Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 16

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 170-181).


CHAPITRE XVI.


Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu’à rage mûr. La mousse était son lit ; une grotte, sa cellule ; sa nourriture, des fruits ; sa boisson, l’eau d’une source : éloigné des homme, il passait ses jours avec Dieu ; le louer était sa seule occupation, son unique plaisir.
Parnell.


Le lecteur ne peut avoir oublié que, dans la seconde journée du tournoi, la victoire fut décidée par le secours d’un chevalier inconnu, que sa conduite passive et indolente durant la première partie du combat avait fait surnommer le Noir-Fainéant ; que ce chevalier quitta l’arène aussitôt que le triomphe de son parti fut assuré ; et que lorsqu’on le chercha pour lui décerner le prix dû à sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que les hérauts d’armes l’appelaient à haute voix et au son des trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les chemins fréquentés et prenant la route la plus courte à travers les bois. Il passa la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où un ménestrel errant lui apprit le résultat du tournoi.

Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de faire la plus longue traite possible ; son cheval, qu’il avait eu soin de ménager la veille, pouvait marcher long-temps sans avoir besoin de beaucoup de repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu’il avait suivis étaient si tortueux que, lorsque la nuit vint le surprendre, il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding de l’Yorkshire. Le cheval et le cavalier avaient un égal besoin de nourriture, et il devenait indispensable de chercher quelque lieu où ils pussent passer la nuit. L’endroit où se trouvait le voyageur ne semblait propre à lui fournir ni abri ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à l’expédient ordinaire des chevaliers errants, qui, en pareils cas, laissaient leurs chevaux paître en liberté, et se couchaient sur la dure au pied d’un chêne, où ils pouvaient songer tout à leur aise à la dame de leurs pensées. Mais soit que le chevalier Noir n’eût pas de maîtresse, soit qu’il fût en amour aussi nonchalant qu’il avait paru l’être dans le tournoi, il n’était pas assez enfoncé dans des réflexions passionnées sur une belle et sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Ce fut donc avec un grand désappointement que, en promenant ses regards autour de lui, il se vit environné de bois à travers lesquels s’offraient, à la vérité, plusieurs clairières et des sentiers, mais de ces sentiers tracés par des troupeaux qui seraient venus paître dans la forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent.

Le soleil, d’après lequel le chevalier avait jusqu’alors dirigé sa course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du comté de Derby, et toute tentative pour aller plus avant pouvait allonger sa route et l’écarter du but de son voyage. Après avoir inutilement essayé de reconnaître le sentier le plus battu, dans l’espoir qu’il le conduirait à la chaumière de quelque garde forestier ou de quelque berger, et avoir acquis la conviction que l’un n’était pas plus certain que l’autre, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct que maintes fois déjà il avait été à même de reconnaître pour un guide plus sûr que l’expérience de l’homme.

Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu’il était d’une longue marche sous un cavalier vêtu de sa pesante armure, ne sentit pas plutôt les rênes flotter sur son cou, que, se voyant libre de se diriger à son gré, il sembla prendre de nouvelles forces ; et, quoique tout à l’heure encore il eût à peine répondu à l’éperon autrement que par un gémissement, tout fier actuellement de la confiance qu’on lui accordait, il dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même un trot plus vif. Le sentier qu’il choisit ne conduisait pas dans la même direction que le chevalier avait suivie durant le jour ; mais comme son coursier, semblait marcher avec confiance, le cavalier s’en rapporta aveuglément à son choix. L’événement prouva qu’il avait eu raison : bientôt le sentier devint un peu plus large et parut plus battu, et le son d’une petite cloche avertit le chevalier qu’il se trouvait à peu de distance de quelque chapelle ou de quelque ermitage.

Il entra enfin dans une clairière, sur un des côtés de laquelle, dans une partie déclive du terrain, s’élevait presque perpendiculairement un roc gris et dentelé dont le lierre tapissait les flancs. En quelques endroits on y voyait aussi des chênes et des houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les fentes et les crevasses du rocher, et dont les rameaux verts se balançaient sur un précipice, semblables au panache qui, ornant le casque d’un guerrier, donne de la grâce à un objet dont la vue ne devrait inspirer d’autre sentiment que celui de la terreur. La base de ce rocher servait d’appui à une hutte grossière, formée de troncs d’arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble : un mélange d’argile et de mousse remplissait leurs interstices, ce qui en faisait un abri sûr contre les intempéries des saisons. La tige d’un jeune sapin dépouillé de ses branches, et qui portait un morceau de bois lié transversalement vers le haut, plantée près de la porte, offrait un emblème grossier de la sainte Croix. À une faible distance, à droite, une source d’eau limpide jaillissait du haut du rocher, et tombait dans une pierre creuse dont le temps avait fait un bassin naturel ; s’échappant ensuite, elle coulait avec un léger murmure dans un lit qu’elle s’était creusé peu à peu ; puis, après avoir fait plusieurs détours dans l’étroite clairière, elle allait se perdre dans un bois voisin.

Auprès de cette fontaine on voyait les ruines d’une petite chapelle, dont une partie du toit n’existait plus. Cet humble édifice, lorsqu’il existait dans son intégrité, n’avait jamais eu plus de seize pieds de longueur sur douze de largeur ; et le toit, dont le peu d’élévation était en harmonie avec ces proportions exiguës, reposait sur quatre voûtes ou arcades partant des quatre angles du bâtiment et supportées par quatre piliers massifs. Deux de ces arcades se voyaient encore, bien que la partie du toit qu’elles supportaient jadis se fût écroulée ; les deux autres étaient parfaitement conservées. On entrait dans cet antique édifice par une porte à cintre surbaissé dont le pourtour était décoré d’ornements en zigzag semblables à des dents de requin, comme on en voit encore dans les anciennes églises saxonnes. Sur le porche s’élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été entendu quelques instants auparavant par le chevalier Noir.

Ce tableau simple et pittoresque, qui brillait des reflets du crépuscule, donna au chevalier l’espoir consolant d’y passer la nuit, car les ermites qui habitaient les forêts se faisaient un devoir d’exercer l’hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris par la nuit. Il ne prit donc pas le temps d’examiner en détail les lieux que nous venons de décrire ; mais remerciant saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte, il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de l’ermitage, afin d’appeler l’attention et de la voir s’ouvrir pour lui.

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’on lui eût fait aucune réponse, et celle qu’il reçut enfin n’était nullement satisfaisante.

« Qui que tu sois, passe ton chemin ! » lui cria une voix rauque et forte à travers une fente de la porte, « et ne trouble pas dans ses prières du soir le serviteur de Dieu et de saint Dunstan.

— Révérend père, dit le chevalier, c’est un pauvre voyageur égaré dans ces bois, qui t’offre l’occasion d’exercer envers lui la charité et l’hospitalité.

— Mon frère, reprit le saint homme, loin de pouvoir faire la charité, il a plu à la vierge Marie et à saint Dunstan que je fusse destiné à la recevoir des autres. Je n’ai ici aucune provision qu’un chien voulut partager avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu t’assiste !

— Mais comment trouverais-je mon chemin à travers ce bois, au milieu d’aussi épaisses ténèbres ? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien, d’ouvrir votre porte et de m’indiquer au moins ma route.

— Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l’anachorète, de ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un Pater, deux Ave et un Credo, que mon vœu de misérable pêcheur m’oblige à réciter avant le lever de la lune.

— La route ! la route ! vociféra le chevalier, si je ne dois pas attendre davantage de toi.

— La route est aisée à suivre, répondit l’ermite. Le sentier qui part de ma cellule conduit à un marais, et de ce marais à un ruisseau qui, attendu que les pluies ne l’ont pas encore enflé, doit être guéable. Au delà de ce gué tu auras soin d’éviter la rive gauche, parce qu’elle est bordée de précipices, et que le sentier qui longe le ruisseau a dernièrement, comme je l’ai appris (car je sors rarement de ma retraite), été rompu en différents endroits. Ensuite tu marcheras droit devant toi…

— Un sentier rompu ! un précipice ! un gué ! un marais ! s’écria le chevalier ; messire ermite, fussiez-vous le plus saint de tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou comptèrent les grains d’un chapelet, vous ne parviendrez pas à me faire prendre, pendant une nuit obscure, une route si dangereuse. Je vous le répète, vous qui vivez de la charité d’autrui, charité si peu méritée, comme je le vois, vous n’avez pas le droit de refuser un abri au voyageur dans la détresse. Ouvrez-moi donc promptement votre porte, ou, par la sainte hostie ! je l’enfoncerai avec ma lance.

— Ami voyageur, répliqua l’ermite, ne m’importune pas davantage ; si tu m’obliges à faire usage de mes armes charnelles pour ma défense, il t’en adviendra malheur. »

Dans ce moment le chevalier entendit redoubler des aboiements que d’abord il avait jugé venir d’une certaine distance, ce qui lui fit présumer que l’ermite, alarmé de la menace qu’il venait de lui faire, avait été chercher, pour se défendre, des chiens enfermés dans une autre partie de son logis. Irrité de ces préparatifs que faisait l’ermite pour appuyer son refus d’hospitalité, il frappa du pied contre la porte avec une telle violence que les poteaux qui la soutenaient en furent ébranlés. « Patience ! patience ! bon voyageur, » s’écria l’anachorète qui n’avait nulle envie d’exposer sa porte à un nouveau choc ; « ménage tes forces, et je vais t’ouvrir ; quoique peut-être tu ne doives pas avoir à t’en féliciter. »

La porte s’entr’ouvrit en effet, et l’ermite, homme grand et fortement constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de jonc pour ceinture, parut devant le chevalier. Il tenait d’une main une torche allumée, et de l’autre un bâton de pommier sauvage, si gros et si pesant qu’il aurait pu passer pour une massue. Deux chiens énormes à longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins, étaient à ses côtés, et semblaient prêts à s’élancer sur le voyageur au premier signal de leur maître. Mais quand sa torche eut projeté sa lumière sur l’armure étincelante de l’étranger, l’ermite changea d’intention : réprimant la fureur de ses auxiliaires, et prenant un ton de brusque politesse, il invita le chevalier à entrer dans sa cellule, et s’excusa sur l’hésitation qu’il avait mise à le recevoir, s’étant fait, disait-il, une règle de ne jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de voleurs et d’outlaws qui infestaient les environs, et qui ne respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se dévouaient à leur culte.

« La pauvreté de votre cellule, bon père, » dit le chevalier en regardant autour de lui et en ne voyant qu’un lit de feuillage, un crucifix en chêne grossièrement taillé, un missel, une table faite de planches brutes et mal jointes, deux escabelles et quelques mauvais ustensiles de ménage ; « la pauvreté de votre cellule me semble une garantie suffisante contre les visites des voleurs, sans parler du secours de ces deux chiens, assez forts, je pense, pour déchirer un cerf, et contre lesquels conséquemment peu d’hommes pourraient combattre avec avantage.

— Le bon garde de la forêt, dit l’ermite, m’a permis d’avoir près de moi ces animaux pour protéger ma solitude jusqu’à des temps meilleurs. » Ayant ainsi parlé, il plaça sa torche sur une barre de fer qui servait de candélabre, et jetant un fagot de bois sec sur un foyer presque éteint, il avança près de la table une escabelle sur laquelle il s’assit, en faisant signe au chevalier d’en prendre une autre.

Assis tous deux, ils s’entre-regardèrent quelques instants d’un air grave, chacun pensant en soi-même qu’il avait rarement vu un homme plus vigoureux et plus déterminé que celui qui était en face de lui. « Vénérable ermite, » dit enfin le chevalier, « si je ne craignais de troubler vos pieuses méditations, je vous prierais de me dire, premièrement, où je puis mettre mon cheval ; ensuite ce que vous pouvez me donner pour souper ; enfin, où je trouverai un lit sur lequel je puisse étendre cette nuit mes membres fatigués ?

— Je vous répondrai par signes, dit l’ermite, car ma règle me prescrit d’observer un rigoureux silence, tant que le geste peut suppléer la parole. — Lui indiquant donc successivement deux coins de sa cellule. — Voilà l’écurie, ajouta-t-il, et voilà votre lit. » Prenant ensuite sur une planche un plat contenant deux poignées de pois secs, et le mettant sur la table, « Voici votre souper, » dit-il encore.

Le chevalier haussa les épaules, et, sortant de la hutte, alla chercher son cheval, qu’il avait attaché à un arbre, le dessella, le pansa avec soin, et lui étendit son propre manteau sur le dos. Vraisemblablement l’ermite fut touché des soins que le chevalier prenait de sa monture, car, paraissant se rappeler tout-à-coup que lors de sa dernière visite le garde forestier lui avait laissé quelque peu de fourrage, il passa dans une autre partie de sa cellule, et en rapporta une botte de foin et une bonne mesure d’avoine qu’il plaça devant le cheval ; puis, sortant une seconde fois, il revint avec une brassée de fougère sèche qu’il étendit à l’endroit qu’il avait montré au chevalier comme devant lui servir de lit. Celui-ci le remercia de sa courtoisie ; après quoi tous deux revinrent s’asseoir devant la table, où se trouvait toujours le plat de pois secs. Après un long Benedicite, qui avait été jadis en latin, mais qui n’en conservait nulle trace, à l’exception, çà et là, d’une longue et roulante terminaison de mots ou de phrases, l’ermite donna l’exemple à son hôte en mettant modestement dans une grande bouche, garnie de deux rangées d’excellentes dents aussi blanches et aussi aiguës que celles d’un sanglier, trois ou quatre pois secs ; triste mouture, sans doute, pour un si large et si puissant moulin !

Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l’ermite une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrants, une belle bouche dont la lèvre supérieure était ornée de deux moustaches plus foncées que ses cheveux ; enfin un homme aussi hardi, aussi entreprenant que paraissait l’annoncer sa haute et vigoureuse stature.

L’ermite, comme pour répondre à la confiance de son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps de la vie. Sa large tonsure, au milieu d’un cercle de cheveux noirs et crépus, rappelait l’image d’un enclos communal entouré d’une haie d’aubépine. Ses traits n’exprimaient ni l’austérité monastique, ni le jeûne et les macérations d’une vie ascétique ; au contraire ils avaient une expression hardie ; il avait de larges sourcils noirs, un front largement dessiné, des joues rondes et vermeilles comme celles d’un trompette ; et une barbe longue, aussi noire que touffue, flottait sous son menton. Une pareille tête, placée sur les larges épaules du saint homme, était bien capable de faire penser que sa nourriture habituelle se composait de bonnes tranches de bœuf et de bons gigots de mouton, plutôt que de pois secs ou de légumes. Ce rapprochement n’échappa point à la sagacité du chevalier, qui, après avoir broyé non sans peine une bouchée de pois secs, sentit le besoin de demander à l’ermite quelque liquide pour l’aider à les avaler : celui-ci satisfit à sa demande en plaçant devant lui une grande cruche remplie de l’eau la plus pure.

« Elle vient, dit-il, de la fontaine de Saint-Dunstan[1] ; de cette fontaine dans laquelle, entre deux soleils, il baptisa cinq cents Danois païens. Que son nom soit béni ! »

Et approchant de la cruche sa barbe noire, il avala une gorgée d’eau, quantité infiniment plus petite qu’on ne devait s’y attendre d’après l’éloge qu’il venait d’en faire.

« Il me semble, mon révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs dont vous mangez si peu, et que cette eau pure dont vous usez si économiquement, conviennent d’une manière merveilleuse à votre constitution. Vous me paraissez un homme plus apte à cogner le prix du bélier dans une lutte corps à corps, ou celui de l’anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou celui du bouclier au jeu de l’épée, qu’à passer votre temps dans ce désert, disant des messes et ne vivant que de pois secs et d’eau claire.

— Sire chevalier, reprit l’ermite, vos pensées ressemblent à celles des laïques ignorants, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins, comme jadis furent bénits les légumes et l’eau dont se contentèrent les enfants Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.

— Saint père, sur la figure de qui le ciel a opéré un tel miracle, dit le chevalier, permets à un humble pécheur de te demander ton nom.

— Tu peux m’appeler l’ermite de Copmanhurst, car c’est le nom que l’on me donne dans ce pays. On y ajoute, il est vrai, l’épithète de saint : mais je n’y tiens pas, vu que je m’en crois peu digne. Et maintenant, brave chevalier, puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte ?

— Pourquoi pas ? On m’appelle dans ce pays le chevalier Noir. Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l’épithète de Fainéant ; mais je ne m’en soucie guère, vu que je m’en crois peu digne. »

L’ermite ne put s’empêcher de sourire de cette réponse.

« Sire chevalier Fainéant, dit-il, je vois que tu es un homme de sens et de bon conseil ; je vois de plus que la simplicité de mon régime monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé peut-être à la licence des cours et des camps et au luxe des villes. En ce moment je crois me rappeler, sire Fainéant, qu’à la dernière visite que me fit le charitable garde forestier, il m’a laissé, outre plusieurs bottes de fourrage, quelques provisions de bouche dont ma règle m’interdit l’usage ; et, toujours absorbé par mes pieuses et profondes méditations, j’avais oublié de vous les offrir.

— J’aurais juré qu’il en était ainsi, reprit le chevalier. Du moment que vous avez ôté votre capuchon, j’ai été convaincu, vénérable père, que votre cellule devait renfermer quelques aliments plus substantiels. Le garde forestier est sans doute un jovial compagnon ; et quiconque a vu des dents comme les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s’abreuver d’une boisson si vulgaire, ne peut te laisser réduit à un mets et à un breuvage tout au plus dignes de mon cheval. » En parlant ainsi, il désignait du doigt les provisions placées sur la table. « Voyons donc sans délai la fine réserve du garde forestier. »

L’ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel se peignait une incertitude comique ; car il paraissait douter s’il y aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Mais la figure de celui-ci annonçait tant de franchise, son sourire avait quelque chose de si malin et de si naïf tout ensemble, que l’ermite se sentit subjugué par une sympathie irrésistible et porté à la confiance. Après l’avoir examiné en silence pendant quelques instants, il lui lança un coup d’œil d’intelligence, et alla au fond de son ermitage ouvrir une armoire dont la porte était cachée avec autant d’adresse que de soin : il en tira un énorme pâté que portait un plat d’étain d’une dimension peu ordinaire, et le plaça sur la table. Le chevalier l’ouvrit avec son poignard, et ne perdit pas de temps pour faire une intime connaissance avec le contenu. « Y a-t-il longtemps, révérend père, que l’honnête garde forestier n’est venu chez vous ? » dit le chevalier après avoir dépêché plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du cénobite.

« Environ deux mois, » répondit celui-ci sans réflexion.

« De par le ciel ! reprit le chevalier, dans votre ermitage tout tient du miracle, bon père. J’aurais juré que le chevreuil qui a fourni cette venaison courait encore dans la forêt il y a huit jours. »

Cette remarque déconcerta quelque peu l’ermite, qui d’ailleurs faisait une triste figure en voyant diminuer rapidement son pâté, auquel l’hôte faisait de profondes brèches ; attaque militaire à laquelle la protestation d’abstinence qu’il venait de faire ne lui permettait pas de prendre part.

« Mais, à propos, révérend père, j’ai été en Palestine, » dit le chevalier en cessant tout-à-coup de manger ; et je me souviens que c’est un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de lui prouver la bonne qualité des aliments qu’il lui présente en les goûtant lui-même. À Dieu ne plaise que je soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions ; néanmoins, je serais charmé de vous voir vous conformer aux coutumes de l’Orient.

— Pour dissiper vos scrupules, sire chevalier, je me départirai pour cette fois de ma règle d’abstinence, » répondit le cénobite. Et comme dans ce temps-là il n’existait pas de fourchettes, il plongea sur-le-champ ses doigts dans les profondeurs du pâté.

La glace de la cérémonie étant une fois rompue, l’ermite et le chevalier firent assaut d’appétit ; mais quoique celui-ci eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin derrière lui.

« Saint père, » dit le chevalier lorsque sa faim fut apaisée, « je parierais mon cheval contre un sequin que l’honnête garde forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, l’a laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre bagatelle analogue, comme auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne l’ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d’un cénobite aussi rigide ; mais je pense que si vous vouliez chercher encore dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n’est pas dénuée de fondement. »

L’ermite ne répondit que par une grimace ; et, retournant à l’armoire où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir qui pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec deux coupes de corne cerclées en argent ; et, après avoir fait au souper cette addition d’un liquide très convenable pour l’arroser, il crut pouvoir mettre toute gêne de côté. Remplissant donc les deux coupes, il en prit une en disant en saxon : « Waël haël. À votre santé, chevalier Fainéant ! » et il la vida d’un trait.

« Drink haël. Je bois à la vôtre, ermite de Copmanhurst, » répondit le guerrier ; et il lui fit raison de la même manière. « Saint personnage, » ajouta-t-il après le premier toast, « je ne saurais que m’étonner de plus en plus qu’un homme doué de qualités et de forces telles que les tiennes, et qui par dessus tout se montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À mon avis, vous seriez bien plutôt fait[2] pour prendre d’assaut un castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, que pour vous nourrir ici de légumes et vous abreuver d’eau claire, ou même pour dépendre de la charité du garde forestier. Si j’étais à votre place, je chasserais du moins à mon bon plaisir les daims du roi. Il y en a en abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le service du chapelain de Saint-Dunstan.

— Sire Fainéant, reprit l’ermite, voilà des propos dangereux, et je vous prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au roi et aux lois. Si je m’avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais sûr d’être jeté en prison, et ma robe ne me sauverait peut-être même pas de la potence.

— N’importe ! si j’étais de vous, je me promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes forestiers se tiennent bien chaudement dans leur lit ; et, tout en marmottant mes prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui paissent dans les clairières d’alentour. Dites-moi, mon père, n’avez-vous jamais pris un semblable passe-temps ?

— Ami Fainéant, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ermitage, intéresser les regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s’y est presque établi de vive force. Crois-moi, il faut jouir du bien que le ciel nous envoie, sans montrer une indiscrète curiosité sur la manière dont il nous arrive. Remplis ta coupe, vide-la, et, je t’en prie, ne pousse pas plus loin tes questions impolies ; autrement, tu me forcerais à te prouver que, si tu t’émancipais davantage, il me serait facile d’y mettre ordre.

— Par ma foi, tu augmentes ma curiosité ! Tu es l’ermite le plus mystérieux que j’aie jamais rencontré ; et j’en saurai davantage sur ton compte avant que nous ne nous séparions. Pour ce qui est de tes menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de braver le danger partout où il se présente.

— À ta santé, sire chevalier Fainéant ! je respecte beaucoup ta valeur, mais j’ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre avec des armes égales, je t’infligerai, de bonne amitié et fraternellement, une telle pénitence et te donnerai une telle absolution, que d’ici à un an tu ne pécheras plus par excès de curiosité.

— Quelles sont tes armes, vaillant ermite ?

— Il n’en est aucune, depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu’au cimeterre de Goliath, avec laquelle je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux joujoux ? »

En parlant ainsi, il ouvrit une armoire dans un autre coin de la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu’en portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier, qui suivait des yeux tous ses mouvements, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe, et d’autres objets qui ne paraissaient guère à l’usage d’un ermite.

« Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions indiscrètes : les objets contenus dans cette armoire y répondent d’avance ; mais, » ajouta-t-il en prenant la harpe, « j’y vois une arme sur laquelle j’essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu’avec l’épée et le bouclier.

— J’espère, sire chevalier, que ce n’est pas avec trop de justice que l’on t’a donné le surnom de Fainéant ; toutefois, tu me donnes là-dessus de graves soupçons. Au surplus, tu es mon hôte, et je ne veux mettre ton courage à l’épreuve qu’autant que tu y consentirais. Assieds-toi donc, et remplis ta coupe ; buvons, chantons, et menons joyeuse vie. Si tu sais quelque bon virelai, tu seras le bienvenu au festin de l’ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle de Saint-Dunstan ; et ce sera, s’il plaît à Dieu, jusqu’à ce que j’échange mon toit de chaume contre un toit de gazon. Allons ! remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe ; et rien ne lubrifie le gosier et n’aiguise l’ouïe comme un bon verre de vin. Moi, j’aime à sentir le jus de la treille couler jusqu’au bout de mes doigts avant de faire vibrer les cordes de mon instrument. »



  1. C’est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui fit faire ainsi trois fois le tour de sa cellule. a. m.
  2. L’auteur anglais passe alternativement du vous au tu, afin de varier sans doute le ton de la conversation à la fois noble et familière de ses interlocuteurs, Nous avons fréquemment reproduit ces formes d’élocution, pour mieux encore nous rapprocher des intentions et du style de l’écrivain britannique. a. m.