Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 17

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 181-186).


CHAPITRE XVII.


Le soir, dans un coin réservé à l’étude, j’ouvre mon livre au dos de cuivre, où sont consignés les actes des martyrs qui ont reçu la couronne céleste ; puis, quand mon flambeau pâlit et menace de s’éteindre, je chante, avant de m’endormir, mon hymne cadencée. Qui ne voudrait renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et revêtir l’amict blanc ? qui ne préférerait au bruyant théâtre du monde la paix de mon ermitage ?
Warton.


Malgré l’invitation du jovial ermite, à laquelle il se rendit volontiers, le chevalier reconnut que le spécifique indiqué n’était pas infaillible, car il ne parvint qu’à grand’peine à accorder la harpe.

« Il me semble, bon père, dit-il, qu’il manque une corde à l’instrument, et que les autres ne sont pas des meilleures.

— Vraiment ! tu t’en aperçois ? reprit l’ermite ; tu es donc du métier ? C’est la faute du vin et de l’intempérance, » ajouta-t-il gravement en levant les yeux au ciel, « la faute du vin et de l’intempérance. J’avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu’il dérangerait la harpe s’il y touchait après la septième coupe ; mais il supporte difficilement le contrôle. Ami, je bois à ton heureux essai musical. » Et en parlant ainsi il vida sa coupe avec gravité en secouant la tête pour blâmer l’intempérance du ménestrel du Nord.

Cependant le chevalier avait réussi à mettre les cordes un peu en harmonie, et, après un court prélude, il pria l’ermite de lui dire s’il voulait une sincérité dans la langue d’oc, ou un lai dans celle d’oui, ou un virelai, ou une ballade en anglais vulgaire.

« Une ballade ! une ballade ! répondit-il, au lieu des ocs et des ouis de France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable Anglais, comme l’était mon patron saint Dunstan ; je me moque de tous ces ocs et de tous ces ouis, comme il se serait moqué des coups de griffes du diable. On ne chante que de l’anglais dans cette cellule.

— Je vais donc essayer de vous chanter une ballade composée par un joyeux ménestrel saxon que j’ai connu dans la Terre-Sainte. »

Il était aisé de voir que si le chevalier n’excellait pas dans l’art des ménestrels, son goût du moins avait été perfectionné par les maîtres les plus habiles. L’étude lui avait appris à adoucir les sons d’une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait refusées. Il eût donc mérité les applaudissements de juges plus éclairés que l’ermite, d’autant plus que, mariant aux sons animés qu’il tirait de son instrument une voix dont les accents respiraient un enthousiasme plein de mélancolie, il donna aux vers de sa ballade une énergie séduisante. Il chanta :


LE RETOUR DU CROISÉ.


Un preux, l’honneur de la chevalerie,
Ne rapportait des rives du Jourdain
Qu’une humble croix soustraite à la furie
Des bataillons d’un nouveau Saladin.
Son bouclier montrait plus d’une empreinte
Des coups reçus en donnant le trépas.
Au seuil natal, de sa dame avec crainte
Ainsi le soir il chantait les appas ;


« Salut, ma belle ! objet si plein de charmes !
De l’Orient, où je semai l’effroi,
Pour tous trésors je rapporte mes armes,
Et je reviens sur mon vieux palefroi.
Mes éperons et ma lance intrépide,
Pour seul trophée en ce moment c’est là
Ce qui me reste en ma course rapide ;
Mais j’ai l’espoir d’un souris de Tekla.

« Gloire à ma belle ! En de pompeuses fêtes,
Je ne rêvais que sa douce faveur ;
Son nom volait sur l’aile des conquêtes,
Et son prestige allumait ma ferveur.
La harpe d’or, la trompette éclatante,
Rediront : « Gloire à qui charmait nos cœurs !
« Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente,
« Champ d’Ascalon, tu nous a vus vainqueurs. »

« Le glaive ardent, qu’animait son sourire,
De cent beautés moissonna les époux ;
À la victoire obligé de souscrire.
Le Soudan tombe, et son trône est à nous.
Pour tes cheveux dont les flottantes ondes
D’un cou d’ivoire effleurent le contour :
Pour tes beaux yeux, amie aux tresses blondes,
Par cent combats j’illustrai mon retour.

« Gloire à ma belle ! Un nom peu mémorable,
Et mes exploits, seront ta noble part.
Ouvre à mes vœux ta porte inexorable :
Je suis mouillé, l’heure est lente, il est tard.
Quoique endurci par les feux d’Idumée,
Je suis glacé, je péris de langueur ;
De qui t’apporte et gloire et renommée
Que l’amour pur fléchisse ta rigueur ! »


Pendant que le chevalier Noir chantait ainsi, l’ermite se démenait comme un critique de profession qui assiste à la représentation d’un opéra nouveau. Penché en arrière sur son escabelle, les yeux à demi fermés, tantôt les mains jointes et faisant jouer ses pouces en les passant l’un par dessus l’autre, il semblait être tout attention ; tantôt il balançait ses bras, en même temps que du pied il marquait la mesure. Lorsque, dans deux ou trois cadences favorites, la voix du chevalier ne s’élevait point aussi haut que le prescrivait l’harmonie, il y joignait la sienne comme pour le soutenir. Enfin, quand la romance fut terminée, le cénobite déclara avec emphase qu’elle était bonne et bien chantée. « Cependant, ajouta-t-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps avec les Normands pour tomber dans le genre langoureux. Qu’allait-il chercher loin de son pays ? devait-il s’attendre à autre chose, à son retour, que de trouver sa belle agréablement consolée par un rival plus assidu auprès d’elle ? Ne devait-il pas craindre qu’elle n’écoutât pas plus sa sérénade, comme on l’appelle, que le miaulement du chat dans la gouttière ? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de tous les vrais amants. Je crains que vous ne soyez pas de ce nombre, » dit-il en voyant le chevalier, dont le cerveau commençait à s’échauffer par suite de si fréquentes libations, saisir la cruche d’eau et en remplir sa coupe, ce qui lui paraissait une méprise.

« Pourquoi ? répondit celui-ci. Ne m’avez-vous pas dit que cette eau a été puisée à la fontaine de votre bienheureux patron saint Dunstan ?

— Sans doute, et il y a baptisé des centaines de païens, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il en ait bu. Chaque chose dans ce bas-monde a une destination qui lui est propre[1]. Saint Dunstan connaissait aussi bien que tout autre les prérogatives d’un joyeux frère. » En prononçant ces mots, il prit la harpe, et entonna les couplets suivants, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain[2].


LE MOINE DÉCHAUSSÉ.


Mon ami, je vous donne un an et davantage
Pour chercher de l’Araxe aux bords féconds du Tage :
Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé,
Nul vivant plus heureux qu’un moine déchaussé.

Pour sa dame un guerrier dans les combats s’élance,
Il revient traversé par le fer d’une lance :
Près de sa belle en pleurs vite il est confessé :
Et qui donc la console ? un moine déchaussé.

On vit plus d’un monarque échanger sa couronne
Contre le froc poudreux dont son corps s’environne ;
Mais a-t-on jamais vu qu’un homme ait balancé
Entre un sceptre et l’habit du moine déchaussé ?


S’il voyage, partout il est sûr d’un asile ;
Toute riche maison devient son domicile ;
Au gré de son caprice, et toujours caressé,
Se berce dans la joie un moine déchaussé.

Midi sonne, on l’attend ; l’hôte le plus avide
Laisse intact son dîner, laisse son fauteuil vide ;
Car au meilleur des mets, sur son siège placé,
A seul droit de prétendre un moine déchaussé.

S’il arrive le soir, le souper se prépare,
Et d’un broc plein de bière aussitôt il s’empare.
Par sa moitié l’époux de son lit est chassé.
Avant qu’un bon lit manque au moine déchaussé.

Oh ! vivent la sandale, et la corde, et la chape !
Triple effroi du démon, sécurité du pape !
Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé,
Fut toujours le destin du moine déchaussé.


« Vraiment, dit le Noir-Fainéant, tu as fort bien chanté, parfaitement bien, et à l’honneur de ton ordre. Mais, à propos du diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu’il ne vienne un jour vous rendre visite, au milieu d’un de vos passe-temps non canoniques ?

— Non canoniques ! répliqua le solitaire. Mais je méprise cette injuste accusation, et je la mets sous mes pieds. Je remplis bien et dûment les devoirs de mon état ; je dis deux messes par jour, matines, primes, tierces, sextes, nones, vêpres, complies ; je récite du soir au matin des Ave, des Credo, des Pater.

— Excepté pendant le clair de lune, dans la saison du gibier.

Exceptis excipiendis, excepté les cas à excepter ; telle est la réponse que notre vieil abbé m’a dit qu’il fallait faire lorsque d’impertinents laïques me demanderaient si j’accomplissais les devoirs minutieux de ma règle.

— À merveille, bon père ; mais le diable n’oublie pas de tenir l’œil ouvert sur toutes les exceptions ; tu sais qu’il rôde autour de nous comme un lion rugissant.

— Qu’il rôde et rugisse autour de moi, s’il l’ose : un coup de la corde qui me sert de ceinture le ferait beugler aussi fort que le firent beugler les pincettes de saint Dunstan. Je n’ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint Winibald, saint Winifred, saint Swibert, saint Willick, sans oublier saint Thomas de Kent et mes faibles mérites, me mettent en état de le défier, lui ; sa queue et ses cornes. Mais, pour vous initier dans un de mes secrets, mon ami, je ne m’entretiens jamais de pareilles choses qu’après matines. »

Il changea alors de conversation, et tous deux se remirent à boire, à rire et à chanter ; joyeuse récréation qui durait depuis long-temps, lorsque soudain elle fut interrompue par de grands coups que l’on frappait à la porte de l’ermitage.

Pour expliquer la cause de ce bruit, nous allons retourner auprès d’un de nos autres personnages ; car, de même que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas d’accompagner sans cesse ceux de notre drame, et de faire marcher de front leurs diverses aventures.



  1. Every thing should be put to ils proper use in this world, chaque chose doit être appropriée à son usage ici-bas. a. m.
  2. L’auteur anglais suppose que le refrain derry-own, qui équivaut à notre lan, la remonte non seulement à la période de l’heptarchie, mais même aux temps des druides et que c’était sur cet air que les chœurs de ces prêtres chantaient leurs hymnes lorsqu’ils allaient recueillir le gui et le consacrer solennellement sur leurs autels de pierre. a. m.