Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, VI

IV

UN HOMME DE GÉNIE


On pouvait peut-être, depuis longtemps, entrevoir cette difficulté, mais elle surgit plus soudainement qu’on n’aurait cru au moment de l’agitation cléricale en France. Et voici maintenant ce que l’on peut se demander : « L’unité allemande est-elle aussi solide qu’elle paraît ; L’Allemagne ne demeure-t-elle pas divisée comme auparavant, malgré les efforts géniaux de ses hommes d’État, pendant ces vingt-cinq dernières années ? Le pays n’est-il unifié que politiquement, en dépit de la guerre franco-prussienne et de la proclamation de l’Empire d’Allemagne ? »

Le pis est que cette difficulté n’apparaissait pas très clairement jusqu’à ces temps derniers aux yeux de la plupart des Allemands. L’Allemagne a été grisée par sa victoire. Un peuple plus, souvent vaincu que vainqueur, a triomphé d’un ennemi jusqu’à présent presque toujours victorieux. Et comme il était évident qu’il ne pouvait pas, cette fois, ne pas vaincre avec son organisation exemplaire, son armée innombrable et ses chefs de premier ordre, comment voulez-vous que le peuple allemand ne soit pas enivré de ses succès ? Après un pareil triomphe, l’union germanique devait paraître bien forte. Il y eut une explosion de chauvinisme, et l’orgueil national dégénéra presque insouciante, en légèreté. Un petit nombre d’Allemands, pourtant, demeura une idée inquiet, et parmi eux, un homme des plus remarquable, le prince de Bismarck.

À peine, les troupes allemandes étaient-elles rentrées de France, qu’il comprit qu’il n’avait pas assez fait « par le fer et par le sang », et n’avait pas suffisamment profiter de l’occasion. Il est vrai que l’Allemagne gardait — et pour longtemps — tous les avantages en cas de guerre nouvelle. La France, après la cession de l’Alsace et la Lorraine, conservait un territoire bien petit pour une grande puissance, et si les hostilités recommençaient jamais, une ou deux batailles gagnée mettaient les troupes germaniques au cœur du pays. Mais l’Allemagne serait-elle victorieuse dans ces deux batailles ? Pendant la guerre franco-prussienne, les Allemands n’avaient pas tant vaincus la France que Napoléon III et son régime. Ce ne serait sans doute pas toujours que les troupes françaises seraient si mal commandées et ravitaillées, ce ne serait pas éternellement qu’un usurpateur aurait besoin, dans un intérêt dynamique, de conserver tels ou tels généraux et d’excuser chez eux toutes les négligences et toutes les fautes. La journée de Sedan pouvait bien ne pas se renouveler. Sedan, n’a été, en réalité, qu’un accident survenu uniquement parce que Napoléon III ne pouvait déjà plus rentrer à Paris comme empereur que par la grâce du roi de Prusse. Ce n’est pas toujours qu’il y aura des chef d’aussi peu de talent que Mac-Mahon ou des traitres comme Bazaine. Les Allemands, affolé de joie par leur victoire, crurent pour la plupart, que leurs seuls mérites avaient tout fait, mais répétons qu’un groupe demeurait à l’écart de l’exultante foule, et que le prince de Bismarck faisait parti de ce groupe. Bismarck fut surtout inquiété par ce fait que le pays vaincu put verser 5 milliards d’indemnité de guerre sans en paraître gêné.

D’autre part, les esprits prévoyants se demandaient si l’union allemande, civile et politique, était solide et définitive. Pour toute l’Europe, et plus particulièrement, paraît-il, aux yeux de la Russie, tout ce qui s’était fait en Allemagne depuis une quinzaine d’années semblait éternellement durable. Les résultats acquis avaient inspiré, chez nous, un extraordinaire respect. Mais, au jugement d’homme de la valeur de M. de Bismarck, l’œuvre accomplie ne présentait pas un caractère de vrai stabilité. Il était difficile qu’une si longue habitude de désunion politique disparût tout à coup comme un verre d’eau bu. Les Allemands sont entêtés de leur nature. Pour le moment, ils étaient grisés par leur victoire, soit ! mais, dans un avenir, peut-être très rapproché, quand les chefs dont ils étaient enthousiasmés s’en iraient dans un autre monde et céderaient la place à d’autres, les vieux instincts, apaisés pour un temps, pourraient reprendre toute leur violence. C’était même très probable. Les antiques idées d’indépendance se réveilleraient et tout l’Empire en serait ébranlé. Des scissions se produiraient, et le terrible ennemi, guéri des blessures reçues, pourrait être près justement alors, à recommencer la lutte. Car il ne se reposait pas, l’ennemi, et l’on pouvait s’inquiéter de ses intentions. Il y avait aussi, en quelque sorte, une loi de nature, qui rendait dangereuse la position de l’Allemagne. L’Allemagne est en Europe le pays central ; si forte qu’elle soit, elle est prise entre la France et la Russie. Il est vrai que les Russes sont demeurés, jusqu’à présent, avec elle, en termes politiques, mais ils sont bien capables de deviner que ce n’est plus la Russie qui a besoin de l’alliance allemande, mais bien l’Allemagne qui ne peut se passer de l’alliance russe, que les destinées de l’Allemagne dépendent fatalement de son accord avec la Russie, surtout depuis la guerre franco-prussienne. Et un homme du sens politique du prince de Bismarck, même s’il était bien certain de sa force, était très capable de croire que la Russie éprouvait de lui une crainte exagérément respectueuse.

D’autant plus qu’il arriva une chose extraordinaire, — extraordinaire pour tout le monde mais non pour le prince de Bismarck, dont le génie, on le sait maintenant, avait prévu « cette aventure ». Pourquoi se mit-il à haïr si fortement le catholicisme, pourquoi persécuta-t-il si impitoyablement tout ce qui tenait à Rome, c’est-à-dire au Pape ? Pourquoi se hâta-t-il de s’assurer l’alliance italienne si ce n’est afin de ruiner le pouvoir temporel du Pape avec l’aide du gouvernement italien ? Il n’en voulait pas à la foi catholique, mais bien au principe romain de cette foi. Sans doute, il agit en Allemand — et en protestant, — contre ce qui était l’assise fondamentale du monde de l’Extrême Orient, éternellement hostile à l’Allemagne ; toujours est-il que des penseurs généralement plus clairvoyants considèrent sa lutte contre la papauté comme le duel de l’éléphant et de la mouche. D’aucuns l’expliquèrent même par un de ces caprices propres aux hommes de génie. Mais la vérité est que le profond politique savait peut-être seul au monde, à quel point le principe romain était fort encore et combien il pouvait lui devenir fatal en servant de lien à tous les ennemis de l’Allemagne. Aucun des partis politiques de la France vaincue n’était de force à fonder un pouvoir stable. Il n’y avait aucune possibilité d’alliance entre ces partis qui avaient des buts opposés — et voici que le catholicisme leur fournit un drapeau commun et un terrain d’union. L’ennemi n’était déjà plus la France : c’était le Pape. Mais pour exposer plus clairement ce qui arriva, jetons un coup d’œil plus attentif sur le camp des adversaires de l’Allemagne.