Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, VIII

VIII


LES ENFANTS


Mon ami est fort paradoxal, je vous l’ai dit. Cependant ses opinions sur le bonheur et les devoirs de la femme russe ne brillent pas par leur originalité, bien qu’il les expose avec véhémence. Selon lui, pour être heureuse et accomplir tous ses devoirs, la femme russe doit se marier et avoir le plus d’enfants possible, « non pas deux ou trois, mais six, dix, jusqu’à extinction des forces ! »

C’est alors seulement qu’elle connait la vie vraie, dans toutes ses manifestations possibles.

— En ne sortant pas de sa chambre à coucher ?

— Je connais toutes vos objections : Et la culture d’esprit, etc. ? Mais je me demande comment les études peuvent empêcher de se marier et d’avoir des enfants. Et ! mon Dieu ! les études d’abord, ensuite le mariage et les enfants. Et puis rien de plus intelligent que de faire des enfants ! Je sais bien que Tchatzky a dit : « Quel est celui, quelle est celle qui n’a jamais eu assez d’esprit pour faire des enfants ? » Mais Tchatzky n’avait aucune instruction. Il ne sut pas même écrire son testament, il a laissé ses terres à une personne inconnue, « à son amie Sonitchka ». Maintenant, Dieu soit loué ! il y a aujourd’hui nombre d’hommes instruits chez nous, et ils ont des enfants et savent que c’est là l’affaire la plus sérieuse du monde. Malheureusement, aujourd’hui en Europe, je ne dis pas chez nous, mais en Europe, la femme cesse d’enfanter.

— Comment, cesse d’enfanter ?

Il faut vous dire en passant que mon ami adore les enfants, les petits marmots surtout. Il court après eux. À Ems il était connu pour cela. Il aime à se promener où on en rencontre. Il fait leur connaissance, n’eussent-ils qu’un an, et il est arrivé à ce résultat que des tout petits le reconnaissent très bien et lui sourient, lui tendent leurs petites mains. C’est une passion chez lui.

— Tel que vous me voyez, j’ai acheté aujourd’hui deux petites flûtes, pas pour des écoliers — ils sont grands ceux-là — mais pour deux crapauds de deux et trois ans, deux frères. Ils s’extasiaient devant les joujoux. La marchande, une rusée allemande, a bien compris de quoi il retournait et leur a coulissé une flûte à chacun. J’en ai été pour mes deux marks. Les petits étaient ravis. Ils trottinaient en flûtant. Il y a une heure de cela, et ils flûtonnent encore. Je vous disais l’autre jour que ce qu’il y avait de meilleur au monde, c’était la société raffinée. Eh bien, je me trompais. Ce qu’il y a de meilleur, c’est cette foule d’enfants que l’on voit à Ems. Ah ! pourquoi Paris s’est-il arrêté ?

— Comment arrêté ?

— À Paris, il y a une industrie admirable qui est celle de « l’article-Paris ». C’est cela qui, joint aux fruits et aux vins, a aidé le pays à payer 5 milliards aux Allemands. Malheureusement les Parisiens sont si occupés de cette industrie qu’ils en oublient de procréer des enfants. La France a suivi l’exemple de Paris. Chaque année un ministre déclare aux Chambres que « la population reste stationnaire ». Les enfants ne naissent plus, ou s’ils naissent, ils ne vivent pas. « Mais, ajoute le ministre avec orgueil, nos vieillards tiennent bon ! » Ah ! qu’ils crèvent donc les vieillards ! La France en farcit ses Chambres ! Y a-t-il là de quoi se réjouir ?… Il y a un écrivain français assez absurde, un idéaliste de la nouvelle école, Alexandre Dumas fils. Absurde, soit, mais il a parfois de bons mouvements. Il demande, par exemple, à la femme française d’enfanter ! Il a, aussi, dévoilé un secret de la bourgeoisie parisienne. La bourgeoise aisée ne veut que deux enfants, pas un de plus. Elle s’arrange avec son mari pour cela. Elle en a deux, et puis elle se met en grève. Pour deux enfants il reste plus de fortune que pour six, et puis la femme se conserve plus longtemps. Elle continue à vivre maritalement avec son mari, mais rien que pour leur plaisir à tous deux. Malthus n’était pas de leur force ! En France, il y a beaucoup de propriétaires, et, grâce aux malins époux, les propriétés se fractionnent peu. Les trouvailles de ces gens ingénieux se répandent dans toute l’Europe. Du reste, si Ems est en retard à ce point de vue, Berlin est terriblement avancé ! Les ministres français ne se préoccupent que du sort de la bourgeoisie. Mais il y a le peuple, parfois non baptisé, dont bien des couples vivent en « union libre ». Ceux-là jettent, de temps à autre, leurs nouveau-nés à la rue. Les gamins parisiens naissent et meurent ; ils ne vivent pas : si, par hasard, ils résistent, ils remplissent les hospices pour enfants trouvés et les prisons pour criminels en bas âge. Dans Zola, un réaliste comme nous disons, on trouve une peinture très vraie du mariage français contemporain, de la cohabitation conjugale dans son roman le Ventre de Paris.

Remarquez que les gavroches d’aujourd’hui ne sont plus du tout des Français. Et les autres, ceux qui naissent propriétaires, ne sont pas plus des Français. La France cesse d’être la France. Je sais qu’il y a des gens qui se réjouiront de voir les Français disparaître. La race dégénérée s’affaiblit, et le moral est influencé par le physique. Ce sont les fruits du règne de la bourgeoisie. Selon moi, la principale faute remonte au système de propriété. Je vais vous l’expliquer.