XVIII

M. ABEL CHERCHE À PLACER JEAN


Hélène attendit au soir pour écrire à son petit Jean et lui annoncer l’heureux changement qui se faisait dans sa vie. Après avoir raconté ce que nous venons de lire, elle ajouta : « Tu vois, mon enfant, que je ne vais manquer de rien ; le bon M. Kersac me paye tout mon entretien ; et je n’abuserai pas de sa trop grande bonté. Il prend la petite Marie à sa charge ; il ne sera donc plus besoin que vous vous priviez, Simon et toi, pour me venir en aide. Gardez ce que vous gagnez, mes bons enfants ; j’ai reçu plus de huit cents francs depuis ton départ, mon petit Jean ; c’est trop pour vous, chers enfants ; il faut songer à votre avenir. Pour moi, j’ai payé toutes les petites dettes qu’on ne me réclamait pas, mais que je savais devoir depuis cinq ans, du temps de ton pauvre père. J’ai fini de payer le médecin il y a trois jours avec les soixante francs de gratification que vous aviez reçus et que vous m’avez envoyés tout d’un bloc. Quant à ma vie, elle ne me coûte pour ainsi dire rien, grâce aux bontés de M. Kersac, qui m’apporte tous les quinze jours des provisions pour la quinzaine. Il est bien bon, mes enfants, priez pour lui afin que le bon Dieu le bénisse et le récompense de ce qu’il fait pour moi. Je pars lundi pour Sainte-Anne, je crois que j’y serai heureuse. C’est là qu’il faudra m’écrire.

Lorsque Simon et Jean reçurent cette lettre, ils furent plus heureux encore que ne l’était leur mère ; ils bénirent le bon Kersac, et Jean lui écrivit le soir même une lettre pleine de reconnaissance et d’affection.

« Simon, dit Jean, une chose qui me revient, dans la lettre de maman, c’est ce qu’elle dit des huit cents francs qu’elle a reçus et des soixante francs de gratification. De quelle gratification veut-elle parler ? En as-tu reçu une de M. Métis ?

Simon.

Pas la moindre ! Ce n’est pas son genre, tu sais ; il est bien bon pour nous, il donne des permissions, il nous permet, par exemple, d’aller souvent le soir chez M. Amédée ; mais, quant à donner de l’argent, ce n’est pas son habitude.

Jean.

Et les huit cents francs ? Avons-nous envoyé tant que ça ?

Simon.

Non, certainement non. Mais c’est facile à voir : j’ai tout écrit à mesure. »

Simon regarda sur son livre, fit son total, et trouva quatre cent vingt francs.

Simon.

C’est singulier ! D’abord comment aurions-nous pu envoyer en deux ans huit cents francs, puisque j’en reçois quatre cents et toi deux cents ? Et nous avons à payer notre entretien, notre blanchissage, les vêtements et les chaussures… Je n’y comprends rien !

Jean.

Je crois que je comprends, moi. C’est notre bon M. Abel… ce doit être lui !… Ceci, par exemple, c’est d’une bonté qui dépasse tout ce qu’il a fait ; y penser, envoyer comme si c’était de notre part et par petites sommes, pour qu’on ne le devine pas ! Mon Dieu, qu’il est bon ! Que je l’aime, que je le bénis !… Et de penser que je ne puis rien faire pour lui montrer ma reconnaissance ! Je ne puis même le lui dire comme je le voudrais ; je n’oserais pas l’embrasser, lui baiser les mains… Quoiqu’il soit bien bon, je n’ose pas.

Simon.

Ce que tu peux faire, mon ami, c’est de prier pour lui, plus encore que tu ne l’as fait jusqu’ici.

Jean.

Je ferai de mon mieux ; mais c’est si peu de chose ! »

Le lendemain, lorsque Jean servit le déjeuner de M. Abel, celui-ci lui trouva un air tout embarrassé.

« Qu’y a-t-il, mon enfant ? lui dit M. Abel ; tu n’as pas ton air gai et riant, aujourd’hui. T’arriverait-il quelque contrariété ?

Jean.

Au contraire, monsieur ; et c’est ce qui me gêne.

M. Abel.

Qu’est-ce que tu dis donc ? Depuis quand le bonheur donne-t-il de la gêne ?

Jean.

Ce n’est pas précisément le bonheur qui me gêne, monsieur, c’est d’être obligé de le garder pour moi.

M Abel.

Et pourquoi le gardes-tu, nigaud ? Pourquoi ne me le dis-tu pas ?

Jean.

Vous permettez, monsieur ?

M. Abel, riant.

Si je le permets ? Tu sais que nous sommes une paire d’amis et que nous nous disons tous nos secrets.

Jean.

Pas vous, monsieur, pas vous ; et la preuve, c’est que mon secret vous regarde. »

M. Abel le regarda avec surprise.

Jean.

Oui, monsieur, c’est de vous qu’il vient, et vous me l’avez caché ; et, ce qui me gêne, c’est de ne pouvoir vous dire tout ce que j’éprouve pour vous d’affection et de reconnaissance depuis que je sais comme vous avez soigné pauvre maman. Oui, oui, monsieur, vous n’avez pas besoin de faire l’étonné ; vous lui avez envoyé, comme venant de Simon et de moi, depuis plus de deux ans, et par petites sommes, plus de cinq cents francs… Tout se découvre, vous voyez bien, monsieur, tout, excepté les sentiments qui remplissent le cœur de ceux qu’on a obligés et qui ne savent comment les exprimer. »

M. Abel sourit et tendit la main à Jean, qui la couvrit de baisers, et qui reprit toute sa gaieté et son entrain quand M. Abel l’eut assuré qu’il comprenait ses sentiments.

« Je t’assure, mon enfant, que je vois dans ton cœur comme dans le mien ; et je suis très content de ce que j’y vois.

Jean.

Alors, monsieur, je n’ai plus besoin de parler pour que vous deviniez.

M. Abel.

Non, non, tes yeux parlent assez clair ; un regard de toi, et je devine tout… Mais j’ai à te parler, Jean ; voilà Simon qui va bientôt se marier : il n’est plus seul déjà, puisqu’il va presque tous les soirs chez Mlle Aimée. Je crois bien que le père va faire le mariage au printemps prochain, dans quelques mois d’ici. Une fois Simon marié et établi chez son beau-père, qu’il aidera dans son commerce, je ne veux pas que tu restes ici. Tes camarades ne sont pas bons ; ils chercheraient à te mener à mal, et tu n’aurais peut-être pas la force de résister ; tu perdrais tes habitudes chrétiennes, tes bons sentiments : ce qui me causerait un vif chagrin.

Jean.

Oh ! monsieur, que puis-je faire pour vous épargner cette inquiétude ? Quant au chagrin, j’espère, avec l’aide du bon Dieu, ne jamais vous en donner. Mais faites de moi ce que vous voudrez, monsieur : je vous obéirai en tout.

M. Abel.

Je te remercie, mon enfant. Voilà donc mon idée. Je te retirerai d’ici et je te placerai comme domestique chez des amis très chrétiens, très bons ; le mari et la femme sont très pieux, leurs enfants sont bien élevés et charmants ; c’est une famille excellente, charitable, quoique riche, et c’est là que je voudrais te faire entrer ; tu serais second domestique sous les ordres d’un homme excellent qui ne te rendrait pas la vie dure, et ton emploi principal serait de soigner et de distraire le pauvre petit garçon de dix ans, qui est un vrai petit saint. Il est couché depuis plus d’un an, il souffre sans cesse, et jamais il ne se plaint, jamais il ne s’impatiente ; il est réellement touchant et attachant.

Jean.

Merci, monsieur, merci ; voyez, je ne dis plus rien, je vous regarde. »

M. Abel se mit à rire, donna une petite tape amicale sur la joue de Jean et se leva de table.

M. Abel.

Je vais m’occuper de toi ; je te donnerai réponse définitive demain. »

Jean courut raconter à Simon ce que lui avait dit M. Abel. Simon partagea la satisfaction de son frère.

« Puisque je dois quitter le café, dit-il, je suis content que tu en sortes aussi et que notre bon M. Abel se charge de te placer. »

Il finissait à peine de parler, que Jeannot entra dans le café et alla droit à Simon.

« Je viens te demander un service, Simon, dit-il d’un ton fort décidé.

Simon.

Lequel ? Que veux-tu ?

Jeannot.

Je te demande de me chercher une place. Je quitte décidément l’épicerie ; je veux me mettre en maison.

Simon.

Je connais peu de monde, et toute ma journée est occupée à servir les allants et venants ; je n’ai donc pas le temps de te chercher une place.

Jeannot.

Demande à M. Métis de me prendre.

Simon.

M. Métis cherche ses garçons lui-même ; il n’aime pas qu’on s’en mêle.

Jeannot.

Tu es bien aimable ; je te remercie de ton obligeance. »

Simon ne répondit pas.

Jeannot.

Je vois ce que c’est : tu ne veux pas me recommander.

Simon.

C’est possible ; je ne recommande que ceux que je connais ; et toi, je ne te connais plus, tu ne viens plus nous voir.

Jeannot.

C’est ce gueux de Pontois qui t’a dit du mal de moi ?

Simon.

C’est possible, et, d’après la manière dont tu parles de ton bourgeois, il n’aurait pas tort.

Jeannot.

Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Simon.

Je n’ai pas besoin de te le raconter et tu n’as pas besoin de le savoir.

Jeannot.

Je veux le savoir et tu me le diras.

Simon.

Je ne te le dirai pas et tu ne le sauras pas.

Jeannot.

Prends garde à toi ! Je pourrais te faire du mal.

Simon.

Fais ce que tu voudras et va-t’en.

Jeannot.

Si jamais je te rencontre sur mon chemin et que je puisse te barrer le passage à toi et à ton Jean, je ne vous manquerai pas.

Simon, vivement.

Méchant drôle ! Avise-toi de toucher à Jean, et je te ferai empoigner par la police.

Jeannot.

Je ne la crains pas, ta police. Une dernière fois je te demande, veux-tu me recommander pour une place de domestique.

Simon, avec force.

Non, non ; je t’ai déjà dit non, et je te répète non, et va-t’en. »

Jeannot se retira lentement en menaçant du poing.

Jean.

Mon bon Simon, pardonne-lui ; il était hors de lui ; je suis sûr qu’il regrette déjà de t’avoir parlé si rudement.

Simon.

Non, mon ami, il ne regrette pas, et il ne regrettera sa mauvaise conduite que lorsqu’il sera trop tard. Pontois m’a encore parlé de lui dernièrement, et, d’après ce qu’il m’a dit, Jeannot est perdu.

Jean.

Mon Dieu ! mon Dieu ! pauvre Jeannot ! Peut-être qu’en le mettant dans une bonne maison bien pieuse et bien honnête, il redeviendrait bon.

Simon.

Je ne crois pas, mon ami. En tout cas, je ne puis le recommander comme un garçon honnête et rangé. »

Jean ne dit plus rien, mais il forma un projet.