Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, II

II

CE QUE L’ON DIT ET CE QUE L’ON CACHE


Ces « lieux de mon enfance » que j’allais revoir ne sont qu’à 450 verstes de Moscou ; on fait 140 de ses verstes en chemin de fer, mais le trajet demande près de dix heures. Il y a nombre d’arrêts et de changements de trains ; à une des gares de bifurcation, il faut attendre trois heures. Et le voyage s’agrémente de tous les désagréments des chemins de fer russes et de la négligence hautaine des employés. La maxime qui sert de principe à l’exploitation des chemins de fer russes est universellement connue depuis longtemps : « Le chemin de fer n’est pas fait pour le public, mais bien le public pour le chemin de fer. » Il n’est pas un fonctionnaire des voies ferrées, depuis le simple conducteur jusqu’au directeur, qui doute de la vérité de cet axiome, et on vous regarderait avec le plus ironique étonnement si vous tentiez d’insinuer, devant ces autorités, que le chemin de fer est fait pour les voyageurs. On ne vous écouterait même pas jusqu’au bout.

À ce propos, je dirai que j’ai fait près de quatre mille verstes, cet été, sur les voies ferrées et que j’ai été partout frappé de l’attitude et des propos du peuple. Partout on ne parlait que de la guerre. Rien ne pouvait égaler l’intérêt et la curiosité avide des questionneurs. J’ai même aperçu dans les wagons des paysans qui lisaient les journaux, le plus souvent à haute voix. Il m’est arrivé de m’asseoir auprès de quelque boutiquier qui m’examinait avec prudence, surtout si j’étais porteur d’un journal, et qui bientôt, avec une extrême politesse, me demandait d’où je venais. Et si je répondais que je venais de Pétersbourg et de Moscou (c’eût été encore bien plus intéressant si je fusse arrivé du Sud, d’Odessa, par exemple), on m’interrogeait aussitôt sur « ce qu’on disait de la guerre ». Si la réponse inspirait confiance, le ton curieux se changeait en ton mystérieux, et l’on disait : « Et n’y a-t-il rien de particulier ? » (C’est-à-dire des détails que les journaux ne publient pas, des détails sur ce que l’on cache.) J’ajouterai que, dans peuple, il ne parait pas que personne en veuille au gouvernement à cause de la déclaration de guerre. Il y a bien quelques mécontents mais leur mécontentement est d’une espèce particulière. Par exemple, à un arrêt, vous passez sur la plateforme et vous entendez : «… Dix-sept mille de nos soldats de tués ?… On vient de recevoir la dépêche ! » Vous regardez, Vous apercevez un gars qui fait l’orateur ; son visage exprime une sorte d’enivrement lugubre. On dirait que l’homme a tout perdu, qu’il se grise de son malheur, qu’il voit sa chaumière incendiée, son bétail et son argent bien loin… On croit qu’il va dire : « Regardez-moi, chrétiens orthodoxes ! Je n’ai plus rien ! Me voici en haillons, seul comme le doigt ! » Et son expression de visage devient malveillante, Car il y a autre chose : « On cache les mauvaises nouvelles ; ce télégramme, on l’a lu par hasard, mais on va l’arrêter ; il n’ira pas plus loin !… » Du coup je ne puis plus me retenir, je m’approche du groupe et déclare que ce sot là des bêtises, qu’on ne tue pas comme cela dix-sept mille soldats. Le gars demeure un peu confus, pas trop pourtant :

— Dame ! Nous sommes des gens simples. Nous répétons les choses comme nous les avons entendues.

La foule se disperse vite, car la sonnette du train retentit. Le fait est fort intéressant pour moi à présent, parce qu’il s’est passé le 19 juillet et que la veille avait eu lieu la bataille de Plewna. Quelle dépêche pouvait arriver ? Et où cela ? Dans un train de chemin de fer ? Naturellement c’est une coïncidence de pur hasard. Je ne crois pas d’ailleurs que « le gars » soit l’inventeur de la fausse nouvelle. Il aura entendu cela de quelqu’un d’autre. Je pense qu’il a poussé un joli nombre de fabricants de fausses nouvelles, d’insuccès et de malheurs cet été ; ces gens-là avaient un autre but que le plaisir de mentir.

Étant donné le patriotisme et l’enthousiasme du peuple, l’importance du but de cette guerre, la foi ardente en son tsar qui anime toute la population, je crois que ce parti pris de cacher les nouvelles est plus nuisible qu’utile. Personne ne peut exiger qu’on livre à la foule les plans stratégiques, les chiffres de l’effectif, les secrets militaires, etc., mais il me semble que nous aurions le droit de savoir ce que savent les journaux viennois, et plus tôt qu’eux.

Assis dans le salon où je devais attendre trois heures un changement de train, j’étais de très méchante humeur. N’ayant rien à faire, l’idée me vint de rechercher la cause de mon irritation… Il devait y avoir là autre chose que des raisons générales, quelque agacement plus direct. Je ne cherchais pas longtemps, tout à coup, je me mis à rire. Je la tenais la cause de ma mauvaise humeur ! Deux station avant celle-ci était entré dans mon wagon un gentleman, un parfait gentleman, le prototype de gentleman russes qui voyagent à l’étranger. Il avait avec lui son fils, un bambin de huit ans environ, mis d’une façon charmante, paré d’un petit costume à la dernière mode européenne, délicieux veston, bottes invraisemblablement élégantes, linge de batiste. On voyait que le gentleman était aux petits soins pour le gamin, qui, à peine assis dit à son père :

— Papa, une cigarette !

Immédiatement, papa mit la main à sa poche, tira un étui à cigarettes, l’une pour lui, l’autre pour le bambin ; et tous deux se mirent à fumer d’un air paisible, qui prouvait que c’était pour eux deux une vieille habitude. Le gentleman s’enfonça dans une rêverie quelconque, le moutard regarda par la fenêtre du wagon, tout en tirant de forte bouffées. Il eut bientôt fini sa cigarette, et un quart d’heure ne s’était pas passé qu’il redemandait :

— Papa, une cigarette !

Et tous deux recommencèrent leurs fumigations. Pendant le temps de mon séjour dans mon wagon, le mioche fuma au moins quatre cigarette. Jamais je n’avais encore vu rien de pareil ; j’étais stupéfait. La petite poitrine de ce gamin, une malheureuse petite poitrine encore faible, délicate, non formée, était déjà habituée à ce poison ! Et comment l’enfant avait-il pu contacter une habitude semblable ? Sans doute il a pris le désir de fumer en regardant son père allumer des cigarettes. Les enfants sont tellement imitateurs ! Mais comment le père a-t-il pu lui permettre de s’empoisonner ainsi ? Le catarrhe, la phtisie, des cavernes dans les poumons, voilà ce qui le menace sûrement le petit malheureux, et c’est le père qui développe chez l’enfant une habitude prématurée et funeste ! Que veut-il démontrer par là, ce gentleman ? Je ne puis me l’imagier. Croit-il par là, combattre de vieux préjugés, prouver qu’il était imbécile de défendre naguère tant de chose, que tout, au contraire, est permis ? Et le cas demeure, pour moi, inexpliqué et inexplicable. Mais jamais de ma vie je n’avais rencontré un père pareil ! Et pourtant on en voit de bien étonnant à notre époque !

D’ailleurs je cessai bientôt de rire ; je n’avais été pris d’un accès d’hilarité qu’en découvrant la raison de ma détestable humeur. Et sans aucune transition, je me mis à songer à ma causerie de la veille avec le Moscovite… N’avions-nous pas parlé du caractère de hasard de la famille d’aujourd’hui ? Et je rebroyai du noir. On me demandera ce que j’appelle caractère de hasard ? Je réponds que mon expression voudrait synthétiser ce que je ressens en voyant les pères actuels perdre les idées qui semblaient communes à tous les pères, touchant leurs familles, idées dans lesquelles ils avaient foi et qu’ils cherchaient à transmettre à leurs enfants. Certaines de ces idées pouvaient être erronées ; eh bien ! les plus intelligents des enfants avaient le droit de les modifier à l’usage de leurs propres rejetons. Mais il demeurait toujours une doctrine générale dont les détails pouvaient varier sans que le fond en subît de grandes altérations. Aujourd’hui, au contraire, il n’y a plus rien de général, rien de commun à tous les pères de famille pris en masse. Nous ne rencontrons plus que la négation du parti pris. Si l’on essaie de poser quelque principe positif, il sera individuel ; il n’y aura que des tâtonnements ; aucune foi n’animera ceux qui adopteront temporairement un système de hasard. Chaque essai pourra avoir de très beaux débuts, mais tout sera entrepris sans esprit de suite ; parfois même on se contentera d’admettre en bloc tout ce que l’on proscrivait autrefois, en partant de cette idée que ce qui est ancien est forcément bête, et cela mènera à des bêtises, comme la permission de fumer accordée à cette enfant de sept ans. On ne verra plus que des pères faibles, indifférents, égoïstes se disant : « Mon Dieu ! Il n’y a qu’à laisser aller les choses ! Ça ira comme ça pourra ! Y a-t-il vraiment de quoi se casser la tête ? Nos enfants seront comme tous les enfants, ils se formeront d’une façon ou d’une autre. Seulement comme ces moutards sont insupportables, il vaudrait mieux qu’ils n’existent pas ! » Comme résultat nous aurons le désordre, l’émiettement, le caractère de hasard de l’autorité familiale en Russie et ne pourrons plus mettre notre espoir qu’en Dieu seul. Peut-être nous enverra-t-il une petite idée générale quelconque et arriverons-nous à un nouvel accord. En attendant, l’ordre des choses actuelles amène le désordre et l’incurie. Il y a pourtant des pères qui ne sont pas inactifs, qui se montre même très laborieux dans leur recherche d’un meilleur régime physique et moral à donner aux enfants. Ce sont, pour la plupart, des pères à idées. Tel, après des expériences et des études pas bête du tout, après avoir lu deux ou trois ouvrages spéciaux très spirituels, ramène tous ses devoirs envers ses enfants à un seul : Les gaver de beefsteak : « … le beefsteak très saignant, pas besoin d’autre chose, Liebig l’a dit… » Un autre, homme très honnête, qui a même naguère fait une réputation d’esprit, a renvoyé déjà trois bonnes d’enfants : « On ne peut pas se fier à cette vaurienne. Il y avait une chose que j’avais expressément défendue, eh bien j’entre dans la chambre des enfants et qu’est-ce que je vois et entends ? La bonne en train de coucher ma petite Lise, tout en lui parlant de la Vierge et en lui faisant faire des signes de croix : Dieu, aie pitié de papa et de maman… Je vais prendre une Anglaise, mais serai-je plus tranquille ? » Un troisième cherche une maîtresse pour son fils âgé de quinze ans. « C’est que, vous savez, sans cela il prendra de vilaines habitudes, oui bien il courra après les filles des rues et attrapera de sales maladies. Il est mieux de le pourvoir tout de suite. » Un quatrième développe chez son fils de dix-sept ans les idées les plus terriblement avancées, et le grand polisson, tout naturellement (comment voulez-vous qu’il fasse avec tant d’idées et si peu d’expérience ?) tire de tous ces principes, dont quelques-uns sont excellents, cette conclusion qu’on a le droit de tout faire, même des horreurs ! Qu’arrive-t-il ? Que l’enfant, en plus de tout un lot d’idées mal comprises, emporte dans la vie un souvenir comique de son père, oui un souvenir comique, une image ridicule.

Mais ces laborieux ne sont pas en majorité. Les apathiques sont bien plus nombreux. Toute société qui se décompose engendre l’indifférence et le laisser aller. On ne voit plus clairement devant soi et on n’a plus l’énergie de changer de chemin. La plupart des pères ne savent plus quoi faire et vous envoient promener. « Que le  diable vous emporte ! Qu’est-ce que cous chantez avec vos devoirs ? Nous ne savons pas nous-même nous débrouiller convenablement dans la vie ! » Les apathiques, s’ils sont riches, « font bien les choses ». Ils habillent leurs enfants superbement, les nourrissent on ne peut mieux, leur donnent ses gouvernantes, puis des précepteurs, les envoient aux universités, mais ne s’en occupent pas autrement ; ils ne sont jamais là. Le jeune homme entre dans la vie complètement isolé ; il n’a jamais vécu par le cœur ; son cœur n’est en rien lié à son passé, à sa famille, à son enfance. Et encore celui-là c’est un riche. Y en a-t-il tant comme lui ? Il y a plus de pauvres que de riches, et ceux qui sont pauvres sont liés à tous les hasards par l’indifférence de leurs parents. La misère et les soucis de leurs parents laissent en eux de mornes images. Jusqu’à leur vieillesse ils se souviennent de l’incurie de leurs pères, des querelles de ménages, des reproches, des accusations, des malédictions même qui leur ont été jetées comme à des bouches inutiles. Et ce qui est pis encore, ils ont parfois à se rappeler les lâchetés de leurs pères, leurs bassesses pour obtenir un emploi ou de l’argent. Et pendant toute leur vie, les hommes élevés dans ces conditions sont portés à calomnier le passé parce qu’ils n’ont rien emporté de leur enfance qui puisse laver cette boue des souvenirs. Il en est même qui ne se contentent pas de garder en eux, la boue des souvenirs, mais semble prendre plaisir à faire provision de boue pour leur propre compte.

Il n’y a plus de croyances communes, plus de grandes pensées capables de faire naître le beau dans des souvenirs d’enfance. Jadis on a vu des cas où le père, même tombé aussi bas que possible, conservait dans le cœur quelque haute foi qu’il transmettait à ses enfants. Alors ceux-ci pouvaient oublier tout le reste pour ne se souvenir que de ce bienfait. Sans germe de beauté morale et civique, il est impossible d’élever une génération et de la lâcher dans la vie ! Mais eux, ils ont déjà perdu tout corps de doctrine, ils n’ont plus que des idées fragmentaire ; ils ne sont complets que dans la négation ; ils sont sans lien avec la véritable vie russe d’antan.

Mais je le répète, ces enthousiastes relatifs sont rares ; les indifférents, les apathiques dominent. À ce propos, vous rappelez-vous le procès de Djounkowsky ? Il n’est pas vieux, on l’a jugé le 10 juin de cette année, à Kalouga. Dans le tumulte des événements actuels, il n’a peut-être pas beaucoup attiré l’attention. Je l’ai lu dans le Nouveau Temps, et je ne sais pas si l’on en a publié de compte rendu ailleurs.

Il s’agit de gentilshommes terriens. Le major Alexandre Athnasievitch Djounkowsky, âgé de cinquante ans, et sa femme, Catherine Petrowna Djounkowskaïa, âgée de quarante ans, sont accusés d’avoir maltraité de façon féroce leurs trois enfants mineurs, Nicolas, Alexandre et Olga. Nicolas avait 13 ans, Olga 12 et Alexandre 11. Disons d’avance que les jurés ont acquitté les accusés.

Dans ce procès, on peut selon moi, relever beaucoup de choses typiques, et malheureusement très courantes, quotidiennes en quelque sorte. On sent qu’il y a beaucoup de familles russes analogues, incapables peut-être de ce qui a été révélé au tribunal, mais semblables, au fond au Djounkowsky.

Que nos lecteurs jugent par eux-même. Je reproduis ici l’accusation comme elle a paru dans le Nouveau Temps, c’est-à-dire sous forme abrégée.