XX

JEAN CHEZ LE PETIT ROGER


M. Abel vint déjeuner au café ; comme d’habitude Jean lui sourit, mais ce sourire était triste : il le regarda, mais ses yeux étaient humides.

M. Abel.

Courage, mon enfant ! Je vois bien ce qui t’afflige : c’est de quitter ton frère. Mais tu restes près de lui, tu le verras souvent ; et puis, il eût bien fallu le quitter un peu plus tard, quand lui-même, étant marié, aura pris le commerce de son beau-père.

Jean.

C’est vrai, monsieur. Je me suis dit tout cela bien des fois. Mais… j’aime Simon ! Il est mon frère… et il a été si bon pour moi ! Je le verrai, mais ce ne sera pas la même chose, monsieur. Et vous ! Je vous verrai sans doute aussi, mais pas tous les jours, pas régulièrement comme je vous voyais ici ; je pouvais tout vous dire ici, vous confier toutes mes joies, toutes mes peines, vous aimer à mon aise.

M. Abel.

Pauvre enfant ! Tu m’aimes donc bien ?

Jean.

Si je vous aime ! si je vous aime ! comme un père, comme un bienfaiteur. »

Jean ne dit plus rien. M. Abel acheva son déjeuner en silence. Il se leva, chercha Simon des yeux.

« Amène-moi Simon, mon enfant ; j’ai quelque chose à lui dire. »

Jean l’amena tout de suite.

« Simon, lui dit-il, j’ai vu hier M. Amédée ; j’ai obtenu de lui que ton mariage aurait lieu vers le Carême, et qu’en attendant tu entrerais chez lui pour te mettre au courant de son commerce. Il te loge et te reçoit chez lui dès demain. M. Métis consent à ce brusque départ… Je te renverrai Jean dans une heure. Au revoir, Simon ; et toi, Jean, viens avec moi et prends courage, tu seras heureux chez Mme de Grignan.

Jean.

Je n’en doute pas, monsieur. Ce n’est pas ce qui m’inquiète ; c’est ce que je vous disais au café, monsieur.

M. Abel.

Oui, oui, mon ami, je le sais bien ; mais vois donc si ce n’est pas de même pour tous, partout et toujours. On se sépare sans cesse de ceux qu’on aime. »

Tout en marchant et causant, ils arrivèrent devant un bel hôtel de l’avenue Gabrielle.

M. Abel.

Voilà ta maison, mon ami ; montons, je te présenterai à tes maîtres. »

M. Abel monta suivi de Jean, entra dans un premier salon, puis dans un second, où se tenait la maîtresse de la maison. Elle était à son bureau ; elle écrivait.

« Vous voilà, mon cher Abel, dit-elle en se levant ; et ce jeune homme est sans doute votre ami Jean. Vous voyez, Jean, que nous vous connaissons… Vous avez l’air effrayé, mon pauvre garçon ; M. Abel a dû vous dire pourtant que nous chercherions à vous rendre heureux.

Jean.

M. Abel m’a dit, madame, que vous étiez bien bonne, que vous étiez tous bien bons, et que vous aviez un pauvre enfant bien malade et qui était un petit saint. »

Mme de Grignan tendit la main à Abel.

« Merci, mon ami, d’avoir parlé ainsi de mon pauvre Roger. Il a bien envie de vous connaître, Jean ; M. Abel lui a parlé de vous.

Jean.

Moi aussi, madame, je serais bien heureux de le voir.

Madame de Grignan.

Eh bien, suivez-moi. Venez aussi, Abel ; Roger est toujours si heureux quand il vous voit ! »

Mme de Grignan ouvrit la porte du fond et les fit entrer dans une chambre où était Roger, couché dans son lit ; son pauvre petit visage était pâle et amaigri ; ses mains et ses bras n’avaient que la peau et les os. Il avait de la peine à tourner sa tête sur son oreiller, tant il était affaibli par la souffrance.

Lorsqu’il les vit entrer, un sourire doux et aimable anima un instant ce visage souffrant.

« Mon cher monsieur Abel, dit-il d’une voix faible, que vous êtes bon de venir me voir !

Abel.

Comment te trouves-tu, mon enfant ?

Roger.

Je souffre beaucoup depuis hier ; mais ne me plaignez pas, je souffre pour le bon Dieu ; je lui offre tout, et il m’aide. »

Jean, étonné, attendri, avait les yeux pleins de larmes. Roger l’aperçut, le regarda attentivement.

Roger.

Qui est ce jeune homme ? il a l’air bon.

Abel.

C’est mon ami Jean dont je t’ai parlé, mon petit Roger ; il est en effet très bon.

Roger.

Est-ce qu’il aime le bon Dieu ?

Abel.

Beaucoup, mon ami ; sans cela il ne serait pas bon.

Roger.

C’est vrai… Jean, je voudrais vous voir de plus près. »

Jean s’approcha et se mit à genoux près du lit du pauvre petit malade.

Roger.

Je suis content de vous voir, Jean ; je sens que je vous aimerai, que vous êtes un enfant du bon Dieu comme moi. »

Jean lui baisa la main et ne put retenir une larme ; il restait à genoux près du lit et le regardait.

Roger.

Est-ce pour moi que vous êtes triste, Jean ? Je ne suis pas malheureux. Je sais que je vais mourir, mais ce n’est pas un malheur de mourir. Je souffre tant ! et depuis si longtemps ! Je serai près du bon Dieu, près de la bonne sainte Vierge ; papa, maman et ma sœur me rejoindront ; et toi aussi, Jean. Je t’aime déjà un peu… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je souffre ! Tant mieux, mon Dieu, c’est pour vous !… Je souffre ! Donnez-moi du courage, mon Dieu ! Aidez-moi… Oh ! mon Dieu ! »

Sa tête retomba sur l’oreiller ; des gémissements contenus s’échappaient de sa poitrine ; une sueur froide inondait son visage. M. et Mme de Grignan avaient pris la place de Jean et d’Abel ; ils lui essuyaient la sueur qui ruisselait sur son visage et sur son cou, et lui faisaient respirer du vinaigre.

Quand la crise fut calmée, Roger parut inquiet.

« Maman, dit-il d’une voix éteinte, je crains de m’être plaint trop vivement ; croyez-vous que j’aie offensé le bon Dieu ?

Madame de Grignan.

Non, mon enfant, mon cher enfant ; tu as tout accepté avec la résignation d’un bon petit chrétien. Sois bien tranquille ; repose-toi. »

Le petit Roger baisa un crucifix qu’il avait à son cou.

Roger.

Je suis bien fatigué, maman ; dites à Jean de revenir demain ; il me soignera un peu, cela vous reposera. Adieu, Jean ; prie le bon Dieu pour moi… Mon bon monsieur Abel, restez près de moi pour laisser maman se reposer. Vous resterez avec papa et vous causerez devant moi ; j’aime tant à vous entendre causer !

Abel.

Je resterai près de toi, mon enfant. Chère madame, voulez-vous présenter mon ami Jean à Barcuss, votre maître d’hôtel. Je le remets entre vos mains. Va, mon pauvre Jean ; Barcuss te mettra au courant de la besogne que tu auras à faire. À demain, au café, pour la dernière fois. »

Avant de sortir, Jean baisa la petite main décharnée du pauvre enfant qui l’avait si profondément impressionné et attendri. Roger lui sourit, mais il n’eut la force ni de parler ni de bouger.

Mme de Grignan l’emmena ; quand elle fut dans le salon, elle fondit en larmes ; Jean la regardait pleurer avec tristesse, mais sans oser parler.

« Mon pauvre Jean, tu entres dans une maison de douleur, dit Mme de Grignan.

Jean.

Oh ! madame, c’est une maison de bénédiction pour moi. »

Mme de Grignan avait les mains sur ses yeux ; elle pleurait. Puis, se levant :

« Venez, Jean, je vais vous mener à notre bon Barcuss ; un bien excellent être celui-là. »

Elle appela Barcuss et lui présenta Jean.

Madame de Grignan.

Mettez ce bon garçon un peu au courant de la vie qu’il mènera chez nous, Barcuss ; il est bon et pieux, car il a pleuré près du lit de notre pauvre petit enfant, et il a prié près de lui. »

Barcuss serra la main de Jean et l’emmena.

« M. Abel m’a beaucoup et souvent parlé de vous, Jean. Que savez-vous faire ?

Jean.

Je ne sais rien du tout, monsieur ; je n’ai jamais été que dans un café.

Barcuss, souriant.

Eh ! c’est déjà quelque chose ! Et, en tout cas, vous êtes modeste, ce qui est une bonne disposition pour tout apprendre et tout bien faire.

Jean.

Je vous remercie, monsieur, de l’encouragement que vous me donnez ; je vous obéirai en tout, monsieur, et je m’efforcerai de bien faire ce que vous m’aurez commandé.

Barcuss.

Bien, mon ami, très bien ! Et, dites-moi, allez-vous exactement à la messe ?

Jean.

Au café, monsieur, je ne pouvais y aller que le dimanche de grand matin ; et puis, Simon et moi, nous allions à vêpres chacun à notre tour.

Barcuss.

Et faites-vous vos prières matin et soir ?

Jean.

Oh ! monsieur ! Comment les aurais-je manquées ! Simon et moi, nous les faisions toujours ensemble, côte à côte. Et puis Simon me bénissait au nom de maman, et je l’embrassais. C’était toujours le commencement et la fin de nos journées.

Barcuss.

Qui est Simon ?

Jean.

C’est mon frère aîné, monsieur ! Un bien bon frère ! Et M. Abel a été si bon pour lui ! C’est lui qui a arrangé son mariage, qui lui a fait une fortune.

Barcuss.

Vous aimez M. Abel ?

Jean.

Si je l’aime, monsieur ! »

Et les yeux de Jean étincelèrent.

Jean.

Je l’aime de toutes les forces de mon cœur ; je me ferais tuer pour lui ! Et le jour où je pourrai verser mon sang pour lui rendre service, sera le plus heureux de ma vie ! Si je l’aime ! Mais si vous saviez toutes ses bontés pour moi et pour Simon, si vous saviez tout ce qu’il a fait pour nous, vous ne me demanderiez pas si je l’aime. Et croiriez-vous, monsieur, que ce bon M. Abel a de l’amitié pour moi ? Oui, monsieur ; moi, pauvre garçon, qui ne suis bon à rien, qui ne puis et ne pourrai jamais rien pour lui, il m’aime, monsieur ; oui, il m’aime, il a la bonté de m’aimer ; il est content que je l’aime. Bon, excellent M. Abel ! Si je pouvais du moins lui faire comprendre ce que j’ai pour lui dans le cœur !… Mais je ne peux pas ; je ne trouve pas les paroles qu’il faut ; et puis, je n’ose pas. »

Barcuss était de plus en plus content de ce que lui disait Jean ; lorsque Jean fut parti, Barcuss alla raconter à Mme de Grignan toutes les paroles que lui avait dites le protégé de M. Abel ; elle en fut touchée et les redit à son tour à Abel.

Abel.

En vous le donnant, chère dame, je savais le trésor que je vous livrais ; si je ne l’avais pas fait entrer chez vous, personne que moi ne l’aurait eu. Ce sont de ces âmes d’élite qu’on garde soigneusement quand Dieu les met sur votre chemin. Barcuss et lui sont dignes de s’entendre.

Madame de Grignan.

Ils s’entendent déjà comme de vieux amis. Barcuss est enchanté ; il vous attend au passage pour vous remercier. »

En effet, lorsque M. Abel partit à la fin de la journée pour rentrer chez lui, Barcuss le guettait au passage.

« Monsieur, je ne vous remercierai jamais assez du cadeau que vous avez fait à notre maison. Ce Jean me paraît être un vrai trésor. Et comme il vous aime ! Si vous aviez vu ses yeux quand il me parlait de vous et de ce qu’il vous devait ! Quels yeux ! Et quelle vivacité dans sa reconnaissance ! Pauvre garçon ! Il souffre de ne pas pouvoir vous le dire comme il le voudrait !

Abel.

Je suis bien content, mon bon Barcuss, de vous l’avoir donné et de l’avoir remis à votre garde ; avec vous, modèle des Basques, il achèvera de devenir un saint, et un serviteur comme on n’en voit guère, comme on n’en voit pas. »

Abel partit en riant.

« Demain, se dit-il, mon pauvre Jean ne sera pas Jean qui rit ; il quitte son frère, ses habitudes ; moi aussi, je lui manquerai ; ce ne sera plus de même, comme il le disait très justement… Et moi aussi, je suis un peu triste de perdre cette bonne heure de déjeuner. C’est singulier comme j’aime ce brave garçon ; je m’y suis attaché petit à petit. Je regrette presque de ne l’avoir pas gardé pour moi… Mais non ; mon excellente amie me l’a demandé pour Roger ; un regret même serait égoïste et coupable… Pauvre petit Roger ! Quel saint enfant !… À dix ans avoir le courage, la patience, la ferveur d’un martyr… Vraie bénédiction du bon Dieu !… Et les parents la méritent. »

Le matin, lorsque Abel arriva au café, il trouva Simon et Jean qui l’attendaient ; ils s’empressèrent de le servir pour la dernière fois. Simon avait l’air heureux du sort que lui avait fait son excellent bienfaiteur. Le pauvre Jean avait la mine d’un condamné à mort ; soit qu’il regardât M. Abel, soit qu’il considérât Simon, il était également affligé. Abel avait l’air grave, presque triste.

Le déjeuner ne fut pas long.

« Adieu, mes bons amis, dit Abel en se levant ; je vous reverrai. Toi, Simon, je serai un de tes témoins pour ton mariage ; je te donne d’avance mon présent de noces, il t’aidera à faire la corbeille d’Aimée. »

Il lui mit un portefeuille dans la main.

« Et toi, mon enfant, ajouta-t-il en se tournant vers Jean et lui prenant les deux mains, je ne te dis pas adieu, je te reverrai aujourd’hui même. Au revoir donc, mon ami ; au revoir. Et soigne bien mon petit Roger, car c’est en partie pour lui que tu entres chez M. et Mme de Grignan. »

Il lui serra les mains ; Jean y répondit en baisant celles de M. Abel, qui salua du geste et du sourire et sortit.