Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, III

III


LES PROPRIÉTAIRES D’AUTREFOIS. LES DIPLOMATES DE DEMAIN.


Mais je me suis bien éloigné de mon point de départ. J’ai commencé en disant que je me trouve à la campagne et que j’en suis heureux. Il y a déjà longtemps que je n’ai vécu à la campagne. Mais je vous parlerai des champs un peu plus tard. Je me bornerai, pour l’instant, à dire que je me réjouis d’être ici et de n’avoir pas été à l’étranger. Au moins je ne verrai pas les Russes faisant les badauds de l’autre côté de la frontière. Vraiment à notre époque de patriotisme, alors que, chez nous, on a la préoccupation d’être plus foncièrement russe que jamais, il est pénible de contempler nos émigrants, les intellectuels, se transformer en je ne sais quelle race sans caractère et sans nationalité appréciables. Je ne parle pas des pères : ils sont incorrigibles ; laissons-les de côté, mais je m’intéresse aux malheureux enfants, dont les parents font, à l’étranger, des êtres sans nom. Les pères deviennent ridicules, à la fin, aux yeux mêmes des « Européens » russes les plus enragés. M. Bourénine, qui a suivi la récente guerre comme correspondant d’un journal, nous raconte, dans l’une de ses lettres, l’amusante rencontre qu’il a faite de l’un de nos « Européens » des années quarante, maintenant orné de vénérables boucles de cheveux blancs.

Ce Russe fantaisiste, qui vit toujours à l’étranger, est venu « voir la lutte » (sans doute d’une distance respectable) ; il faisait de l’esprit en wagon à propos de tout, renouvelant les plaisanteries dont s’amusaient déjà ces Messieurs il y a quarante ans ; c’est-à-dire qui crossait l’esprit russe, les Slavophiles, etc. Il vit à l’étranger parce que, dit-il, il n’y a rien à faire en Russie pour un homme sérieux et honnête. (N.-B. Je cite de mémoire.) Un de ses mots les plus spirituels visait un prétendu projet de faire venir par train spécial le « spectre de Khomiakov », pour lui permettre d’assister au retour de nos troupes rentrant de Bulgarie et à la résurrection des nations slaves. On pourrait faire observer à ce Monsieur aux boucles blanches que lui-même ressemble beaucoup au spectre d’un bavard « occidental-libéral », sans doute très vénérable, mais peut-être assez bouffon.

Ce sont surtout les propriétaires terriens qui ont émigré jadis, et leur émigration continue tous les ans. Dans le nombre de ceux qui abandonnent la Russie, il est certain qu’il y a d’autres éléments que la classe des propriétaires, mais ces derniers sont en majorité. Ils haïssent la Russie, soit parce qu’il n’y a rien à y faire pour leur « sérieux et leur honnêteté », soit tout naturellement, sans causes morales, — pour ainsi dire physiquement, abominant son climat, sa campagne, ses forêts, ses paysans libérés, son histoire, — tout enfin. Ils ont emporté l’argent du rachat des serfs, mais dans l’opinion de beaucoup d’entre eux la libération du paysan était la mort de tout en Russie, de la campagne, de la propriété, de la noblesse.

Il est vrai qu’après l’émancipation, le travail rural demeura quelque temps sans organisation. C’est pour cela que les propriétaires se mirent à vendre et à vendre, et qu’une trop grande portion d’entre eux s’exila à l’étranger. Mais quelque justification qu’ils cherchent, ils ne peuvent dissimuler ni à leurs concitoyens ni à leurs propres enfants que la première cause de leur émigration a été l’attrait d’un égoïste « farniente ». Dès leur exode, la campagne russe changea de maîtres à chaque instant, perdit même son aspect, se dénuda en partie de ses forêts, et nul ne peut dire encore qui la possédera et quelle sera sa physionomie définitive. Et c’est l’avenir de la terre russe qui doit nous préoccuper le plus. Ceux à qui appartient le sol sont les maîtres de la contrée à tous les points de vue. Il en fut ainsi partout et toujours. Mais, dira-t-on, nous avons aujourd’hui des communes organisées, ce sont donc elles qui sont maîtresses de tout. Nous nous occuperons tout à l’heure de ce côté de la question. Je veux d’abord aller jusqu’au bout de mon idée actuelle, tout en m’expliquant brièvement. Si le sol est possédé par des gens sérieux, tout ira bien dans le pays ; les questions graves seront réglées sérieusement, aussi bien que les détails particuliers. On rit, chez nous, par exemple, des écoles populaires ; moi je crois qu’elles prendront sérieusement racine dans le pays lorsque la culture et la propriété seront organisées d’une manière sérieuse ; l’agriculture bien entendue donnera de bonnes écoles, et les écoles judicieusement conduites donneront une bonne agriculture. Il en sera de même de tout, parallèlement. Le fonctionnement de l’organisme national ne sera parfait que quand la propriété terrienne sera, de nouveau, fortement assise. Le régime de cette propriété aura aussi la plus grande influence. Sa façon d’être, son caractère seront ceux de la nation.

Mais, pour l’instant, nos propriétaires se promènent à l’étranger, hantant les capitales et les villes d’eaux, faisant monter les prix des hôtels, traînant derrière eux des bonnes et des gouvernantes pour leurs enfants, qu’ils habillent selon les modes anglaises, pour la plus grande gaîté de l’Europe, qui regarde et s’ébaubit. On les prend pour de richissimes rentiers. Allez donc dire à l’Europe que ce sont des rentiers sans rentes, qui mangent leur dernier capital ! L’Europe ne vous croira pas ; les choses ne se passent pas ainsi chez elle. Ces sybarites qui flânent par les kursaals allemands et sur le bord des lacs suisses, ces Lucullus qui se ruinent dans les restaurants de Paris savent très bien, — et s’en affligent, — qu’ils arriveront au bout de leur rouleau et que leurs enfants, ces chérubins déguisés en petits anglais, seront forcés plus tard de demander l’aumône ou de se transformer en ouvriers français ou allemands. Ils s’en affligent, mais tant pis ! Après eux, le déluge ! À qui la faute ? Eh parbleu ! toujours à nos mœurs et traditions russes, qui veulent qu’un homme « comme il faut » ne fasse rien. Les plus libéraux d’entre eux ajoutent peut-être intérieurement : « Qu’importe que nos enfants n’aient pas de fortune : ils seront héritiers de hautes et saintes idées ! Élevés loin de la Russie, ils ne connaîtront ni les popes, ni ce mot imbécile de « Patrie ». Ils comprendront que la patrie est un préjugé, le plus dangereux même de tous ceux qui règnent, en ce monde. Ils deviendront de nobles esprits internationaux humains. Ce sont des Russes qui sauront inauguré la série des vrais esprits modernes.

Pourtant, il n’y a guère que les vieux à « boucles blanches » qui parlent ainsi, et encore pas tous ; certains, en dépit de leurs dites « boucles blanches », se montrent de pensée moins noble et entrevoient des connaissances, des « relations » à faire : « Nous nous ruinons ici », disent-ils, « c’est vrai, mais nous arrivons à acquérir des « relations » qui, plus tard, en Russie, pourront être très utiles. Nous élevons nos enfants dans l’esprit libéral, soit, mais, ce n’en sont pas moins des gentlemen. Ils planeront dans les sphères élevées, tout libéraux qu’ils seront, et les opinions libérales chez les gentlemen profitent extrêmement au conservatisme. Il y a un « distinguo » chez nous. Mon Dieu ! puisque nous élevons nos enfants à l’étranger, cela veut dire que nous en ferons des diplomates. Ces places d’attachés d’ambassade, de consuls, etc., sont absolument charmantes, nombreuses et parfaitement bien rétribuées. Nos enfants seront ainsi dotés d’emplois de tout repos et de traitements lucratifs. C’est une carrière qui met les gens en vue, un état propre, décent, « gentlemanlike ». Les travaux diplomatiques sont faciles ; on continue, dans cette voie-là, à se faire des « relations », toujours des « relations », et nullement parmi les Russes de bas-étage. Si des gens mal élevés demandent au consul une assistance gênante, qui nécessite des dérangements, le consul met les gens mal élevés à la porte après les avoir chapitrés : « Ah ça ! Vous imaginez-vous que nous soyons employés ici pour écouter toutes vos sornettes ? Vous vous croyez toujours dans notre chère patrie. Notre office est propre, il est décent ; il n’a pas été créé pour occasionner du désordre. Vous vous figurez que nous allons tarabuster les hauts personnages de ce pays ? Mais regardez-vous dans la glace. Voilà-t-il pas une jolie binette de réclamateur ! » Oui, nos enfants seront des personnages, eux aussi. Pour cela, il nous faut des « relations » et encore des relations : Notre devoir paternel est d’y pourvoir. Le reste viendra par surcroît.

Si bien que tous ces émigrés ne sont pas aussi indépendants qu’ils se targuent de l’être. Ils sont toujours à la chasse aux relations. Ne serait-il pas bon de mettre les enfants un peu au courant de ce qui se passe en Russie, de la vie russe, de l’esprit russe.

Aujourd’hui, en ce temps de réformes, chacun chez nous veut vivre de ses idées propres. Le malheur est que jamais nous n’avons eu moins d’originalité. Pourquoi ? Je ne prends pas sur moi de résoudre cette question, mais une des causes qui feront que nos chérubins d’enfants seront des sots, c’est l’étude insuffisante de la langue russe, comme je le disais déjà l’an passé. Grâce aux bonnes d’enfants et aux gouvernantes étrangères, jamais cette lacune de l’éducation n’a été aussi fâcheuse. Quant aux chérubins russes qu’on élève de l’autre côté de la frontière, pourquoi s’inquiéter puisqu’ils seront diplomates et que la langue diplomatique est le français ? C’est bien assez de savoir le russe grammaticalement.

Est-ce si vrai que cela ? Je sais que cette question est vieille au point d’en être devenue banale, mais elle est loin d’être résolue. Dernièrement encore, dans la presse, on y revint indirectement au sujet des œuvres françaises de M. Tourguenev. On affirmait que M. Tourguenev écrivait avec une égale facilité en russe ou en français. Que voyait-on de mal à cela ? demandait-on. Certes je ne vois là, en effet, rien de mal, surtout quand il s’agit d’un aussi grand écrivain, d’un homme qui possède aussi parfaitement la langue russe. Qu’il écrive en français de temps à autre, c’est son affaire. Mais… Et je m’aperçois que je vais me répéter, recommencer à employer tous les arguments dont je me servais à cette même place l’an dernier. Vous vous souvenez peut-être que mon discours s’adressait à une mère de famille russo-étrangère. Elle prépare maintenant ses enfants à la carrière diplomatique, et bien qu’il me soit désagréable de ressasser mes opinions, je me risquerais peut-être à recommencer ma controverse avec elle.

— Mais le français est la langue diplomatique ! s’écrierait la maman qui se serait cette fois longuement préparée à la dissuasion et le prendrait de haut avec moi.

— Oui, Madame, répondrais-je, et c’est une de ces vérités sur lesquelles on ne chicane pas. Mais ce que je disais du russe peut s’appliquer au français, n’est-ce pas ? Pour exprimer le fond de sa pensée en français, il faut être absolument maître de cet idiome. Eh bien, il n’y a qu’une seule condition qui permette de parler parfaitement une langue… Bon ! Je vois que je vous impatiente, que vous allez me reprocher de réciter mes propres paroles, de mémoire : je laisse cela. Ce n’est pas un thème pour dames… Je veux bien admettre qu’un Russe puisse s’approprier complètement la langue française, mais ce sera aussi à une condition : il faudra qu’il soit né en France, qu’il y ait grandi, qu’il se soit métamorphosé en Français. Vous souriez, mais je vous assure que l’émigration et la bonne parisienne n’y feront rien. Il n’est pas prouvé que votre chérubin soit un Tourguenev, n’est-ce pas ? Les Tourguenev sont rares, je vous fâche ? Allons, votre fils est un Tourguenev et même trois Tourguenev fondus en un seul individu, mais…

— Mais, interromprait la dame au fait, voyons. Est-il nécessaire qu’un diplomate soit aussi fort que cela ? Les relations font plus que le génie. Mon mari…

— Vous avez raison, Madame, interromprais-je à mon tour, les relations peuvent beaucoup, mais, laissant le plus possible de côté votre mari, j’ajouterai qu’un peu d’esprit, tout au moins, joint aux relations ; ne gâte rien. Toutefois je vous concéderai qu’il y a des diplomates d’une bêtise remarquable. Les relations procurent des places, soit ! mais après ? Votre chérubin fait ses études dans les grands restaurants de nuit, noce avec de jeunes cocottes en compagnie de vicomtes étrangers et de comtes russes, mais après ?… Il sait toutes les langues et, par conséquent, aucune. N’ayant pas d’idiome propre, il ne saisit que des morceaux des idées et des sentiments de toutes les nations. Son esprit doit être dans un absolu état de gâchis, si j’ose m’exprimer ainsi. Il devient diplomate, bien ! Mais, pour lui, l’histoire des nations est une plaisanterie quelconque. Il ne soupçonne pas de quoi vivent les peuples, comment ils sont organisés ; il ignore si les lois qui régissent les différents organismes nationaux se rapportent à une loi générale, internationale. Il sera tout prêt à expliquer tous des événements du monde par les raisons les plus futiles. Telle reine, par exemple, aura irrité la favorite de tel roi, et il en sera résulté une guerre entre deux États… Vous ne me permettez de raisonner qu’à votre point de vue, en ne m’occupant que des « relations » ? Mais, pour acquérir des relations, il faut de l’amabilité, de la douceur, de la bonté ; il faut aussi de la persévérance. Un diplomate doit être un charmeur, n’est-ce pas ? Il doit vaincre sans violence, dirai-je presque. Eh bien ! Croyez-moi, sans savoir sa propre langue, sans en être complètement maître, on ne peut même pas former son caractère, même, ou plutôt surtout si le chérubin a été généreusement doué par la nature. L’heure viendra où il lui sera indispensable d’exprimer sa pensée d’une façon formelle ; mais alors, n’ayant à sa disposition aucune forme appropriée à ses sentiments, ne pouvant se traduire lui-même avec exactitude à l’aide d’un idiome complètement familier dès l’enfance votre fils sera toujours inférieur à lui-même ; il se lassera de ses locutions toutes faites, il deviendra distrait, soucieux, anxieux sans motif apparent, puis grognon et insupportable ; sa santé s’altérera : il est même capable de se gâter l’estomac à force de se faire de la bile ! y songez vous !

Mais vous éclatez de rire. C’est pourtant vous qui m’avez obligé à vous dire ce que je pense des diplomates de cette sorte. Je crois, du reste, que la gent diplomatique est d’une pauvreté mentale extraordinaire. Mettons qu’elle soit composée d’hommes d’esprit. Mais de quelle espèce d’hommes d’esprit ? Vous figurez-vous que l’un d’eux, surtout à cette époque, aille jamais au fond des choses, comprenne les lois mystérieuses qui mènent l’Europe à un avenir peut-être terrible que nous voyons déjà se préparer, presque s’accomplir ? Croyez-vous qu’il y ait parmi eux un esprit capable de prévoir quoi que ce soit ? Ils sont malins, intrigants, semblent vraiment comprendre quelque chose, mais à quoi sont-ils bons ? À renouer de tout petits fils cassés, à boucher des trous, à redorer de vieux prétextes afin de les faire prendre pour neufs ; — voilà leur œuvre ! — Il y a bien des causes à cela, et la principale c’est la désunion qui existe entre leur classe et la classe populaire. Ces diplomates en arrivent à vivre dans une atmosphère peu naturelle, beaucoup plus « mondaine » qu’humaine.

Prenez, par exemple, le comte de Cavour qui eut une réputation d’homme d’esprit et de grand diplomate. Je le choisis parce que, dès à présent, on consent à lui reconnaître du génie et surtout parce qu’il est mort. Qu’a-t-il fait de si remarquable ? Il a effectué l’union italienne. Il a donc atteint son but, mais il y avait deux mille ans que l’Italie portait en elle l’idée de l’unification de tout un monde. Les peuples, qui se succédèrent en Italie pendant ces vingt siècles comprenaient, qu’ils étaient en gestation d’une idée mondiale ; ceux même qui ne le comprenaient pas, le devinaient, le sentaient. Leur art, leur science portaient l’empreinte de cette idée qui se réalisa même en partie. Plus tard la vaste conception s’émietta, et qu’en est-il resté ? Un petit royaume, de second ordre plus ou moins uni matériellement, sans aucun soupçon de la grande tâche qui aurait pu être accomplie : L’unification spirituelle de tout l’Ancien Monde. L’œuvre du comte de Cavour, c’est ce petit royaume si ravi d’être de second ordre. On l’a bien dit. Le diplomate moderne est une « grande bête qui fait de petites choses ».

Le comte de Metternich passait aussi pour un diplomate des plus fins et des plus profonds. Quels furent ses projets ? Comment comprit-il ce siècle, qui commençait presque avec lui ? Quelles furent ses prévisions d’un avenir qui est notre présent ? Toute sa politique et tout son rêve politique furent de battre en brèche les idées du siècle commençant, à l’aide des plus basses mesures policières, et il était convaincu du succès ? Quant au prince de Bismarck, c’est encore un génie, — c’est entendu, — mais…

— Brisons là, Monsieur !… Et la maman m’interromprait d’un air hautainement offensé… Il est impossible d’aborder certains thèmes de ce genre avec les mères de famille. J’ai commis une terrible maladresse. Mais avec qui peut-on causer de la diplomatie ? C’est pourtant le thème intéressant, surtout aujourd’hui, mais…