Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, VII

VII


L’HOMME COMBLÉ DE BIENFAITS PAR LA FEMME MODERNE


Naturellement, je ne vais pas reproduire toutes mes conversations avec cet homme paradoxal. Mais nous eûmes un jour un entretien sur les femmes, que je veux rapporter. Il me fit observer que je regardais les femmes de trop près.

— Ce sont les Anglaises que je regarde de si près, et avec intention. Figurez-vous que j’ai emporté de Russie deux brochures pour la route : l’une ; c’est la Question d’Orient, par Granowsky, l’autre traite des femmes. Dans ce dernier opuscule, j’ai trouvé de fort belles pensées. Une phrase, pourtant, m’a plongé dans l’étonnement. L’auteur écrit sans dire gare :

« Tout le monde sait ce que vaut une Anglaise : c’est un type très haut de la beauté et des qualités d’âme féminines. Notre femme Russe est loin de l’égaler. »

Ce n’est pas mon avis.

— Il se peut que l’auteur de la brochure ne soit pas marié et n’ait pu encore prendre connaissance de toutes les vertus de la femme russe.

— Quoique vous le disiez en vous raillant, vous avez raison. Les Russes n’ont pas à renier leurs femmes. En quoi notre femme russe est-elle inférieure à une autre ? Je ne vous parlerai pas du type idéal imaginé par Tourguénev ou par Tolstoï, bien que ce type même soit une grande preuve. Si cet idéal est réalisé dans une œuvre d’art, c’est qu’il correspond à quelque chose de déjà existant dans la nature. Il doit y avoir de telles femmes dans la réalité. Je ne parlerai pas davantage des femmes des Decembristes, ni d’autres exemples plus ou moins célèbres. Mais moi qui ai vécu avec le peuple russe, je ne suis pas sans connaître bien des traits à l’honneur de la femme russe. Et dans quels milieux, dans quels antres horribles, dans quels repaires de vice se cachait parfois la beauté morale ! Je ne veux pas établir de comparaison, ni mettre à toute force les femmes de notre pays au-dessus de toutes celles de l’Europe. Je dirai seulement ceci : Il me semble que les hommes de toute nationalité devraient aimer par-dessus tout les femmes de chez eux. Si des hommes commencent à préférer les femmes de l’étranger à celles de leur propre milieu, je crois que leur peuple n’est pas loin de sa décomposition et de sa fin. Dans ces derniers cent ans, il s’est passé, chez nous, une chose analogue. La Russie cultivée a semblé rompre avec le peuple. Mais j’en reviens aux femmes. Nous subissons facilement le charme des Polonaises, des Françaises, voire des Allemandes. Voici un écrivain qui donne la palme aux Anglaises. Ces symptômes ne me rassurent aucunement. Il y a là comme une nouvelle rupture avec notre nationalité ou tout au moins l’indice d’un goût d’amateur de sérails. Il faut revenir à la femme russe, rapprendre à la bien connaître si nous ne la comprenons plus.

— Je suis prêt à m’entendre avec vous sur tous les points, bien que je me figure que vous inventiez une nouvelle loi ethnique. Mais pourquoi avez-vous cru que je voulais railler quand j’ai insinué que sans doute l’écrivain ne s’était pas donné la peine d’étudier les qualités des femmes russes ? Il ne peut y avoir là aucune malignité de ma part, car je puis dire que j’ai été comblé de bienfaits par la femme russe. J’ai été moi-même le fiancé d’une de mes compatriotes. Cette demoiselle était d’un monde pour ainsi dire supérieur au mien. Elle était fort recherchée par les épouseurs. Elle pouvait choisir et elle…

— Elle vous a préféré…

— Pas du tout ! Elle m’a refusé. Et voilà l’affaire. Franchement, j’étais plus heureux avant de me fiancer avec elle. Je la voyais tous les jours et je crois que je ne lui faisais pas trop mauvaise impression. Un beau jour nous échangeâmes nos paroles, je ne sais comment, à propos de rien. Cela demeura entre nous ; il n’y eut rien d’officiel. Mais quand je pus me reprendre un peu, l’idée que je serais bientôt « la moitié d’une créature aussi brillante » m’accabla comme un poids. Comment, me disais-je, moi, le plus nul, le plus commun de ses adorateurs, j’allais devenir le maître d’un pareil trésor ; je n’étais guère digne d’un pareil bonheur. Et entre nous je vous avouerai que je trouve qu’il faut avoir une rude couche de vanité pour se marier. Comment oser se comparer à un être aussi exquis qu’une « demoiselle du monde », toute grâce et perfection, riche en éducation, en boucles de cheveux, en toilettes de gaze, en innocence, en opinions, en sentiments ? Et je puis imaginer que toutes ces merveilles vont entrer dans mon appartement inélégant, un appartement où je me promène en robe de chambre ! Vous riez, mais c’est une pensée affreuse que celle que j’exprime ! Ah ! il y a des gens tranchants qui me diront : alors prenez une Cendrillon. Mais non ! je ne veux pas m’abaisser ! — Bref, quand, plein de désespoir, je m’allongeai sur mon divan (un canapé exécrable aux ressorts cassés) — il me vint l’idée la plus frivole du monde : Quoi ! songeai-je, voilà que je vais me marier et je ne verrai plus trainer ici que des chiffons et des patrons ! Je conviens que cette réflexion était des plus vulgaires. Elle fut pour moi abominable. Je me la reprochai violemment… et je sentis que ma vie se passerait désormais à me faire des reproches violents à moi-même pour chacune de mes pensées, pour chacune de mes actions !…

Pourtant quand elle m’expliqua, quelques jours après, le sourire aux lèvres, qu’elle avait plaisanté et qu’elle allait épouser un fonctionnaire, je fis une grimace si douloureusement effroyable qu’elle prit peur, me crut malade et courut me chercher un verre d’eau.

Je reviens à moi. Mais cette petite scène me fut très utile. Elle vit comme je l’aimais ! — « Et moi qui pensais », me dit-elle plus tard, une fois marié avec son fonctionnaire, « qu’un homme sérieux et savant comme vous me mépriserait sûrement ! »

Depuis lors j’ai une grande amie en elle et je répète que, si quelqu’un a été comblé de bienfaits par une femme russe, c’est bien moi. Et je ne l’oublierai jamais !

— De sorte que vous êtes devenu l’ami de cette dame…

— Ami au suprême degré ; mais nous nous voyons rarement, une fois par an et pas toujours… D’abord je ne les ai presque pas fréquentés, parce que la position du mari était par trop supérieure à la mienne ; à présent elle est si malheureuse que cela me fait mal de la voir. Son mari, un homme de soixante-deux ans, a été traduit devant les tribunaux, un an après le mariage, et a dû, pour combler un déficit dans sa caisse, abandonner presque toute sa fortune au fisc… Il est devenu paralysé, et à présent, on le roule dans un fauteuil à Kreuznach, où je les ai vus il y a dix jours. Elle marche à côté du fauteuil roulant et doit écouter sans répit les reproches les plus féroces. J’ai eu tant de chagrin de la voir comme cela, que j’ai quitté Kreuznach pour venir ici. Je suis heureux de ne pas vous avoir dit leur nom. Le pis c’est que je l’ai fâchée en lui disant franchement mes vues sur le bonheur et les devoirs de la femme russe.

— Vous avez bien choisi votre auditrice !

— Ne vous moquez pas de moi. Il me semble que le plus grand bonheur est de savoir pourquoi l’on est malheureux… Puisque nous y sommes, laissez-moi vous dire tout mon sentiment sur le bonheur et les devoirs d’une femme russe : à Kreuznach, je n’ai pu achever.