Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, IV
IV
Accusés, vous voici acquittés. Mais rappelez-vous qu’il y a un autre tribunal que celui-ci : le tribunal de votre propre conscience, faites que celui-là vous acquitte aussi, ne fût-ce que plus tard. Vous nous dites que vous l’intention de vous occuper désormais, vous-même, de vos enfants. Si vous l’aviez fait plutôt vous n’auriez sans doute pas eu à affronter ce procès. Mais aurez-vous le courage de persister dans votre bonne résolution ? Ce n’est pas tout que de promettre, il faut vous mettre à l’œuvre. Je n’ose pas dire que vous soyez des parents sans cœur, que vous haïssiez vos enfant, je ne vous accuse pas de cette monstruosité. Mais vous voyez que, lorsque les parents se désintéressent de leur famille, ils courent le risque de ne plus l’aimer assez, de se dégoûter d’elle, de la maltraiter, surtout lorsque les enfants grandissent et que leurs exigences croissent. Vous vous irritez alors d’avoir tant à faire pour eux, d’en venir à craindre d’être obligés de leur sacrifier votre repos. Avec cela, ce qui n’a été d’abord que des niches enfantines se transforme en fautes de plus en plus graves chez de jeunes êtres négligés, dont le cœur et l’esprit se gâtent : ils finissent par inspirer à leurs parents de l’éloignement et de la colère. Nous avons vu, que vous vous affligiez de la perversité de vos enfants. Mais comment voulez-vous qu’ils devinssent meilleurs ? L’accusation nous a appris que vous les enfermiez parfois dans le water-closet. Vous me direz qu’ils avaient mérité d’être punis et que le water-closet était chauffé et que le châtiment n’était pas féroce. Mais jugez un peu de la honte et de la colère qu’ils devaient éprouver en se voyant enfermés dans un pareil endroit ! N’était-il pas naturel qu’ils fussent pris d’idées de révolte et que leur amour pour leur parents diminuât beaucoup, risquât même de disparaître complètement ? Ils sentaient que vous ne faisiez pas votre devoir à leur égard, que vous vous moquiez de leurs sentiments de dignité humaine, et chez le plus petit garçon ces sentiments existe. Vous n’avez pas songez aux souvenirs que ses enfants emporteront dans la vie, peut-être jusqu’à la tombe. Et avez-vous fait quelque chose pour prévenir la nécessité de châtiments aussi humiliant ? Vous paraissez croire que vous pris toutes les peines du monde pour élever ces enfants ; je suis persuadé pourtant que vous-même devez éprouver un doute à ce sujet. Vous avez, dites-vous, dépensé plus que vous ne pouviez en engageant précepteurs et institutrices. Certes un éducateur est nécessaire mais est-il bien de vous décharger de tous soins pour vos enfants ? Mais vous avez pensé qu’en payant une certaine somme, vous aviez tout fait, que vous vous étiez imposé des dépenses au-dessus de vos moyens. Et moi je vous assure que vous n’avez fait que le minimum de ce que vous aviez à faire. Vous avez oublié que les âmes enfantines ont besoin d’un contact incessant avec les âmes des parents. Vous avez exigé trop tôt une récolte d’un terrain dans lequel vous n’aviez rien semé vous-même ; ne l’ayant pas obtenus, vous vous êtes fâches, irrités contre de jeunes enfants, trop tôt, encore trop tôt !
Tout cela provient que ce que l’éducation des enfants demande du travail un travail qui à tels parents semble accablant. Ces parents s’en affranchissent en payant des étrangers, mais quand l’argent se fait rare, ils s’exaspèrent jusqu’à la férocité, torturent les petits coupables, les fouettent de verges. ici encore apparaît l’apathie, l’incurie des parents. Tout ce qu’il aurait pu obtenir avec de la patience, en conseillant, en suggérant, ils veulent l’obtenir à coups de verges. Ces verges ne corrigent même plus : elles dégradent moralement le délinquant. Un enfant rusé, devenu hypocrite, se soumettra en apparence, vous trompera pour éviter la fustigation. Vous hébéterez un enfant faible et peureux. Si vous avez affaire bon et franc, de cœur loyal, vous l’aigrirez, vous détruirez toutes les bonnes qualités qui étaient en lui, vous perdrez son cœur. Il est parfois très difficile à un enfant d’arracher de son cœur l’amour qu’il porte aux siens, mais quand le malheur est arrivé, l’enfant devient cynique, révolté, son esprit se fausse à jamais. Vous lui donnez un exemple funeste en vous montrant injuste, en lui disant par exemple : « Ne fais pas le bien à ta guise, fais plutôt le mal si je te l’ordonne ! » On en vient à punir un enfant d’une bonne action ; on le frappe parce qu’il a apporté à manger à sa sœur affamée. Comment voulez-vous qu’il ne s’aigrisse pas, que ses idées ne se faussent pas ? Sans être méchant ni haineux, vous avez puni vos enfants de votre propre négligence envers eux. Ils ont dormi dans une petite pièce malpropre, sur la première litière venue ; ils n’ont pas mangé à votre table, mais bien avec les domestiques. Vous avez pensez que grâce à votre système ils corrigeraient. Si telle n’avait pas été votre croyance, il faudrait admettre que vous avez agi par aversion contre eux, pour leur faire du mal ! Le tribunal n’a pas voulu en juger ainsi et a attribué votre conduite à une conception erronée de l’éducation. À présent, c’est vous qui vous chargez de vos enfants, ce sera une tâche plus difficile que ne croit votre femme.
Comme vos enfants ne sont plus présent dans cette salle, je puis dire un mot de ce qu’il y a d’essentiel dans l’œuvre ardue que vous avez à accomplir. Avant tout, il faudra vous pardonnez beaucoup de choses de côté et d’autre. Les enfants devront oublier les cruelles impressions que vous leur avez fait connaître. Vous devrez leur pardonner votre égoïsme, votre négligence envers eux, votre brutalité, et ce fait enfin que l’on vous a jugés ici à cause d’eux. Je le dis parce que ce n’est pas vous que vous accuserez en sortant d’ici, mais bien eux. Eh bien, en commençant l’œuvre pénible de l’éducation de vos enfants ne devriez-vous pas vous dire que vous seuls êtes les coupables. Si vous pouvez faire cela vous réussirez dans votre projet : Dieu aura éclairci votre conscience : sinon, n’essayez pas d’entreprendre quoi que ce soit vous-même.
Ce à quoi vous devez tendre tout d’abord, c’est à effacer de leurs mémoires de trop tristes souvenirs. Vous aurez tout, en quelque sorte, à recréer en eux. Comment y parviendrez-vous ? Ah ! si vous apprenez de nouveau à les aimer, vous obtiendrez d’eux tout ce que vous voudrez. Mais il faut comprendre l’importance de mille petits soins considérés comme futiles et terre-à-terre. Pour cela il importera de renoncer à votre apathie, ne pas leur donner l’exemple de l’incurie dans la vie domestique. Croyez-moi. Un père devrait refaire sa propre éducation avant de s’occuper de celle de ses enfants. Si l’amour des parents est grand, les enfants oublieront vite tout ce qu’ils ont pu voir de comique ou de fâcheux dans votre vie ; leurs cœurs trouveront des circonstances atténuantes pour vos erreurs. Mais dans une famille désunie, c’est tout le contraire qui arrivera. Votre femme à la morbide manie de se faire gratter les talons avant de s’endormir. La servante a déposé qu’elle n’avait pu longtemps se charger de cette petite corvée, ses mains ayant « enflé » . Alors c’est votre fils qui a dû la remplacer. Si sa mère l’avait sincèrement aimé, il pourrait se rappeler cette manie d’un être cher avec un bon sourire. Mais j’imagine ce qu’il éprouvait quand, pendant une heure et plus, il se livrait à une occupation aussi ridicule que fatigante en se disant que d’une minute à l’autre sa mère pouvait bondir sur lui et le maltraiter sans raison. Il devait penser que sa mère qui le négligeait si complètement ne se souvenait de lui que pour le battre ou l’astreindre à des tâches grotesques. Mettez-vous un peu à sa place ! Supposez qu’à trente ans il se rappelle ces moments de son enfance. Avec quelle colère n’y songera-t-il pas ? Il se peut qu’il n’oublie jamais jusqu’à la fin de sa vie… Il haïra ses souvenirs, son enfance, la maison familiale et tous ceux qui y vivaient avec lui. Il faudra que, grâce à vous, de nouvelles impressions viennent remplacer celle-là, des impressions forte, saines, heureuse. Quel travail pour vous ! Non, l’œuvre que vous entreprenez maintenant n’est pas à beaucoup près, aussi facile que se le figure votre femme ! Ne soyez pas offensé de mes paroles : j’accomplis, en les prononçant, un véritable devoir ; je parle au nom de la société, de l’État, de la patrie. Que deviendra la Russie à présent si les pères russes fuient leur devoir, ne recherchent que l’isolement et une égoïste tranquillité ? Qu’arrivera-t-il si votre exemple se propage ? Le pis est que vous n’êtes pas encore au nombre des plus mauvais pères et mères de famille contemporains. Toute conscience du devoir n’est pas morte chez vous ; vous n’êtes pas des égoïstes à froid. Vous vous montrez irrités, violents ; est-ce contre vous-même ou contre vos enfants ? Je ne répondrai pas à cette question, vous me paraissez capables de vous affligez de vos fautes, d’en être profondément attristés. Que Dieu vous soit en aide dans votre résolution de faire mieux. Aimez vos enfants : l’amour est si puissant qu’il peut nous régénérer. C’est à force d’amour que vous reconquerrez les cœurs de vos enfants et non pas en abusant de vos droits naturels sur eux. La nature nous vient en aide quand il s’agit de pareils devoirs ; la nature veut qu’il nous soit impossible de ne pas aimer nos enfants. Et comment ne pas les aimer ? Si nous cessons de les affectionner, qui pourrons-nous aimer et que deviendrons-nous nous même ? Rappelez-vous que c’est pour ces enfants que le sauveur a promis « d’abréger les temps et les délais ». C’est pour eux que les maux qui accompagnent la régénération de l’humanité prendront plus vite fin. Que s’achèvent bientôt les souffrances et les incertitudes de notre civilisation !
Et maintenant allez. Vous êtes acquittés…