XIX

M. ABEL PLACE JEANNOT


Le lendemain, Jean attendit avec impatience M. Abel ; dès qu’il l’aperçut, il courut à lui.

Jean.

J’ai à vous parler, monsieur, d’une chose très importante ; mais n’en dites rien, c’est un secret.

M. Abel.

Ah ! tu as un secret. Je serai muet comme la tombe ; tu peux me dire ce que tu voudras.

Jean.

Bien, monsieur ; vous voyez, je vous regarde… Et puis je cours vous chercher votre déjeuner.

— Ce bon garçon, se dit Abel en souriant. Il n’oublie jamais la reconnaissance qu’il croit me devoir… et qu’il me doit, au fait. Car je lui ai fait du bien, tout en me faisant plaisir,… et du bien à l’âme. »

Jean revint apportant un bifteck aux pommes tout fumant, bien cuit à point, un petit pain mollet et une bouteille de vin de premier choix.

Jean.

Là ! mangez ! monsieur ! Pendant que vous déjeunerez, je vais vous raconter quelque chose, et je vous demanderai un service, un très grand service.

M. Abel.

Parle, mon ami ; je t’écoute. »

Jean lui raconta ce qui s’était passé la veille, et finit par lui demander instamment de placer Jeannot.

M. Abel.

Mais, mon ami, je trouve que Jeannot s’est très mal conduit avec Simon, et qu’il ne mérite pas du tout mon intérêt ni le tien.

Jean.

Cher monsieur Abel, pensez donc que M. Pontois va le renvoyer, et que ce malheureux Jeannot mourra de faim et de froid, car voici l’hiver qui approche.

M. Abel.

C’est vrai, mais comment veux-tu que je recommande ce garçon que je ne voudrais pas pour moi-même ?

Jean.

Oh ! monsieur, vous avez été pour Simon et pour moi si bon, si bon, que si je ne craignais de vous fâcher, je dirais (ce que je pense, au reste) qu’il n’y a pas de saint meilleur que vous. Et vous seriez méchant pour Jeannot ? C’est impossible ! Mon bon, cher bienfaiteur, ayez pitié de lui, pardonnez-lui, sauvez-le.

M. Abel.

Écoute, mon enfant, pour toi, par amitié pour toi, je ferai ce que tu me demandes, mais…

Jean, en joignant les mains.

Vraiment ! Oh ! monsieur ! Oh ! monsieur ! Je ne dis rien, mais voyez ce que vous dit mon cœur.

M. Abel, souriant.

Je vois et je le remercie, mon enfant ; mais entendons-nous. Pour le placer, il faut que je sache tout. Parle-moi bien franchement, comme à un ami que tu ne veux pas tromper ; réponds seulement aux questions que je vais te faire. Le crois-tu honnête ?

Jean, hésitant et baissant les yeux.

Non, monsieur.

M. Abel, souriant.

Bon ! Et d’un ! Le crois-tu actif, laborieux ?

Jean, de même.

Non, monsieur.

M. Abel.

Et de deux ! Le crois-tu religieux ?

Jean.

Non, monsieur.

M. Abel.

Et de trois ! Le crois-tu serviable, obligeant ?

Jean.

Non, monsieur.

M. Abel.

Quatre ! Le crois-tu sincère, loyal ?

Jean.

Non, monsieur.

M. Abel.

Le crois-tu bon camarade, d’un caractère agréable ?

Jean.

Non, monsieur.

M. Abel.

Le crois-tu propre, rangé, intelligent ?

Jean.

Non, monsieur. »

M. Abel se mit à rire de si bon cœur, que Jean lui-même ne put s’empêcher de rire avec lui. Quand l’accès de gaieté fut calmé, M. Abel reprit :

« Mon pauvre enfant, que veux-tu que je fasse d’un pareil garnement ?… Ne t’effraye pas ; je t’ai promis de le placer, et je tiendrai parole… Mais comment vais-je faire ? À qui et comment demander de prendre à son service un garçon voleur, menteur, irréligieux, paresseux, grognon, maussade, désobligeant, sale, désordonné, bête, et je ne sais quoi encore ? Sac à papier ! quelle tâche tu me donnes ! Quel service absurde tu me demandes ! C’est bête comme tout ! Je ne sais comment m’y prendre ! »

M. Abel se remit à rire de plus belle. Jean commença à s’inquiéter ; il sentait l’absurdité de sa demande ; il craignit d’avoir abusé de la bonté de M. Abel.

« Monsieur ! monsieur ! dit-il d’un air suppliant, pardonnez-moi ; ne m’en voulez pas ! Je sens que je vous ai demandé une chose impossible ; mais ce pauvre Jeannot me fait une telle pitié ! Plus il est mauvais, et plus je le plains.

M. Abel.

Et tu as raison, mon enfant ; le méchant est réellement à plaindre. Ne crains pas de m’avoir mécontenté ; je comprends très bien ta pensée… Et qui sait ? peut-être pourrai-je le ramener, lui faire du bien.

Jean.

Si vous y parvenez, monsieur, comme le bon Dieu vous bénira !

M. Abel, riant.

Et comme tu me regarderas ! mieux encore que tu ne me regardes maintenant… À propos, ton affaire, à toi, est arrangée ; tu entreras chez mes amis de Grignan ; il y a monsieur, madame, mademoiselle et le pauvre petit garçon bien malade dont je t’ai parlé, un vrai petit saint, celui-là. Demande à Simon s’il désire que tu y entres. Il est ton frère aîné, le chef de ta famille ; c’est lui qui doit décider de ton sort. Et, à présent que nos affaires intimes sont terminées, je vais aller faire les miennes… et celles de M. Jeannot, voleur, menteur, etc. Ah ! ah ! ah ! »

Et, après avoir serré la main de Jean, qui baisa celle de M. Abel, il s’échappa riant encore.

Jean raconta à son frère ce que lui avait promis M. Abel pour Jeannot et ce qu’il avait arrangé pour lui-même, Jean, sauf l’avis de Simon.

Simon.

Dans ces conditions, et puisque tu as tout dit à M. Abel, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il place Jeannot ; et ce sera un vrai tour de force. Et quant à toi, frère, je voudrais bien que tu puisses attendre que l’époque de mon mariage fût décidée, et que M. Métis ait le temps de nous trouver deux bons remplaçants.

Jean.

Comme tu voudras, mon bon Simon. Je suis plus heureux près de toi que je ne le serai jamais avec personne ; ainsi, plus nous resterons ensemble, et plus je serai satisfait. »

Lorsque Abel entra dans son atelier, il y trouva son ami, que nous continuerons à appeler Caïn. Et l’air riant d’Abel attira l’attention de son ami.

Caïn.

Qu’as-tu donc vu de si gai aujourd’hui ? On dirait que tu retiens un éclat de rire.

Abel.

Ah ! ah ! ah ! Tu devines juste ; j’ai ri au café, j’ai ri en route, je ris encore, et je rirai toutes les fois que j’y penserai. Figure-toi que, cédant aux sollicitations de mon petit ami Jean, je me suis engagé… oui, engagé, à placer comme domestique un garçon voleur, menteur, sale, paresseux, maussade, insolent, etc., etc.

Caïn, riant.

Toutes les qualités réunies, à ce que je vois ; et ce domestique voleur, menteur, etc., qui est-il, comment s’appelle-t-il ?

Abel.

Jeannot, le Jeannot qui m’est antipathique.

Caïn.

Et à qui destines-tu ce trésor ?

Abel.

Ma foi, je n’en sais rien ; il faut que tu m’aides à tenir ma parole.

Caïn.

Très volontiers ! De même que toi, j’aime ce qui est bizarre. Et je ne vois rien de plus original que de s’intéresser à un Jeannot.

Abel.

Bon ! Je vais me mettre à la besogne ; et, tout en me regardant peindre, tu tâcheras de trouver une idée, et une bonne. Dépêche-toi, pour que je l’apporte demain à mon petit Jean.

Caïn.

Je crois que tu n’attendras pas longtemps ; j’ai en vue un coquin qui fera notre affaire. »

Le lendemain, Abel arriva au café avec empressement.

« Jean, dit-il, vite mon déjeuner, que je te raconte ce que j’ai fait. »

Jean s’empressa d’apporter le déjeuner et resta debout en face de M. Abel, attendant avec impatience qu’il parlât. Il n’attendit pas longtemps.

M. Abel.

Eh bien, mon ami, j’ai une place pour Jeannot.

Jean.

Déjà, monsieur ! »

Et ses yeux brillèrent comme des escarboucles.

Jean.

Déjà ! que vous êtes bon ! »

Abel le regarda et sourit.

M. Abel.

Bien, bien, je comprends, c’est une très bonne place ; des gens fort riches, qui payent bien, qui ne sont pas méchants ; Jeannot sera bien nourri, bien habillé, bien payé. Tu vois qu’il sera bien.

Jean.

Mais, monsieur… sera-t-il bien traité ?

M. Abel.

Ma foi, je n’en sais rien, cela dépendra de lui.

Jean.

Monsieur, est-ce une maison dans laquelle vous me feriez entrer ?

M. Abel.

Diantre ! non. Pas toi ! Jamais toi ! Je te renverrais plutôt au village.

Jean.

Mais alors, monsieur, Jeannot y sera très mal ?

M. Abel.

Jeannot y sera très bien. Jeannot est un mauvais drôle, voleur, menteur, etc. ; et une maison honnête et tranquille ne lui irait pas ; il n’y resterait pas deux jours. Toi, mon enfant, je te place dans une excellente maison, avec de bons maîtres, bien charitables, qui savent que tous les hommes sont frères et qui les traitent comme des frères. Tu seras sous les ordres d’un valet de chambre qui est un vrai modèle. Et, à propos de ta position, que t’a dit Simon ?

Jean.

Il désire, monsieur, que je donne à M. Métis le temps de me remplacer.

M. Abel.

Très bien ; rien de plus juste. Je veux parler à M. Métis ; le trouverai-je chez lui en sortant d’ici ?

Jean.

Oui, monsieur ; il ne sort jamais avant midi. »

M. Abel acheva son déjeuner et monta chez le maître du café. Il en descendit au bout d’un quart d’heure.

M. Abel.

Jean, je viendrai te prendre demain pour te mener chez tes futurs maîtres ; habille-toi proprement.

Jean.

Oui, monsieur, je serai prêt. »

Quand Abel fut parti, Jean, toujours si gai, s’assit tristement sur une des chaises qui entouraient les tables. Simon entra et, le voyant sérieux et immobile, il s’approcha de lui.

Simon.

Es-tu souffrant, mon ami ? Comme tu es triste !

Jean.

M. Abel doit me mener demain chez mes futurs maîtres, Simon, et je ne serai plus avec toi.

Simon.

Mais tu me verras souvent, mon ami, surtout quand je serai marié ; mon nouveau commerce me laissera plus de liberté. »

Jean lui serra la main, tâcha de reprendre sa gaieté, et finit par y réussir.

M. Abel avait été chez l’épicier en sortant du café. Il trouva Jeannot seul dans la boutique, suçant du sucre candi.

M. Abel.

Viens ici, drôle ! D’après les sollicitations de Jean, je t’ai trouvé une place, une bonne place, bien meilleure que tu ne le mérites. Tu iras demain à midi rue de Penthièvre, 28 ; tu monteras au premier, tu demanderas M. Boissec, le maître d’hôtel de M. le comte de Fufières, et tu lui diras que tu viens de la part de M. Caïn. On t’expliquera le reste là-bas.

Jeannot.

Merci bien, monsieur ; je suis bien reconnaissant.

M. Abel.

C’est bon, c’est bon. Au reste, ce que j’en fais, ce n’est pas pour toi, c’est pour Jean. Va me chercher Pontois.

Jeannot, humblement.

Oui, monsieur. Je remercie bien monsieur ; je ne suis pas comme monsieur croit ; Simon et Jean m’ont sans doute fait du tort dans l’esprit de monsieur…

M. Abel, vivement.

Tais-toi ! Pas un mot de plus, ou je t’assomme ! »

Jeannot s’empressa de sortir.

« Misérable ! ingrat ! dit Abel se parlant à lui-même. Au moment où Jean lui rend un service qu’aucun autre ne lui aurait rendu, il ose l’accuser de calomnie !… Si ce n’était ma promesse à Jean, j’irais défaire ce qu’a fait Caïn. Le gueux ! le gredin ! »

Pontois entra ; il reconnut M. Abel, le chanteur.

Pontois, avec insolence.

C’est vous, monsieur le chanteur ? Que me voulez-vous ?

M. Abel, sèchement.

Je veux vous parler, monsieur l’épicier, au sujet du garçon que vous appelez Jeannot. Vous n’y tenez pas, il ne tient pas à vous ; je vous en débarrasse. Envoyez-le demain là où je lui ai dit d’aller. Il faut qu’il y aille ; entendez-vous ? il le faut. Il vous devra une indemnité pour les huit jours que vous auriez le droit de lui demander ; la voici. »

Il jeta sur le comptoir une pièce de vingt francs et sortit, laissant Pontois stupéfait.

« Qui est donc ce monsieur ? On dirait d’un prince ! Quel air ! quelle hauteur !… Et comme il a jeté cette pièce d’or ! comme on ferait d’un sou… Il me débarrasse de Jeannot, qui est un mauvais drôle, et il me paye encore ! Bonne affaire pour moi… Mais qui est donc ce M. Abel ? »

Il ramassa la pièce d’or, la mit dans son gousset, appela un garçon et remonta dans son entresol.