Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 216-222).

XXVI

LE PROFESSEUR WEYMAN DIT SON MOT

Deux fois par jour, désormais, Sandy Mac Trigger apportait à Kazan de la viande fraîche. Il ne lui donnait ni poisson, ni graisse, ni bouillie à la farine, mais seulement de la viande crue. Il lui rapporta un jour, de cinq milles de distance, les entrailles encore chaudes d’un caribou, qu’il avait été tuer tout exprès.

À ce régime reconstituant, Kazan ne tarda pas à recouvrer la santé et à se refaire de la chair et des muscles. Mac Trigger ne le battait plus, et c’était Kazan qui l’accueillait, au bout de sa chaîne, en grondant et en découvrant ses crocs.

Un après-midi, Sandy amena avec lui un autre homme. Kazan bondit soudain sur l’étranger, qui s’était approché d’un peu trop près, et qui sauta en arrière, avec un juron étouffé.

— Il fera l’affaire, grogna-t-il. Il est plus léger de dix à quinze livres que mon danois. Mais il a ses crocs et la rapidité… Avant qu’il ne touche le sol, ce sera un beau spectacle !

— Touche le sol… rétorqua Mac Trigger, Je te parie vingt-cinq pour cent de ma part de bénéfices que ma bête n’aura pas le dessous.

— Tope là ! dit l’autre. Combien de temps encore avant qu’il ne soit en forme ?

Sandy réfléchit un moment.

— Une semaine… Il n’aura pas avant tout son poids.

L’homme acquiesça de la tête.

— Ce sera donc pour aujourd’hui en huit, au soir.

Et il ajouta :

— Cinquante pour cent de ma part, que mon danois tuera ton champion.

Sandy Mac Trigger regarda longuement Kazan.

— Je te prends au mot, dit-il finalement.

Et secouant la main de l’étranger :

— Je ne pense pas qu’il y ait, d’ici au Yukon, un seul chien qui soit capable de venir à bout de ce métis de loup.

L’heure était à point pour offrir aux gens de Red Gold City une fête de ce genre. Ils avaient bien, pour se distraire, le jeu et les tripots, quelques rixes de temps à autre et les joies de l’alcool. Mais la présence de la Police Royale avait mis un frein à l’excès de ces divertissements. Comparée à celle que l’on menait, à plusieurs centaines de milles vers le nord, dans la région de Dawson[1] la vie était austère et plate à Red Gold City.

L’annonce du combat organisé par Sandy Mac Trigger et par le tenancier du bar, Jan Harker, fut accueillie par de multiples bravos, La nouvelle s’en répandit, sous le manteau, à vingt milles à la ronde et agita toutes les cervelles.

Au cours de la semaine qui précéda la rencontre, Kazan et le gros danois furent, dans une arrière-pièce du bar, exhibés chacun dans deux cages de bois, construites tout exprès.

Le chien de Harker était un métis de grand danois et de mâtin. Né dans le Northland, il avait porté le harnais et tiré les traîneaux.

La fièvre des paris commença. Ils étaient pour le danois, dans la proportion de deux à un.

Parfois ils montaient à trois contre un. Les gens qui risquaient sur Kazan leur argent et leur pain étaient d’anciens familiers du Wilderness. Ils savaient ce qui signifiait, comme force et comme endurance, l’éclat rougeâtre qui luisait aux yeux du chien-loup.

Un vieux trappeur, devenu mineur, confiait, à voix basse, à l’oreille de son voisin :

— C’est pour celui-ci que je ferai ma mise. Il battra le danois à plate couture. Le danois n’aura pas son savoir-faire.

— Mais il a le poids, répliquait l’homme, qui doutait. Regarde-moi ses mâchoires et ses épaules…

— Regarde toi-même, interrompit le vieux trappeur, les pattes trop faibles de ton champion, sa gorge tendre et trop exposée aux crocs du chien-loup, et la lourdeur de son ventre. Pour l’amour de Dieu, camarade, crois-m’en sur parole ! Ne mets pas ton argent sur le danois !

D’autres hommes prirent part à la discussion, qui tenaient chacun pour une des deux bêtes.

Kazan, tout d’abord, avait grondé vers toutes ces faces qui l’entouraient. Puis il avait fini par se coucher dans un coin de la cage, la tête entre ses pattes, et il regardait les gens, maussade et silencieux.

Le soir du combat, la grande salle du bar de Jan Harker se trouva complètement déblayée de ses tables. Surélevée sur une plate-forme de trois pieds de haut, une grande, cage, de dix pieds carrés, autour de laquelle des bancs avaient été rangés, occupait le milieu de la pièce. La partie supérieure de cette cage était ouverte et, au-dessus, pendaient du plafond deux grosses lampes à pétrole, munies de réflecteurs.

Trois cents spectateurs, qui avaient payé chacun cinq dollars d’entrée, attendaient l’arrivée des deux gladiateurs.

Le gros danois avait été introduit le premier dans la grande cage. Il était huit heures du soir lorsque Harker, Mac Trigger et deux autres hommes apportèrent dans la salle, à l’aide de forts brancards de bois passés en dessous d’elle, la cage où était Kazan.

Le danois, qui clignotait des yeux sous la lumière crue des réflecteurs, en se demandant ce qu’on lui voulait, dressa les oreilles lorsque le chien-loup fut introduit près de lui.

Mais Kazan ne montra pas ses crocs et c’est à peine s’il se raidit sur ses pattes, pendant quelques instants. Ce chien, qu’il ne connaissait pas, lui était indifférent. Le danois ne bondit, ni ne grogna. Kazan non plus ne l’intéressait point.

Il y eut parmi le public un murmure de désappointement. Le gros danois tourna son regard vers les trois cents faces de brutes qui l’entouraient et parut les examiner curieusement, en se dandinant sur ses pattes. Kazan fit de même.

Un rire de dérision se mit à courir sur les lèvres de cette foule étroitement tassée dans la salle, et qui était venue là pour un spectacle de mort. Des cris d’animaux, et des quolibets partirent à l’adresse de Mac Trigger et de Harker, et une clameur grandissante s’éleva, qui réclamait la bataille promise ou le remboursement du prix des places.

La figure de Sandy était pourpre de mortification et de rage. Sur le front de Harker les grosses veines bleues s’enflaient comme des bourrelets, au double de leur grosseur normale.

Le tenancier du bar montra le poing à la foule et hurla :

— Vous êtes bien pressés, tas d’idiots ! Laissez-les prendre contact ! Patience, s’il vous plaît !

Le tumulte s’apaisa et les yeux se reportèrent à nouveau vers la cage. Kazan était venu, en effet, se placer en face de l’énorme danois et celui-ci avait commencé à dévisager Kazan.

Puis le chien-loup s’avança imperceptiblement. Avec prudence, il se préparait à bondir sur son adversaire, ou à se jeter de côté, s’il y avait lieu. Le danois l’imita. Leurs muscles à tous deux se raidirent. On aurait pu, dans la salle, entendre maintenant le vol d’une mouche. Sandy et Harker, debout près de la cage, respiraient à peine.

Les deux bêtes, pareillement splendides, les deux lutteurs de tant d’impitoyables batailles, allaient sans nul doute, par la cruelle volonté des hommes, livrer leur dernier duel. Déjà les deux animaux s’affrontaient.

Mais, à ce moment, que se passa-t-il en eux ? Est-ce O-se-ki, le Grand Esprit des Solitudes, qui opéra dans leur cerveau et leur fit comprendre que, victimes de la barbarie humaine, ils avaient l’un envers l’autre un impérieux devoir de fraternité ?

Toujours est-il qu’à la seconde décisive, alors que toute la salle, haletante, s’attendait à une mutuelle prise de corps, imminente et féroce, on vit le gros danois lever lentement sa tête vers les lampes à pétrole et esquisser un bâillement.

Harker, qui voyait son champion offrir ainsi sa gorge aux crocs de Kazan, se mit à trembler de tous ses membres et à proférer d’affreux blasphèmes. Kazan pourtant ne bondit pas. Le pacte de paix avait été mutuellement scellé entre les deux adversaires qui, se rapprochant l’un de l’autre, épaule contre épaule, parurent regarder avec un immense dédain, à travers les barreaux de leur prison, la foule à nouveau furieuse.

Ce fut, cette fois, une explosion de colère, un mugissement menaçant, pareil à celui d’un ouragan. Exaspéré, Harker tira de l’étui son revolver et coucha en joue le gros danois.

Mais, par-dessus le tumulte, une voix s’éleva.

— Arrêtez ! jeta-t-elle d’un ton de commandement.

Arrêtez au nom de la loi !

Il y eut un silence soudain et toutes les figures se retournèrent vers la voix qui parlait.

Deux hommes étaient montés sur des tabourets et dominaient les assistants.

L’un était le sergent Brokaw, de la Police montée du Nord-Ouest. C’est lui qui avait parlé. Il tenait sa main levée, pour ordonner attention et silence. L’autre était le professeur Paul Weyman. Ce fut lui qui, protégé par la main levée du sergent, prit ensuite la parole.

— Je donnerai, dit-il, aux propriétaires cinq cents dollars pour ces chiens.

Il n’y eut personne dans la salle qui n’entendît l’offre ainsi faite

Harker regarda Sandy. Leurs deux têtes se rapprochèrent.

Ils ne veulent pas se battre, continua celui qui était survenu, et ils feront d’excellents chiens de traîneaux. Je donnerai aux propriétaires cinq cents dollars.

Harker fit un geste indiquant qu’il voulait parler.

— Donnez-en six cents ! Oui, six cents, et les deux bêtes sont à vous.

Le professeur Paul Weyman parut hésiter. Puis il acquiesça de la tête.

— Je paierai six cents, affirma-t-il.

La foule recommença à grogner. Harker grimpa sur la plate-forme qui supportait la cage.

— Je ne suis point responsable, clama-t-il, pas plus que le propriétaire du chien-loup, s’ils n’ont pas voulu se battre ! S’il est toutefois, parmi vous, des gens assez peu délicats pour exiger le remboursement de leur argent, on le leur rendra à la sortie ! Mais nous sommes innocents de ce qui se passe. Les chiens nous ont roulés, voilà tout.

Paul Weyman, accompagné du sergent, s’était frayé un chemin jusqu’à la cage et, tout en sortant de sa poche une liasse de billets, dont il compta trois cents à Jan Harker et trois cents à Sandy Mac Trigger, il dit à mi-voix, aux deux bêtes qui le considéraient curieusement à travers les barreaux :

— C’est un gros prix, un énorme prix que je paie pour vous, mes petits amis… Mais vous me serez utiles pour poursuivre mon voyage et bientôt, j’espère, nous serons les meilleurs camarades du monde.

  1. Ville du Klondike.