus loin, jusqu’à un tronc d’arbre que les eaux avaient rejeté sur le rivage, et il l’y assujettit fermement. Ensuite, il tira à terre son esquif et se mit à préparer le campement de la nuit.

Lorsque Kazan eut un peu repris ses sens, il demeura immobile et gisant, en observant son bourreau. Chacun de ses os le faisait souffrir.

Mac Trigger semblait très satisfait. Plusieurs fois il revint vers l’animal, en compagnie du gourdin, et réitéra. La troisième fois, il piqua Kazan avec l’extrémité du bâton, ce qui redoubla la fureur du chien-loup. C’était ce que voulait Mac Trigger. Le procédé est ordinaire aux dresseurs de chiens indisciplinés. Il contraint ceux-ci à se rendre compte de l’inutilité de leur révolte. Puis les coups recommencèrent à pleuvoir.

Si bien que Kazan finit par ne plus faire face à l’homme et au gourdin, et se réfugia, en gémissant, derrière le tronc d’arbre auquel il était attaché. À peine pouvait-il se traîner. Eût-il été libre alors qu’il n’aurait même pas pu fuir.

Sandy avait retrouvé toute sa bonne humeur.

— Je réussirai bien, disait-il à Kazan pour la vingtième fois, à faire sortir le méchant diable qui est en toi. Il n’y a rien de tel que les coups de bâton pour apprendre à vivre aux chiens et aux femmes. Avant un mois d’ici, tu seras à point et tu vaudras deux cents dollars, ou je t’écorcherai tout vif !

À plusieurs reprises encore, avant la tombée de la nuit, Sandy tenta de réveiller la colère de Kazan en le piquant et tarabustant du bout du gourdin. Mais maintenant la réaction était nulle. Les yeux clos et la tête entre ses pattes, il ne voyait même plus Mac Trigger. Mac Trigger lui jeta, pour son dîner, un morceau de viande sous le nez. Il ne le regarda pas davantage.

Il ne sut pas non plus quand le soleil acheva de sombrer à l’occident, derrière les forêts, et ne vit point venir la nuit. Il y eut un moment, seulement, où il s’éveilla de sa stupeur. Dans son dolent cerveau il lui sembla que résonnait une voix connue, une voix du passé. Il leva la tête et écouta.

Sur le sable de la berge, il vit Mac Trigger qui avait établi son feu. L’homme s’était levé et se tenait debout dans la lueur rougeâtre, tourné vers les ténèbres de la forêt, et lui aussi écoutait. Il écoutait ce même cri funèbre qui avait ranimé Kazan, la lamentation de Louve Grise, qui retentissait au loin.

Kazan se remit sur ses pattes et, en gémissant, commença à tirer sur la lanière. Sandy bondit vers lui après s’être saisi du gourdin, qu’il avait gardé à sa portée.

— Couché ! Sale bête ! ordonna-t-il.

Dans la lumière du feu, le gourdin se leva et s’abattit, rapide et féroce.

Et lorsque Mac Trigger s’en revint vers le foyer qui brûlait sur le sable, à côté de ses couvertures qu’il avait étendues pour y dormir, le gros bâton avait pris un aspect tout différent. Il était maintenant couvert de sang et de poils.

— Certainement, monologua Sandy, que ma méthode, à la longue, le calmera. J’y réussirai… ou je le tuerai !

Plusieurs fois, durant la nuit, Kazan entendit l’appel de Louve Grise. Il gémissait très bas, en réponse, de crainte du gourdin. Il avait la fièvre et souffrait atrocement dans sa chair sanglante. Il regardait brûler le feu et son gosier desséché implorait un peu d’eau.

Aux premières lueurs de l’aube, l’homme sortit de dessous ses couvertures et apporta à Kazan de la viande et de l’eau. Il but l’eau, mais continua à refuser la viande. Il ne grognait plus et ne découvrait plus ses crocs. Sandy se plut à constater cette amélioration.

Quand le soleil se leva, Sandy avait terminé son déjeuner du matin et était prêt à partir. Sans crainte, et négligeant le gourdin, il vint vers Kazan, le délia du tronc de l’arbre et le traîna à sa suite, sur le sable, vers la pirogue. Kazan se laissa faire.

Lorsque tous deux furent arrivés au bord de l’eau, Sandy Mac Trigger attacha la lanière à l’arrière de la pirogue. Il s’amusait énormément à l’idée de ce qui allait suivre et qui faisait encore partie des méthodes de dressage employées sur le Yukon.

Comme Sandy avait, en effet, poussé au large, d’un coup net et subit, à l’aide d’une de ses rames, Kazan se trouva tout à coup en pleine eau. La lanière se tendit, cependant que Mac Trigger se mettait à ramer, pour accélérer la vitesse de l’embarcation.

En dépit de sa grande faiblesse, l’animal fut contraint de nager, afin de tenir sa tête hors de l’eau et de ne pas couler à fond, Et, en un jeu diabolique, destiné à augmenter son supplice, Sandy continuait à ramer de toutes ses forces. Pris dans les remous de la pirogue, Kazan sentait, par moments, sa tête broussailleuse disparaître dans le fleuve. D’autres fois, quand il s’était remis d’aplomb, en nageant dans un effort désespéré, c’était l’homme qui, d’un coup de sa rame durement asséné, le replongeait dans l’eau.

Au bout d’un mille de ce mode de voyager, le chien-loup, exténué, n’allait pas tarder à être noyé. Alors seulement son maître se décida à le tirer à bord et à l’embarquer.

Tout brutal qu’il fût, et par cette brutalité même, le système de Sandy Mac Trigger avait abouti au résultat désiré. Kazan était devenu aussi soumis qu’un enfant. Il ne songeait plus à sa liberté perdue et à lutter encore pour elle. Son seul désir était que le maître lui permît de demeurer couché au fond de la pirogue, à l’abri de l’eau et du gourdin. Celui-ci gisait entre lui et l’homme, à un pied de son museau, et le sang coagulé qu’il y flairait était son propre sang.

Pendant cinq jours et cinq nuits, la descente du fleuve continua et la méthode de Mac Trigger, afin de bien inculquer au chien-loup la civilisation, se poursuivit par trois autres rossées, qui lui furent administrées à terre, et par un recours supplémentaire au supplice de l’eau.

Le matin du sixième jour, l’homme et la bête atteignirent Red Gold City et Mac Trigger campa près du fleuve. Il se procura une chaîne d’acier, s’en servit pour attacher solidement Kazan à un gros piquet, puis coupa lanière et muselière.

— Maintenant, dit-il à son prisonnier, tu ne seras plus gêné pour manger. Je veux que tu redeviennes fort et aussi féroce que l’Enfer… L’idée que je rumine vaut toute une cargaison de fourrures ! Oui, oui, c’est un riche filon qui bientôt remplira mes poches de poussière d’or. J’ai déjà fait cela, et nous le referons ici. Par la grâce de Dieu ! Voilà enfin un riche atout dans mon jeu !