CHAPITRE II.

LES SOURCES DES NOTIONS CHRÉTIENNES
DE MAHOMET.

Après nous être rendus compte du milieu d’idées chrétiennes, milieu bizarre et compliqué, que le prophète trouvait en naissant, nous pouvons aborder la recherche des sources même où Mahomet, dans son éducation personnelle, a dû puiser : question d’autant plus difficile que les traditionnistes et les théologiens musulmans, loin de l’éclaircir comme ils en éclaircissent d’autres ne font qu’embrouiller celle-là. Cherchons avec le plus d’ordre possible, et d’abord demandons-nous si cette information, quelle qu’en fût d’ailleurs la méthode, provenait de documents scripturaires, canoniques ou apocryphes.

Nous disons : quelle qu’en fût d’ailleurs la méthode. En effet Mahomet déclare, avec une intention évidente, qu’il est un prophète oummi, illettré, n’ayant pas lu de livre et ne sachant pas écrire une ligne[1]. C’était même un des moyens les plus habiles de sa politique, car ses paroles prenaient d’autant plus facilement un caractère révélé et miraculeux. Mais il a eu de bonne heure des secrétaires dévoués et intelligents. Si ces secrétaires, ou celui que Sprenger appelle son Mentor, et sur lequel nous reviendrons, avaient eu sous la main et compulsé à chaque instant une édition ou traduction quelconque de l’Ancien et du Nouveau Testament, ou des évangiles apocryphes, le résultat eût été presque le même que si Mahomet l’avait lue de ses propres yeux.

Nous disons : les livres canoniques ou apocryphes. En effet les preuves abondent que Mahomet n’a pas eu à sa disposition le texte de notre Écriture Sainte. D’abord rien ne prouve qu’il existât alors une Bible en Arabe[2], sans qu’on puisse pourtant affirmer le contraire ; et en admettant même qu’il en eût existé quelques exemplaires dans telle ou telle partie de l’Arabie, rien ne prouve qu’il y en eût dans le Hedjâz et dans l’entourage de Mahomet. Mais il y a plus. N’indiquons que pour mémoire les anachronismes dont le Coran fourmille relativement aux histoires de l’ancienne alliance, le prétendu retour des Israélites en Égypte[3], le désordre affreux dans la chronologie des prophètes[4], toutes erreurs involontaires, car elles ne pouvaient rendre aucun service à la religion nouvelle, et ne pouvaient que la faire accuser d’imposture par des Juifs instruits. Le Coran contient en outre des erreurs matérielles relativement aux personnes et aux faits de la Nouvelle alliance ; ainsi le Seigneur dit à Zacharie : « Nous t’annonçons un fils, son nom sera Jean (Iahia) ; avant lui personne n’a porté ce nom. »[5] — Or le nom de Jean ne figure pas moins de sept fois dans la Bible avant Jean-Baptiste.[6] Mahomet et les siens, munis d’un exemplaire de l’Écriture, ne seraient pas tombés dans de pareilles méprises ; d’ailleurs ils auraient puisé plus abondamment dans les récits Évangéliques, notamment dans l’enseignement de Jésus.

Ainsi nous pouvons écarter l’hypothèse du Nouveau Testament dans les mains de Mahomet. Mais les évangiles apocryphes ne s’y trouvaient-ils pas ? Cette fois la négation ne s’impose pas avec évidence. Plusieurs de ces écrits, parmi lesquels il n’est pas étonnant que se présente au premier rang l’évangile arabe de l’enfance, offrent dans leurs récits (comme le montrera le prochain chapitre), notamment dans leur prédilection pour l’histoire de Marie et la période de l’enfance, une analogie réelle avec le Coran. Mais aussi quelles graves divergences sur des points essentiels tels que la nativité ![7] Pourquoi faire naître Jésus sous un palmier, au pied duquel Marie est surprise par les douleurs de l’enfantement ?[8] N’était-il pas tout aussi facile, et moins dangereux au point de vue des démentis, de placer la nativité dans une grotte, avec tous les apocryphes, avec l’évangile arabe de l’enfance comme les autres ?[9] Sur ce point très-important le Coran s’écarte donc tout autant des évangiles apocryphes que des évangiles canoniques : le palmier est aussi différent de la grotte que de la crèche. On explique, il est vrai, d’une manière aussi raisonnable qu’ingénieuse, cette anecdote du palmier par un autre passage des apocryphes, qui montre le petit Jésus, dans la fuite en Égypte, commandant à un palmier de courber ses branches pour rafraichir les voyageurs de son fruit.[10] Mais cette explication ne fait que rendre plus invraisemblable l’emploi de textes écrits, plus vraisemblable la tradition orale : ce désordre, cette confusion de détails, étrange dans le premier cas, devient toute naturelle dans le second. La première question, posée au début de ce chapitre, est résolue.

Mais la tradition orale une fois admise, aidée ou non par les livres secrets des sectes, mais non pas dans tous les cas par le texte de l’Écriture Sainte, de quelle nature était-elle, et comment est-elle arrivée à Mahomet ?

Une tradition répétée avec persévérance par les écrivains chrétiens et musulmans place un religieux, probablement nestorien, au début de cette initiation. Aboulféda dit dans sa vie du Prophète : « Abou-Taleb alla jusqu’à Bosra accompagné de son neveu âgé alors de treize ans. Là se trouvait un moine appelé Bohaïra, qui dit à Abou-Taleb : « retournez avec cet enfant, et gardez-le des Juifs, car de hautes destinées sont promises au fils de votre frère ».[11] Maçoudi, célèbre géographe arabe du dixième siècle, dit que Bohaïra le moine était un chrétien zélé, dont le nom dans les livres des chrétiens est Sergius.[12] L’imagination des critiques du dix-huitième siècle, Gagnier, Prideaux etc. s’est emparée de ce Sergius, assimilé au personnage de ce nom dont parle Vincent de Beauvais, l’encyclopédiste dominicain du moyen-âge, et Pastoret a pu dire « qu’il n’est pas d’erreur qu’on n’ait débitée à ce sujet ».[13] Aujourd’hui, après les travaux de Sprenger, on peut faire le partage du vrai et du faux que renferme cette tradition. Il est vrai qu’un certain Bohaïra, ou mieux Bahira, fut comme le « Mentor » religieux de Mahomet ; il est vrai que les idées nestoriennes, et surtout les accusations nestoriennes contre la dogmatique officielle de l’Empire ont joué un grand rôle dans les informations de Mahomet sur le christianisme. Mais il faut déplacer complètement les âges, les lieux, les conditions : il ne s’agit plus d’un voyage de l’adolescent en Syrie, il s’agit du séjour de l’homme fait à la Mecque ; il ne s’agit plus d’un moine nestorien, il s’agit d’un judéo-chrétien nazaréen ou rahmaniste, c’est-à-dire enseignant la doctrine du dieu de miséricorde, peut-être devenu ensuite le chef de la secte des hanyfes, canal plus ou moins conscient de traditions chrétiennes altérées et mélangées.[14]

Toutefois il faut bien dire que ce Bahira fut le principal, mais non l’unique canal par lequel Mahomet reçut des notions sur le christianisme. Ses voyages de négociant du côté de la Syrie ; les discours de Koss, évêque de Nadjran qu’il entendit prêcher l’unité de Dieu et la résurrection des morts à la foire d’Okâz ; son ami Waraka, qui finit par devenir chrétien et même, a-t-on dit, par traduire une partie de l’Évangile ; des rahmanistes autre que Bahira, et les chrétiens avec lesquels il s’est trouvé en discussion : autant d’éléments qui ont pu modifier ses notions comme aussi se sont modifiées ainsi que nous le verrons dans le chapitre IV, et sa manière de voir au sujet des croyances chrétiennes, et ses relations avec les chrétiens.

À prendre le Coran dans son ensemble, au point de vue de la christologie, quelle était la substance des informations dont nous venons de voir la méthode ? Évidemment ce que nous pouvons supposer d’après tout ce qui précède, et ce que montrera d’ailleurs le chapitre suivant : quelques échos confus des évangiles canoniques, des souvenirs beaucoup plus précis et détaillés du contenu des évangiles apocryphes, notamment de l’évangile arabe de l’enfance, à tendances nestoriennes[15] : récits retenus, malgré plusieurs erreurs, par cette fidèle mémoire arabe, qui n’oublie ni les offenses ni les généalogies.

Y avait-il avec cela, outre les opinions tranchées des sectes que nous avons passées en revue, du gnosticisme ? A priori, pourquoi pas ? Les fantaisies gnostiques semblent, il est vrai, se prêter mal aux arêtes tranchantes du monothéisme musulman, et Gerock a raison de faire remarquer que rien n’est moins gnostique que d’affirmer la pure et réelle humanité de Christ.[16] Mais le gnosticisme est une forme toujours prête de l’esprit oriental, et il s’est formé plus tard chez les Druses, les Assassins, une véritable gnose musulmane.[17] Quant à l’argument de Gerock que le gnosticisme était fini depuis longtemps, même celui des Valentiniens et des Basilidiens qui avait tenu bon jusqu’au milieu du cinquième siècle, il n’est pas concluant du tout. Est-ce que ces choses-là disparaissent ? Elles plongent dans la nuit de l’oubli, puis tout-à-coup elles reparaissent sous un autre nom. En fait, il est difficile d’expliquer autrement que par une tradition gnostique la négation, par le Coran, de la crucifixion de Jésus. En admettant, ce qui est fort possible, que Mahomet l’ait niée avec mauvaise foi, l’idée ne lui en serait même pas venue si cette négation ne s’était jamais produite chez les chrétiens.

Avant de terminer ce chapitre, nous devons dire quelques mots d’un singulier document, d’un apocryphe parmi les apocryphes, du prétendu évangile de Saint Barnabé, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancienne version grecque de l’Évangile des Hébreux attribuée à Barnabas.[18] Au commencement du dix-huitième siècle, on remarqua dans la célèbre bibliothèque du prince Eugène de Savoie une traduction italienne faite au quinzième siècle, probablement sur un texte arabe, de cet évangile.[19] La chose fit du bruit, car le soi-disant compagnon de Saint-Paul voyait en Jésus-Christ un simple prophète, niait la crucifixion, et prédisait la venue de Mahomet (voir nos chapitres cinquième et sixième). Le déiste anglais Toland se précipita sur ce document dans lequel il voyait déjà un instrument de la ruine du christianisme, et il le mania dans son Nazarenus[20] avec une audace égalée par son absence de critique. C’était maintenant bien évident, Jésus était un simple réformateur du mosaïsme, le vrai christianisme historique était celui des Judéo-chrétiens, et les Musulmans étaient une branche du christianisme ni plus ni moins mauvaise qu’une autre, s’appuyant sur un des plus antiques monuments chrétiens. Tant de joie dura peu : Mosheim[21], après avoir cherché à démontrer qu’il n’était pas question dans les anciens écrivains ecclésiastiques d’un évangile de Barnabas, n’eut pas de peine à prouver que s’il en avait existé un ce n’était certainement pas celui-là, impudente mystification d’un apologiste tardif[22] de l’Islam.



  1. Sour. VII, v. 156, 158 — LXII, 2 — XXIX, 47.
  2. Nöldeke, Geschichte des Qorâns, I, 1. — La traduction arabe du Nouveau Testament faite sur la traduction copte a été composée ultérieurement, pour les Égyptiens qui ne savaient plus le copte (Bleek). Sait-on quelque chose de positif sur la date de la traduction faite d’après le syriaque, et sur sa diffusion ? Quant au texte de Théodoret sur l’Ancien Testament (Hebraici libri non modo in Graecum idioma conversi sunt, sed in Romanam quoque linguam, Aegyptiacam, Persicam, Indicam, Armenicam et Scythicam, atque adeo Sauromaticam, semelque ut ita dicam in linguas omnes, quibus ad hanc diem nationes utuntur), on peut bien accorder au Rev. Mühleisen-Arnold qu’il n’exclut pas une traduction arabe, mais non pas qu’il l’affirme.
  3. S. XXVI, v. 57–59.
  4. Voici dans quel ordre ils sont présentés S. VI, v. 84–86 : David, Salomon, Job, Joseph, Moïse, Aaron, Zacharie, Jean Baptiste, Jésus, Élie, Ismaël, Élisée, Jonas, Lot. Cet ordre n’est probablement pas intentionnellement chronologique, mais il est clair que des personnes familières avec le texte de la Bible n’iraient jamais l’imaginer.
  5. S. XIX, v. 7 et 8. Faut-il voir dans cette erreur, qu’on a inutilement essayé de pallier, un écho mal entendu de Luc I, 61 : « Il n’y a personne dans ta parenté qui soit appelé de ce nom » ?
  6. 1 Chron. III, 15, 24 ; VI, 9, 10 ; 2 Rois XXV, 23 ; Esdras VII, 12 ; Jér. XL, 8. V. Geiger I, 2.
  7. À partir de ce moment, nous renvoyons une fois pour toutes à Gerock, Versuch einer Darstellung der Christologie des Koran, Hamburg und Gotha 1839, ouvrage dont tous les auteurs se sont servis depuis, entre autres un étudiant de Montauban M. Manneval dans son utile Thèse intitulée la Christologie du Coran, Toulouse 1867.
  8. S. XIX, v. 23.
  9. Protevangelium Jacobi, 18 ; Pseudo-Matthaei ev. 12 ; ev. infantiae arabicum, 3.
  10. Pseudo-Mat. XX : Infantulus Iesus […] ait ad palmam Flecte arbor ramos tuos, et de fructu tuo refice matrem meam. Et confestim ad hanc vocem inclinavit palma cacumen suum usque ad plantas beatae Mariae. — À cette tradition appartient sans doute aussi le sycomore plus brièvement mentionné dans l’ev. infant. arabicum 24. — On y a vu aussi le souvenir lointain du palmier de Délos sous lequel naquit Apollon (Hymne homérique à Apollon Délien) : en fait de syncrétisme oriental tout est possible.
  11. Vie de Mahomet, texte arabe d’Aboulféda avec traduction par Noël des Vergers, Paris 1837, p. 9. — Euthymius (XIe siècle) dit à propos des voyages en Palestine : Incidit in Hebraeos, deinde et in Arianos tandem etiam in Nestorianos. (Moamethica, dans le T. II de la Bibl. veterum Patrum, Paris 1624, fol.)
  12. Les Prairies d’Or, trad. Pavet de Courteille et Barbier de Meynard, Paris 1861, Tome I, p. 146.
  13. Zoroastre, Confucius et Mahomet par M. de Pastoret, Paris 1787, p. 208.
  14. V. outre Sprenger T. II, ch. XI–XIII, l’article Coran de M. Stanislas Guyard dans l’Encyclopédie Lichtenberger. L’article Mahomet n’a pas encore paru.
  15. M. Nicolas y remarque (p. 347 de ses Études sur les évangiles apocryphes) la distinction nestorienne entre l’homme et le Seigneur, l’un appelé rab maitre, l’autre alsid dominateur, comme aussi certaines histoires d’un caractère nestorien, Jésus prédit par Zoroastre, les deux voleurs rencontrés dans la fuite en Égypte.
  16. Gerock, l. cit. p. 13, contre Cludius Muhammed’s Religion. Altona 1809, p. 478.
  17. V. Silvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druses, Paris, 2 v. 1838, et St. Guyard, Un grand-maitre des Assassins au temps de Saladin, Paris 1877.
  18. M. Nicolas, l. cit. p. 139.
  19. V. Fabricius Codicis apocryphi novi Testamenti pars tertia, p. 365 s. Hamburgi 1719.
  20. Nazarenus, or Jewish, gentile and mahometan christianity, London 1718.
  21. Vindiciae antiquae christianorum disciplinae, Hamburgi 1722.
  22. Peut-être l’apologiste se proposait-il de répondre à Euthymius, qui, dans ses Moamethica, ch. III et XXVII, reproche aux Musulmans de ne pouvoir produire aucun texte évangélique appuyant leurs prétentions.