Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, VII

V

LES FURIEUX ET LES FORTS


Le Pape se meurt, ou il mourra bientôt. Tout le catholicisme romain est dans les transes. Le moment fatal approche, et alors il ne sera plus permis de se tromper sous peine de voir périr l’idée romaine. Il peut se faire que, sous la pression des différents gouvernements de l’Europe, le Pape ne soit pas « librement élu » et qu’une fois nommé il se résigne à renoncer pour toujours à tout espoir de redevenir un souverain temporel. Pie IX, lui, n’y a jamais consenti ; à aucune époque il n’a abdiqué ses prétentions. On a pu lui arracher Rome et son dernier lambeau de territoire, ne lui laisser que le Vatican ; presque aussitôt il a proclamé son infaillibilité et soutenu cette thèse que sans pouvoir temporel, le Christianisme ne pouvait subsister ; c’est-à-dire qu’il s’est donné comme le souverain du monde, a posé, devant la catholicité, le principe d’une sorte de monarchie papale universelle pour la plus grande gloire de Dieu et du Christ sur la terre. Bien entendu, cela a fait rire beaucoup de gens trop spirituels. On a déclaré qu’il était « méchant mais pas fort ». Mais si l’on arrive à peser sur les décisions du nouveau Pape, si le Conclave lui-même, sous la pression de toute l’Europe, doit entrer en pourparlers avec des adversaires de l’idée romaine, c’est la mort de cette idée. Aussitôt élu, le nouveau Pape devra renoncer, et pour jamais, à toute restauration du pouvoir temporel et l’engagement liera éternellement la Papauté. Si, au contraire, le Pape récemment nommé par le Conclave déclare fermement qu’il est résolu à n’abdiquer aucun genre de pouvoir, les gouvernements de l’Europe peuvent refuser de le reconnaître, et il est à craindre que ne surviennent, dans l’Église romaine, des dissensions qui auront des conséquences innombrables et imprévues.

Ne semble-t-il pas à tous les diplomates de l’Europe que tout cela est très puéril et très insignifiant ? Le Pape vaincu, enfermé dans le Vatican, leur semblait si bien devenu quantité négligeable ! Il était presque ridicule de s’occuper de lui ! Cette façon de voir fut partagée par des esprits très libéraux. Ce pape qui publiait des encycliques et des syllabus, qui recevait des pèlerins, qui excommuniait et qui finissait par mourir comme les autres, leur paraissait chargé de pourvoir à leur divertissement. Et l’immense idée d’une royauté mondiale, cette idée que trouva le diable, lors de la tentation du Christ dans le désert, va peut-être disparaître prochainement ! Elle avait toutefois semblé normale et juste pendant des siècles. On se trompait, sans doute, parfois sur l’interprétation à lui donner, mais elle durait.

« Il est assez rare que les hommes croient, maintenant, en Dieu, surtout selon la formule romaine. En France, le peuple ne croit plus ; seule, peut-être, les classes supérieures conservent une apparence de foi ; alors quelle force peuvent avoir, en notre siècle, le Pape et le Catholicisme romain ? » C’est ainsi que la plupart des gens et même des gens éclairés considèrent la question. Mais l’idée religieuse et l’idée papale ont, au fond, une importance bien plus grande que l’on croit. L’idée romaine vient de se manifester en France, si vitale et si puissante qu’elle y a produit un radical changement de politique.

Pendant ces dernières années, les Français ont vu se former chez eux une majorité parlementaire républicaine qui a mené les affaires honnêtement, proprement et sans secousses. Elle a reconstitué l’armée, a dépensé sans chicaner de grosses sommes pour sa réorganisation, mais on sait bien, en Europe, que le parti républicain est pacifique. Les chefs de cette majorité se sont fait remarquer par une prudence et une réserve que l’on n’attendait guère d’eux. Malheureusement ce sont un peu des idéalistes naturellement très peu pratiques : beaucoup d’entre eux ont passé l’âge de l’énergie. Ce sont des vieillards libéraux qui veulent paraître jeunes. Ils se sont arrêtés aux idées de la première révolution française, c’est-dire qu’il se tiennent pour satisfait par le triomphe du Tiers-État ; ils sont l’incarnation de la bourgeoisie. Leur gouvernement, c’est la monarchie de juillet avec le roi, « le tyran » en moins. Tout ce qu’ils ont apporté de neuf, c’est le suffrage universel, déjà proclamé en 1848, ce suffrage universel dont le gouvernement de Louis-Philippe avait si peur, bien qu’il se soit montré bien peu dangereux, — ait même été utile à la bourgeoisie. Il a beaucoup servi, naguère à la popularité de l’empire de Napoléon III. Mais les bons vieillards s’en sont réjouis comme d’une innovation et ont manifesté une joie un peu puérile de s’affirmer des républicains. Le mot « République » est, chez eux, quelque chose d’assez comiquement idéal. Ils ont été longtemps convaincus que les bourgeois et les propriétaires terriens étaient ravis d’eux. Mais l’événement leur a donné tort. En France la République toujours paru un gouvernement peu sûr. S’ils n’étaient pas haïs, les républicains étaient, non pas méprisés, peut-être, mais certainement peu estimés et considérés comme impuissants par la majorité de la bourgeoisie. Le peuple a rarement cru en eux. Cela vient de ce que chaque fois que la France a été en République, il a toujours semblé que le pays perdait de sa stabilité et de sa fermeté de direction. La République n’a jamais fait l’effet sue d’un pis-aller provisoire, en attendant des expériences sociales des plus dangereuses ou d’une trêve avant le coup de main d’un usurpateur. Dès que la République, est proclamée on se figure vivre dans un inter-règne et si bien, si prudemment que gouvernent les républicains, la bourgeoisie est toujours persuadée que demain ce sera l’avènement des « rouges » ou le retour de la monarchie ; ce qui fait que la bourgeoisie a beaucoup plus d’affection pour un gouvernement conservateur que pour la République. Et pourtant l’empereur Napoléon III est presque entré en pourparlers avec les socialistes, tandis qu’aucun parti au monde ne peut être aussi hostile au socialisme que le parti républicain proprement dit. C’est le mot de République qui gâte tout. Les socialistes, eux, se moquent des étiquettes. Ils veulent des faits. Peu leur importent la République ou la Monarchie ; ils ne s’inquiètent guère de rester Français ou de devenir Allemands ; et vraiment je crois que, si le Pape pouvait leur être utile, ils acclameraient le Pape. Ce qu’ils cherchent c’est leur affaire, c’est-à-dire le triomphe du Quatrième État et légalité dans la répartitions des biens de ce monde. Les drapeaux leur sont indifférents.

Il est assez curieux de voir que le prince de Bismarck exècre d’une même aversion le socialisme et la Papauté et que, ces temps derniers, le gouvernement allemand a manifesté une réelle crainte de la propagande socialiste. C’est sans doute parce que le socialisme est essentiellement destructeur de l’idée nationale et que le principe nationaliste est la base de toute l’unité allemande.

Il se peut que le prince de Bismarck ait eu des vues plus profondes, qu’il ait su prévoir que le socialisme tiendra plus tard toute l’Europe occidentale et, qu’en attendant, le jour où la Papauté ne trouvera plus d’appui dans les gouvernement survivants, elle se jettera dans les bras du socialisme. Le Pape s’en ira par le monde pieds nus, mendiant, proclamant que les temps prédits par l’Évangile sont venus et que le Christ est avec la multitude des travailleurs. Le catholicisme romain, — c’est trop évident, — a besoin non du Christ, mais de la royauté universelle, et son chef dira : « Il vous est nécessaire de vous unir contre l’ennemi ; marchez tous avec moi, car moi seul suis universel ! ». Le prince de Bismarck s’est, sans doute, déjà imaginé tout le tableau parce que lui seul, de tous les diplomates, a eu la vue assez puissante pour distinguer l’avenir ; il sait quelle est la vitalité de l’idée romaine et toute l’énergie qu’elle mettra à se défendre. Elle a un violent désir de vivre et il ne sera pas facile de la tuer : « C’est un serpent ! » C’est ce qu’entrevoit seul le prince de Bismarck, le plus grand ennemi de la Papauté et de l’idée romaine.

Mais les républicains français, ces petits vieillards aux prétentions de jeunes gens, sont incapables de le comprendre. Ils haïssent le Pape, en tant que libéraux, mais ils le croient impuissant, de même qu’ils se figurent que l’idée romaine est morte. Ils n’ont pas su s’arranger avec le parti clérical, ne fût-ce que politiquement, pour se fortifier. Ils pourraient au moins éviter de l’irriter aussi témérairement et promettre leur concours pour l’époque proche de l’élection d’un nouveau pape. Mais ils ont fait tout le contraire, soit par conviction, soit par légèreté. Ils se sont mis à traquer tout spécialement les cléricaux, juste au moment où la France demeurait le seul soutien de la Papauté qui a couru quelques risques de mourir en même temps que Pie IX. Quelle puissance, en effet, pouvait tirer le glaive pour défendre la « liberté » de l’élection papale, — quelle puissance, sinon la France, pourvue d’une grande et forte armée ? Il est vrai que le maréchal de Mac-Mahon est prisonnier du parti républicain qui règne en maître. Mais soudain, les cléricaux français, ces cléricaux si impuissants et si méprisés, délivrent le maréchal de Mac-Mahon et font preuve d’une vigueur qu’on ne leur connaissait plus. Ils démontrent aux anciens partis qu’ils ne peuvent s’unir que sous le drapeau clérical et l’accord se fait. Quel est l’ennemi le plus acharné des légitimistes et des bonapartistes ? N’est-ce pas la majorité républicaine ? Chacun des anciens partis, isolé, ne peut rien ; unis, les conservateurs peuvent devenir une force et chasser les républicains. Quand la république sera détruite, il sera temps que chaque faction s’occupe de ses propres intérêts, et les chances de chacune seront d’autant plus forte qu’elle sera plus sûre des sympathies cléricales.

L’union s’est accomplie, et la majorité cléricale du Sénat a permis à Mac-Mahon de se débarrasser des républicains.