Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, VI

VI


LES EAUX OU LE BON TON ?


Je ne décrirai pas Ems. Ce travail a été fait cinquante fois, des quantités d’ouvrages russes en parlent, par exemple le petit livre du docteur Hirschhorn : Ems et ses sources, publié à Pétersbourg. On peut puiser dans ce volume des notions de toute sorte. Il y a de tout là-dedans, des considérations médicales et des détails sur la vie d’hôtel, des règles hygiéniques et un guide du promeneur, de la topographie et des aperçus sur le public d’Ems. Quant à moi je n’ai plus rien à glaner et me contenterai de me rappeler le pittoresque défilé du Taunus où Ems est située, la foule brillante et ma solitude dans cette foule. Malgré mon isolement j’aime cette foule, à ma manière. J’ai même rencontré dans le flot des promeneurs une personne de connaissance, un Russe d’humeur paradoxale. Il a, comme moi, bu déjà pas mal de verres d’eau à Ems. C’est un homme d’environ quarante-cinq ans.

— C’est vous qui avez raison, m’a-t-il dit ; on aime la foule d’ici ; on l’aime sans savoir pourquoi. Et même partout on aime la foule, j’entends la foule fashionable, le gratin. On peut ne fréquenter personne de toute cette société, mais il n’y en a pas de meilleure au monde…

— Voyons, voyons.

— Je ne cherche pas à vous contrarier, fit-il bien vite. Quand il y aura sur la terre une société à peu près raisonnable, on ne voudra même plus penser à celle d’aujourd’hui. Mais à présent, par quoi remplaceriez-vous ce que nous avons ?

— Ne peut-on vraiment se figurer quelque chose de mieux que cette foule oisive, que ces flâneurs qui ne savent que faire de leur journée ? Je ne dis pas qu’on ne rencontre pas ici de braves gens dans le tas, mais l’ensemble ne me paraît digne ni d’admiration ni même d’une attention particulière.

— Vous parlez en misanthrope. Où prenez-vous que tous ces promeneurs ne sachent que faire de leur journée ? Croyez bien que chacun à son œuvre à lui pour laquelle il a peut-être gâté sa vie. Et puis ce sont, en majorité, des souffrants. Ce qui me plaît, en ces martyrs, c’est leur gaité.

— Ils rient par genre.

— Ils rient par habitude. Si vous étiez vraiment humain, vous les aimeriez, et alors vous vous réjouiriez de voir qu’ils peuvent oublier un instant et s’amuser de mirages.

— Pourquoi diable ! voulez-vous que je les aime tant que cela ?

— Parce que l’humanité nous le commande et comment ne pas aimer l’humanité depuis une dizaine d’années ? Il n’est plus possible de ne pas aimer l’humanité. Il y a ici une dame russe qui en raffole, de l’humanité ! Je ne ris pas du tout. Mais, pour ne pas m’éterniser sur ce thème, je veux conclure en vous disant que toute société fashionable comme celle-ci possède certaines qualités positives. D’abord la société fashionable d’aujourd’hui retourne à la nature. Pourquoi voulez-vous que ces gens-là vivent d’une façon plus artificielle que les paysans, par exemple ? Je ne parle pas du monde des fabriques, de l’armée, des écoles et universités ; tout cela, c’est le comble de l’artificiel. Ceux-ci sont plus libres que le reste des hommes parce qu’ils sont plus riches et peuvent vivre comme ils l’entendent. Et ceux-ci retournent à la nature, à la bonté. On se parle avec une extrême politesse, c’est-à-dire avec l’exagération de la tendresse ; tout le monde veut être aimable et gai. On dirait que tout le bonheur de ce grand gaillard qui porte une rose à sa boutonnière consiste à égayer cette grosse dame de cinquante ans. Qu’est-ce qui le pousserait à s’empresser auprès d’elle sans cela. Pour moi, le principal c’est que le bon ton force à l’amabilité ; c’est déjà un résultat des plus importants. Pourquoi notre société a-t-elle rejeté tous les personnages de Byron, les Corsaires, les Childe Harolds, les Laras ? Parce qu’ils étaient de mauvais ton, méchants, impatients, et ne se souciaient que d’eux-mêmes. Des êtres pareils rompraient l’harmonie de bon ton, qui veut que l’on fasse au moins semblant de vivre tous les uns pour les autres. — Regardez : Voici qu’on apporte des fleurs, des bouquets pour les dames, des fleurs détachées pour les boutonnières des messieurs. Sont-elles belles, ces roses, ont-elles été assez soignées, travaillées, sont-elles assez bien assorties ! Jamais une fille des champs ne saura cueillir rien de pareil pour le jeune gars qu’elle aime. Ces roses seront vendues cinq ou dix pfennigs la pièce, parce que nous sommes encore dans le siècle de l’or et du lucre. Mais y a-t-il quelque chose de plus gracieux que d’apporter des fleurs à des malades ? Les fleurs, c’est l’espoir ! Toute la poésie de la vie est en elles avec tout le charme de la nature. Cela se vend aujourd’hui, cette idée charmante, de fleurir les souffrants ; quand toute la bonté naturelle sera revenue aux hommes, on se couronnera mutuellement de fleurs, gratuitement, rien que par amour les uns pour les autres. Pour mon compte, j’aime mieux tirer mon pfennig de ma poche et être quitte. C’est exiger beaucoup que demander l’amour universel. En attendant, nous avons le simulacre de l’âge d’or qui n’est pas notre siècle de l’or. Si vous êtes un homme d’imagination vous devez être content. Oui, la société moderne doit être encouragée, fût-ce au dépens de la masse des hommes. Elle produit le faste et le bon ton que le reste de l’humanité se refusera décidément à nous procurer. Ici on m’offre un tableau exquis, un tableau qui m’égaie, et la gaité se paye toujours. Écoutez et voyez : la musique retentit ; les hommes rient, les femmes sont parées. Mais, grâce à ces eaux, je participe aux bonheurs d’une élite ! Après cela, avec quelle joie nous irons boire notre affreux café allemand ! Voilà ce que j’appelle les avantages positifs de la bonne société.

— Vous riez. Mais ce n’est pas neuf, tout cela.

— Je ris. Mais dites-moi si votre appétit s’améliore depuis que vous prenez les eaux.

— Naturellement, et d’une façon extraordinaire.

— Ainsi les avantages positifs du bon ton sont tellement forts qu’ils agissent même sur votre estomac.

— Mais ce n’est que l’influence des eaux et non pas celle du bon ton.

— Et celle du bon ton, Monsieur, incontestablement. On ne sait pas au juste ce qui fait le plus d’effet, les eaux ou le bon ton. Les docteurs eux-mêmes hésitent à quoi donner la palme. La médecine a fait un pas immense, ces temps-ci : aujourd’hui elle donne jusqu’à des idées ; autrefois elle ne nous offrait que des drogues.