E. Leroux et Otto Schulze (p. 34-51).

CHAPITRE III.

LA VIE DE JÉSUS D’APRÈS MAHOMET.

Nous allons raconter les faits de la vie de Jésus et de sa mère tels que le Coran les expose, en nous efforçant d’élaguer les appréciations dogmatiques, réservées pour notre seconde partie.

I. FAMILLE ET ENFANCE DE JÉSUS.

Un fait doit frapper avant tout autre, c’est la prédominance des récits relatifs à la Vierge et à sa famille, au précurseur, à la naissance et à l’enfance de Jésus, comme dans les apocryphes[1], et contrairement aux évangiles canoniques, dont deux seulement, Mathieu et Luc s’en occupent, et très-brièvement.

Mais le Coran s’écarte même des apocryphes, sur d’autres points encore que celui que nous avons signalé dans le chapitre précédent. Une difficulté se présente dès l’abord, celle de savoir si Mahomet a cru que Marie mère de Jésus était la sœur de Moïse. La supposition paraît absurde, elle ne l’est pas. Tandis que les évangiles canoniques se taisent sur les ascendants de Marie (à moins que la généalogie de Luc III, 23 s. ne doive lui être attribuée, ce qui d’ailleurs n’aurait ici aucun intérêt), tandis que les apocryphes la font naître de Joachim et d’Anna, le Coran ignore ces derniers noms, ne nomme pas la mère de la Vierge, et nomme son père Imran ou Amran. Or, rapprochons de deux passages de la Bible qui indiquent Amran comme le père de Moïse d’Aaron et de Marie[2] ces deux passages du Coran : « Lorsque l’épouse d’Imran eut enfanté, elle dit : Seigneur j’ai mis au monde une fille, et je l’ai nommée Mariam ; je la mets sous ta protection, elle et sa postérité, afin que tu les préserves des ruses de Satan […] Et Marie, fille d’Imran, qui conserva sa virginité, nous lui inspirâmes une partie, de notre esprit »[3]. Ajoutons que Marie mère de Jésus est appelée sœur d’Aaron[4], et l’on comprendra que de nombreux critiques, même en dernier lieu le rév. Mühleisen-Arnold[5], aient attribué à Mahomet ce monstrueux anachronisme, de faire de Marie la sœur et de Jésus le propre neveu de Moïse.

Nous ne croyons cette énormité ni démontrée ni même possible, et l’argumentation de Gerock nous paraît victorieuse sur ce point. Ce qui est clair, c’est que Mahomet, ou son conseiller, a été induit en une de ses nombreuses méprises par le nom de Marie. Mais il ne s’ensuit pas de là que la mère de Jésus soit pour lui la sœur de Moïse. En deux autres endroits il parle de la sœur de Moïse, et, sans lui attribuer de nom propre, la place en Égypte[6], tandis que Marie mère de Jésus est depuis son enfance dans le Temple. Mais, ce qui est plus important, comment admettre, malgré le désordre chronologique ou plutôt l’indifférence chronologique qui règnait dans son esprit, une aussi prodigieuse bévue ? Comment parlerait-il de Jésus comme d’un restaurateur de la loi de Moïse oubliée[7], s’il les avait crus presque contemporains ? Il est innocent au moins de cette erreur-là.

Complétons notre citation sur la naissance et l’enfance de Marie : « Zacharie eut soin de l’enfant ; toutes les fois qu’il allait visiter Marie dans sa cellule, il trouvait de la nourriture auprès d’elle. Ô Marie ! d’où vous vient cette nourriture ? Elle me vient de Dieu, répondit-elle, car Dieu nourrit abondamment ceux qu’il veut, et ne leur compte pas les morceaux […] Les anges dirent à Marie : Dieu t’a choisie, il t’a rendue exempte de toute souillure, il t’a élue parmi toutes les femmes de l’univers. Ô Marie ! sois pieuse envers ton Seigneur ; prosterne-toi et fléchis le genou avec ceux qui fléchissent le genou. Tels sont les récits, inconnus jusqu’ici à toi, ô Mohammed, que nous te révélons. Tu n’étais pas parmi eux lorsqu’ils jetaient leurs chalumeaux à qui aurait soin de Marie »[8]. À part une ligne qui vient de Saint-Luc, tout cela procède des apocryphes, ou de la même tradition que les apocryphes[9].

À la jeunesse de Marie est rattachée, par son tuteur Zacharie, la naissance de Jean Baptiste[10] : « Zacharie se mit à prier Dieu. Seigneur, accorde-moi une postérité bénie ; tu aimes à exaucer les prières des suppliants. Ses anges l’appelèrent pendant qu’il priait dans le sanctuaire : Dieu t’annonce la naissance de Yahia (Jean), qui confirmera la vérité du Verbe de Dieu (Jésus) ; il sera grand, chaste, un prophète du nombre des justes. Seigneur, d’où me viendra cet enfant ? demanda Zacharie ; la vieillesse m’a atteint, et ma femme est stérile. L’ange lui répondit : c’est ainsi que Dieu fait ce qu’il veut. Zacharie dit : Seigneur, donne-moi un signe comme gage de ta promesse. — Il dit : Voici le signe : pendant trois jours tu ne parleras aux hommes que par des signes. Prononce sans cesse le nom de Dieu, et célèbre ses louanges le soir et le matin »[11]. Nos devanciers n’ont pas assez insisté sur le caractère tout particulier de ce passage : seul ou presque seul dans le Coran il s’écarte des apocryphes pour se rattacher évidemment à la tradition de Saint-Luc[12]. On n’y trouve pas le désordre, la confusion qui règne à ce sujet dans le Protévangile de Jacques ; on y trouve au contraire, assez fidèlement reproduits, les principaux traits du célèbre récit évangélique. Il y a bien, là aussi, une contradiction : Zacharie commence par demander à Dieu de lui donner un fils, puis, sa prière accueillie, il ne croit plus que ce soit possible[13] ; tandis que dans notre troisième évangile Dieu répond bien à une prière, mais à une prière longue et secrète du cœur de Zacharie, qui après avoir si longtemps attendu en vain, ne peut plus croire à son bonheur : ces nuances délicates de la pensée et de l’espérance n’étaient pas faites pour l’esprit positif de Mahomet.

Nous arrivons à la nativité et à l’enfance de Jésus. Réunissons d’abord les principaux passages du Coran : « Parle de Marie, comme elle se retira de sa famille et alla du côté de l’Est. Elle se couvrit d’un voile qui la déroba à leurs regards. Nous envoyâmes vers elle notre esprit. Il prit devant elle la forme d’un homme de figure parfaite. Elle lui dit : Je cherche auprès du Miséricordieux un refuge contre toi. Si tu le crains[14]… Il répondit : Je suis l’envoyé de ton Seigneur, chargé de te donner un fils saint. — Comment, répondit-elle, aurais-je un fils ? Aucun homme n’a jamais approché de moi, et je ne suis point une femme dissolue. Il répondit : Il en sera ainsi ; ton Seigneur a dit : Ceci est facile pour moi. Il sera notre signe devant les hommes, et la preuve de notre miséricorde[15]. — Les anges dirent à Marie : Dieu t’annonce son Verbe. Il se nommera le Messie, Jésus, fils de Marie, illustre dans ce monde et dans l’autre, et un des familiers de Dieu ; car il parlera aux humains, enfant au berceau, et homme fait, et il sera du nombre des justes. Seigneur, répondit Marie, comment aurais-je un fils ? aucun homme ne m’a touchée. — C’est ainsi, reprit l’ange, que Dieu crée ce qu’il veut. Il dit : Sois, et il est. Il lui enseignera le Livre et la Sagesse, le Pentateuque et l’Évangile. Jésus sera son envoyé auprès des enfants d’Israël[16]. — Elle devint grosse de l’enfant et se retira dans un endroit éloigné. Les douleurs de l’enfantement la surprirent près d’un tronc de palmier. Plût à Dieu, s’écria-t-elle, que je fusse morte avant, et que je fusse oubliée d’un oubli éternel ! Quelqu’un cria de dessous elle : Ne t’afflige point. Ton Seigneur a fait couler un ruisseau à tes pieds. Secoue le tronc du palmier, des dattes mûres tomberont vers toi. Mange et bois, et rafraîchis ton œil (console-toi) ; et si tu vois un homme, dis-lui : j’ai voué un jeûne au Miséricordieux ; aujourd’hui je ne parlerai à aucun homme. Elle alla chez sa famille, portant l’enfant dans ses bras. On lui dit : Ô Marie, tu as fait là une chose étrange. Ô sœur d’Aaron ! ton père n’était pas un homme méchant, ni ta mère une femme dissolue. Marie leur montra du doigt l’enfant, afin qu’ils l’interrogeassent : Comment, dirent-ils, parlerons-nous à un enfant au berceau ? — Je suis le serviteur de Dieu, leur dit Jésus, il m’a donné le Livre et m’a constitué prophète »[17].

Sans entrer pour le moment dans des considérations précisément dogmatiques, et sans revenir sur l’épisode du palmier, ce récit prête à plusieurs observations. D’abord il est hors de doute que la conception de Jésus est exceptionnelle et sa naissance miraculeuse, quelle que soit d’ailleurs sur ce point la pensée de Mahomet, que nous tâcherons plus loin de préciser. Mais les détails de ce récit offrent un singulier mélange d’accord et de désaccord avec les évangiles, surtout avec les apocryphes, et parmi eux avec l’évangile arabe de l’enfance. D’après ce dernier document aussi, Jésus parle dans son berceau, et déclare qu’il est Jésus fils de Dieu, le Verbe, envoyé par son père pour le salut du monde[18]. Un autre apocryphe nous fait assister au désespoir de Joseph et à ses soupçons injurieux, vivement mais inutilement combattus par les compagnes de Marie, et effacés seulement par une vision[19]. Mais même dans ce dernier récit, nous ne trouvons pas les reproches adressés à Marie par des parents, au contraire ; il y a probablement là une de ces transpositions, un de ces désordres qu’expliquent les méprises de la tradition orale, et qui abondent dans le Coran.

La principale différence se trouve dans l’état d’esprit de Marie. Cette peur, cette honte que lui attribue le Coran, ne se trouvent pas plus chez les apocryphes que dans Saint-Luc. S’il y a loin de l’admirable Magnificat au très-médiocre récit du Protévangile de Jacques[20], ici même Marie répond aux reproches injurieux de Joseph, avec des larmes sans doute, mais avec fermeté et sans hésitation, et dans l’évangile arabe, aussitôt que son fils a vu le jour, elle proclame hautement leur grandeur à tous deux[21]. Mahomet, avec son esprit positif et littéraliste lorsqu’il n’était pas emporté par son enthousiasme déiste, était absolument réfractaire, en ceci comme ailleurs, au mysticisme chrétien.

Après la nativité, l’information historique du Coran devient de plus en plus pauvre et erronée, de relativement précise et abondante qu’elle était auparavant. La fuite en Égypte, comme on l’a vu par l’épisode du palmier, s’était fondue dans le récit même de la Nativité, nouvelle preuve du travail destructeur de la tradition orale. Le seul fait important que nous trouvions maintenant c’est le miracle des oiseaux ; il n’est indiqué qu’en peu de mots : « je formerai de boue la figure d’un oiseau, je soufflerai sur lui, et par la permission de Dieu l’oiseau sera vivant »[22]. Mais cela est bien suffisant pour reconnaître l’historiette racontée sous deux formes différentes par l’évangile arabe[23] : ou bien l’enfant Jésus jouant avec ses camarades, s’amusant à modeler des oiseaux avec de la terre glaise, et prouvant sa naissance divine par l’ordre qu’il leur donne de s’animer et de s’envoler ; ou bien un Juif s’irritant de ce que Jésus s’est livré à ce passe-temps un jour de sabbat, et les oiseaux s’envolant au moment où ils vont être écrasés.

Ensuite, et jusqu’à l’âge de trente ans, le même silence que dans nos évangiles, sur une existence que l’évangile arabe déclare privée momentanément de tout miracle[24].

II. LE MINISTÈRE DE JÉSUS, D’APRÈS LE CORAN ET D’APRÈS LA TRADITION MUSULMANE.

La vie publique et l’enseignement de Jésus, qui remplissent les trois quarts de nos évangiles, mais sur lesquels se tait la tradition des apocryphes entre les évangiles de l’enfance et les actes de Pilate, sont, principalement pour cette raison même, à peu près laissés de côté par le Coran ; et le peu qu’il en dit est assez obscur. Les trois points indiqués plutôt que traités sont : l’enseignement et les miracles ; les apôtres ; la table, souvenir grossier et confus de la Sainte-Cène. Sur ces trois points il sera utile d’ajouter aux maigres renseignements du Coran les données plus larges de la tradition musulmane, tantôt plus fantaisiste, tantôt mieux informée, et pourtant timide, ayant toujours peur de se mettre en désaccord avec le Livre infaillible, et de dévoiler son insuffisance.

Les miracles de Jésus étaient des signes de la puissance divine qui lui était accordée. Il disait aux enfants d’Israël : « Je viens vers vous, accompagné des signes du Seigneur… ; je guérirai l’aveugle de naissance et le lépreux ; je ressusciterai les morts par la permission de Dieu ; je vous dirai ce que vous aurez mangé et ce que vous aurez caché dans vos maisons. Tous ces faits seront autant de signes pour vous, si vous êtes croyants. Je viens pour confirmer le Pentateuque, que vous avez reçu avant moi ; je vous permettrai l’usage de certaines choses qui vous avaient été interdites. Je viens avec des signes de la part de votre Seigneur. Craignez-le et obéissez-moi. Il est mon Seigneur et le vôtre. Adorez-le : c’est le sentier droit »[25]. Ailleurs Jésus dit encore : « Il a voulu que je sois béni partout où je me trouverai ; il m’a recommandé de faire la prière et l’aumône tant que je vivrai, d’être pieux envers ma mère »[26]. Mahomet ne nous en apprend pas davantage, et peut-être n’en savait-il pas davantage : des affirmations de son droit, des preuves de son droit par quelques faits matériels, certaines vertus pratiques, voilà tout sur le ministère de Jésus. Aussi comprenons-nous très-bien qu’il ait rencontré plus d’infidélité que d’obéissance, comme le Coran nous en informe avec une remarquable insistance : « Jésus s’aperçut de leur infidélité… Les incrédules s’écriaient : Tout ceci n’est que de la magie !… Lorsque Jésus leur fit voir des signes évidents, ils disaient : c’est de la magie manifeste… Une portion des enfants d’Israël a cru, et l’autre n’a point cru »[27]. Aussi Jésus les a-t-il maudits, comme rebelles et transgresseurs[28].

Nous verrons dans la partie dogmatique de ce travail comment Mahomet exploite à son profit cette incrédulité. Remarquons seulement dans les passages que nous venons de rapporter de nombreux et vagues souvenirs du contenu de nos évangiles.

La tradition musulmane est beaucoup plus précise sur l’enseignement de Jésus, soit qu’elle imagine davantage, soit qu’elle connaisse davantage. Maçoudi a appris des chrétiens dit-il — sans doute de quelque secte judéo-chrétienne — comment son ministère a commencé : « Jésus étudia jusqu’à l’âge de trente ans dans la synagogue el-Midras. Lisant un jour ces paroles d’Ésaïe[29] : Tu es mon fils et mon essence, je t’ai élu pour moi, il ferma le livre, le remit au serviteur du temple, et sortit en disant : Maintenant la parole de Dieu s’est accomplie dans le fils de l’homme »[30]. Un auteur musulman ultérieur, résumé par Mouradgea d’Ohsson[31], donne une idée plus vraie et mieux comprise du Ministère de Jésus que ne l’a fait le Coran, tout en s’efforçant visiblement de s’écarter le moins possible de cette autorité céleste : « Jésus eut sa mission divine à l’âge de trente ans, après son baptême dans les eaux du Jourdain. Il appelle les peuples à la pénitence. Dieu lui donne la vertu d’opérer les plus grands miracles. Il guérit les lépreux, donne la vue aux aveugles, ressuscite les morts, marche sur les eaux de la mer ; sa puissance va jusqu’à animer par son souffle un oiseau fait de plâtre et de terre. (Ici l’histoire de la Table qui viendra plus loin.) Ce messie des nations prouve ainsi son apostolat par une foule de prodiges. La simplicité de son extérieur, l’humilité de sa conduite, l’austérité de sa vie, la sagesse de ses préceptes, la pureté de sa morale, sont au-dessus de l’humanité ».

D’autres rapportent des propos de Jésus, tantôt presque exacts, tantôt à moitié vrais, tantôt tout à fait imaginaires, de ces historiettes pour lesquelles les Orientaux ont un goût prodigieux[32], et qui circulent en grand nombre sur Jésus même parmi les non-chrétiens[33]. Ainsi Hamza, un gnostique Musulman, l’un des fondateurs de la monstrueuse religion des Druses, cite, avec de faibles altérations, calculées d’ailleurs dans une vue dogmatique, ces réels propos du Messie : « Quiconque ne sera pas né deux fois du ventre de sa mère ne parviendra point au royaume des cieux et à la connaissance des terres[34]… Je monte vers mon père et votre père, ceignez donc vos reins, portez votre croix et suivez-moi »[35].

Quant aux propos prêtés arbitrairement à Jésus, et qui sont souvent insipides ou inconvenants[36], il serait peu intéressant de nous en occuper. Citons plutôt ce beau quatrain persan qui tranche, par la profondeur du sentiment, avec le littéralisme superficiel de l’Islam : « Le cœur de l’homme, lorsqu’il est affligé, tire sa consolation de tes paroles. Ton nom seul rétablit l’âme dans sa vigueur première. Si quelquefois il est donné à l’homme de s’élever jusqu’à la contemplation des mystères de la divinité, c’est de toi qu’il tire ses lumières, et c’est toi qui lui donnes l’envie d’y parvenir »[37].

Revenons au Coran pour ce qui concerne les apôtres. Il en est dit quelques mots sans qu’il soit fait mention, ni de leur nombre, ni du nom d’un seul d’entre eux. Ils y sont appelés hawarijoun, mot qui contient l’idée de blancheur, par allusion soit à leurs vêtements soit à la pureté de leur âme. « C’est nous, répondirent les disciples de Jésus, qui serons les auxiliaires de Dieu : Nous croyons en Dieu, et tu témoigneras que nous nous abandonnons à sa volonté… inscris-nous au nombre de ceux qui rendent témoignage »[38]. Rien sur les missions chez les païens, rien qui fasse prévoir une extension de l’Église en dehors du peuple d’Israël ; réticence dans laquelle il faut voir probablement une intention dogmatique. Il est possible, mais nullement démontré, qu’un récit de mission[39], récit d’ailleurs fort peu clair, se rapporte, dans la pensée de Mahomet, à un voyage de deux disciples et de Simon Pierre à Antioche. Impossible, malgré les commentateurs, de rien affirmer à ce sujet. — Maçoudi est mieux informé, mais très-bref[40] : « Le Messie, dit-il, en passant devant le lac de Tibériade, vit quelques pêcheurs qui étaient les fils de Zébédée et douze foulons. Il leur dit : Suivez-moi, et vous pêcherez des hommes »[41].

Reste l’épisode de la Table, faible et peu digne reflet de la Cène du Seigneur : « Ô Jésus, fils de Marie ! dirent les apôtres, ton Seigneur peut-il nous faire descendre des cieux une table toute servie ? — Craignez le Seigneur, leur répondit Jésus, si vous êtes fidèles. Nous désirons, dirent-ils, nous y asseoir et y manger ; alors nos cœurs seront rassurés, nous saurons que tu nous as prêché la vérité, et nous rendrons témoignage en ta faveur. Jésus, fils de Marie, adressa cette prière : Dieu, notre Seigneur, fais-nous descendre une table du ciel : qu’elle soit un festin pour le premier et le dernier d’entre nous, et un signe de ta puissance. Nourris-nous, car tu es le meilleur nourrisseur. Le Seigneur dit alors : Je vous la ferai descendre ; mais malheur à celui qui, après ce miracle, sera incrédule »[42] ! Il est possible qu’avec le récit mal compris de la Cène se soit amalgamé celui de la vision de Pierre à Joppe[43] ; mais nous nions absolument qu’il y ait là une allusion quelconque aux menaces prononcées par Saint Paul contre les communiants indignes[44]. Outre que cette supposition est arbitraire, l’ignorance absolue où se trouvait Mahomet et où sont resté assez longtemps les musulmans, non seulement du texte mais du contenu des épitres, la rend inadmissible.

Ce qui est certain, c’est que la tradition musulmane a mêlé le récit de la Cène avec celui du repas miraculeux sur le bord du lac de Tibériade. Seulement l’hospitalité arabe a libéralement accordé aux convives des mets plus variés[45] : « Pressé par la faim, lui et ses disciples, il reçoit du ciel, au milieu de ses angoisses et de ses ferventes prières, une table couverte d’une nappe et garnie d’un poisson rôti, de cinq pains, de sel, de vinaigre, d’olives, de dattes, de grenades et de toutes sortes d’herbes fraiches. Ils en mangent tous ».

III. LA DESTINÉE FINALE DE JÉSUS.

Le Coran ne dit rien des circonstances qui amenèrent la condamnation de Jésus, sinon qu’il était en butte aux méchancetés des Juifs. Mais, chose essentielle, il nie la réalité de la crucifixion : « Les Juifs disent : Nous avons mis à mort le Messie, Jésus fils de Marie, l’envoyé de Dieu. Non, ils ne l’ont point tué, ils ne l’ont point crucifié ; un homme qui lui ressemblait fut mis à sa place, et ceux qui disputaient là-dessus ont été eux-mêmes dans le doute. Ils ne le savaient pas de science certaine, ils ne faisaient que suivre une opinion. Dieu l’a élevé à lui, et Dieu est puissant et sage »[46]. Telle est la déclaration qui depuis douze siècles domine toutes les notions d’une grande partie du genre humain sur le Sauveur : il n’a pas été crucifié, un autre l’a été à sa place, et la chrétienté est dupe de cette substitution. Comment s’est-elle opérée ? Le Coran ne le dit pas, et les commentateurs sont divisés : suivant les uns, Jésus aurait demandé lequel de ses disciples voulait mourir à sa place, et l’un d’eux se serait proposé ; suivant les autres, un ange en emportant Jésus dans les airs, aurait donné ses traits à l’un des apôtres ou à tout autre, si bien que certains Juifs disaient : nous reconnaissons sa figure, mais non pas son corps. Ces interprétations vraiment musulmanes, valent mieux que celle de Jean Damascène, d’après laquelle les Juifs (il n’est pas question de Ponce Pilate et des Romains) auraient, selon Mahomet, crucifié l’ombre de Jésus : rien de moins docète que l’Islam, Gerock le remarque avec raison.

D’où a pu venir à Mahomet, nous ne disons pas sa préférence pour cette bizarre négation (car nous verrons qu’il avait un intérêt dogmatique à la soutenir), mais l’idée même de cette négation, qu’il ne pouvait inventer de toutes pièces ? L’origine doit en être gnostique. Les Basilidiens racontaient fort stupidement que Jésus, marchant au supplice, avait transformé Simon de Cyrène en sa propre ressemblance, et ses propres traits en ceux de Simon, après quoi il s’était rendu invisible pour narguer tout à son aise les bourreaux de cet infortuné[47]. Les Cérinthiens disaient déjà qu’un disciple avait pris la place du Maître. Un fragment d’un écrit soi-disant apostolique s’exprime dans le sens des Basilidiens[48]. Quant au prétendu évangile de Saint-Barnabé, il nomme le disciple martyr pour Jésus, et c’est Judas, tout simplement[49]. Mais nous savons que penser de ce document tardif, dont les inventions n’ont aucune valeur, si ce n’est toutefois la créance qu’elles ont obtenue depuis dans le monde musulman.

En effet le théologien déjà cité d’après Mouradgea d’Ohsson, et, comme nous l’avons vu, relativement bien informé, s’exprime ainsi : « Les Juifs corrompus et pervers le persécutent jusqu’à demander sa mort. Trahi par Judas, et près de succomber sous la fureur de ses ennemis, il est enlevé au ciel, et cet apôtre infidèle, transfiguré en la personne de son maître, est pris pour le Messie, et essuie le supplice de la croix avec toutes les ignominies qui étaient destinées à cet homme surnaturel, à ce grand Saint, à ce glorieux prophète… Plusieurs imans croient cependant à la mort réelle de Jésus-Christ, à sa résurrection et à son ascension, comme il l’avait prédit lui-même à ses douze apôtres, chargés de prêcher en son nom la parole de Dieu à tous les peuples de la terre ». Il n’est pas étonnant que la connaissance des textes évangéliques ait détourné quelques membres du clergé musulman des grossières erreurs de leur prophète ; mais la croyance orthodoxe et presque universelle est bien restée celle du Coran, et l’on a trouvé moyen de retourner contre les chrétiens l’argument tiré des textes évangéliques. Behaeddin, missionnaire ismaélite du temps des croisades, a écrit des traités de propagande à l’adresse des chrétiens. Dans l’un de ces traités[50], il leur reproche de croire à la crucifixion, et de prendre au pied de la lettre la prophétie de Jésus : Abattez ce temple, et je le relèverai dans trois jours… Mais il parlait du temple de son corps[51]. Selon Behaeddin la disparition des trois jours doit être entendue allégoriquement. Voilà comment tous les gnosticismes se rencontrent, celui du christianisme et celui de l’Islam.

La crucifixion n’étant pas réelle, qu’est donc devenu Jésus ? Les Musulmans et Mahomet lui-même ont été égarés en toutes sortes d’incertitudes et de fantaisies par l’absurdité de leur point de départ. Comment mettre d’accord ces mots : « c’est moi qui te fais subir la mort », indiquant que Jésus après avoir échappé à la croix est mort (quand et comment ?) d’une mort naturelle, et ce que dit aussi ailleurs Jésus lui-même : La paix sera sur moi au jour où je mourrai — avec ces mots : « c’est moi qui t’élève à moi… lorsque tu m’as recueilli chez toi », qui indiquent l’Ascension, ou ces mots : « le jour où je ressusciterai », qui indique la Résurrection ?[52] Les commentateurs ont peiné pour arranger tout cela, mais ils sont arrivés à deux solutions différentes : d’après les uns Jésus serait monté au ciel sans passer par le sépulcre, d’après les autres il aurait fait un court séjour dans le tombeau, il y serait resté trois heures, ou sept heures.

Même désaccord quant à la situation de Jésus lors du jugement dernier[53]. Sa venue doit bien être l’indice de l’heure suprême, et les Musulmans appuyés sur cette parole, regardent comme article de foi le retour de Christ. D’autre part il assiste en simple témoin au jugement des autres ; enfin dans un troisième passage il comparaît comme les autres hommes et répond aux questions de Dieu.

Ainsi la christologie historique du Coran, assez précise au début jusque dans ses erreurs, va se perdant de plus en plus dans les bizarreries et les contradictions.




  1. Les évangiles apocryphes, ou plutôt leur contenu transmis par tradition orale puis fixé dans le Coran, s’étaient tellement emparés des esprits musulmans que Maçoudi, savant écrivain du dixième siècle, qui connaissait le nombre exact et les auteurs des évangiles canoniques, leur attribue ce qui ne se trouve que dans les apocryphes : « Matta, Johanna, Markoch et Louka sont les quatre apôtres qui ont raconté l’histoire du Messie, […] de longs détails sur le Messie, Marie et Joseph le Charpentier ». (Prairies d’or, T. I, p. 123).
  2. Exode VI, 18, 20 ; 1 Chron. V, 28, 29.
  3. S. III, v. 31 ; S. LXVI, 12.
  4. S. XIX, v. 29.
  5. l. cit. ch. V. — Le plus ancien est peut-être Euthymius.
  6. S. XX, v. 41 ; S. XXVIII, v. 10.
  7. S. III, v. 44.
  8. S. III, v. 32, 37—39.
  9. Ev. de nativ. Mariae, ch. I (pour le v. 31 déjà cité de la sour. III) Voverunt tamen, si forte Deus donaret eis sobolem, eam se domini servitio mancipaturos — et ch. VII : quotidie ab angelis frequentabatur, quotidie divina visione fruebatur, quae eam a malis omnibus custodiebat et bonis omnibus redundare faciebat. — Pseudo-Mat. ch. IV : abierunt simul Joachim et Anna uxor ejus ad templum domini, tradentes infantulam nomine Mariam in contubernio virginum… Ch. VI : Esca quam quotidie de manu angeli accipiebat ipsa tantum se reficiebat. Frequenter videbantur cum ea angeli dei loqui. — Protea. Jacobi, ch. IV le vœu d’Anne, et ch. VIII : ἧν δὲ Μαϱία ἐν τῷ ναῷ ϰυϱίου ὡς πεϱιστεϱὰ νεμομένη, ϰαὶ ἐλάμβανεν τϱοφὴν ἐϰ χειϱὸς ἀγγέλου.
  10. Ce mélange des deux histoires, plus intime que dans Saint-Luc, est tout-à-fait dans l’esprit des apocryphes.
  11. S. III, v. 33—36. V. aussi S. XIX, v. 1—12.
  12. Luc I, 8—22.
  13. Gerock essaie vainement de nier la contradiction, en soutenant que Zacharie demande un héritier en général, un fils de Marie par exemple. L’ensemble du récit s’oppose à cette interprétation, que combat Muir, T. II, p. 278.
  14. Kasimirski dit qu’il faut suppléer par ces mots : Tu ne t’approcheras pas de moi.
  15. S. XIX, v. 16—21.
  16. S. III, 40—43.
  17. S. XIX, v. 22—31.
  18. Arab. ev. inf. ch. I : Jesum locutum esse et quidem cum in cunis jaceret, dixisseque matri suae Mariae Ego sum Jesus filius dei, ὁ λόγος, quem peperisti quemadmodum adnuntiavit tibi angelus Gabriel ; misitque me pater meus ad salutem mundi.
  19. Pseudo-Mat. ch. X : Joseph […] invenit Mariam praegnantem. Unde totus in angustia positus contremuit et exclamavit dicens Domine deus, accipe spiritum meum : quoniam melius est mihi mori quam amplius vivere. Cui dixerunt virgines quae cum Maria erant : Quid ais, domine Joseph ? Nos scimus quoniam vir non tetigit eam ; nos sumus testes quoniam virginitas et integritas perseverat in ea. Nos custodivimus super eam […] istam gravidam nemo fecit nisi angelus domini. Joseph dixit : quid me seducitis ut credam vobis quoniam angelus domini impraegnavit eam ? Potest enim fieri ut quis se finxerit angelum domini et deceperit eam.
  20. Luc I, 46—55. — Prot. Jac. ch. XIII et XV.
  21. Ev. inf. arab. ch. III : Sicuti filio meo nemo inter pueros par est, ita ejus genitrix nullam inter mulieres parem habet.
  22. S. III, v. 43.
  23. ch. XXXVI et XLVI.
  24. ch. LIV : Miracula arcana et secreta sua occulere coepit et legi operam dare, donec annum trigesimum complevit.
  25. S. III, v. 43, 44.
  26. S. XIX, v. 32, 33.
  27. S. III, v. 45 ; S. V, v. 110 ; S. LXI, v. 6 et 14.
  28. S. V, v. 82.
  29. Sorte de paraphrase de És. XLVII, 1.
  30. Prairies d’or, T. I, p. 122.
  31. Tableau général de l’Empire ottoman, Paris 1787, fol.
  32. Il faut cependant distinguer, avec M. Renan (Études d’histoire religieuse, p. 236) la simplicité arabe de l’imagination persane.
  33. Gerock raconte que le Jésuite Jérôme Xavier a publié en persan (Lugd. Bat. 1639) une vie de Jésus remplie de ces récits populaires, afin de gagner plus facilement les populations orientales.
  34. Jean III, 3, 4 ainsi altéré, est pour Hamza une prédiction en faveur de sa secte.
  35. Composé de Jean XX, 17, de Luc XII, 35 et IX, 23.
  36. V. par exemple dans Fabricius loc. cit. les citations de Warner, Compendium historicum etc. Lugd. Bat. 1643.
  37. Article Issa de la Bibliothèque orientale de d’Herbelot, Paris, 1697, fol. V. aussi l’article hawarijoun.
  38. S. III, v. 45, 46 et S. V, v. 111.
  39. S. XXXVI, v. 13—26.
  40. Prairies d’or, loc. cit.
  41. Mat. IV, 19.
  42. S. V, v. 112—115.
  43. Actes X, 9—15.
  44. 1 Cor. XI, 27.
  45. Mouradgea d’Ohsson, loc. cit.
  46. S. IV, v. 156.
  47. Épiphane, l. cit. ch. XXIV : stabat invisibilis Jesus, deridens eos qui Simonem crucifigebant.
  48. Photii Bibliotheca, Berolini 1824, in-4, Cod. 114 ; il y est question d’un livre d’un certain Lucius Carinus, les πεϱίοδοι ἀποστόλων, disant τὸν Χϱιστὸν μὴ σταυϱωϑῆναι, αλλ’ ἑτεϱον αντ’ ἀυτοῦ, ϰαὶ ϰαταγελᾷν διὰ τοῦτο τῶν σταυϱούντων.
  49. Fabricius, Codex apoc. loc. cit.
  50. Silvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druzes, T. I, p. 527 ss. sur Hamza et Behaeddin.
  51. Jean II, 19, 21.
  52. S. III, v. 48 ; S. V, v. 117 ; S. XIX, v. 34, et les notes de Kasimirski.
  53. S. LIII, v. 61 ; S. IV, v. 157 ; S. V, v. 116—118.