Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, X


X


UN ÉTÉ


Le lendemain j’ai dit à mon paradoxal ami : « Tenez, vous qui avez la passion des enfants, je viens de lire quelque chose qui vous intéressera. C’est dans un journal russe que j’ai trouvé cela, et il s’agit de ce qui se passe en Bulgarie où l’on a massacré d’un seul coup la population d’un district entier : Une vieille femme a échappé à l’hécatombe ; elle erre, folle, sur les ruines de son village. On l’interroge. Au lieu de parler comme tout le monde, elle se met à chanter, et à chanter des vers improvisés qui disent qu’elle avait une maison, une famille, un mari, six enfants, dont les plus âgés avaient aussi des enfants, ses petits-enfants, à elle. Les bourreaux turcs sont venus, ont brûlé vif son mari, un vieillard, ont égorgé ses enfants, ont violé une de ses petites-filles, puis une autre encore qui était fort belle, ont éventré les petits à coups de yatagan, enfin brûlé la maison et jeté les cadavres dans les flammes. Elle a vu tout cela et entendu les cris des enfants.

— Moi aussi, j’ai lu l’article, répondit l’homme paradoxal. C’est effrayant, effrayant ! Et que dites-vous de cette malheureuse femme qui raconte ces atrocités en vers ? Et notre critique russe qui, tout en louangeant tels ou tels poètes, croit surtout que les vers sont des amusettes ! Voilà le poème épique tel qu’il a pu être à son origine. Il y a là toute une question qui intéresse l’art !

— Ne feignez pas de plaisanter. Du reste, je sais que vous n’aimez pas à parler des affaires d’Orient.

— Non, j’ai souscrit et c’est assez. Il y a surtout là-dedans quelque chose que je n’aime guère.

— Quoi donc ?

— Eh bien, cette exagération de notre amour pour les Slaves d’Orient.

— Que dites-vous là ! Je suis bien sûr…

— Ne finissez pas votre phrase, puisque je vous dis que j’ai souscrit dès le début. La question d’Orient a été exploitée par les Slavophiles. Quelques-uns ont trouvé le moyen de faire leurs petites affaires de ce côté-là, de trouver des carrières, de faire leur réputation. Voyez ce qui s’est passé en Herzégovine. Je ne dis rien contre cela : l’excès d’amour est en lui-même une chose excellente, mais on a été trop loin. Enfin, il y a eu du sang russe de versé : c’est chose grave, nous voici forcément engagés dans la lutte.

— Vous aviez cru avant cela que nous pourrions abandonner nos frères ?

— Oui, pécheur que je suis, je l’avais cru : à Belgrade, lors de l’entrée des Turcs sur le territoire serbe, on a crié :« À bas Tchernaïev ! » Quelques-uns, il est vrai, affirment que c’est faux, que les Serbes adorent la Russie et attendent tout de Tchernaïev. Moi, je crois aux renseignements des uns et des autres. Il y a eu des cris des deux paroisses, c’est certain. Mais je me suis imaginé que ce désaccord même refroidirait la Russie. Il n’en a été rien. Le peuple russe a parlé en faveur de ses frères d’Orient et il n’a été question d’aucune annexion : il ne s’est agi que de « l’œuvre orthodoxe », et nos Russes n’ont refusé ni leurs sous ni leurs têtes. Remarquez cette formule « l’œuvre orthodoxe ». Elle a son importance ; elle semble devoir engager notre avenir. On ne peut pas en vouloir à l’Europe de croire que nous faisons une affaire d’accaparement de territoires ; elle, elle accaparerait. Mais voici que nous allons entrer en collision avec l’Europe : pour l’Europe, la Russie est inintelligible ; les malentendus vont se multiplier. Enfin, le résultat de toutes ces complications est que nous trouvons en Orient de véritables frères, toute rhétorique mise à part. Ce n’est pas le comité slavophile, c’est le peuple, c’est la terre qui a parlé. Je ne l’aurais jamais pensé. — Oui, j’ai lu ce dont vous me parliez au sujet de cette malheureuse mère bulgare. Mais une autre mère s’est fait connaître : la Mère Russie qui vient d’adopter de nouveaux enfants. Et retenez bien ceci : il faut qu’elle reste la mère, rien que la mère, elle ne doit pas devenir le tyran. Elle doit continuer à prodiguer ses bienfaits à ses nouveaux enfants comme une mère véritable, et ne pas se dépiter si quelques-uns ont élevé la voix contre elle. — Cet été marquera dans notre histoire !