Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, V

III

LA QUESTION ALLEMANDE MONDIALE, L’ALLEMAGNE
LE PAYS QUI PROTESTE


Quelle est la tâche de l’Allemagne aujourd’hui ? Pourquoi cette tâche s’est-elle transformée, est-elle devenue si difficile, et cela, depuis peu ?

La tâche de l’Allemagne est de protester. Je ne parle pas de la protestation de Luther qui devint le protestantisme. Je ne pense qu’au rôle de la puissance protestataire, continuellement occupée à protester, — et cela depuis Arminius, — contre le monde romain et contre tout ce qui a passé de la Rome ancienne à la Rome actuelle, et à tous les peuples qui ont été les héritiers de la civilisation romaine. Je suis bien certain que d’aucuns, parmi mes lecteurs, vont hausser les épaule et se mettre à rire : « Peut-on, en plein dix-neuvième siècle, dans le siècle des idées, dans le siècle scientifique, attacher pareille importance au catholicisme et au protestantisme ? C’est retarder de près de trois siècles ! S’il y a encore des gens religieux, on les conserve comme des curiosités archéologiques : ils sont catalogués et étiquetés. Ce sont des gens ridicules, des rétrogrades. Peut-on tenir compte d’êtres pareils, dans la politique mondiale ? »

Mais je répète que je ne m’occupe pas de la protestation religieuse, — du protestantisme, — que je ne m’arrête à aucune question de dogme. Je songe seulement qu’il y a une grande idée encore vivante, après vingt siècles, une idée qui se transforme sans cesse mais ne disparaît pas, en dépit de toutes les modifications, l’idée de l’union universelle des hommes, adoptée par tout l’occident de l’Europe, c’est-à-dire par tous les pays de culture latine. C’est de la Rome ancienne qu’elle est partie, de Rome qui a cru pouvoir la réaliser sous la forme d’une monarchie universelle. La grande entreprise s’est effondrée devant le catholicisme, sans que l’idée ait cessé d’exister, parce que c’est elle qui a fait la civilisation de l’Europe, et que c’est par elle que l’humanité vit. Ce n’est que la monarchie universelle romaine qui a péri ; elle a été remplacée par l’idée de l’union universelle en le Christ. Mais cet idéal nouveau a eu deux formes : l’une en Orient, l’autre en Occident. En Orient, on n’a jamais pensé qu’à l’union spirituelle parfaite de tous les hommes ; l’Occident romain-catholique, au contraire, voulait restaurer l’ancien empire de Rome, sous la souveraineté du Pape. Mais l’idée a encore évolué en Occident. Ils ont à peu près répudié le christianisme, les héritiers de l’ancien monde romain, et ils ont commencé à ébranler le pouvoir temporel du pape, dès la terrible révolution française, qui n’était encore, pourtant, qu’une incarnation du même principe de fraternité universelle. La portion de la société qui s’empara du pouvoir, après 1789, la bourgeoisie, crut avoir assez fait, quand elle se fut assuré la suprématie politique. Mais les esprits qui, par suite d’une loi éternelle, demeurent tourmentés du besoin de réaliser l’idéal humain, se sont tournés vers les humiliés et les déshérités et ont proclamé de nouveau la nécessité de l’union de toute l’espèce humaine, en vue d’obtenir, aussi bien pour « le quatrième état » que pour le reste des hommes, la jouissance de tous les biens de ce monde quels qu’ils soient. Ils sont décidés à atteindre ce but par tous les moyens possibles, en s’inquiétant fort peu des principes chrétiens et en ne se laissant arrêter par aucun scrupule.

Or, qu’a fait l’Allemagne pendant ces deux mille ans ? Le trait caractéristique de ce fier et grand peuple allemand, des son apparition dans l’histoire, ce fut de ne jamais vouloir s’associer à la tâche des peuples de l’occident de l’Europe, des successeurs de Rome. Pendant ces deux mille ans, il a protesté contre le monde latin, et, bien qu’il n’ait jamais très nettement formulé son idéal, il a toujours été convaincu qu’il serait capable de dire « la parole nouvelle » et de prendre la direction de l’humanité. Dès l’époque d’Arminius, il lutta contre la Rome ancienne, puis, pendant l’ère chrétienne, il s’efforça plus que tout autre de secouer le joug spirituel de la Rome nouvelle. Ce fut lui qui, avec Luther, protesta de la façon la plus effective, en proclament la liberté d’examen. La rupture entre Rome et l’Allemagne fut un événement mondial.

Mais l’esprit, germanique en demeura là pour assez longtemps. Le monde de l’Extrême-Occident, sous l’influence de la découverte de l’Amérique et des progrès de la science, cherchait des formules nouvelles. À l’époque de la Révolution française, l’esprit germanique traversait une période de trouble ; il semblait avoir perdu momentanément son originalité et sa foi en soi-même. Il n’est rien à dire contre telles idées nouvelle de l’Extrême-Occident.

Aujourd’hui, le protestantisme de Luther a fait son temps ; c’est la science qui représente l’esprit de libre examen. L’immense organisme de l’Allemagne a senti, plus que tout autre, l’impossibilité de s’exprimer lui-même. C’est de nos jours que lui vint l’irrésistible besoin de se donner une direction unique, en vue de son interminable guerre avec l’Occident. Il faut faire ici une observation assez étrange : les deux adversaires, Allemagne et Extrême-Occident, accomplirent, malgré leur hostilité une besogne assez semblable à la formule des Orientaux : La réconciliation de toute l’humanité sur de nouvelles bases sociales, proclamée pendant tout le siècle par des idéalistes sentimentaux, demeure, mais ceux qui tiennent à la faire triompher semble vouloir changer leurs moyens d’action. Ils parlent de laisser là les théories et de commencer matériellement la lutte  ; pour cela ils ont l’intention de provoquer l’union de tous les partisans d’un ordre de choses nouveau, de tout le Quatrième État oublié en 1789, de tous les ouvriers et indigents, et de faire éclater une révolution comme on n’en aura encore vue. L’internationale est apparue ; les prolétaires du monde entier se sont mis en relation et un nouveau status in statu menace d’engloutir la vieille société européenne. Et l’Allemagne a compris, qu’avant de livrer d’autres combats à son vieil ennemi, le catholicisme, il fallait reconstituer fortement son organisme politique. Ce ne fut donc qu’après avoir réalisé son unité, que l’Allemagne entra de nouveau en lutte avec l’adversaire d’antan. L’œuvre du fort est terminé ; la guerre spirituelle commence. Mais voici qu’une nouvelle difficulté vient compliquer l’œuvre allemande…