Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, IX

Un été  ►


IX

LA TERRE ET LES ENFANTS


La terre est tout, continua mon homme paradoxal. Je ne sais pas distinguer la terre des enfants, c’est instinctif chez moi. Je ne développerai pas cette idée : réfléchissez et vous me comprendrez.

Des millions de pauvres ne possèdent pas de terre, surtout en France. Ils mettent au monde leurs enfants dans des caves, et ce ne sont pas même des enfants, ce sont des gavroches dont la moitié ne saurait dire les noms des pères qui l’ont engendrée, dont l’autre moitié peut-être ignore ses mères. Les enfants doivent naître sur la terre et non pas sur du pavé. Je ne sais pas comment les choses s’arrangeront plus tard, mais les pauvres ne savent pas, aujourd’hui, où mettre au monde leurs enfants.

J’admets que l’on travaille en fabrique : je ne vois rien de mal à cela. Une fabrique peut souvent s’élever auprès de champs cultivés. Mais alors, que chaque ouvrier d’une fabrique ait à lui un jardin, ou plutôt qu’il y ait un jardin commun à tous. Le jardin ne nourrira pas tout le monde et l’ouvrier ne pourra se passer de sa paye à la fabrique, mais qu’il ait au moins la joie de savoir que ses enfants croissent au bon air, sous des arbres, en pleine nature. Lui-même viendra se reposer dans son jardin après son travail. Qui sait si, plus tard, son jardin ne le nourrira pas ? Il n’y a pas à avoir peur des fabriques. Pourquoi ne les construirait-on pas au milieu de jardins ? Je ne sais pas comment tout cela se fera, mais il faut que cela arrive. Il faut un jardin. Les enfants ont besoin de l’odeur de la terre pour croître ; le pavé n’a rien de vivifiant. Il faut que les enfants sortent, en quelque sorte, de la terre comme de petits Adam, et il ne faut pas qu’à neuf ans, quand ils ont encore besoin de jouer, on les envoie dans un atelier malsain se dévier la colonne vertébrale au-dessus d’un métier et s’abrutir à adorer la stupide machine devant laquelle le bourgeois se met à genoux ; il ne faut pas que, dès cet age, on les expose à la corruption des fabriques, auprès desquelles Sodome et Gomorrhe étaient des lieux innocents. Si je vois quelque part le germe d’un meilleur avenir, c’est chez nous, en Russie. Pourquoi ? Parce qu’il y a, en Russie un principe demeuré intact dans le peuple, à savoir que la terre est tout pour lui, qu’il tire tout de la terre. Toute l’humanité devrait comprendre cela. Il y a quelque chose de sacré dans la terre, dans la glèbe. Si vous voulez faire de vrais hommes, les arracher à la bestialité, donnez-leur de la terre et vous arriverez à vos fins. Au moins, chez nous, en Russie, il y a abondance de terre ; il y a aussi l’organisation de la commune. Tout, dans chaque pays dépend de la terre et du mode de propriété. Tout prend le caractère qu’a revêtu la propriété foncière. C’est grâce au consentement de la terre que nous avons pu abolir le servage. J’ai lu récemment les mémoires d’un gentilhomme terrien russe, écrits vers la moitié du siècle. L’auteur, dès mil huit cent vingt et quelques, voulait libérer ses paysans. Il fonda une école où il fit apprendre aux enfants à chanter en chœur les chants d’église. Un propriétaire voisin qui les entendit chanter affirma qu’on donnerait un bon prix de ce chœur de petits paysans. On ne pensait guère à l’émancipation, et notre gentilhomme était un phénomène alors. Quand il parla de liberté à ses moujiks, leur premier mot fut : « Et la terre ? » Il leur répondit : « La terre est à moi et vous la travaillerez en partageant les bénéfices avec moi de moitié. » Les moujiks se grattèrent l’oreille : « Eh bien, non ! » répondirent-ils. Nous aimons mieux rester comme nous sommes : nous vous appartenons, soit ! mais la terre nous appartient. » Le propriétaire fut abasourdi. Quel peuple de sauvages ! Il refusait la liberté, le premier de tous les biens, etc.

Plus tard cette formule : « Nous sommes à vous, mais la terre est à nous », s’est répandue et n’a plus étonné personne. Le Russe a toujours confondu excellemment ces deux idées : celle de l’existence de la terre et celle de sa propre existence. Il n’acceptait pas la liberté sans la terre, qui est tout pour lui, la base de tout. C’est grâce à cette formule qu’il a pu conserver sa « commune ».