Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, IV


II


LA DIPLOMATIE DEVANT LES QUESTIONS MONDIALES


La diplomatie est aussi un thème fort sérieux. Les gens sages affirment, en effet, que nous vivons dans un temps diplomatique par excellence, à une époque où toutes les questions qui intéressent les destinées du monde entier peuvent et doivent être résolues par la diplomatie. On m’avait pourtant laissé entendre qu’il y avait une guerre quelque part. Je l’avais bien cru aussi, mais on vient me dire maintenant qu’il y a malentendu, qu’il n’y a qu’une action diplomatique, accompagnée de promenades militaires excellentes pour les troupes. Je ne demande pas mieux que d’adopter cette nouvelle opinion, qui est très rassurante, mais je constate, d’autre part, que la question d’Orient passionne terriblement la Russie et toute l’Europe, par surcroît. Tout le monde sait depuis longtemps que la question d’Orient est une question immense, mondiale ; que de sa solution sortira une ère nouvelle ; qu’il s’agit là, non seulement de Russes et de Turcs, ou de vagues Bulgares, mais en même temps de toute l’Europe occidentale, aussi bien que de l’Europe orientale. Il est compréhensible que l’Europe s’agite et que la diplomatie ait du travail par-dessus la tête. Mais de quelle nature est l’ouvrage de la diplomatie ? Il est très clair que son œuvre consistera tout d’abord à escamoter la question d’Orient, à prouver, à tous ceux que cela intéresse, qu’il n’y a pas de question du tout, qu’il n’y en a jamais eue, qu’il n’y a jamais eu rien que de petites promenades militaires, que l’on nous raconte des plaisanteries vieilles de cent ans, des balivernes qui ont vraiment la vie trop dure. J’admettrais fort bien cette manière de voir, si, en même temps, nous ne nous trouvions en présence d’une énigme que la diplomatie n’a, certes, pas posée ; à aucun prix, la diplomatie ne recherche les énigmes ; elle les fuit au contraire, comme passe-temps indignes d’esprits supérieurs. L’énigme pourrait se formuler ainsi : « Comment se fait-il que, surtout dans notre dix-neuvième siècle, chaque fois que se pose une question mondiale, toutes les autres questions, de toute nature reviennent sur l’eau ? » Voyez : En même temps que reparaît la question d’Orient, voici qu’une question extrêmement grave surgit en France, la question catholique. Ce n’est pas seulement parce que le Pape va mourir et que la France, comme puissance catholique, s’inquiète à juste titre des changements qui peuvent survenir dans la politique de l’Église, mais encore parce que le catholicisme est une sorte de drapeau, accepté par tous les partisans de l’ancien état de choses antirévolutionnaire. La Révolution sociale menace tous les anciens fiefs bourgeois, organisés au lendemain de 1789, dans le but de substituer aux féodaux de la bourgeoisie des hommes nouveaux. Et ici, je dois abandonner un instant mon thème pour introduire une parenthèse. Il semblera monstrueux à nos sages libéraux que je traite la France de nation catholique. Eh bien ! pour expliquer ma pensée, j’affirmerai : d’abord sans preuves, que la France est et demeurera le pays catholique par excellence, même s’il n’y a plus un de ses habitants qui croie au Pape ni même à Dieu, et que cela durera jusqu’au moment où la France cessera d’être la France, pour devenir tout autre chose. Le socialisme, lui-même, y commencera avec une organisation catholique, gardera au début le ton catholique, tant ce pays est profondément empreint de catholicisme. Pour l’instant, je n’entends rien démontrer de tout cela de façon détaillée ; je me contenterai de faire cette simple observation. Pourquoi le maréchal de Mac-Mahon a-t-il été si pressé de soulever, sans raison apparente, la question catholique ? Ce brave guerrier, du reste presque toujours battu, et qui s’est rendu célèbre par cette phrase de chef d’État satisfait : « J’y suis, j’y reste ! » n’est pas un de ces hommes d’action capables de poser consciemment une question de ce genre. Pourtant il l’a soulevée, cette question, l’une des plus graves de celles qui divisent la vieille Europe. Et pourquoi l’a-t-il fait juste au moment où renaissait, à l’autre bout de l’Ancien monde, cette autre question mondiale, la question d’Orient ? Pourquoi toutes ces questions renaissent-elles, — je dis toutes parce qu’il y en a bien d’autres, — alors qu’il ne semble y avoir aucun lien entre elles ? La voilà, l’énigme ! Ce qui me fait dire tout cela, c’est que la diplomatie, en général, envisage toutes ces questions avec un absolu dédain. Non seulement elle n’admet pas qu’il y ait coïncidence entre elles, mais elle se refuse à penser quoi que ce soit à leur sujet : « Ce sont des niaiseries, des mirages. Il n’y a rien du tout. Si le maréchal de Mac-Mahon a parlé dans un sens plutôt que dans un autre, c’est qu’il obéissait à un désir exprimé par sa femme. Voilà tout. » C’est pourquoi je suis forcé, moi qui ai tout le premier déclaré que ce temps était par excellence celui du règne des diplomates, de ne pas croire à ma déclaration. Encore une énigme !

Non, décidément ce n’est pas la diplomatie qui résout les difficultés, mais quelque chose d’autre, quelque chose d’insoupçonné. Je suis très contrarié d’en venir à cette conclusion, alors que j’étais tout prêt à croire en la diplomatie. Toutes ces questions nouvelles sont des soucis de plus pour nous.