Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, III

III

LES PROCÈS DES DJOUNKOWSKY AVEC LEURS PROPRES ENFANTS


Les accusés Djounkowsky, possédant une certaine aisance et un nombre suffisant de gens de service, ont placé vis-à-vis d’eux trois de leurs enfants, Nicolas, Alexandre et Olga, dans une situation assez inhabituelle. Non seulement, ils n’avaient pour eux, aucune des caresses dont les parents sont prodigues, mais encore ils les abandonnaient sans surveillance, leur infligeaient de mauvais traitements, les nourrissaient et logeaient mal, les habillaient à peine, les condamnaient à de basses besognes et les forçaient à leur gratter les talons tous les soirs : c’est ainsi qu’ils se faisaient endormir par eux.

Le caractère de ses enfants s’était aigris au point de les rendre capables de fort méchantes actions, dont nous parlerons tout à l’heure à propos d’une de leur sœur, morte à présent, — Olga est épileptique — et les accusés leur infligeait des châtiments que l’on ne peut guère faire rentrer dans la catégorie des corrections familiales : on les enfermait dans les lieux d’aisance pour des temps assez long ; on les laissait dans une chambre glaciale, sans nourriture, ou on les faisait dîner et coucher dans les pièces habitées par les servantes, les mettant ainsi en contact avec des personnes peu capable de favoriser leurs progrès moraux. Enfin, on les battait à coup de poing, à coups de bâton, à coups de cravache, avec une férocité qui faisait mal à voir. Le petit Alexandre affirme que son dos restait endolori au moins cinq jours après certaines de ces corrections. Ces enfants n’avaient pas toujours besoin de commettre des méfaits pour être frappés : on les rossait très souvent sans motif, — pour le plaisir.

Une femme de soldat, Serguéieva, qui était employée dans la maison comme blanchisseuse, a révélé, entre autres choses, que les accusés avaient en aversion Nicolas, Alexandre et Olga, qui couchaient séparés des autres enfants, dans une pièce du rez-de-chaussée, à même le plancher, n’ayant pour s’abriter qu’une seule couverture déchirée. On les nourrissait aussi mal que les domestiques, ce qui faisait qu’ils étaient souvent affamés. L’été, ces petits allaient en chemise ; l’hiver, ils n’avaient que des peaux de bêtes, comme celles que préparent les paysans. Djounkowskaïa était pire qu’une marâtre pour ses enfants : elle les battait, les martyrisait à coups de poing (surtout Alexandre) ; quant à Nicolas, il était affreux à voir quand il avait passé sous le fouet. Ces petits malheureux étaient bruyant, mais non pires que les autres enfants. La mère les forçait à lui gratter les talons, le soir, parfois pendant plus d’une heure et de mi, jusqu’à ce qu’elle s’endormit. Auparavant, ç’avait été une servante qu’on avait chargée de ce soin, parfois aussi la Serguéieva, qui s’était refusée à continuer parc que la main lui faisait mal.

Il ressort du témoignage d’Ousatschkowa qu’Alexandre, Nicolas et Olga étaient mal et salement tenus ; qu’ils couchaient sur le plancher ; n’avaient que des oreillers infects. « Dans une étable à cochon, dit cette Ousatschkowa, c’est plus propre que chez eux. »

Le gentilhomme Lubinov, qui a été précepteur chez les Djounkowsky jusqu’au mois d’août 1875, affirme qu’on entretenait très mal Nicolas, Olga et Alexandre, qui étaient souvent obligés de marcher pieds nus.

La fille Schichova, qui fut gouvernante des enfants jusqu’en août 1874, et dont le témoignage est lu à l’audience, raconte que Djounkowskaïa est une femme très égoïste. Elle n’a jamais caressé les enfants Alexandre, Olga et Nicolas. Le père était aussi froid envers eux. La Schichova veut expliquer le désordre de la maison des accusés et leur indifférence envers les trois enfants par les habitudes de négligence du père et de la mère, qui ne prenaient pas même soin d’eux-même ; ils vivaient éternellement dans les soucis leurs affaires d’argent étant extrêmement embrouillées, et ne savaient aucunement administrer leur intérieur. Le témoin ajoute que, n’aimant à se déranger pour rien, Djounkowskaïa déléguait à son mari le soin des corrections à administrer aux enfants ; et quoiqu’elle n’ait jamais assisté aux châtiments, Schichova croit savoir que M. Djounkowsky ne se montrait pas cruel. Parfois, dit encore Schichova, Mme Djounkowskaïa enfermant les enfants dans une pièce sur laquelle donnait les water-closets, mais cette pièce n’était pas plus froide que les autre.

Les jeune Nicolas et Alexandre ont mis beaucoup de réserve dans les dépositions qu’ils ont faites au juge d’instruction. Il en résulte pourtant qu’on les fouettait avec des verges, avec le fouet qui servait à fouetter le cheval, qu’on les frappait même à coups de bâton. Lubimov, le précepteur, s’adonnait aussi à ce dernier sport. Alexandre eut une fois des douleurs dans le dos pendant cinq jours après qu’on l’eût fouetté parce qu’il avait apporté à Olga des pommes de terres prises dans la cuisine.

M. Djounkowsky invoque pour sa défense l’absolue perversité de ces trois enfants ; il en donne l’exemple suivant : quand mourut leur sœur aînée, Catherine, les enfants Alexandre et Nicolas, tandis que le corps était exposé sur une table, frappèrent à coups de verges le visage de la morte en disant : « Nous nous vengeons de toi qui te plaignais de nous. »

Devant la Cour, les accusé ne se sont pas reconnus coupables.

Le père affirmait qu’il dépensait plus qu’il ne pouvait pour l’éducation des trois enfants qui devenaient de plus en plus détestables. Le fils aîné, Nicolas, avant son entrée au Gymnase, était un bon garçon, mais une fois collégien il avait pris l’habitude de voler ; à ce même gymnase, il s’était donné comme catholique romain pour ne pas suivre les exercices religieux bien que son acte de naissance portât qu’il appartenait à la religion orthodoxe.

La dernière déclaration de Djounkowskaïa a été qu’elle ne prendrait plus d’institutrice pour ses enfants, qu’elle s’était toujours trompée sur le compte de ces filles, comme sur le compte des précepteurs. Désormais le père s’occuperait des enfants, et elle espérait que ces derniers se corrigeraient complètement.

Voilà ce procès. Comme nous l’avons dit plus haut, les accusés ont été acquittés. Comment en eût-il été autrement ? Ce qu’il y d’étonnant, ce n’est pas qu’on les ait acquittés ; mais bien qu’on les ait mis en accusation et jugés. Certes, il existe un tribunal qui peut les condamner, mais ce n’est pas la Cour d’Assises, qui juges d’après la loi écrite. Ouvrez un code, comme le fit l’avocat qui plaidait dans le procès de Kronenberg. Ce Kronenberg avait été accusé de traitements inhumains envers son enfant. L’avocat voulut prouver que le père n’avait, en tout cas, violé aucun des articles de loi où l’on définit ce que l’on doit qualifier de traitements inhumains. Ces définitions étaient tellement féroce que l’on pensait aux tortures infligées aux Bulgares par les Bachi-Bouzouks. S’il n’était pas question du pal et du découpage de la peau de la victime en minces lanières, on ne parlait là-dedans que de côtes brisées, de pieds cassés, de mains broyées et de combien de choses encore ! … Si bien que le pauvre fouet de cuir, le malheureux petit fouet, si petit, d’après la déposition de la demoiselle Schichova, ne pouvait violer aucun article du Code.

« On frappait ces gamins à coups de verges ? » Mais les neuf dixièmes des parents russe le font. Ça n’a rien de criminel ! « On les battait das cause ? » Mais, d’après M. Djounkowsky, il y a toujours une cause, au besoin ancienne. Pourquoi ces enfants étaient-ils des monstres de perversité, pourquoi s’étaient-ils naguère vengés de leur sœur Catherine après sa mort ? — « On les enfermait dans les water-closets ? » Mais les water-closets étaient chauffés. On les faisait coucher dans une pièce des communs, sous une seule couverture déchirée ? D’abord la couverture n’était pas déchirés, puisque le père dépensait plus qu’il ne pouvait pour élever ses enfants. Et la justice ne va pas fouiller dans les poches des pères pour connaître leurs ressources.

« Vous ne donniez aucune marque d’affection à ces trois petits ?

— « Mais montrez-moi un article du Code qui m’oblige, sous peine de châtiment, à cajoler des gamins sans cœur, des voleurs, des monstres ?

— « Mais enfin, vous les avez élevés autrement que vos autres enfants.

— « Quel est le système d’éducation prescrit par la loi ? »

Vous voyez bien qu’on a eu tort de traîner ces Djounkowsky devant les tribunaux… Et pourtant le lecteur sent bien qu’il y a une tragédie là-dessous, mais que ses premiers rôles auront affaire à une toute autre juridiction. Laquelle ? Laquelle ? Prenons la déposition de Mlle Schichova, institutrice. Elle-même a prononcé la sentence. Remarquez que cette Schichova, bien que volontiers disposée à faire usage d’un tout petit fouet de cuir, est une femme de grand esprit. Elle a superbement défini le caractère des Djounkowsky : Mme Djounkowskaïa est une femme égoïste ; la maison des Djounkowsky est dans un désordre !… La cause de ce désordre est la négligence des accusés à l’égard de tout, même à l’égard d’eux-même ! Leurs affaires d’argent sont embrouillées ; ils vivent dans les soucis ; ils ne savent pas mener un ménage ; ils souffrent, et c’est pourtant la paix qu’ils cherchent ! La Djounkowskaïa, ennemie de tout dérangement, charge son mari de punir ses enfants. Enfin, Mlle Schichova a surtout emporté de cette maison l’impression que les maîtres sont des égoïstes paresseux. D’où leur vient leur apathie ? Ah mon Dieu ! de ce que la vie moderne est si compliquée qu’il leur est impossible d’y comprendre quoi que ce soit. Elle répond si peu de leurs tendances d’âme qu’ils ont éprouvé une sorte de désillusion désespérée. Sans en savoir rien, je me figure que ce sont des gens non dépourvus d’instruction, qui ont peut-être aimé, qui aiment peut-être encore le beau, le sublime. Leur manie de se faire gratter les talons avant de s’endormir gâte rien. Cela peut fort bien être un goût de gens désillusionnés, désireux d’être dorlotés, un goût de sybarites mélancoliques portés à souhaiter l’oubli de leurs dettes et de leurs devoirs. Oui, il y a, en eux, une répugnance pour tout ce qui ressemble à un devoir. Ce sont des égoïstes, et il est à remarquer que les égoïstes qui ne veulent rien faire pour les autres sont persuadés que le monde entier leur doit quelque chose. Ils s’affectent du peu d’empressement que l’on met à s’acquitter des dettes de cœur, qu’ils veulent qu’on ait contractées à leur égard, ils vivent toujours et inexplicablement irrités. Ces sentiments d’irritation, ils les éprouvent même contre leurs enfants. Ne vous étonnez donc pas que cette disposition d’esprit envers de jeunes êtres, eux-même exigeants, insolemment ou plutôt enfantinement oublieux des prévenances requises, en vienne à ressembler à de la haine. Un besoin de vengeance s’empare de ces pères et mères froissés de tant de négligente inattention, et il leur est facile, si facile de sévir avec impunité ! Ils en deviennent cruels non par férocité native, mais bien par paresse naturelle. Et voilà, cette dame si amie du repose, si incapable de se passer de petits esclaves chargés de lui gratter les talons, cette dame apathique devenue méchante parce qu’il lui faut quelquefois s’occuper du désordre de la maison. Elle saute du lit, empoigne un bâton et administre à son propre enfant une telle roulée que la servante déclare que c’était horrible à voir. Un des petits garçons vole dans la cuisine des pommes de terre pour sa sœur malade et affamée : on le bat pour avoir éprouvé un bon sentiment.

« Ah ! tu m’as désobéi ! Tiens attrape ! Je ne veux pas que tu joues au bon garçon en faisant à ta tête ; fait plutôt le mal si je te l’ordonne ! » Cela devient de l’hystérie.

Les enfants dorment dans l’ordure. « C’est plus propre, témoigne la bonne, dans une étable à cochons. » Ils n’ont qu’une couverture trouée pour trois : « C’est bien assez bon pour des scélérats qui ne me donnent pas une seconde de tranquillité. » Et elle pense ainsi non parce que son cœur est dur, — il est peut-être exquisement tendre, — mais parce que c’est trop fort qu’une mère n’ait jamais un instant de repos ! (Ah ! ces enfant ! que font-ils dans la vie ! pourquoi sont-ils nés ? ) C’est bruyant, c’est insupportable, il faut toujours s’occuper de cela ! L’hystérie s’est aggravée d’année en année.

À côté de cette mère de famille fatiguée de ses enfants jusqu’à la maladie, comparaît le père, M. Djounkowsky. C’est peut-être un homme charmant. On le dit instruit, sérieux, conscient de ses devoirs de pères, conscient jusqu’à en être amèrement ennuyé. C’est presque les larmes aux yeux qu’il se plaint de ses enfants ; il lève les bras au ciel : « J’ai tout fait pour ces petits drôles. J’ai engagé des gouverneurs, des institutrices. J’ai dépensé des sommes au-dessus de mes moyens, mais ce sont des monstres, des voleurs, des bandits. Ils ont frappé au visage leur sœur morte ! » En un mot il se croit innocent. Ses enfants sont là auprès de lui. Il est à remarquer que leurs dépositions ont été très réservées, très prudentes. Ils se plaignaient peu et se défendaient à peine. Je ne crois pas qu’ils aient seulement obéi à la peur que leur inspiraient leurs parents. Au contraire, le fait que ces derniers fussent mis en accusation à cause de leur mauvais traitement envers eux eût dû leur donner du courage. Je me figure qu’ils souffraient de charger leurs père et mère. Quels sentiments resteront à ces enfants de cette journée dans l’avenir ? Leur père se croit dans son droit, il dévoile avec horreur mille forfaits qu’ils ont commis. Leur mère, elle, a confiance dans le futur ; entièrement ! Elle déclare au tribunal que tout le malheur vient des mauvais instituteurs et institutrices ; que dès que son mari s’occupera lui-même de l’éducation des trois monstres, ils se corrigeront tout à fait… Que Dieu leur vienne en aide cependant !

Nous pourrions faire quelques réflexions au sujet des prouesse des petits Djounkowsky. Certes, quand ils ont frappé au visage de leur sœur morte, ils ont été odieux et révoltants. Mais examinons le fait impartialement et nous verrons encore là une abomination très enfantine. Il y a là plutôt une espèce d’insanité macabre qu’une réelle dépravation. L’imagination des enfants de cet âge est parfois positivement fantastique. Ces trois petits vivaient isolés, n’avaient de rapports avec leurs parents, pourtant voisins, que pour recevoir d’horrible semonces ou des corrections pires. Ils étaient terrorisés chez eux au point souvent de n’oser bouger. Dans leur étable à cochons, la nuit, au froid, avant de s’endormir, ou le jour, après quelque effroyable raclée, ils pouvaient être visités par des rêve plus qu’étranges. Quand la sœur aînée mourut, il n’est pas impossible que l’un des pauvres petits diables, blotti dans un coin de la couverture trouée, ait dit aux autres : « Savez-vous que c’est Dieu qui l’a punie ! Et cela parce qu’elle était méchante pour nous, parce qu’elle « rapportait » contre nous. De là-haut elle nous voit et voudrait encore dire du mal de nous, mais elle ne le peut plus ! Demain, nous nous vengerons. Nous la battrons sans qu’elle puisse s’en plaindre à personne : elle verra cela de là-haut, elle sera furieuse, et ce sera bien fait ! » Je suis sûr que, quelques jours après, les enfants se seront repentis de leur hideuse action. Le cœur d’êtres de cet âge n’est pas mauvais.

Je connais une petite histoire à ce sujet. Une femme mourut, laissant plusieurs enfants, dont une petite fille de sept à huit ans. En voyant sa maman morte, la fillette se mit à sangloter si fort qu’on dut l’emporter, prise d’une attaque de nerfs. Une stupide vieille femme qui la vit dans cet état ne trouva rien de mieux pour la consoler que de lui dire : « Ne pleure pas tant : elle ne t’aimait guère ta maman, tu t’en souviens bien, elle t’a punie, elle t’a mise en pénitence dans un coin ! » La vieille bête atteignit son but : l’enfant ne pleure plus et sembla se consoler à tel point que le lendemain, tout le temps que durèrent les funérailles, elle garda un air froid, méchant, comme offensé : « Puisqu’elle ne m’aimait pas ! » L’idée qu’elle avait été persécuté lui plut ; mais cette fantaisie ne dura guère. Quelques jours plus tard, l’enfant fut reprise de chagrin et s’affligea si fort de la mort de sa mère qu’elle en tomba malade et, plus tard, elle ne put jamais songer à la morte sans une pieuse émotion.

Pour ce qui est des petits Djounkowsky, certes, on devait les punir, sévèrement même ; toutefois leur mauvaise action était tout bêtement enfantine. Quant à la polissonnerie du jeune Nicolas, qui se déclara catholique romain pour ne pas suivre les cours d’instructions religieuse, c’était une prouesse de collégien fier de pouvoir dire à ses camarades : « Ah ! vous autres, vous faites des devoirs pour le pope, moi je m’en suis affranchi ; je les ai tous mis dedans e profitant de ce que mon nom de famille a un faux air polonais. » C’est une niche d’écolier. M. Djounkowsky, lui, en juge autrement, puisqu’il s’en lamente devant le tribunal.

Chez nous dans les tribunaux, lorsque les accusés sont acquittés bien que coupables, et surtout par suite d’un mouvement de pitié des juges, il arrive que le président en déclarant au prévenu qu’il est libre, lui adresse quelques paroles pour lui montrer comment il doit prendre acquittement et comment il pourra éviter de retomber dans le malheur de l’avenir. Je ne sache pas qu’il se soit passé rien de pareil lors de l’épilogue de l’affaire Djounkowsky, mais voici, selon moi, ce que le président aurait pu dire aux acquittés.