Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, IX

VII

UN SECRET ASSEZ DÉSAGRÉABLE


En Allemagne, tous les journaux inspirés par le prince de Bismarck paraissent comprendre parfaitement cette situation et croire la guerre imminente. Lequel des deux adversaires se jettera le premier sur l’autre, quand cela aura-t-il lieu ? On n’en sait rien, mais il y a des chances pour que la guerre éclate, c’est évident. Bien entendu, l’orage peut encore se dissiper si le maréchal de Mac-Mahon voit où on le mène, prend peur et s’arrête, comme autrefois Ajax, à mi-chemin. Mais alors lui-même risque de tomber, et il est très possible qu’il ne voie rien. Il ne faut guère espérer qu’il s’arrête en route. En attendant, le prince de Bismarck, suit tout ce qui se passe en France avec un fiévreux intérêt. Il observe et attend. Ce qui doit l’inquiéter, c’est que les événement s’accomplissent à un autre moment que celui qu’il avait prévu. J’ai déjà dit que les Allemands craignent que la Russie s’aperçoive tout à coup de la force de sa situation, car, je le répète, les destinées de l’Allemagne dépendent fatalement de son accord avec la Russie, surtout depuis la guerre franco-prussienne. Ce secret de l’Allemagne peut se dévoiler soudain, au grand détriment de l’Empire allemand. Jusqu’à présent la politique allemande s’est montrée assez franche et amicale vis-a-vis de la Russie, mais l’Allemagne affectait la tranquille fierté d’une puissance qui n’a besoin d’aucune aide : Pourtant aujourd’hui les difficultés doivent se faire voir. Si la France cléricale se décide à une guerre, il ne s’agira plus simplement pour l’Allemagne de la vaincre, ou de repousser son assaut si elle prend l’offensive, il faudra l’écraser pour toujours. Comme la France a encore plus d’un million de soldats, il sera nécessaire d’obtenir un engagement formel de la Russie. Le pis est justement que tout cela soit si subit. Les comptes anciens se sont embrouillés, ce sont les événements qui dérangent les projets et non plus les projets qui règlent les événements. La France peut commencer à agir demain, dès qu’elle aura obtenu un peu d’ordre chez elle. Elle se jette visiblement dans la politique des aventures et où s’arrêteront les aventures ? C’est bien fâcheux pour les Allemands qui se targuaient tout récemment d’une si fière indépendance. Rappelons-nous que, cette année même, la Russie cherchait, elle aussi ; à discerner ses amis de ses adversaires en Europe, et que l’Allemagne affecta les allures triomphantes qui convenaient en la circonstance. Naturellement, toute agitation du monde slave est inquiétante pour l’Allemagne : toutefois la déclaration de guerre de la Russie ne pouvait être agréable aux Allemands : « Maintenant » pensaient les bons Germains, « la Russie ne devinera pas que nous avons besoin d’elle. Bien au contraire, aujourd’hui qu’ils sont poussés du côté du Danube, « ce fleuve allemand », les Russes vont se croire obligés de compter avec nous parce que la guerre ne se terminera pas sans que nous ayons fait entendre notre parole qui a du poids. Et il est bon que les Russes aient cette opinion qui nous sera utile un jour ou l’autre. » La presse allemande abondait dans ce sens, et tout à coup le mouvement clérical est venu brouiller les cartes. « Oh ! » se disent les Allemands, « ils vont tout deviner à présent, ces Russes ! Car il faut que la Russie en finisse le plus tôt possible en Orient ! Comment exercer sur elle une pression ? Si seulement elle pouvait avoir peur de l’Angleterre  et de l’Autriche ? Mais, s’allier avec l’Angleterre et l’Autriche pour peser sur la Russie, il n’y faut pas songer. Ne vaut-il pas mieux aider la Russie pour qu’elle termine au plus vite sa campagne d’Orient ? On pourrait le faire en intimidant l’Autriche sans aller jusqu’à une guerre. Et les politiciens allemands exultent de leur idée.

J’ai voulu simplement dire que, dans ma conviction, la Russie est non seulement forte et puissante comme elle l’était auparavant, mais encore, à présent, la plus forte de toutes les puissances et que jamais sa parole n’aura eu autant d’écho en Europe qu’aujourd’hui. Elle est occupée en Orient, soit ! Mais les choses de la politique européenne tourneront selon les désirs qu’elle exprimera. L’Angleterre elle-même doit comprendre qu’en présence des événements possibles dans l’Extrême-Occident elle perd, aux yeux de la Russie, les deux tiers de son importance. Les moins clairvoyants des Russes devinent trop bien qu’elle ne risquera pas une guerre pour contrecarrer l’action de la Russie ; qu’elle va plutôt compter sur les dépouilles de la Turquie, de l’ « homme malade ». Jamais l’Angleterre ne s’aventurera dans des complications qui n’ont rien à voir avec ses intérêts. Elle se contentera d’être spectatrice, selon sa coutume. Dès qu’elle verra quelque succession ouverte, elle accourra demander sa part. Il lui sera trop désavantageux de désobliger la Russie actuellement.

Et l’Autriche, demeurée isolée, que pourra-t-elle faire ? Il serait même assez curieux qu’une agitation cléricale européenne ne la troublât en aucune façon. Elle attend, parce qu’elle aussi a les mains liées, sauf la Russie. Voici tout un drame imprévu qui se joue à notre bénéfice. Mais il faut compter avec l’imprévu.

Ce sont les lois de Dieu qui gouvernent le monde. Et qui sait ce qui peut soudainement éclater sur l’Europe ? Dieu veuille que le nouveau nuage se dissipe et que mes pressentiments ne soient que les imaginations d’un homme qui n’entend rien à la politique.

Ont-ils raison les organes officieux de la Chancellerie allemande qui prophétisaient la guerre ? Dans l’autre camp, les ministres de Mac-Mahon proclament à la face du monde que ce n’est pas la France qui commencera la guerre. Avouez que tout cela est au moins suspect. En tout cas, nos doutes seront éclaircie avant qu’il soit longtemps. Mais si tant de choses dépendent « du désir exprimé par les légions », la situation est bien grave ; cela peut signifier la fin de la France. D’ailleurs c’est elle qui a le pouvoir de tout déchaîner, plus que toute autre puissance au monde. Plaise à Dieu que cela n’arrive pas. Ce serait trop grave.