Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, VIII

VI

L’ARMÉE NOIRE. — L’OPINION DES LÉGIONS.
LE NOUVEL ÉLÉMENT DE LA CIVILISATION.


Après avoir fait preuve d’une force inattendue et d’une réelle adresse, les cléricaux ne s’en tiendront pas là. Ils déclareront la guerre à l’Allemagne au moment opportun. Mac-Mahon semble déjà décidé à jeter la France dans la politique des aventures, et c’est ce que Bismarck a parfaitement saisi. S’arrêtera-t-on devant les conséquences ? Ils s’inquiètent peu de la France, les cléricaux. Ils pourraient bien s’en préoccuper un peu plus. Elle leur a rendu plus d’un service depuis des siècles ! Mais maintenant elle peut mourir si sa mort leur est utile. Tant pis si l’on doit épuiser sa sève ! Il faut prendre d’elle tout ce qu’elle peut donner. L’essentiel c’est qu’il est bon de se hâter ; autrement il sera trop tard.


Ce serait le moment de porter un coup droit à Bismarck, parce que si quelqu’un menace d’être dangereux à l’époque de l’élection du Pape, c’est bien Bismarck. L’occasion est propice. Bismarck n’a pas d’alliés actuellement. La Russie, son espoir, est occupée à présent en Orient. Même si ce n’est que temporairement, il faut museler Bismarck. Il peut y avoir, à cela, de grands risques, mais d’autres peuvent hésiter, — non des pères Jésuites. C’est le moment de risquer. Se borner à un simple mouvement clérical en France, sans guerre avec l’Allemagne et sans changement de régime à l’intérieur, il n’y faut pas songer. Tout ou rien ! Ils ne peuvent se contenter d’une influence dérisoire dans le gouvernement. Si l’Allemagne a le dessus, tant pis. Eux, les cléricaux n’auront qu’à rester tranquilles et à ne pas tenter de révolution ; ils n’auront rien perdu ; ils demeureront dans l’état où ils se trouvaient avant l’aventure, ni meilleur ni pire. Pour la France se sera autre chose. Vaincue, elle périra. Mais les Jésuites sont-ils hommes à s’arrêter devant cette considération ? Si la France est victorieuse, ils auront tout, et ils s’enracineront si bien dans le sol du pays, qu’il sera impossible de les extirper à l’avenir. Toutes les autres variétés de révolutionnaires, même les plus « rouge », chercheront toujours à concilier leur action avec quelque intérêt fondamental de la contrée. Le révolutionnaire jésuite, lui ne peut agir que d’une façon extraordinaire. L’armée noire est en dehors de l’humanité, de toute espèce de civilisation. Ce qu’il lui faut, c’est le triomphe seul de sa seule idée. Que tout ce qui n’est pas conforme à cette idée périsse, civilisation, société, science ! Si la chance est du côté des cléricaux, ils balayeront tous ce qui leur est contraire avec un balai comme on n’en aura jamais vu. Plus de résistance ! Ils organiseront à nouveau le pays, sous la tutelle jésuitique, pour tous les siècles des siècles.

Tout cela, au premier coup d’œil, peut paraître assez déraisonnable. Les journaux français, les nôtres et la plupart des gens sensés, pensent qu’ils se casseront le coup aux prochaines élections législatives. Les républicains français, dans l’innocence de leur âme, sont parfaitement convaincus que l’activité dévorante des préfets récemment installés et des nouveaux maires ne servira à rien, que l’ancienne majorité républicaine reviendra à la Chambre et opposera son veto aux projets de Mac-Mahon ; que les cléricaux seront chassés et qu’on chassera peut-être Mac-Mahon avec eux. Mais cette assurance manque de bases solides, et les cléricaux ne doivent pas être forts inquiets ! Les petits vieillards au cœur pur, naïfs malgré leur longue expérience, ignorent vraiment à quelles gens ils ont affaire. Si les élections prochaines ne donnent pas ce que le clergé espère, on se débarrassera de la nouvelle Chambre, malgré tous les principes constitutionnels. Cela sera illégal, partant impossible, m’objecterez-vous ? Les hommes de l’armée noire se moquent un peu des lois ; il y a des précédents qui le prouvent. Ils pousseront le maréchal de Mac-Mahon à se servir du despotisme militaire, et le maréchal, assuré de la fidélité de l’armée, n’aura aucun mal à chasser l’assemblée si elle se prononce contre lui : on emploiera les baïonnettes, s’il le faut, et après cela on déclarera au pays que c’est l’armée qui l’a voulu. Comme les empereurs romains de la décadence, Mac-Mahon pourra ensuite informer les masses de sa résolution de se « conformer désormais à la volonté des légions » ; ce sera le règne de l’état de siège permanent, de la tyrannie du sabre et vous verrez, vous verrez, que cela plaira, en France, à un certain nombre de gens ! Si la nécessité s’en fait sentir, on reverra les plébiscites qui, à la majorité des voix dans toute la France permettra la guerre et autoriseront le gouvernement à disposer de l’argent indispensable pour faire campagne. Dans son discours récent aux troupes, le maréchal de Mac-Mahon a justement parlé dans ce sens et il a été acclamé. Il a l’armée pour lui, c’est certain. Avec cela, il est déjà allé si loin qu’il lui sera impossible de s’arrêter sous peine de perdre sa place. Or, toute sa politique s’exprime en cette petite phrase : « J’y suis, j’y reste ! » Pour le triomphe de cette affirmation, il est capable de risquer l’existence de la France. Il l’a déjà démontré pendant la guerre franco-prussienne, quand, sous la pression des bonapartistes, il a privé la France de son armée pour sauver la dynastie des Napoléon. Il est certain de l’appui des cléricaux quand il dit son : « J’y suis, j’y reste ! » Les bonapartistes et les légitimistes unis sous son drapeau sauront prouver au maréchal qu’on peut se passer de Chambord et des Bonaparte, et que ce qu’il aura de mieux à faire, lui Mac-Mahon, ce sera de se proclamer dictateur, non pour sept ans, mais à vie. Ainsi se réalisera le : J’y suis, j’y reste !

On doutera peut-être qu’un homme comme Mac-Mahon soit de taille à entreprendre et à exécuter tout cela. Mais d’abord, il a déjà accompli la première moitié de la tâche et non la moins difficile au point de vue de la résolution à prendre. Ce sont justement ces gens de peu de décision qui, une fois mis en mouvement par des énergies supérieures aux leurs propres, peuvent montrer le plus de détermination et le plus fatal entêtement. Ce n’est pas du génie qu’il leur faut, c’est tout le contraire. Pas de raisonnement avec eux. Poussez-les fortement en avant, et ils se lanceront tête baissée au besoin contre un mur qu’ils défonceront du front à moins qu’ils ne s’y brisent le crâne.