Histoires du Bon Dieu/Texte entier
ENTRE VOS MAINS, ET VOUS L’AVEZ AIMÉ COMME
PERSONNE AVANT VOUS. AINSI ME SUIS-JE HABITUÉ
À PENSER QU’IL VOUS APPARTENAIT. SOUFFREZ
DONC QUE J’ÉCRIVE NON PAS SEULEMENT DANS
VOTRE LIVRE, MAIS DANS TOUS LES LIVRES DE
CETTE ÉDITION NOUVELLE, — QUE J’ÉCRIVE :
APPARTIENNENT À ELLEN KEY.
EN GUISE D’INTRODUCTION
LE CONTE DES MAINS DE DIEU
Dernièrement, un matin, je rencontrai ma voisine. Nous nous saluâmes.
— Quel automne ! dit-elle après un silence, et leva les yeux au ciel.
Je fis de même. La matinée était en effet très claire, et délicieuse pour une matinée d’octobre. Tout à coup quelque chose me revint à l’esprit.
— Quel automne ! m’écriai-je et agitai un peu les mains.
Et ma voisine approuva d’un hochement de tête. Je l’observai pendant un moment. Sa bonne figure bien portante allait et venait si gentiment. Elle était toute claire ; autour des lèvres et aux tempes seulement, il y avait de petits plis d’ombre. D’où pouvait-elle donc tenir cela ? Et, à l’improviste, je demandai :
— Et vos fillettes ?
Les rides de son visage disparurent une seconde, puis se ramassèrent, presque plus sombres.
— Elles se portent bien, Dieu merci, mais…
Ma voisine se mit en mouvement, et je marchai à sa gauche, selon l’usage.
— Savez-vous, elles ont toutes deux l’âge où les enfants posent des questions, du matin au soir. Pourquoi, du matin jusqu’à la nuit ?
— Oui, murmurai-je, il y a une période…
Mais elle ne se laissait pas troubler :
— Et pas seulement des questions comme : Où va ce tramway ? Combien d’étoiles y a-t-il ? Dix mille, est-ce plus que beaucoup ? Mais bien d’autres choses encore ! Par exemple : Est-ce que le bon Dieu parle aussi chinois ? ou bien : Le bon Dieu, comment est-il ? Toujours tout sur le bon Dieu ! On ne sait pourtant rien là-dessus…
— Non, en effet, approuvai-je. On a certaines suppositions.
— Par exemple, sur les mains du bon Dieu, qu’est-ce qu’il faut…
Je regardai ma voisine en face.
— Permettez, demandai-je très poliment. Ne disiez-vous pas à l’instant : Les mains du bon Dieu ?
Ma voisine hocha la tête. Je crois qu’elle était un peu surprise.
— Oui, m’empressai-je d’ajouter, sur les mains il m’est revenu en effet quelques renseignements. Par hasard, ajoutai-je vite, lorsque je vis ses yeux s’arrondir. Tout à fait par hasard… j’ai… Bref, conclus-je assez résolument, je vais vous raconter ce que j’en sais. Si vous avez un instant, je vous raccompagnerai jusque chez vous, cela suffira tout juste.
— Volontiers, dit-elle, lorsque, enfin, je lui cédai de nouveau la parole, mais ne croyez-vous pas peut-être que les enfants eux-mêmes…
— Moi ? Raconter cela aux enfants eux-mêmes ? Non, chère madame, cela ne se peut pas. Cela, en aucune façon. Voyez-vous, je serais tout de suite gêné si je devais parler aux enfants. Ceci, en soi, ne serait peut-être pas très grave, mais les enfants, en voyant mon trouble, pourraient supposer que je me sens mentir. Et comme je tiens beaucoup à ce que mon histoire soit vraie… D’ailleurs ne pourrez-vous pas la répéter aux enfants ? D’autant plus que vous y réussirez beaucoup mieux que moi. Vous enchaînerez et ornerez l’ensemble, tandis que je ne fais que vous raconter les événements, en toute brièveté. N’est-ce pas ?
— Bon, bon ! fit ma voisine distraitement.
Je réfléchis. « Au commencement… », allais-je dire, mais je m’interrompis aussitôt :
— Je peux supposer connues de vous bien des choses que je devrais commencer par raconter aux enfants. Par exemple, la création.
Il y eut une pause assez longue. Puis :
— Oui, et le septième jour ?
La voix de l’excellente femme était pointue et sèche.
— Un instant, fis-je. Nous voulons quand même penser aux jours précédents, car c’est d’eux justement qu’il s’agit. Donc, le bon Dieu commença son ouvrage, comme vous le savez, en créant la terre, en la séparant de l’eau et en commandant la lumière. Puis, avec une merveilleuse rapidité, il forma les choses, je veux dire les grandes choses véritables, à savoir : des rochers, des montagnes, un arbre, et sur ce modèle, beaucoup d’autres.
Depuis un instant déjà j’entendais derrière nous des pas qui ne nous dépassaient ni ne ralentissaient. Cela me troublait et je m’embrouillai dans l’histoire de la création en poursuivant ainsi :
— On ne peut se faire une idée de cette activité rapide et féconde qu’en admettant qu’après de longues et profondes réflexions cela se trouvait tout prêt dans sa tête avant que…
Enfin les pas étaient à côté de nous, et une voix dépourvue d’agrément se colla contre nous :
— Oh, vous parlez sans doute de M. Schmidt ? Excusez-moi…
Je me retournai avec impatience vers la nouvelle venue, mais madame la voisine paraissait très embarrassée.
— Hum, toussotait-elle, non, — c’est-à-dire, oui… nous parlions justement, en quelque sorte…
— Quel automne ! dit tout à coup l’autre femme, comme si rien n’était arrivé, et sa petite figure rouge luisait.
— Oui, entendis-je répondre ma voisine, vous avez raison, madame Hupfer, c’est un automne d’une rare beauté.
Puis les femmes se séparèrent. Mme Hupfer gloussa encore :
— Et bien des choses à vos petits, s’il vous plaît.
Ma bonne voisine n’écoutait plus ; elle était quand même curieuse de connaître mon histoire. Mais, avec une cruauté incroyable j’affirmai :
— Voilà que je ne sais vraiment plus où nous en étions restés.
— Vous disiez justement quelque chose de sa tête, c’est-à-dire…
Ma voisine devint toute rouge.
Elle me faisait vraiment pitié et je me dépêchai de raconter :
— Oui, voyez-vous, tant qu’il n’avait formé que des choses, le bon Dieu n’avait pas besoin de regarder continuellement vers la terre. Rien ne pouvait s’y passer. Sans doute, le vent franchissait déjà les montagnes, si semblables aux nuages qu’il connaissait depuis longtemps, mais il évitait encore les cimes des arbres avec une certaine méfiance. Et le bon Dieu en était très content. Il a fait les choses, en quelque sorte en dormant. Mais pour les bêtes déjà, il commença à trouver le travail intéressant : il se penchait dessus et ne fronçait que rarement ses larges sourcils pour jeter un regard sur la terre. Il oublia complètement celle-ci tandis qu’il créait l’homme. Je ne sais pas à quelle partie compliquée du corps il en était arrivé lorsqu’il y eut autour de lui un battement d’ailes. Un ange en passant chantait : « Ô toi qui vois tout… »
Le bon Dieu prit peur. Il avait induit l’ange en péché, car celui-ci venait de chanter un mensonge. Vite Dieu le Père regarda sur terre. Et, en effet, déjà quelque chose s’y était produit qui serait difficile à réparer. Un petit oiseau errait de-ci de-là comme s’il avait peur, et le bon Dieu n’était pas capable de lui montrer le chemin du retour, car il n’avait pas vu de quelle forêt la pauvre bête était venue. Il se fâcha et dit :
— Les oiseaux doivent rester perchés là où je les ai posés.
Mais il se rappela que sur les instances des anges il avait prêté des ailes aux oiseaux pour que, sur la terre aussi, il y eût quelque chose qui ressemblât à des anges, et cette circonstance rendit son humeur encore plus désagréable. Mais à de tels états d’âme il n’est de meilleur remède que le travail. Et, tout absorbé par la construction de l’homme, Dieu eut vite retrouvé sa gaieté. Il avait les yeux des anges devant soi comme des miroirs ; il y mesurait ses traits et, dans une boule posée sur ses genoux, pétrissait lentement et avec soin le premier visage. Le front était réussi. C’était plus difficile de rendre symétriques les deux narines. Il se penchait de plus en plus sur son travail, jusqu’à ce qu’il y eût de nouveau un souffle au-dessus de lui. Il leva la tête. Le même ange tournait autour de lui ; cette fois-ci on n’entendait pas d’hymne, car la voix de l’enfant avait expiré avec son mensonge, mais à sa bouche Dieu reconnut qu’il chantait encore toujours : « Ô toi, qui vois tout ». En même temps, saint Nicolas qui jouit de l’estime particulière de Dieu, s’approcha de lui et dit à travers sa grande barbe :
— Tes lions se tiennent tranquilles, ce sont des créatures bien orgueilleuses, je dois le dire. Mais un petit chien trotte à la limite de la terre, c’est un fox-terrier, regarde, tout à l’heure, il va tomber en bas.
Et, en effet, le bon Dieu vit danser quelque chose de clair et de blanc, comme un lumignon, dans la région de la Scandinavie, là où la terre est déjà si dangereusement arrondie. Et il se fâcha pour de bon et répondit à saint Nicolas que, si les lions ne lui convenaient pas, il n’eût qu’à s’en créer d’autres pour son propre usage. Sur quoi saint Nicolas quitta le ciel en frappant la porte, ce qui fit tomber une étoile, juste sur la tête du fox-terrier.
Voici que le désastre était complet, et le bon Dieu devait s’avouer qu’il était seul responsable de tout. Il décida de ne plus détourner un seul regard de la terre. Et ainsi fut fait. À ses mains qui, après tout, elles aussi contenaient la sagesse, il confia tout le travail, et, bien qu’il fût lui-même très curieux de savoir quel serait l’aspect de l’homme, il regarda fixement la terre, où, comme pour le défier, il n’y avait plus maintenant la moindre feuille qui consentît à bouger. Pour avoir quand même une petite joie après cette longue peine, Dieu avait ordonné à ses mains de lui montrer l’homme avant de le livrer à la vie. Plusieurs fois il demanda, comme les enfants lorsqu’ils jouent à cache-cache : « Prêt ? » Mais pour toute réponse il n’entendait que ses mains qui continuaient à pétrir, et il attendait toujours. Le temps lui paraissait très long. Tout à coup il vit tomber quelque chose à travers l’espace : c’était sombre et paraissait venir de son voisinage. Pris d’un mauvais pressentiment, il appela ses mains. Elles parurent, toutes couvertes de glaise, chaudes et tremblantes.
— Où est l’homme ? s’écria-t-il.
La droite alors se jeta sur la gauche :
— C’est toi qui l’as lâché.
— Je t’en prie, répliqua la gauche, irritée, n’as-tu pas voulu tout faire toi-même, sans me laisser dire un mot ?
— C’est justement. Tu aurais dû le retenir.
Et la droite allait prendre son élan. Mais elle réfléchit, et les deux mains dirent en se rattrapant l’une l’autre :
— Il était si impatient, l’homme… Il voulait toujours vivre de suite… Nous n’en pouvons rien… Certainement nous sommes toutes deux innocentes.
Mais le bon Dieu était sérieusement fâché. Il repoussa les deux mains qui lui bouchaient la vue sur la terre :
— Je ne vous connais plus. Faites ce que vous voudrez.
Et les mains depuis lors s’y essaient, mais elles ne peuvent que commencer ce qu’elles font. Sans Dieu, il n’y a pas d’accomplissement. Et enfin elles furent lasses. À présent elles s’agenouillent du matin au soir et font pénitence ; ainsi du moins raconte-t-on. Mais nous croyons que Dieu se repose, parce qu’il est fâché contre ses mains. C’est toujours encore le septième jour qui dure.
Je me tus un instant. Madame la voisine mit, avec beaucoup de bon sens, ce silence à profit :
— Et vous croyez que la réconciliation ne se fera plus jamais ?
— Oh si, répondis-je. Du moins je l’espère.
— Et quand cela sera-t-il ?
— Je pense, quand Dieu connaîtra l’aspect de l’homme que ses mains ont lâché contre sa volonté.
Madame la voisine réfléchit, puis elle eut un rire :
— Mais il n’aurait eu qu’à regarder en bas.
— Pardonnez, répondis-je gentiment, votre remarque témoigne d’un esprit très subtil, mais mon histoire n’est pas encore finie. Or donc, lorsque les mains se furent effacées et que Dieu put de nouveau dominer la terre du regard, une minute de nouveau s’était écoulée, ou disons : un millénaire, ce qui, nous le savons, revient au même. Au lieu d’un homme, il y en avait un million. Mais tous étaient déjà habillés. Et comme la mode était alors justement très laide, Dieu se fit des hommes une idée très fausse et — je ne veux pas le dissimuler — plutôt défavorable.
— Hum, fit la voisine qui voulait dire quelque chose.
Mais je n’y pris pas garde et conclus avec une intonation appuyée :
— Et voilà pourquoi il est indispensable et urgent que Dieu apprenne comment l’homme est en réalité fait. Réjouissons-nous qu’il y en ait du moins quelques-uns pour le lui dire…
Mais madame la voisine ne se réjouissait pas encore :
— Et qui serait-ce, s’il vous plaît ?
— Tout simplement les enfants, et de temps à autre aussi les hommes qui peignent, ceux qui écrivent des poésies, qui bâtissent…
— Bâtissent quoi ? Des églises ?
— Oui, et n’importe quoi, en général.
Madame la voisine secoua lentement la tête. Plus d’une chose lui semblait étrange. Nous avions déjà dépassé sa maison et revenions maintenant lentement sur nos pas. Soudain quelque chose l’amusa et elle rit :
— Mais c’est stupide, tout cela, puisque Dieu sait tout. Par exemple, il aurait même dû savoir exactement d’où était venu le petit oiseau.
Elle me regarda d’un air de triomphe. J’étais un peu troublé, je l’avoue. Mais lorsque je me fus ressaisi, je réussis à faire montre d’un visage infiniment grave :
— Chère madame, lui enseignai-je, cela c’est en réalité une histoire à part. Mais pour que vous ne croyiez pas que ma réponse ne soit de ma part qu’un prétexte (naturellement, elle s’en défendit aussitôt avec véhémence), je veux vous la dire en deux mots : Dieu a toutes les qualités, naturellement. Mais avant qu’il fût en état de les appliquer en quelque sorte au monde, elles lui apparaissaient toutes comme une seule et immense force. Je ne sais pas si je m’exprime clairement. Mais en présence des choses, ses facultés se spécialisèrent et devinrent dans une certaine mesure des devoirs. Il avait du mal à les retenir tous. C’est qu’il y a des conflits. (Entre nous : tout cela je ne le dis qu’à vous, et gardez-vous bien de le répéter aux enfants.)
— À quoi pensez-vous ? se récria-t-elle.
— Voyez-vous, si un ange était passé en chantant : « Toi qui sais tout », il est évident que tout eût été pour le mieux.
— Et cette histoire serait superflue ?
— Certainement, confirmai-je, et je voulus prendre congé.
— Mais êtes-vous bien sûr de tout cela ? interrogea-t-elle.
— Absolument sûr, répondis-je presque solennellement.
— Alors j’aurai de quoi raconter aux enfants, aujourd’hui.
— J’aimerais bien entendre cela. Au revoir, madame.
— Au revoir, monsieur, répondit-elle.
Puis elle revint encore une fois vers moi :
— Mais pourquoi cet ange justement est-il…
— Madame la voisine, l’interrompis-je, je vois bien à présent que vos deux fillettes ne posent pas tant de questions parce qu’elles sont des enfants…
— Mais ? demanda-t-elle, curieuse.
— Oui, les médecins affirment que certains défauts se transmettent…
Madame la voisine me menaça du doigt. Mais nous nous quittâmes quand même bons amis.
Lorsque plus tard — et d’ailleurs au bout d’un temps assez long — je rencontrai de nouveau ma chère voisine, elle n’était pas seule, et je ne pus apprendre si elle avait raconté mon histoire à ses petites filles, et avec quel succès. De ce doute me tira une lettre que je reçus peu de temps après. Comme son auteur ne m’a pas donné la permission de la publier, je me borne à raconter comment elle finissait, et l’on en conclura sans peine de qui elle provenait. Elle se terminait par ces mots « Moi, et encore cinq enfants, c’est-à-dire parce que je suis compté avec ».
Je répondis par retour du courrier ce qui suit :
« Je crois volontiers, chers enfants, que mon conte sur les mains du bon Dieu vous ait plu ; il me plaît aussi. Mais je ne peux quand même pas aller chez vous. Ne m’en voulez pas ! Qui sait si je vous plairais ? Je n’ai pas de beau nez, et si, comme cela m’arrive quelquefois, un petit bouton devait pousser à sa pointe, vous regarderiez tout le temps ce point, et vous vous étonneriez, et n’entendriez pas du tout ce que je serais en train de dire un peu plus bas que mon nez. Peut-être même en rêveriez-vous, et ce ne serait pas bien du tout. Je vous propose donc une autre solution. Nous avons — même en dehors de votre mère — un grand nombre d’amis et de connaissances communs, qui ne sont pas des enfants. Vous apprendrez facilement lesquels. À eux, de temps en temps, je raconterai une histoire, et par ces intermédiaires vous la connaîtrez toujours plus belle que je n’aurais pu la rendre. Car il y a de bien grands poètes parmi nos amis. Je ne vous trahirai pas de quoi il sera question dans mes histoires. Mais comme rien ne vous occupe et ne vous tient à cœur autant que le bon Dieu, je vous promets qu’à chaque occasion j’y introduirai ce que je sais de lui. Si quelque chose de ce que je vous en dirai n’était pas dans l’ordre, écrivez-moi de nouveau une belle lettre, ou faites-le-moi savoir par votre maman. Car il est possible qu’en plus d’un endroit je me trompe, parce qu’il y a si longtemps que j’ai appris les plus belles histoires, et parce que, depuis, j’ai dû en retenir beaucoup d’autres qui ne sont pas belles. Cela arrive ainsi, en même temps que la vie. Pourtant la vie est une chose bien merveilleuse : de cela aussi il sera souvent question dans mes histoires. Je vous salue bien. — Moi qui ne suis aussi un que parce que je suis compté avec. »
HISTOIRES DU BON DIEU
L’ÉTRANGER
Un homme étranger m’a écrit une lettre. Ce n’est pas de l’Europe que m’a parlé cet homme étranger, ni de Moïse, ni des grands ni des petits prophètes, ni de l’empereur de Russie, ni du tsar Ivan le Terrible, son dangereux ancêtre. Il n’était question dans cette lettre ni du maire, ni de notre voisin le cordonnier, ni de la ville voisine, ni des villes lointaines ; et les chevreuils de la forêt où je m’égare tous les matins, non plus ne paraissent pas dans sa lettre. Il ne me raconte même rien de sa petite mère ou de ses sœurs qui sans doute sont depuis longtemps mariées. Comment serait-il possible autrement qu’elles ne soient même pas nommées dans une lettre de quatre pages ? Il me témoigne une confiance beaucoup, beaucoup plus grande ; il fait de moi son frère, il me parle de sa détresse.
Le soir, l’homme étranger vient chez moi. Je n’allume pas de lampe, je l’aide à défaire son manteau et je l’invite à prendre le thé avec moi, parce que c’est justement l’heure de mon thé quotidien. Et pour de si proches visites il ne faut s’imposer aucune contrainte. Lorsque nous sommes déjà sur le point de nous mettre à table, je remarque que mon hôte est inquiet ; son visage est plein d’anxiété et ses mains tremblent.
— C’est juste, lui dis-je, voici une lettre pour vous.
Et je m’apprête à verser le thé :
— Prenez-vous du sucre, et peut-être du citron ? J’ai appris en Russie à boire le thé avec du citron. Voulez-vous essayer ?
Puis j’allume une lampe, et je la place dans un angle éloigné, un peu haut, pour que la pénombre en réalité reste dans la chambre, plus chaude seulement qu’auparavant, — une pénombre rosée.
Et voici que le visage de mon hôte semble être plus sûr, plus chaud et beaucoup plus connu. Je le salue encore par ces mots :
— Vous savez, voilà longtemps que je vous attendais.
Et, avant que l’étranger ait eu le temps de s’étonner, je lui explique :
— Je connais une histoire que je ne peux raconter qu’à vous. Ne me demandez pas pourquoi ; dites-moi seulement si vous êtes bien assis, si votre thé est assez sucré et si vous voulez entendre mon histoire.
Mon hôte dut sourire. Puis il répondit simplement :
— Oui.
— Aux trois questions, oui ?
— Aux trois questions.
Tous deux en même temps nous nous rencognâmes dans nos sièges, de sorte que nos visages devinrent pleins d’ombre. Je reposai mon verre de thé, me réjouis de le voir luire d’un éclat si doré, oubliai de nouveau lentement et demandai soudain :
— Vous rappelez-vous encore le bon Dieu ?
L’étranger réfléchit. Ses yeux s’enfoncèrent dans l’obscurité et, avec leurs petits points de lumière dans les pupilles, ils ressemblaient à deux longues treilles dans un parc, au-dessus desquelles sont répandus, rayonnants et larges, l’été et le soleil. Ces yeux aussi commençaient par un crépuscule rond, s’étiraient dans une obscurité de plus en plus étroite, jusqu’à un point lointain et scintillant : la sortie, de l’autre côté, sur un jour peut-être encore beaucoup plus clair.
Tandis que je reconnaissais cela, il dit en hésitant et comme s’il ne se servait qu’à contre-cœur de sa voix :
— Oui, je me souviens encore de Dieu.
— Bien, le remerciai-je, car c’est justement de lui que traite mon histoire. Mais d’abord, dites-moi encore : Parlez-vous quelquefois à des enfants ?
— Cela m’arrive de temps à autre, en passant…
— Sans doute vous est-il revenu que Dieu, par suite d’une vilaine désobéissance de ses mains, ne sait pas comment sont faits les hommes ?
— J’ai peut-être entendu dire cela quelque part, mais je ne sais plus à qui, répondit mon hôte, et je vis des souvenirs imprécis traverser son front.
— N’importe, le troublai-je. Écoutez la suite ! Longtemps Dieu supporta cette incertitude. Car sa patience, autant que sa puissance, est grande. Mais une fois que d’épais nuages depuis de longs jours stationnaient entre lui et la terre, de sorte qu’il savait à peine encore si tout cela : le monde et les hommes et le temps, — n’avait pas été simplement un rêve, il rappela sa main droite qui depuis longtemps était restée exilée et s’était cachée en de petites œuvres insignifiantes. Celle-ci accourut avec empressement ; car elle croyait que Dieu voulait enfin lui pardonner. Lorsque Dieu la vit devant soi, dans sa beauté, sa jeunesse et sa force, il fut tenté de lui pardonner. Mais il réfléchit à temps, et, sans regarder, lui ordonna : « Tu vas descendre sur la terre. Tu y prendras la forme que tu vois aux hommes, et tu te mettras nue sur une montagne, afin que je puisse te voir distinctement. Dès que tu seras arrivée en bas, va chez une jeune femme et dis-lui, mais tout doucement : « Je voudrais vivre ». Il y aura d’abord autour de toi une petite obscurité, puis une grande obscurité qui s’appelle l’enfance, et ensuite tu seras un homme et tu monteras sur la montagne, ainsi que je te l’ai ordonné. Tout cela ne dure qu’un instant. Adieu. »
La main droite prit congé de la gauche, lui donna beaucoup de noms aimables. Oui, l’on affirme même que, soudain, elle se serait inclinée devant l’autre, et aurait dit : « Ô saint esprit ! » Mais déjà saint Paul s’approchait, coupait la main droite du bon Dieu, et un archange la recevait et l’emportait sous son large vêtement. De sa main gauche cependant Dieu couvrait la blessure pour empêcher que son sang ne coulât sur les étoiles, et de là ne retombât en tristes gouttes sur la terre. Peu de temps après, Dieu qui observait attentivement tout ce qui se passait en bas, remarqua que des hommes vêtus de fer se faisaient autour d’une certaine montagne plus nombreux et plus actifs qu’autour de toutes les autres. Et il attendit de voir apparaître sa main. Mais il ne vit paraître qu’un homme enveloppé d’un manteau rouge, semblait-il, et qui traînait avec peine une chose noire et vacillante. Au même instant, la main gauche de Dieu qui était couchée devant son sang ouvert, commença de s’agiter, et tout à coup, avant que Dieu pût l’en empêcher, elle quitta sa place et erra comme folle au milieu des étoiles et cria : « Oh, la pauvre main droite, et dire que je ne peux pas l’aider ». En même temps elle tiraillait le bras gauche de Dieu, à l’extrémité duquel elle était pendue, et s’efforçait de s’échapper. Mais toute la terre rougit du sang de Dieu, et l’on ne pouvait plus distinguer ce qui se passait en dessous. Il s’en fallut peu alors que Dieu ne mourût. Par un suprême effort il rappela sa main droite ; elle vint, pâle et tremblante, et se coucha à sa place, comme un animal malade. Mais la main gauche elle-même — qui cependant savait bien des choses puisqu’elle avait reconnu la main droite de Dieu, en bas, sur la terre, lorsque celle-ci, vêtue du manteau rouge, avait gravi la montagne — ne put apprendre de sa sœur ce qui, ensuite, s’était passé sur cette montagne. Cela doit avoir été effroyable. Car la main droite de Dieu ne s’en est pas encore remise, et elle ne souffre pas moins de son souvenir que de l’ancienne colère de Dieu qui n’a toujours pas pardonné à ses mains.
Ma voix se reposa un peu. L’étranger avait caché sa figure sous ses mains. Longtemps il demeura ainsi. Puis dit d’une voix que je connaissais depuis longtemps :
— Et pourquoi m’avez-vous raconté cette histoire ?
— Qui d’autre m’aurait compris ? Vous venez chez moi, sans rang, sans emploi, sans fonction temporelle, presque sans nom. Il faisait sombre lorsque vous êtes entré, mais je remarquai dans vos traits une ressemblance…
L’homme étranger leva un regard interrogateur.
— Oui, répondis-je à son regard muet, je pense souvent que peut-être la main de Dieu est de nouveau en route…
Les enfants ont appris cette histoire, et sans doute la leur a-t-on racontée de telle façon qu’ils ont tout compris ; car ils aiment cette histoire.
POURQUOI LE BON DIEU VEUT
QU’IL Y AIT DES PAUVRES
L’histoire qui précède s’est tellement répandue que monsieur l’instituteur se promène dans la rue avec une expression profondément blessée. Je comprends cela. C’est toujours un danger pour un instituteur que les enfants tout à coup sachent quelque chose qu’il ne leur a pas lui-même raconté. L’instituteur doit être en quelque sorte le seul trou dans la planche par lequel on peut regarder dans le potager ; s’il y a encore d’autres trous, les enfants se pressent chaque jour autour d’un autre, et se lassent bientôt définitivement de cette vue. Je n’aurais pas retenu ici cette comparaison, car tous les instituteurs ne consentent peut-être pas à n’être que des trous ; mais l’instituteur dont je parle et qui est mon voisin, l’a lui-même qualifiée de « tout à fait pertinente ». Et dussiez-vous être d’un autre avis, c’est devant l’autorité de mon voisin que je m’incline.
Il était debout devant moi, reculait toujours de nouveau ses lunettes, et disait :
— Je ne sais pas qui a raconté cette histoire aux enfants, mais c’est certainement incorrect de surcharger et de tendre leur imagination par d’extraordinaires inventions comme celles-ci. Il s’agit d’une sorte de conte…
― Je l’ai par hasard entendu raconter, l’interrompis-je.
(Et ce disant, je ne mentais pas, car, en effet, depuis ce soir-là, il m’avait été rapporté par madame ma voisine).
— Ah voilà ! fit l’instituteur à qui cela semblait facilement explicable. Eh bien, qu’en pensez-vous ?
J’hésitai, aussi reprit-il très vite :
— Tout d’abord il me semble incorrect d’utiliser librement et de son propre chef des matières religieuses et surtout bibliques. Tout cela a été évidemment exprimé dans le catéchisme de telle manière que cela ne peut être mieux dit.
Je voulus faire une remarque, mais me rappelai au dernier instant que l’instituteur avait dit : « tout d’abord » ; et que par conséquent la syntaxe et le sain équilibre de la phrase exigeaient un « ensuite », peut-être même un « et enfin », avant que je pusse me permettre d’ajouter quoi que ce fût. C’est ce qui arriva en effet. Mais, comme l’instituteur a transmis à d’autres encore qui l’oublieront aussi peu que moi, cette phrase dont la construction sans défaut emplira d’aise tous les connaisseurs, je ne veux que rappeler encore ce qui, après ces belles paroles annonciatrices « et enfin », venait comme le finale d’une ouverture :
— … Et enfin… (tout en négligeant la conception très fantastique du thème) il me semble que le sujet n’a même pas été suffisamment pénétré et envisagé dans tous les sens. Si j’avais le temps d’écrire des histoires…
— Il vous semble donc que quelque chose manque dans ladite histoire ? ne pus-je me retenir de l’interrompre.
— Oui, plus d’une chose. Du point de vue de la critique littéraire, en quelque sorte. Si vous me permettez de vous parler en confrère…
Je ne compris pas ce qu’il voulait dire et répliquai avec modestie :
— Vous êtes trop aimable, mais je n’ai pas que je sache exercé dans l’enseignement aucune…
Un souvenir, tout à coup, me revint, je m’interrompis, et il poursuivit d’un ton plus froid :
— Pour ne citer qu’un défaut, il n’est pas possible d’admettre que Dieu (en supposant que nous commencions par accepter le sens même de l’histoire), il n’est pas possible que Dieu, dis-je, — que Dieu donc n’ait fait aucune autre tentative pour voir un homme, tel qu’il est, je veux dire…
À présent je croyais pouvoir de nouveau me concilier les bonnes grâces de monsieur l’instituteur. Je m’inclinai légèrement et commençai :
— Tout le monde sait, cher monsieur, que vous vous êtes consacré avec beaucoup de dévouement (et, si j’ose m’exprimer ainsi, non sans être payé de retour), à la question sociale.
Monsieur l’instituteur sourit.
— Je puis donc admettre que ce dont je me propose dans la suite de vous faire part, n’est pas trop éloigné de votre intérêt, d’autant plus que je puis le rattacher à votre dernière et très pénétrante remarque.
Il me regarda avec étonnement :
— Dieu, par hasard, aurait-il ?…
— En effet, confirmai-je, Dieu est justement en train de faire une nouvelle tentative.
— Vraiment ? s’écria l’instituteur. Sait-on cela dans les milieux autorisés ?
— Je regrette de ne pouvoir vous le dire, déplorai-je, je ne suis pas en rapports avec ces milieux, mais si vous voulez bien quand même entendre ma petite histoire ?
— Vous me rendriez un réel service.
L’instituteur enleva ses lunettes et en essuya les verres avec soin, tandis que ses yeux nus avaient honte.
Je commençai :
— Un jour le bon Dieu regardait dans une grande ville. Comme tout ce remue-ménage fatiguait ses yeux (à la vérité les rets de fils électriques n’y contribuaient pas peu), il décida de confiner ses regards pour quelque temps à une haute maison de rapport, parce que ce serait beaucoup moins fatigant. En même temps il se souvint de son ancien désir de voir une fois un homme vivant, et dans ce but ses regards plongèrent, en remontant peu à peu, dans les fenêtres des divers étages. Les gens du premier (c’était un riche commerçant avec sa famille), n’étaient pour ainsi dire que vêtements. Non seulement toutes les parties de leur corps étaient couvertes d’étoffes précieuses, mais les contours extérieurs même de ces habits montraient en beaucoup d’endroits une telle forme qu’aucun corps ne pouvait se dissimuler dessous. Au deuxième étage il n’en allait guère mieux. Les gens du troisième étaient sans doute beaucoup moins couverts, mais ils étaient si sales que le bon Dieu ne distinguait que des sillons gris et que dans sa bonté il était déjà tout prêt à leur ordonner de produire des fruits. Enfin, sous le toit, dans une petite chambre mansardée, le bon Dieu trouva un homme, vêtu d’un méchant habit, qui était occupé à pétrir de la glaise. « Oho, d’où tiens-tu cela ? » l’interpella-t-il. L’homme ne retira même pas sa pipe des dents, et grommela : « Le diable sait d’où. J’aimerais bien mieux n’être qu’un cordonnier. On est assis là, toute la sainte journée, et l’on s’échine. » Et le bon Dieu eut beau poser d’autres questions encore, l’homme était de mauvaise humeur et ne répondait plus. Jusqu’au jour où arriva pour lui une grande lettre du maire de cette ville. Alors, sans que le bon Dieu l’eût même interrogé, il se mit à tout lui raconter. Depuis si longtemps il n’avait plus reçu de commande. Maintenant, tout à coup, il devait faire une statue pour le parc municipal, et elle devait s’appeler : la Vérité. L’artiste travailla jour et nuit dans un atelier lointain, et en voyant cela, le bon Dieu retrouvait de vieux souvenirs. S’il n’en avait toujours encore voulu à ses mains, il aurait peut-être de nouveau entrepris quelque chose.
» Mais lorsque vint le jour où la statue qui s’appelait la Vérité, devait être portée à sa place, au jardin, où Dieu aussi eût pu la voir dans sa perfection, il y eut un gros scandale, car une commission de conseillers municipaux, de professeurs et d’autres personnages d’importance avait réclamé que la statue fût en partie vêtue avant que le public l’eût sous les yeux. Le bon Dieu ne put comprendre pourquoi, tant l’artiste poussait des jurons. Les conseillers municipaux et les professeurs lui ont fait commettre ce péché, et le bon Dieu sûrement prendra sur ceux… Mais qu’avez-vous cher monsieur ? Vous toussez terriblement ! »
— C’est déjà passé, répondit mon instituteur d’une voix tout à fait claire.
— D’ailleurs je n’ai plus que peu de chose à vous apprendre. Le bon Dieu quitta la maison de rapport et le parc municipal, et il allait déjà retirer son regard, d’un seul mouvement, comme on tire une ligne de l’eau, pour voir si rien n’a mordu. Or justement il y avait quelque chose à l’hameçon : une toute petite maison habitée par plusieurs hommes, à peine vêtus, car ils étaient très pauvres. « C’est donc cela ? pensa le bon Dieu. Il faut que les hommes soient pauvres. Ceux-ci, me semble-t-il, sont déjà très pauvres, mais je veux les rendre pauvres au point qu’ils n’aient même plus une chemise à se mettre. » Ainsi en décida le bon Dieu.
Je fis une pause pour indiquer que j’étais au bout de mon histoire. Monsieur l’instituteur cependant n’était pas satisfait ; il trouvait mon conte aussi peu achevé et arrondi que le précédent.
— Oui, m’excusai-je, à présent il faudrait qu’arrivât un poète qui inventât à cette histoire quelque conclusion fantastique, car en réalité elle n’est pas encore finie.
— Comment cela ? fit monsieur l’instituteur et il me regarda d’un air attentif.
— Mais, cher monsieur, lui rappelai-je, comme vous avez la mémoire courte ! N’êtes-vous pas le président de l’œuvre de charité qui fonctionne ici ?
— Oui, je le suis depuis une dizaine d’années et…
— C’est justement cela. Vous et votre œuvre, vous empêchez le plus souvent Dieu d’atteindre son but. Vous habillez les gens.
— Mais je vous en prie, monsieur, fit modestement l’instituteur, ce n’est que de l’élémentaire charité, et qui ne peut être que très agréable à Dieu.
— Ah, on est sans doute convaincu de cela dans les milieux autorisés ? demandai-je sans un soupçon de malice.
— Bien entendu, on l’est. En ma qualité de président de notre œuvre j’ai même dû entendre plus d’une parole élogieuse. Soit dit entre nous, à l’occasion de la prochaine promotion on veut même reconnaître mon activité en… vous comprenez ?
Monsieur l’instituteur rougit pudiquement.
— Mes meilleurs souhaits, répondis-je.
Nous nous tendîmes la main et monsieur l’instituteur s’en fut d’un pas si digne et si mesuré que je suis convaincu qu’il a dû arriver en retard à l’école.
Comme je l’ai appris plus tard, une partie de cette histoire (autant qu’elle pouvait leur convenir), est quand même parvenue aux enfants. Monsieur l’instituteur aurait-il inventé une conclusion ?
COMMENT LA TRAHISON
VINT EN RUSSIE
J’ai encore un ami, ici, dans le voisinage. C’est un homme blond et paralytique qui, l’été comme l’hiver, a sa chaise tout contre la fenêtre. Il peut paraître très jeune ; oui, dans son visage qui écoute il y a parfois quelque chose de presque puéril. Mais d’autres jours au contraire il vieillit, les minutes passent sur lui comme des années, et soudain il est un vieillard dont les yeux las ont presque déjà lâché la vie. Nous nous connaissons depuis longtemps. D’abord nous nous regardions toujours, plus tard, involontairement, nous nous sourîmes, pendant une année nous nous saluâmes, et, Dieu sait depuis quand, nous nous racontons, ceci et cela, sans choix, comme cela vient.
— Bonjour, appela-t-il lorsque je passai. (Et sa fenêtre était encore ouverte sur le riche et calme automne.) Il y a longtemps que je ne vous ai pas vu.
— Bonjour Ewald.
Je m’approchai de la fenêtre, comme j’en ai l’habitude, en passant.
— J’étais en voyage.
— Où étiez-vous ? demanda-t-il avec des yeux impatients.
— En Russie.
— Oh ! si loin ?
Il se pencha en arrière, et puis :
— Quelle espèce de pays est-ce, la Russie ? Très grand, n’est-ce pas ?
— Oui, répondis-je, grand et en outre…
— Ai-je posé une question stupide ? interrompit Ewald en souriant, et il rougit.
— Non, Ewald, au contraire. Comme vous me demandez : Quelle espèce de pays est-ce ? bien des choses m’apparaissent plus clairement. Par exemple, les frontières de la Russie.
— À l’est ? s’enquit mon ami.
Je pensai : « Non ».
— Au nord, interrogeait le paralytique.
— Voyez-vous, me vint-il à l’esprit, l’habitude de lire des cartes a gâté les hommes. Tout n’y est-il pas montré en un plan égal et lisse ? Lorsqu’ils ont nommé les trois continents, ils croient avoir tout fait. Un pays n’est pourtant pas un atlas. Il a des montagnes et des abîmes. En haut et en bas aussi, il doit toucher à quelque chose.
— Hum, réfléchit mon ami, vous avez raison. À quoi la Russie pourrait-elle confiner de ces deux côtés-là ?
Soudain, le malade leva les yeux comme un jeune garçon.
— Vous le savez, m’écriai-je.
— Peut-être à Dieu ?
— Oui, confirmai-je, à Dieu.
— Ah oui, approuva mon ami d’un air de comprendre. Ce n’est qu’ensuite que lui vinrent quelques doutes.
— Dieu est-il donc un pays ?
— Je ne crois pas, répondis-je, mais dans les langues primitives beaucoup de choses portent les mêmes noms. Il y a sans doute là un empire qui s’appelle Dieu. Les peuples simples souvent ne savent pas distinguer leur pays de leur empereur ; tous deux sont grands et bons, terribles et grands.
— Je comprends, dit lentement l’homme assis près de la fenêtre. Et ce voisinage, le sent-on en Russie ?
— On le sent à chaque occasion. L’influence de Dieu y est toute puissante. Quoi que l’on apporte, là-bas, qui vient d’Europe, ce ne sont jamais que des pierres, dès qu’elles ont traversé la frontière. Parfois des pierres précieuses, mais seulement bonnes pour les riches, les hommes prétendus « cultivés », tandis que de l’autre côté, de l’autre empire, vient le pain dont vit le peuple.
— Et le peuple, sans doute, en a en surabondance ?
J’hésitai :
— Non, ce n’est pas le cas. L’importation de Dieu est rendue plus difficile par certaines circonstances.
Je tentai de le détourner de cette pensée :
— Mais on a adopté beaucoup des coutumes de ce vaste voisinage. Tout le cérémonial, par exemple. On s’adresse au tsar presque comme à Dieu.
— Ah, on ne lui dit donc pas : Votre Majesté ?
— Non, on les appelle tous deux : petit père.
— Et l’on s’agenouille devant tous deux ?
— On se jette à terre devant eux, on touche du front le sol, on pleure et on dit : « J’ai péché, pardonne-moi, petit père ». Les Allemands qui voient cela prétendent que c’est un esclavage indigne. Je pense autrement. Que signifie la génuflexion ? Elle veut dire : j’ai du respect. Mais il suffit pour cela de se découvrir, dit l’Allemand. Oui, sans doute le salut, la révérence, sont en quelque sorte aussi des expressions de déférence, des abréviations qui se sont formées dans des pays où il n’y avait pas assez d’espace pour que tout le monde pût s’étendre par terre. Mais on se sert bientôt mécaniquement des abréviations, sans plus prendre conscience de leur signification. C’est pourquoi il est bon d’écrire en entier, partout où le temps et l’espace le permettent, cette belle et importante parole : Respect.
— Oui, si je le pouvais, je m’agenouillerais aussi, rêvait le paralytique.
— Mais, poursuivis-je après une pause, beaucoup d’autres choses en Russie viennent encore de Dieu. On a le sentiment que chaque chose nouvelle, chaque vêtement, chaque plat nouveau, chaque vertu et même chaque péché doivent d’abord être autorisés par lui, avant d’entrer en usage.
Le malade me regarda, d’un air presque effrayé.
— Ce n’est que sur un conte que je m’appuie en disant cela, me hâtai-je de le rassurer, une bylina, comme on dit, ce qui signifie : une chose qui a été. Je veux brièvement vous en dire le contenu. Le titre est : « Comment la trahison vint en Russie ».
Je m’appuyai contre la fenêtre, et le paralytique ferma les yeux comme il faisait volontiers, lorsqu’une histoire commençait quelque part.
— Le terrible tsar Ivan voulait imposer un tribut aux princes qui étaient ses voisins et les menaçait d’une grande guerre s’ils n’envoyaient pas de l’or à Moscou, dans la ville blanche. Les princes, après avoir tenu conseil, dirent comme un seul homme : « Nous te proposons trois énigmes. Viens, au jour que nous t’indiquons, en Orient, près de la pierre blanche, où nous serons réunis, et apporte-nous les trois solutions. Si elles sont justes, nous te donnons aussitôt les douze tonnes d’or que tu nous réclames. » Tout d’abord le tsar Ivan Vassiliévitch réfléchit, mais les nombreuses cloches de sa ville blanche le dérangeaient. Alors il convoqua ses savants et ses conseillers, et tous ceux qui ne pouvaient pas répondre à ses questions, il les faisait conduire sur la grande place rouge où l’on construisait justement l’église consacrée à Vassili le Nu, et il les faisait tout simplement décapiter. Cette occupation faisait passer le temps si vite que, soudain, il se trouva en route pour l’Orient et la pierre blanche où l’attendaient les princes. Il n’avait de réponse à aucune des trois énigmes, mais la chevauchée est longue et il lui restait toujours encore la chance de rencontrer un sage ; car, en ce temps-là, beaucoup de sages étaient en fuite, parce que tous les rois avaient l’habitude de leur faire couper la tête lorsqu’ils ne leur paraissaient pas assez sages. Cependant aucun sage ne paraissait à l’horizon, mais un matin il aperçut un vieux paysan barbu qui bâtissait une église. Celui-ci en était déjà arrivé à la charpente, et il était occupé à poser sur elle les petits chevrons. Or c’était vraiment curieux d’observer que le vieux paysan descendait toujours de nouveau de l’église, pour chercher un à un les chevrons qui étaient entassés en bas, au lieu d’en prendre beaucoup à la fois dans son long caftan. Aussi devait-il toujours de nouveau descendre et monter à l’échelle, et l’on ne pouvait pas du tout prévoir, si, de cette manière, il réussirait jamais à fixer ces centaines de chevrons. Le tsar s’impatienta :
— Idiot, s’écria-t-il (c’est ainsi qu’en Russie on interpelle d’ordinaire les paysans), idiot, tu devrais prendre une sérieuse charge de bois, et puis escalader ton église, ce serait beaucoup plus simple.
Le paysan qui était justement descendu, s’arrêta, tint la main au-dessus des yeux, et répondit :
— Laisse-moi plutôt faire, tsar Ivan Vassiliévitch, chacun entend son métier mieux que les autres ; mais puisque te voici justement, je veux te donner les réponses aux trois énigmes que tu devras connaître, en Orient, non loin d’ici, à la pierre blanche.
Et il lui inculqua les trois réponses, l’une après l’autre. D’étonnement le tsar ne parvenait même pas à le remercier.
— Que dois-je te donner pour ta récompense ? demanda-t-il enfin.
— Rien, fit le paysan, qui saisit un chevron et voulut remonter à l’échelle.
— Halte, ordonna le tsar. Cela ne peut aller ainsi. Il faut que tu formes un vœu.
— Eh bien, petit père, si tu l’ordonnes, envoie-moi une des douze tonnes d’or que tu recevras des princes, en Orient.
— Bien, approuva le tsar. Je te donne une tonne d’or.
Puis il s’en fut au galop, pour ne pas oublier entre temps les réponses.
Plus tard, lorsque le tsar fut revenu de l’Orient, avec les douze tonnes, il s’enferma dans son palais, à Moscou, au milieu du Kremlin à cinq portes, et vida une tonne après l’autre sur le parquet luisant de la salle, jusqu’à ce qu’il eût devant lui une véritable montagne d’or qui projetait une grande ombre noire sur le sol. Oublieux de sa promesse, le tsar avait vidé la douzième tonne. Il voulut de nouveau la remplir, mais regretta de devoir enlever une telle quantité d’or de ce magnifique monceau. La nuit, il sortit dans la cour, puisa du sable fin dans la tonne jusqu’à ce qu’elle fût aux trois quarts pleine, rentra sans bruit dans son palais, étendit l’or par-dessus le sable, et, le lendemain matin, envoya la tonne par un messager dans la région de la vaste Russie où le vieux paysan bâtissait son église. Lorsque celui-ci vit arriver le messager, il descendit de son toit qui n’était toujours pas achevé, et appela :
— N’approche pas, mon ami. Repars avec ta tonne qui contient trois quarts de sable et à peine un petit quart d’or. Je n’en ai pas besoin. Dis à ton maître que jusqu’à présent il n’y avait pas eu de trahison en Russie. Ce sera sa faute à lui, si dorénavant il devait s’apercevoir qu’il ne peut compter sur personne ; car il a montré comment on trahit, et de siècle en siècle son exemple, dans toute la Russie, trouvera beaucoup d’imitateurs. Je n’ai pas besoin d’or, je peux vivre sans or. Je n’attendais pas de l’or de lui, mais de la véracité et de la probité. Au lieu de cela, il m’a trompé. Répète cela à ton maître, le terrible tsar Ivan Vassiliévitch qui est assis dans sa blanche ville de Moscou, avec sa mauvaise conscience et sa robe garnie d’or.
Après quelques instants de chevauchée, le messager se retourna encore une fois : le paysan et son église avaient disparu. Et là où avait été le tas de chevrons la terre était plate et vide. Alors l’homme, épouvanté, prit le galop vers Moscou, arriva hors d’haleine devant le tsar et lui raconta assez confusément ce qui venait d’arriver, et que le prétendu paysan n’avait été nul autre que Dieu.
— Je me demande s’il avait raison, fit mon ami à voix basse, lorsque le dernier écho de mon histoire se fut perdu.
— Peut-être, répondis-je, mais vous savez, le peuple est superstitieux.
— Dommage, dit sincèrement le paralytique. — Ne voulez-vous pas me raconter bientôt une nouvelle histoire ?
— Volontiers, mais à une condition.
Je m’approchai encore une fois de la fenêtre.
— Laquelle ? s’étonna Ewald.
— Il faut qu’à l’occasion vous racontiez tout cela aux enfants du voisinage, le priai-je.
— Oh, les enfants viennent en ce moment si rarement chez moi.
Je le consolai :
— Ils viendront. Sans doute n’aviez-vous pas envie de leur raconter ces temps derniers, — peut-être faute de sujet, ou par excès de sujets. Mais lorsque quelqu’un sait une véritable histoire, pensez-vous que cela puisse demeurer longtemps secret ? Jamais de la vie ! Cela se répète, surtout entre enfants.
— Au revoir !
Sur ce je m’en allai.
Et le même jour encore les enfants ont entendu cette histoire.
COMMENT LE VIEUX TIMOFEI
MOURUT EN CHANTANT
Quel bonheur de raconter à un paralytique ! Les hommes bien portants sont si peu stables ; ils considèrent toutes choses, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et lorsque pendant une heure on a marché avec eux et qu’ils se tenaient à votre droite, il arrive que tout à coup ils vous répondent à votre gauche, parce qu’ils se sont avisés que ce serait plus poli et que cela témoignerait d’une meilleure éducation. De la part d’un paralytique on n’a rien de pareil à redouter. Son immobilité le rend semblable aux objets avec lesquels il entretient en effet les relations les plus intimes. Et il est en quelque sorte lui-même un objet, un objet qui non seulement écoute par son silence, mais encore par ses paroles rares et douces, par ses sentiments tendres et respectueux.
Je n’aime rien autant que de raconter à mon ami Ewald. Et je fus tout joyeux lorsqu’il m’appela de sa fenêtre quotidienne :
— J’ai quelque chose à vous demander.
Vite j’entrai chez lui et le saluai.
— D’où provient cette histoire que vous m’avez racontée dernièrement ? demanda-t-il enfin. Est-elle tirée d’un livre ?
— Hélas, oui, répondis-je. Les savants l’y ont ensevelie depuis qu’elle est morte ; il n’y a pas très longtemps de cela. Voici cent ans elle vivait encore, insoucieuse, sur beaucoup de lèvres. Mais les mots dont les hommes se servent à présent, ces mots lourds, difficiles à chanter, lui étaient hostiles, et lui enlevèrent une bouche après l’autre, jusqu’à ce qu’elle ne vécût plus que retirée, et pauvrement, sur quelques lèvres sèches, comme sur un douaire. Et elle périt là, sans descendance, et fut, comme on dit, enterrée avec tous les honneurs dans un livre où reposaient déjà d’autres histoires de la même origine.
— Et était-elle très âgée lorsqu’elle mourut ? demanda Ewald.
— Quatre à cinq cents ans, répondis-je en rapportant la vérité, et plusieurs de ses parents ont même atteint un âge beaucoup plus considérable.
— Comment ? Sans jamais reposer dans un livre ? s’étonna Ewald.
Je déclarai :
— Autant que je sache, elles ont toujours erré de bouche en bouche.
— Et n’ont jamais dormi ?
— Si. Lorsqu’elles s’étaient élevées de la bouche du chanteur, elles s’attardaient parfois dans un cœur où il faisait chaud et sombre.
— Les hommes étaient-ils donc assez tranquilles pour que les chansons pussent dormir dans leurs cœurs ?
Ewald me sembla très incrédule.
— Il faut bien que les choses aient été ainsi. On prétend qu’ils parlaient moins, qu’ils dansaient des danses qui grandissaient peu à peu et qui berçaient. Et surtout on dit qu’ils ne riaient pas à haute voix, comme cela devient aujourd’hui de plus en plus fréquent malgré notre degré de culture.
Ewald allait encore me poser une question, mais il se contint et sourit :
— Je vous interroge… je ne cesse de vous interroger… Mais peut-être vouliez-vous me raconter une histoire ?
Il me jeta un regard plein d’attente.
— Une histoire ? Je ne sais pas. Je voulais seulement dire que ces chansons étaient l’héritage de certaines familles. On les avait reçues et on les léguait à d’autres, non sans les avoir usées un peu par l’emploi quotidien, mais intactes néanmoins, comme une vieille bible que l’on se transmet de père en fils. Et les enfants déshérités se distinguaient de leurs frères par ceci qu’ils ne savaient pas chanter, ou du moins qu’ils ne connaissaient qu’une petite partie des chansons de leurs père et aïeux, et ils perdaient avec les autres chansons la grande part d’expérience que toutes ces bylines et ces skaski contenaient aux yeux du peuple. C’est ainsi, par exemple, que Jegor Timofejevitch avait épousé contre la volonté de son père, le vieux Timofei, une belle jeune femme, et était parti avec elle pour Kiew, la ville sainte où se trouvent les tombeaux des plus grands martyrs de la sainte église orthodoxe. Le père Timofei, qui passait dans la région pour le chanteur le plus savant, à dix journées de ronde, maudit son fils et raconta à ses voisins qu’il était souvent convaincu de n’en avoir jamais possédé. Cependant il devint muet de regret et de tristesse. Et il chassait tous les jeunes gens qui s’introduisaient dans sa chaumière, pour devenir les héritiers des innombrables chansons qui étaient enfermées dans le vieillard comme à l’intérieur d’un violon poussiéreux.
« Père, petit père, donne-nous donc l’une ou l’autre de tes chansons. Vois, nous voulons les porter dans les bourgs, et tu les entendras retentir dans toutes les cours, lorsque le soir tombe, et que le bétail s’est calmé dans les étables. »
Mais le vieux, qui était toujours assis sur le poêle, secouait la tête du matin au soir. Il avait l’ouïe dure, et comme il ne savait pas si quelqu’un des jeunes gens qui guettaient à présent sans cesse autour de la maison, n’avait pas de nouveau supplié, il agitait en tremblant sa tête blanche, et faisait : Non, non ! jusqu’à ce qu’il s’endormît, — et puis encore une fois : non, dans son sommeil.
Il eût volontiers fait ce plaisir aux jeunes gens ; il regrettait lui-même que la poussière muette de son corps dût bientôt reposer sur ses chansons, peut-être dans très peu de temps. Mais s’il avait essayé de leur en enseigner une, il se serait sans doute souvenu de son Jegorouchka, et puis qui sait ce qui serait arrivé. Car, c’est seulement parce qu’il se taisait toujours, que jamais on ne l’avait entendu pleurer. Derrière chaque mot veillait un sanglot, et il devait toujours fermer la bouche, vite et doucement, pour qu’il ne s’échappât en même temps.
Le vieux Timofei, depuis très longtemps déjà, avait enseigné à son fils quelques chansons, et à l’âge de quinze ans celui-ci en savait plus long et chantait plus juste que tous les hommes du village et des environs. Néanmoins, le vieux disait à son fils, les jours de fête, lorsqu’il était un peu ivre :
— Jegorouchka, ma colombe, je t’ai déjà enseigné beaucoup de chansons, beaucoup de bylins, et aussi les légendes des saints, une presque pour chaque jour. Mais je suis, tu le sais, le plus savant de tout le gouvernement, et mon père connaissait toutes les chansons de la Russie, et même des chansons tartares. Tu es encore jeune, et c’est pourquoi je ne t’ai pas encore conté les plus beaux bylins, où il y a des mots pareils à des icones, et que l’on ne peut même pas comparer aux mots ordinaires. Et tu n’as pas encore appris à chanter ces mélodies que personne, fût-il cosaque ou paysan, n’a jamais pu entendre sans pleurer.
Timofei répétait cela à son fils, tous les dimanches et tous les jours de fête de l’année russe, c’est-à-dire assez souvent. Jusqu’à ce que celui-ci, après une discussion violente, disparût en même temps que la belle Ustienka, la fille d’un pauvre paysan.
La troisième année qui suivit cet événement, Timofei tomba malade, à l’époque précisément où l’un de ces nombreux cortèges de pèlerins, qui de toutes les régions de l’empire se dirigent vers Kiew, allait se mettre en route. Et l’on vit alors Ossip, le voisin de Timofei, entrer chez le malade :
— Je pars avec les pèlerins, Timofei Ivanitch, permets-moi de t’embrasser encore une fois.
Ossip n’était pas un grand ami du vieillard, mais à présent qu’il allait entreprendre ce long voyage, il jugea nécessaire de prendre congé de lui comme d’un père.
— Je t’ai quelquefois offensé, fit-il en sanglotant, pardonne-moi, mon petit cœur, c’était la boisson, et tu sais qu’on n’en peut rien. Mais je vais prier pour toi et j’allumerai un cierge. Adieu. Timofei Ivanitch, porte-toi bien, mon petit père ; peut-être guériras-tu, si Dieu le veut, et tu nous chanteras de nouveau quelque chose. Oui, oui, voilà bien longtemps que tu ne nous as plus rien chanté. Quelles chansons étaient-ce donc ? Celle de Djuk Stépanovitch par exemple, crois-tu donc que je l’aie oubliée ? Que tu es bête ! Je la sais bien par cœur. Pas comme toi, naturellement : pardi, tu connaissais ton affaire. Dieu t’avait accordé cela comme il accorde à d’autres ceci. À moi par exemple…
Le vieillard qui était couché sur le poêle se tourna en gémissant et fit un mouvement comme s’il voulait dire quelque chose. Ce fut comme si l’on avait entendu prononcer doucement le nom de Jegor. Peut-être voulait-il envoyer un message à son fils. Mais lorsque le voisin, debout près de la porte, demanda : « Tu disais quelque chose, Timofei Ivanitch ? » il était déjà de nouveau couché là et secouait doucement sa tête blanche. Cependant, Dieu sait comment cela advint, une année à peine après le départ d’Ossip, Jegor rentra de façon très inattendue. Le vieillard ne le reconnut pas tout de suite, car il faisait nuit dans la chaumière, et ses yeux fatigués ne recueillaient plus que malaisément une forme nouvelle. Mais lorsque Timofei eut entendu la voix de l’étranger, il prit peur, et sauta en bas du poêle, sur ses vieilles jambes vacillantes. Jegor l’attrapa au vol et ils s’étreignirent. Timofei pleurait.
Le jeune homme ne cessait d’interroger :
— Es-tu depuis longtemps malade, père ?
Lorsque le vieux se fut un peu calmé, il grimpa de nouveau sur son poêle, et interrogea d’une voix sévère :
— Et ta femme ?
Silence. Jegor cracha :
— Je l’ai chassée, sais-tu, avec l’enfant.
Il se tut un instant, puis reprit :
— Voici qu’un jour Ossip arrive chez moi. « Ossip Nikiphorovitch », que je lui dis. Il répond : « Oui, c’est moi. Ton père est malade, Jegor. Il ne peut plus chanter. Tout est silencieux au village, comme s’il n’avait plus d’âme notre village. Rien ne frappe, rien ne bouge, plus personne ne pleure et on n’a même plus de raison sérieuse de rire. » Je réfléchis. Qu’est-ce qu’il faut faire ? J’appelle ma femme. « Ustjenka, que je lui dis, il faut que je rentre, plus personne ne chante là-bas, c’est mon tour. Le père est malade. » « Bien », dit Ustjenka. « Mais je ne peux pas t’emmener. Le père, tu le sais, ne veut pas de toi, et je ne reviendrai sans doute jamais quand je serai là et que je chanterai. » Ustjenka me comprend : « Eh bien ! que Dieu soit avec toi ! Il y a ici beaucoup de pèlerins qui donnent l’aumône. Dieu nous aidera, Jegor. » Et voilà que je m’en vais. Et maintenant, père, dis-moi toutes tes chansons.
Le bruit se répandit que Jegor était rentré et que le vieux Timofei chantait de nouveau. Mais cet automne-là le vent soufflait si fort à travers le village qu’aucun passant ne put savoir avec certitude si l’on chantait, ou non, dans la maison de Timofei. Et la porte ne fut ouverte à aucun de ceux qui frappaient. Les deux hommes voulaient être seuls. Jegor était assis au bord du poêle sur lequel était étendu son père, et de temps en temps son oreille s’approchait de la bouche du vieillard ; car celui-ci chantait en effet. Sa vieille voix portait, un peu voûtée et tremblante, toutes les plus belles chansons vers Jegor, et celui-ci hochait quelquefois la tête, ou balançait ses jambes pendantes, comme s’il avait chanté. Cela dura ainsi pendant de longs jours. Timofei trouvait toujours de nouveau une chanson plus belle au fond de son souvenir. Souvent, la nuit, il éveillait son fils et, tandis que, de ses mains fanées et pleines de tressaillements, il faisait des mouvements incertains, il chantait une petite chanson, et encore une, et encore une — jusqu’à ce que le matin paresseux commençât de bouger. Et peu après la plus belle, il mourut.
Durant les derniers jours, il avait souvent amèrement déploré qu’il portât encore en lui une foule de chansons et qu’il n’eût plus le temps de les communiquer à son fils. Il était couché là, le front sillonné de rides profondes, tout à sa méditation tendue et anxieuse, et son attente faisait trembler ses lèvres. De temps en temps il se redressait, hochait un peu la tête, remuait les lèvres, et enfin venait une petite chanson douce ; mais à présent il chantait le plus souvent les mêmes strophes de Djuk Stepanovitch, qu’il aimait surtout, et, pour ne pas le fâcher, son fils devait paraître étonné et feindre de les entendre pour la première fois.
Lorsque le vieux Timofei Ivanitch fut mort, la maison que Jegor habitait seul, resta fermée pendant quelque temps encore. Puis, au printemps suivant, Jegor Timofeivitch, qui portait déjà une barbe assez longue, parut à sa porte, et commença d’aller et venir dans le village, et de chanter. Plus tard, il se rendit aussi dans les villages voisins, et les paysans racontaient déjà que Jegor était un chanteur au moins aussi savant que son père ; car il connaissait un grand nombre de chants héroïques et graves, et tous les airs que nul, qu’il fût cosaque ou paysan, ne pouvait entendre sans pleurer. Et, au surplus, il avait un ton doux et triste tel qu’on ne l’avait trouvé dans la voix d’aucun chanteur avant lui. Et ce ton se retrouvait toujours de nouveau dans le refrain, ce qui le rendait particulièrement émouvant. Ainsi du moins ai-je entendu dire.
— Il n’avait donc pas appris ce ton de son père ? dit mon ami Ewald après quelques instants.
— Non, répondis-je, on ne sait pas d’où il provenait.
J’avais déjà quitté la fenêtre lorsque le paralytique fit encore un mouvement et me cria de loin :
— Il a peut-être pensé à sa femme et à son enfant. D’ailleurs il n’a pas dû les faire venir, puisque son père était mort.
— Non, je ne crois pas. Car, en effet, il est mort seul.
LA CHANSON DE LA JUSTICE
Lorsque je passai de nouveau devant la fenêtre d’Ewald, il me fit signe et sourit :
— Avez-vous promis quelque chose de particulier aux enfants ?
— Comment cela ? m’étonnai-je.
— Voici : lorsque je leur ai raconté l’histoire de Jegor, ils m’ont reproché que Dieu n’y parût pas.
Je sursautai, effrayé :
— Comment ? Une histoire sans Dieu ? Est-ce donc possible ?
Puis je réfléchis :
— En effet, il n’est pas question de Dieu dans cette histoire. Pas la moindre allusion. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire. Si quelqu’un m’avait demandé une telle histoire, je crois que je l’aurais cherchée toute ma vie, inutilement…
— Ne vous tourmentez pas pour cela, dit-il avec une certaine bienveillance. Je pense qu’on ne peut jamais savoir si Dieu est dans une histoire avant qu’elle soit vraiment finie. Car même s’il n’y manque que deux mots, même s’il n’y a plus à venir que la pause qui suit les derniers mots du conte, Il peut toujours encore arriver.
Je hochai la tête, et le paralytique dit d’une voix toute différente :
— Savez-vous encore quelque chose de ces chanteurs russes ?
J’hésitai :
— Ne voulons-nous pas plutôt parler de Dieu, Ewald ?
Il secoua la tête :
— J’aimerais tant en apprendre plus long sur ces hommes étranges. Je ne sais pas comment cela se fait ; je pense toujours : si l’un d’entre eux entrait ici, chez moi…
Et il tourna la tête vers la porte, au fond de la chambre. Mais ses yeux revinrent à moi, très vite, et non sans une certaine gêne.
— Mais naturellement, ce n’est pas possible, se reprit-il avec hâte.
— Pourquoi donc ne serait-ce pas possible, Ewald ? Tout peut vous arriver ce qui est épargné aux hommes qui ont l’usage de leurs jambes, parce qu’ils passent ou prennent la fuite devant maintes choses. Dieu vous a destiné, Ewald, à être un point tranquille au milieu de toute cette hâte. Ne sentez-vous pas comme tout se meut autour de vous ? Les autres pourchassent les jours, et lorsque, enfin, ils en ont atteint un, ils sont si essoufflés qu’ils ne peuvent même plus lui parler. Mais vous, mon ami, vous êtes assis simplement à votre fenêtre, et vous attendez ; et il arrive toujours quelque chose à ceux qui attendent. Vous avez un sort tout particulier. Songez donc, même la madone ibérienne, à Moscou, doit sortir de sa petite chapelle et, dans une voiture noire, attelée de quatre chevaux, se rend chez ceux qui célèbrent une fête, que ce soit un baptême ou la mort. Mais chez vous tout doit venir…
— Oui, dit Ewald avec un sourire étranger. Je ne peux même pas aller à la rencontre de la Mort. Beaucoup d’hommes la trouvent en cours de route. Elle appréhende d’entrer dans les maisons et vous appelle dehors, à l’étranger, à la guerre, sur une haute tour, sur un pont qui se balance, dans une brousse, ou dans la folie. La plupart des hommes vont tout au moins la chercher quelque part, et la rapportent sur leur dos, sans qu’ils s’en doutent. Car la Mort est paresseuse ; si les vivants ne la dérangeaient toujours de nouveau, qui sait ? peut-être s’endormirait-elle.
Le malade réfléchit un moment, puis reprit avec un certain orgueil :
— Mais chez moi elle devra venir si elle me veut. Ici dans ma petite chambre claire, où les fleurs se tiennent si longtemps, par-dessus ce vieux tapis, en passant devant cette armoire, entre la table et le bois du lit (ce n’est pas du tout si facile), jusqu’à mon large et cher et vieux fauteuil, qui alors mourra probablement avec moi parce que lui aussi a en quelque sorte vécu avec moi. Et elle devra faire tout cela, de la manière usuelle, sans bruit, sans rien renverser, sans rien entreprendre d’extraordinaire, comme si elle n’était qu’une visite. Oui, cela rapproche singulièrement cette chambre de moi. Tout se déroulera ici, sur cette scène étroite, et ces dernières circonstances différeront à peine de tous les autres événements qui se sont produits ici, ou qui m’attendent encore. Tout enfant déjà, je trouvais singulier que les hommes parlassent de la mort autrement que de toutes les autres circonstances, et cela simplement parce que personne ne trahit rien de ce qui lui arrivera ensuite. Mais comment un mort se distingue-t-il d’un homme qui devient sérieux, qui renonce au temps, et s’enferme pour méditer tranquillement quelque chose dont la solution depuis longtemps le tourmente ? Lorsqu’on est entouré de gens, on ne peut même pas se rappeler le Notre Père ; à plus forte raison, comment donc pourrait-on se souvenir de quelque autre correspondance obscure qui ne consiste peut-être pas en mots, mais en événements ? Il faut aller à l’écart, dans je ne sais quel silence inaccessible, et peut-être les morts sont-ils justement des hommes qui se sont retirés ainsi pour méditer sur la vie.
Il y eut un bref silence que je délimitai par les paroles suivantes :
— Cela me fait songer à une jeune fille. On peut dire que pendant les premières dix-sept années de sa vie claire, elle n’a fait que regarder. Ses yeux étaient si grands et si personnels, que tout ce qu’ils recevaient, ils le dépensaient eux-mêmes, et dans tout le corps de cette jeune créature la vie se déroulait, indépendante d’eux, nourrie de bruits simples et intimes. Mais à la fin de ce temps je ne sais quel événement trop violent dérangea ces vies distinctes qui se touchaient à peine : les yeux percèrent en quelque sorte vers le dedans et tout le poids du dehors tomba à travers eux dans le cœur obscur, et chaque jour s’abîmait avec une telle force dans ces regards levés et profonds que ce cœur éclata dans la poitrine étroite, comme un verre. Alors la jeune fille devint pâle, dépérit, chercha la solitude pour réfléchir, et enfin, d’elle-même, elle gagna ce silence où les pensées, sans doute, ne sont plus troublées.
— Comment est-elle morte ? demanda mon ami, doucement, et d’une voix un peu rauque.
— Elle s’est noyée. Dans un étang calme et profond, à la surface duquel se formèrent beaucoup de cercles qui s’élargirent lentement, jusqu’au delà des nénuphars blancs, de sorte que toutes ces fleurs en baignant dans l’eau se dilatèrent.
— Est-ce aussi une histoire, cela ? demanda Ewald, pour que le silence qui succédait à mes paroles ne devînt pas trop puissant.
— Non, répondis-je, c’est un sentiment.
— Mais ne pourrait-on pas le transmettre aux enfants, ce sentiment ?
Je réfléchis :
— Peut-être.
— Et comment ?
— Par une autre histoire.
Et je commençai à raconter.
— C’était au temps où dans la Russie du Sud on combattait pour la liberté…
— Pardonnez-moi, dit Ewald, comment faut-il entendre cela ? Le peuple voulait-il par hasard s’affranchir du tsar ? Cela ne s’accorderait ni avec ce que je pense de la Russie ni avec vos histoires précédentes. Et s’il en était ainsi, je préférerais ne pas entendre votre conte. Car j’aime l’image que je me suis faite des choses de là-bas, et je voudrais la laisser intacte.
Je dus sourire et le rassurai :
— Les panes polonais (c’est vrai que j’aurais dû commencer par là) étaient les maîtres dans la Russie du Sud et dans ces steppes silencieuses et désertes que l’on appelle l’Ukraine. Ils étaient des maîtres durs. Leur oppression et l’avarice des juifs, qui détenaient même la clef des églises et ne la restituaient aux chrétiens que contre argent sonnant, avaient lassé et rendu songeur le jeune peuple autour de Kiew, et en amont du Dniepr. La ville elle-même, Kiew la Sainte, l’endroit où la Russie s’était pour la première fois racontée par ses quatre cents coupoles d’églises, s’enfonçait toujours plus en elle-même, et se dévorait en incendies, comme en de soudaines pensées démentes, derrière lesquels la nuit se fait toujours plus illimitée. Le peuple, dans la steppe, ne savait pas trop ce qui lui arrivait. Pris d’une étrange inquiétude, des vieillards sortaient la nuit de leurs cabanes, et contemplaient en silence le ciel haut et éternellement calme ; et le jour on pouvait voir au dos des kourgans apparaître des silhouettes qui, dans leur attente immobile, se détachaient des lointains. Ces kourgans sont des tombeaux de races disparues qui parcourent toute la steppe comme une ondulation figée et endormie. Et dans ce pays dans lequel les tombeaux sont des montagnes, les hommes sont les abîmes. Profonds, obscurs et silencieux sont les indigènes, et leurs paroles ne sont que des ponts fragiles et oscillants, suspendus au-dessus de leur être véritable.
Parfois de sombres oiseaux s’élèvent des kourgans. Parfois de sauvages chansons descendent dans ces hommes pleins de pénombre, et disparaissent en eux, profondément, tandis que les oiseaux se perdent dans le ciel. Dans toutes les directions tout semble sans limites. Les maisons elles-mêmes ne peuvent prêter d’abri contre cette immensité ; leurs petites fenêtres en sont combles. Seules, dans les angles sombres des chambres, les vieilles icones sont debout comme des bornes kilométriques de Dieu, et l’éclat d’une petite lumière apparaît dans leur encadrement, comme un enfant perdu dans une nuit étoilée. Ces icones sont le seul point fixe, le seul signe rassurant au bord de la route, et aucune maison ne peut exister sans elles. Toujours de nouveau il est nécessaire qu’on en fasse de nouvelles ; lorsque l’une se défait de vieillesse, toute mangée par les vers, lorsque quelqu’un se marie, ou se bâtit une cabane, ou lorsque quelqu’un, comme le vieil Abraham, par exemple, meurt avec le désir d’emporter saint Nicolas dans ses mains jointes, probablement pour comparer à cette image les saints qui sont au ciel, et reconnaître, avant tous les autres, celui qu’il honore le plus…
C’est ainsi que Pierre Akimovitch, en réalité cordonnier de profession, peint aussi des icones. Lorsqu’il est fatigué d’un travail, il passe à l’autre, après avoir fait trois fois le signe de croix ; et une même piété préside aussi bien à sa couture et à son martelage, qu’à sa peinture. C’est déjà un homme assez vieux, mais toujours vaillant. Son dos qu’il voûte en faisant des bottes, il le redresse devant ses images, et il a su conserver ainsi une bonne tenue et un certain équilibre dans les épaules et dans les reins. Il a passé seul la plus grande partie de sa vie, sans jamais prendre la moindre part à l’agitation qui résultait du fait que sa femme Akoulina mît au monde des enfants, que ceux-ci mourussent ou se mariassent. Dans sa soixante-dixième année seulement Pierre était entré en relations avec ceux qui étaient restés dans sa maison et dont, à présent, il commençait à considérer qu’ils existaient véritablement. C’étaient : Akoulina, sa femme, personne silencieuse et modeste, une fille laide qui prenait de l’âge, et Aliocha, un fils qui, né relativement tard, n’avait que dix-sept ans. À celui-ci Pierre voulut apprendre la peinture ; car il voyait que bientôt il ne pourrait plus suffire à toutes les commandes. Cependant il ne tarda pas à renoncer à cet enseignement. Aliocha avait peint la sainte Vierge, mais il était resté si loin du sévère et véritable modèle que son tableau semblait plutôt être un portrait de Marianne, la fille du cosaque Colokopytenko, — c’est-à-dire une chose très peu sainte, — et le vieux Pierre, après avoir fait à plusieurs reprises le signe de la croix, se hâta de recouvrir cette planche offensée, d’un saint Dimitri que, pour des raisons inconnues, il préférait à tous les autres saints.
Aussi Aliocha n’essaya-t-il plus jamais de peindre un tableau. À moins que son père lui ordonnât de dorer un nimbe, il était le plus souvent dehors, dans la steppe, personne ne savait où. Personne d’ailleurs ne le retenait chez lui. Sa mère s’étonnait qu’il fût tel, et appréhendait de lui parler, comme s’il avait été un étranger ou un fonctionnaire. Sa sœur l’avait battu aussi longtemps qu’il avait été petit, et maintenant qu’Aliocha avait grandi, elle le méprisait parce qu’il ne la battait pas. Au village on ne se souciait pas davantage de ce garçon. Marianne, la fille du cosaque, s’était moquée de lui, lorsqu’il lui avait déclaré qu’il voulait l’épouser, et Aliocha n’avait pas demandé aux autres jeunes filles si elles voulaient l’accepter pour fiancé. Dans la Ssetch, chez les Zaporogues, personne n’avait voulu l’emmener, parce qu’il semblait à tous trop débile, et encore un peu trop jeune. Une fois déjà il avait couru jusqu’au prochain monastère, mais les moines ne l’avaient pas accueilli, — et il ne lui restait donc que la lande, la vaste lande ondoyante. Un chasseur lui avait un jour fait cadeau d’un vieux fusil qui était chargé, Dieu sait de quoi. Ce fusil, Aliocha le traînait toujours avec soi, sans jamais tirer, d’abord pour économiser sa poudre, et puis, parce qu’il n’aurait su quel gibier abattre. Un soir tiède et calme, au début de l’été, tous étaient assis ensemble autour de la table grossière sur laquelle était posée une gamelle pleine de gruau. Pierre mangeait ; les autres le regardaient et attendaient ce qu’il leur laisserait. Soudain le vieillard s’arrêta, la cuiller fichée dans l’air, et avança sa tête large et fanée dans la raie de lumière qui venait de la porte, et traversait la table avant d’entrer dans la pénombre. Tous prêtèrent l’oreille. À l’extérieur des murs de la cabane, on percevait le bruit qu’eût fait un oiseau de nuit qui, doucement, eût frôlé les poutres de son aile ; mais le soleil avait à peine disparu et les oiseaux nocturnes sont en général plutôt rares au village. Or voici qu’on entendait de nouveau un bruit comme si maintenant une autre grande bête avait fait à tâtons le tour de la maison, et comme si, par tous les murs à la fois, on eût entendu son pas. Aliocha se leva doucement de son banc ; à la même seconde quelque chose de haut et de grand obscurcit la porte, repoussa tout le soir, apporta de la nuit dans la cabane, et s’avança de toute sa grandeur, mais comme avec incertitude.
— C’est l’Ostap, dit la laide, de sa vilaine voix.
Et tous, aussitôt, le reconnurent. C’était un de ces Kobzars, un vieillard qui, avec sa bandoura à douze cordes, traversait les villages, et chantait la grande gloire des cosaques, leur courage et leur fidélité, leurs hetmans Kirdjaga Koukoubenko, Boulba, et d’autres héros : ce que tous entendaient volontiers. Ostap s’inclina trois fois dans la direction dans laquelle il soupçonnait que fussent les icones (et il se tournait ainsi, inconsciemment, vers la Znamenskaja), s’assit près du poêle, et demanda à voix basse :
— Chez qui suis-je, en somme ?
— Chez nous, petit père, chez Pierre Akimovitch, le cordonnier, répondit Pierre avec chaleur.
Il était un ami du chant et se réjouissait de cette visite inattendue.
— Ah ! chez Pierre Akimovitch, celui qui peint les images, dit l’aveugle pour à son tour se montrer aimable.
Puis le silence se fit. Dans les six longues cordes de la bandoura commença un son, et grandit, pour revenir, bref et comme épuisé, des six cordes courtes, et cet effet se reproduisait en rythmes de plus en plus rapides, jusqu’à ce que, finalement, on dût fermer les yeux, de peur de voir s’écraser quelque part le son de la mélodie qui venait de monter si haut, à une vitesse vertigineuse ; alors l’air tournait court, et donnait de l’espace à la belle voix lourde du Kobzar qui remplit bientôt toute la maison, et appela même hors des chaumières voisines les gens qui s’assemblèrent à la porte et sous les fenêtres. Mais ce n’était pas les héros que célébrait cette fois la chanson. La gloire de Boulba, d’Ostranitza et de Nalivaiko semblait désormais établie. Pour tous les siècles la fidélité des cosaques était certaine. Ce n’était pas leurs prouesses que célébrait aujourd’hui la chanson. En eux tous, qui écoutaient, la danse semblait dormir plus profondément ; car aucun ne remuait les pieds ni ne levait les mains. Comme la tête d’Ostap, toutes les autres têtes étaient penchées, et la triste chanson les faisait lourdes :
« Il n’y a plus de Justice dans ce monde. La Justice, qui peut la trouver ? Il n’y a plus de Justice dans ce monde ; car toute la Justice est soumise aux lois de l’Injustice.
» Aujourd’hui la Justice, l’infortunée, est mise aux fers. Et l’Injustice se rit d’elle, nous l’avons vue ; elle est assise avec les panes, dans les sièges en or ; dans les sièges en or elle est assise avec les panes.
» La Justice est couchée sur le seuil et supplie ; chez les panes, l’Injustice, la mauvaise, est entrée ; et ils l’invitent en riant dans leurs palais ; et à l’Injustice ils remplissent de vin le gobelet.
» Ô Justice, petite mère, petite mère mienne, toi qui as des ailes semblables à celles de l’aigle ! Un homme viendra peut-être encore qui voudra être juste, oui juste. Que Dieu l’aide ! Lui seul le peut, il soulagera les jours des justes. »
Les têtes à présent se levèrent avec peine et sur tous les fronts était écrit le silence ; ceux-là même qui voulaient parler, le voyaient. Et, après une pause brève et grave, le jeu reprit sur la bandoura, cette fois déjà mieux compris par la foule qui grandissait.
Trois fois Ostap chanta sa chanson de la Justice. Et elle était chaque fois différente. D’abord plainte, elle sembla ensuite un reproche, et, enfin, lorsque pour la troisième fois, le front levé, le Kobzar eut poussé comme une chaîne d’ordres brefs, alors une colère sauvage fit irruption hors des mots tremblants, et les saisit tous et les entraîna dans un enthousiasme à la fois large et anxieux.
— Où s’assemblent les hommes ? demanda un jeune paysan lorsque le chanteur se leva.
Le vieux qui connaissait tous les déplacements des cosaques, cita un lieu voisin. Vite les hommes se dispersèrent, on entendit des appels brefs, des armes cliquetèrent et, devant les portes, des femmes se mirent à pleurer. Une heure plus tard, une troupe de paysans armés quitta le village dans la direction de Tchernigof. Pierre avait offert au Kobzar un verre de moût, dans l’espoir d’en apprendre plus long. Le vieillard mangea, but, mais ne répondit que brièvement aux nombreuses questions du cordonnier. Puis il remercia et s’en fut. Aliocha fit franchir le seuil à l’aveugle. Lorsqu’ils furent dehors dans la nuit, et seuls, Aliocha interrogea :
— Et tous peuvent-ils partir en guerre ?
— Tous, dit le vieillard, qui disparut en allongeant le pas, comme si dans la nuit il avait recouvré la vue.
Lorsque tous furent endormis, Aliocha se leva du poêle sur lequel il s’était couché tout vêtu, prit son fusil et sortit. Dehors il se sentit tout à coup étreindre et doucement baiser sur les cheveux. Aussitôt il reconnut au clair de lune Akoulina qui, à petits pas pressés, courait vers la maison.
— Mère, s’étonna-t-il, et un sentiment étrange l’envahit.
Il hésita un instant. Une porte quelque part tourna dans ses gonds et un chien hurla. Alors Aliocha jeta son fusil sur l’épaule et partit à grands pas, car il espérait encore rejoindre les hommes avant l’aube.
À la maison tous firent comme s’ils ne s’étaient pas aperçus de l’absence d’Aliocha. Lorsqu’ils se furent réunis à table seulement et que Pierre eut vu la place vide, il se leva de nouveau, gagna l’angle de la pièce, et alluma un cierge devant la Znamenskaja. Un cierge très mince. La laide haussa les épaules.
Cependant Ostap, le vieillard aveugle, traversait déjà le village suivant, et entonnait d’une voix triste et doucement plaintive la chanson de la Justice.
Le paralytique attendit un instant. Puis il me regarda, étonné :
— Eh bien, pourquoi ne concluez-vous pas ? N’est-ce pas comme dans l’histoire précédente ? Ce vieillard était Dieu.
— Oh ! et moi qui ne le savais pas, dis-je en frissonnant.
UNE SCÈNE DU GHETTO DE VENISE
M. Baum, propriétaire, maire, capitaine honoraire du corps des pompiers volontaires, et autre chose encore, mais pour être bref : M. Baum donc, doit avoir surpris une de mes conversations avec Ewald. Cela n’a rien d’étonnant d’ailleurs ; il est le propriétaire de la maison dont mon ami habite le rez-de-chaussée. M. Baum et moi, nous nous connaissons depuis longtemps de vue. Mais dernièrement M. le Maire s’arrête, lève son chapeau tout juste assez pour qu’un petit oiseau eût pu s’envoler, si par hasard il avait été prisonnier. Il sourit poliment et prend l’initiative d’inaugurer nos relations.
— Vous voyagez quelquefois ?
— Oui, oui, répliqué-je distraitement, c’est bien possible.
Le voici qui reprend sur un ton confidentiel :
— Je crois que nous sommes les seuls ici qui aient été en Italie ?
— Vraiment ? — je fais un effort pour être un peu plus attentif, — alors il est en effet urgent et nécessaire que nous causions l’un avec l’autre.
M. Baum rit.
— Oui, l’Italie c’est tout de même quelque chose… Par exemple, prenez Venise…
Je m’arrêtai.
— Vous vous rappelez encore Venise ?
— Mais je vous en prie, gémit-il, car il était trop gros pour s’indigner sans fatigue, je vous en prie, comment n’aurais-je pas ? Lorsqu’on a vu cela une fois… cette piazzetta… n’est-ce pas ?
— Oui, répondis-je, j’aime particulièrement à me rappeler la promenade du canal, ce glissement léger et silencieux au bord des passés…
— Le Palazzo Franchetti, m’interrompit-il.
— La Cà d’Oro, répliquai-je.
— Le marché aux poissons.
— Le Palazzo Vendramin.
— … où Richard Wagner, ajouta-t-il vite, en Allemand cultivé qu’il était.
Je hochai la tête :
— Le ponte, savez-vous.
Il eut un sourire orienté.
— Bien entendu, et le musée, sans oublier l’Académie où un Titien…
M. Baum s’était soumis de la sorte à un examen assez fatigant. Je résolus de le dédommager par une histoire, et je commençai sans autre :
— Si vous passez sur le ponte di Rialto, le long du Fondaco dei Turchi et du marché aux poissons, et si vous dites à votre gondolier « À droite ! » il vous regardera peut-être bien avec un peu d’étonnement et vous demandera même « Dove ? » Mais vous vous entêtez à tourner à droite, vous quittez votre barque au bord d’un des petits canaux sales, vous marchandez avec lui, vous criez, et, à travers des défilés de rues et de porches noirs de suie, débouchez sur une petite place ouverte. Tout cela, simplement parce que mon histoire se déroule là.
M. Baum me toucha le bras avec douceur :
— Pardonnez-moi, quelle histoire ?
Ses petits yeux allaient et venaient, un peu inquiets.
Je le tranquillisai :
— N’importe laquelle, cher monsieur. Pas du tout une histoire particulièrement digne d’être contée. Je ne peux même pas vous dire à quelle époque elle se déroula. Peut-être sous le doge Alvise Moncenigo IV, mais il se pourrait aussi bien que c’eût été plus tôt ou plus tard. Les tableaux de Carpaccio, si vous deviez en avoir vu quelques-uns, sont peints sur du velours pourpre ; partout éclate quelque chose de chaud, comme de boisé, et autour des lumières tamisées, là-dedans, se pressent des ombres attentives. Giorgione a peint sur un vieil or fatigué, Titien sur du brocart noir, mais au temps dont je vous parle on aimait des images claires, posées sur un fond de soie blanche, et le nom avec lequel on jouait, que de belles lèvres jetaient dans le soleil, et que des oreilles ravissantes recueillaient, lorsqu’il tombait en tremblant, ce nom était Gian Battista Tiepolo.
Mais tout cela ne se déroule pas dans mon histoire. Cela ne regarde que la vraie Venise, la ville des palais, des aventures, des nuits pâles sur les lagunes qui, mieux que toutes les autres nuits, portent le son de secrètes romances. Dans ce morceau de Venise dont je parle, il n’y a que des bruits pauvres et quotidiens, les jours passent sur lui, monotones comme s’il n’y en avait qu’un seul, et les chansons que l’on entend là, sont des plaintes croissantes qui ne s’élèvent pas, mais, comme une fumée ondulante, se couchent sur les rues. Aussitôt qu’approche le crépuscule, tout un peuple vagabond se promène ; d’innombrables enfants sont chez eux sur les places et contre les portes étroites et froides des maisons, ou jouent avec des éclats de verre et des débris d’émail bariolé comme celui avec lequel les maîtres ont composé les graves mosaïques de Saint-Marc. Rarement un noble pénètre dans le ghetto. Tout au plus, à l’heure où les jeunes filles juives vont à la fontaine, peut-on voir quelquefois une forme, noire, dissimulée sous le manteau et le masque. Certaines gens savent par expérience que cet homme porte un poignard, caché dans les plis de ses vêtements. Quelqu’un veut avoir vu, par hasard, au clair de lune, le visage du jeune homme, et depuis l’on affirme que ce visiteur noir et élancé serait Marc Antonio Priuli, le fils du proveditore Nicolo Priuli et de la belle Catharina Minelli. On sait qu’il attend sous le porche de la maison d’Isaac Rosso, puis, lorsque les alentours se font déserts, traverse la rue en biais et entre chez le vieux Melchisédech, le riche orfèvre qui a beaucoup de fils et sept filles, et de ses fils et de ses filles, beaucoup de petits-enfants. La plus jeune petite-fille, Esther, attend l’étranger, appuyée à son vieux grand-père, dans une chambre basse et sombre où beaucoup de choses brillent et brûlent ; la soie et le velours retombent doucement sur les vases, comme pour apaiser leurs flammes pleines et dorées. Ici Marc Antonio est assis sur un coussin tissé d’argent, aux pieds du vieux Juif, et parle de Venise comme d’un conte, qui jamais ne s’est passé nulle part tout à fait ainsi. Il parle des acteurs, des batailles, de l’armée vénitienne, de visiteurs étrangers, d’images et de statues, de la Sensa, le jour de l’Ascension, du carnaval et de la beauté de sa mère, Catharina Minelli. Toutes ces choses ont pour lui un sens analogue : ce ne sont que des expressions différentes pour le pouvoir, l’amour et la vie ; et toutes sont inconnues aux deux qui l’écoutent ; car les juifs sont sévèrement exclus de tout commerce, et même le riche Melchisédech ne pose jamais pied dans le ressort du Grand Conseil, bien que, comme orfèvre, et jouissant de l’estime générale, il eût pu s’y hasarder. Durant sa longue existence, le vieillard avait obtenu du Conseil plus d’une faveur pour ses coreligionnaires qui, tous, sentaient en lui un père, mais il en avait toujours de nouveau subi le contrecoup. Chaque fois qu’un désastre atteignait l’État, on se vengeait sur les juifs. Les Vénitiens étaient eux-mêmes trop portés au négoce pour y employer leurs juifs, comme faisaient d’autres peuples ; ils les harcelaient de tributs, les dépouillaient de leurs biens, et rétrécissaient de plus en plus l’emplacement du ghetto, de sorte que les familles qui, malgré toute cette misère, continuaient à se multiplier, en étaient réduites à construire leurs maisons vers en haut, les unes sur les toits des autres. Et leur ville qui ne touchait pas à la mer, s’élevait ainsi, lentement, dans le ciel, comme vers une autre mer, et, autour de la place au puits, se dressaient de tous côtés les édifices, pareils aux murs de quelque tour de géants.
Le riche Melchisédech, dans l’étrangeté de son grand âge, avait fait à ses concitoyens, fils et petits-enfants, une proposition surprenante. Il voulait toujours habiter la plus haut perchée de ces petites maisons dont les étages sans nombre se superposaient. On satisfit d’autant plus volontiers ce désir surprenant que l’on ne se fiait plus trop à la solidité des fondations et que vers le haut on bâtissait avec des pierres si légères que le vent ne s’apercevait presque pas qu’il y eût des murs. C’est ainsi que le vieillard se mit à déménager deux ou trois fois par an, et Esther, qui ne voulait pas le quitter, l’accompagnait toujours.
Enfin, ils furent arrivés si haut que, lorsqu’ils sortaient de leur étroit logis sur le toit plat, à la hauteur de leurs fronts un autre pays déjà commençait, des usages duquel le vieux, psalmodiant à moitié, parlait en mots obscurs. Il fallait maintenant monter très haut pour parvenir jusqu’à eux, à travers beaucoup de vies étrangères, en gravissant beaucoup de marches raides ou glissantes, et en passant devant beaucoup de mégères irritées. Ce chemin vous exposait encore à des assauts d’enfants affamés, et ses nombreux obstacles raréfiaient les relations. Marc Antonio lui aussi avait cessé de venir, et il manquait à peine à Esther. Durant les heures qu’elle avait passées seule avec lui, elle l’avait regardé si longtemps, et avec des yeux si grands, qu’il lui semblait qu’alors il s’était abîmé dans ses yeux sombres, qu’il était mort, et que maintenant commençait en elle cette nouvelle vie éternelle, à laquelle, lui, chrétien, avait précisément cru. Avec ce sentiment nouveau dans son jeune corps, elle était debout sur le toit, des journées entières, et cherchait la mer. Mais si haut que fût son logis, on ne distinguait d’abord de là que le pignon du Palazzo Foscari, une tour quelconque, la coupole d’une église, une coupole plus éloignée, comme transie dans la lumière, et puis une grille de mâts, de poutres et de poteaux, au bord du ciel humide et tremblant.
Vers la fin de l’été, le vieillard déménagea encore une fois, malgré toutes les objections, et bien qu’il lui fût de plus en plus difficile de gravir les étages ; car très haut au-dessus des autres, on avait construit une nouvelle cabane. Lorsque, après un si long intervalle, il traversa de nouveau la place, appuyé sur Esther, nombreux furent ceux qui se pressèrent autour de lui, s’inclinèrent sur ses mains tâtonnantes, et implorèrent son conseil dans beaucoup de questions ; car il était pour eux comme un mort qui surgit de sa tombe, parce qu’un certain temps s’est accompli. Et il semblait en effet qu’il en fût ainsi. Les hommes lui racontaient que Venise était en révolution, que la noblesse était en péril, que bientôt tomberaient les frontières du ghetto, et que tous jouiraient de la même liberté. Le vieillard ne répondit rien, hocha seulement la tête, comme s’il savait cela depuis longtemps, et bien d’autres choses encore. Il entra dans la maison d’Isaac Rosso, au sommet de laquelle se trouvait son nouveau logis, et pendant une demi-journée il monta. En haut Esther eut un petit enfant blond. Lorsqu’elle fut rétablie, elle le porta sur le toit, et étendit pour la première fois tout le ciel doré dans les yeux ouverts de l’enfant. C’était une matinée d’automne d’une indescriptible clarté. Les choses paraissaient sombres, presque sans éclat ; quelques lumières volantes seulement se posaient sur elles comme sur de grandes fleurs, restaient un instant immobiles, puis reprenaient un vol vague par delà les contours dorés, jusque dans le ciel. Et là seulement où les choses disparaissaient, du point le plus élevé, on pouvait voir ce que nul encore n’avait vu du ghetto : une calme lumière d’argent, — la mer. Et lorsque les yeux d’Esther se furent habitués à la magnificence, elle aperçut au bord du toit, à son extrême limite, Melchisédech. Il se leva, les bras étendus, et força ses yeux fatigués à regarder dans le jour qui se déployait lentement. Ses bras restèrent étendus, son front portait une pensée radieuse ; on eût dit qu’il accomplissait un sacrifice. Puis il se laissa de nouveau tomber en avant, et appuya sa vieille tête contre la méchante pierre anguleuse. Mais le peuple était rassemblé sur la place et regardait en l’air. Des gestes et des mots disparates s’élevèrent de la foule, sans atteindre le vieillard, perdu dans sa prière solitaire. Et le peuple vit son ancêtre et son cadet, comme dans les nuages. Mais le vieillard continuait à se lever fièrement et à se prosterner toujours de nouveau sur le sol, humblement. Et la foule, en bas, grandissait, et ne le quittait pas des yeux : A-t-il vu la mer, ou bien l’Éternel, dans sa gloire ?
M. Baum s’efforça de répondre très vite. Il n’y réussit pas aussitôt :
— La mer, probablement, fit-il sèchement. C’est d’ailleurs une impression…
Ce disant, il se montrait particulièrement bien informé et raisonnable.
Je pris rapidement congé de lui, mais ne pus me retenir de lui crier en partant :
— Ne manquez pas, surtout, de raconter cette aventure aux enfants.
Il réfléchit :
— Aux enfants ? Mais, vous savez, ce jeune noble-là, cet Antonio, ou le diable sait comment il s’appelle, ne me paraît pas du tout un beau caractère ; et puis l’enfant, cet enfant ! Il me semble que pour… des enfants ?
— Oh, le rassurai-je, vous avez oublié, cher monsieur, que les enfants viennent de Dieu. Comment les enfants douteraient-ils qu’Esther en ait eu un, alors qu’elle habitait si près du ciel ?
Cette histoire aussi, les enfants l’ont entendue, et lorsqu’on leur demande ce qu’ils en pensent, et ce que le vieux juif Melchisédech a bien pu voir dans son extase, ils disent sans réfléchir :
— Oh, oui, la mer !
CELUI QUI ÉCOUTAIT LES PIERRES
Je suis de nouveau chez mon ami paralytique. Il sourit de sa manière particulière :
— Et de l’Italie vous ne m’avez jamais rien raconté ?
— Cela veut dire que je dois le plus tôt possible rattraper le temps perdu ?
Ewald hoche la tête et ferme déjà les yeux pour m’écouter. Je commence donc :
— Ce que nous éprouvons comme le printemps, Dieu ne le voit passer sur la terre que comme un fuyant et petit sourire. Il semble alors qu’elle se souvienne de quelque chose ; en été elle en parlera à tous, jusqu’à ce qu’elle se fasse plus sage, dans le grand silence de l’automne, par quoi elle se confie aux solitaires. Tous les printemps que vous et moi réunis avons vécus, ne suffisent pas à combler une seconde de Dieu. Le printemps, pour que Dieu le remarque, ne doit pas rester dans les arbres et sur les prés. Il faut qu’il devienne en quelque manière puissant au cœur des hommes, car il se déroule alors, non pas dans le temps, mais dans l’éternité et en présence de Dieu.
Un jour que ceci arriva, les regards de Dieu suspendirent leur vol obscur au-dessus de l’Italie. Le pays, en bas, était clair, le temps brillait comme de l’or, mais, jetée en biais sur lui, comme un chemin sombre, s’étendait l’ombre d’un homme aux épaules larges, lourde et noire, et, plus loin, en avant de lui, l’ombre de ses mains qui travaillaient, inquiète, agitée de sursauts, tantôt au-dessus de Pise, tantôt au-dessus de Naples, tantôt se perdant sur le mouvement incertain de la mer. Dieu ne put détourner ses yeux de ces mains qui lui parurent d’abord jointes, comme des mains qui prient ; mais la prière qui en jaillissait, les ouvrait largement. Il y eut un silence dans les cieux. Tous les saints suivirent les regards de Dieu, et, comme lui, contemplèrent l’ombre qui voilait à moitié l’Italie, et les hymnes des anges s’arrêtèrent sur leurs lèvres, et les étoiles tremblèrent, car elles craignaient d’avoir commis quelque faute et, humblement, elles attendirent le blâme irrité de Dieu. Mais rien de tel n’arriva. Les cieux s’étaient ouverts de toute leur largeur au-dessus de l’Italie, de sorte que Raphaël était à genoux à Rome, et que le bienheureux Fra Angelico de Fiesole était debout dans un nuage, et se réjouissait à son aspect. Beaucoup de prières à cette heure étaient en route, entre terre et ciel. Mais Dieu n’en reconnut qu’une : la force de Michel-Ange qui montait vers lui comme une odeur de vignes. Et il souffrit qu’elle occupât toutes ses pensées. Il se pencha davantage, trouva l’homme qui travaillait, regarda par-dessus ses épaules, sur ses mains qui écoutaient le long des pierres, et prit tout à coup peur : les pierres auraient-elles aussi des âmes ? Et voici que ces mains s’éveillaient, et fouillaient la pierre comme un tombeau où vacille une voix faible et mourante.
— Michel-Ange, s’écria Dieu, angoissé, qui est dans la pierre ?
Michel-Ange prêta l’oreille ; ses mains tremblaient. Puis il répondit d’une voix sourde :
— Toi, mon Dieu. Qui d’autre ? Mais je ne puis parvenir jusqu’à toi.
Et Dieu comprit alors qu’il était aussi dans la pierre, et il se sentit inquiet et à l’étroit. Tout le ciel n’était qu’une seule pierre, et il était enfermé en son milieu et il espérait que les mains de Michel-Ange le délivreraient, et il les entendait venir, mais de loin. Le maître cependant était de nouveau penché sur son œuvre. Il ne cessait de penser : tu es un petit bloc, et un autre que moi pourrait à peine trouver un homme en toi. Mais moi je sens ici une épaule : c’est celle de Joseph d’Arimathie ; ici se penche Marie, je sens ses mains tremblantes qui soutiennent Jésus, Notre Seigneur, mort tout à l’heure crucifié. Si ces trois ont assez d’espace dans ce petit morceau de marbre, comment d’un rocher ne ferais-je pas surgir toute une race endormie ? Et à larges coups il libéra les trois figures de la pietà, mais ne détacha pas tout à fait les voiles de pierre de leurs visages, comme s’il avait craint que leur profonde tristesse ne se posât sur ses mains en les paralysant. Aussi fuyait-il vers une autre pierre. Mais chaque fois il renonçait à donner à un front sa pleine clarté, à une épaule sa courbe la plus pure, et lorsqu’il formait une femme, il ne posait pas le dernier sourire autour de sa bouche, pour que sa beauté ne fût pas tout à fait trahie.
En ce temps-là il ébaucha le tombeau pour Jules della Rovere. Il voulait dresser une montagne au-dessus du pape de fer, et en outre une race qui la peuplerait. Agité par beaucoup de projets obscurs, il alla dans ses carrières. Au-dessus d’un pauvre village, s’élevait, roide, la pente. Encadrées d’oliviers et de pierres fanées, les cassures fraîches apparaissaient, comme un grand visage pâle sous une chevelure qui vieillit. Longtemps Michel-Ange demeura devant ce front voilé. Soudain il aperçut en dessous deux immenses yeux en pierre qui le regardaient. Et Michel-Ange sentit qu’il grandissait sous l’influence de ce regard. À présent lui aussi se dressait haut au-dessus de la terre, et il semblait que de toute éternité il fût le voisin fraternel de cette montagne. La vallée reculait sous lui comme derrière un homme qui monte, les chaumières se serraient les unes contre les autres comme des troupeaux, et le visage de roc apparaissait plus proche et plus parent, sous ses voiles de pierre blanche. Il exprimait une attente immobile, et cependant au bord du mouvement.
Michel-Ange réfléchit :
— On ne peut te rompre, car tu n’es que d’une seule pièce.
Puis il éleva la voix :
— Je veux t’achever. Tu es mon œuvre !
Et il se retourna vers Florence. Il vit une étoile, et la tour du dôme. Et autour de ses pieds était le soir.
Tout à coup, arrivé à la Porta Romana, il hésita. Les deux rangées de maisons s’étendirent vers lui comme des arbres, et déjà elles l’avaient saisi et tiré dans la ville. Toujours plus étroites et plus crépusculaires devenaient les rues, et lorsqu’il entra chez lui, il se sentit entre des mains obscures auxquelles il ne pouvait plus échapper. Il s’enfuit dans la salle, et de là dans la chambre, à peine longue de deux pieds, où il avait coutume d’écrire. Les murs de la pièce se rapprochèrent de lui, et l’on eût dit qu’ils luttaient avec sa démesure et le repoussaient dans sa forme, ancienne et étroite. Et il se laissait faire. Il se mit à genoux et se laissa former par eux. Il sentit en soi une humilité, et éprouva le désir d’être petit. Et une voix vint :
— Michel-Ange, qui est en toi ?
Et l’homme, dans sa chambre étroite, posa son front dans ses mains, et dit d’une voix basse :
— Toi, mon Dieu, qui d’autre ?
Alors l’espace s’élargit autour de Dieu, et il leva librement son visage qui était au-dessus de l’Italie, et regarda autour de soi : avec leurs manteaux et leurs mitres, les saints étaient debout, et les anges allaient avec leurs chants, comme avec des brocs d’eau luisante, parmi les étoiles altérées, et le ciel n’avait pas de fin.
Mon ami paralytique leva les yeux et suivit les nuages du soir, à travers le ciel.
— Dieu est-il donc là ? demanda-t-il.
Je me tus. Puis je me penchai vers lui :
— Ewald, sommes-nous donc ici ?
Et nous nous tînmes les mains avec émotion.
COMMENT LE DÉ À COUDRE
DEVINT LE BON DIEU
Lorsque je quittai ma fenêtre, les nuages du soir étaient toujours encore là. Ils semblaient attendre. Dois-je aussi leur raconter une histoire ? Je le leur proposai. Mais ils ne m’entendirent même pas. Pour leur devenir intelligible et réduire la distance qui nous séparait, je m’écriai :
— Je suis aussi un nuage du soir.
Ils s’arrêtèrent ; sans doute me regardaient-ils. Puis ils étendirent vers moi leurs fines ailes, rosées et transparentes. C’est leur manière de se saluer entre eux. Ils m’avaient donc reconnu.
— Nous sommes au-dessus de la terre, expliquèrent-ils, plus exactement au-dessus de l’Europe, et toi ?
J’hésitai.
— Il y a là un pays…
Ils s’informèrent.
— À quoi ressemble-t-il ?
— Du crépuscule parmi des choses…
— Cela, l’Europe l’est aussi, s’exclama en riant un jeune nuage.
— Possible, répondis-je, mais j’ai toujours entendu dire que les choses en Europe étaient mortes.
— Oui, en effet, remarqua un autre, avec mépris.
— Mais quelle absurdité serait-ce, que des choses vivantes !
— Les miennes vivent, m’obstinai-je. C’est là justement qu’est la différence. Elles peuvent devenir différentes : une chose qui par exemple est venue au monde comme crayon ou comme poêle, ne doit pas pour cela désespérer de progresser. Un crayon peut un jour, si tout va bien, devenir même un mât, et un poêle peut devenir au moins un portail de ville.
— Décidément, voilà un bien sot nuage du soir, dit la petite nuée qui, tout à l’heure déjà, s’était exprimée avec si peu de réserve.
Un vieux nuage craignit qu’elle ne m’eût offensé.
— Il y a des pays très différents, dit-il en manière d’apaisement. Je me suis un jour perdu au-dessus d’une petite principauté allemande, et aujourd’hui encore je ne puis croire qu’elle fasse partie de l’Europe.
Je le remerciai et dis :
— Je vois que nous nous accorderons difficilement. Si vous le permettez, je raconterai tout simplement ce que j’ai vu durant ces derniers temps se dérouler au-dessous de moi. Cela vaudra sans doute mieux.
— Je vous en prie, m’autorisa le vieux nuage au nom de tous.
Je commençai :
— Des hommes sont dans une chambre. Je suis assez haut, et voilà pourquoi ils m’apparaissent comme des enfants. Aussi dirai-je tout simplement des enfants. Des enfants donc sont dans une chambre. Deux, cinq, six, sept enfants. Ce serait trop long de leur demander leurs noms. D’ailleurs les enfants semblent causer avec animation ; et sans doute leur conversation trahira-t-elle l’un ou l’autre de leurs noms. Il y a peut-être assez longtemps déjà qu’ils sont réunis, car l’aîné (j’entends qu’on l’appelle Hans) remarque comme en manière de conclusion :
— Non, décidément, nous ne pouvons pas en rester là. J’ai entendu qu’autrefois, le soir, — les soirs tout au moins où l’on était sage, — les parents racontaient toujours des histoires aux enfants jusqu’à l’heure d’aller se coucher. Est-ce que ces choses-là arrivent encore aujourd’hui ?
Une petite pause, puis Hans se répondit à lui-même :
« Non, elles n’arrivent plus nulle part. Pour moi, puisque je suis déjà grand, je leur abandonnerais volontiers les quelques dragons qui leur donneraient tant de mal, mais, en somme, ils ont le devoir de nous dire qu’il y a des ondines, des nains, des princes et des monstres. »
— J’ai une tante, fit remarquer une petite fille, qui me raconte quelquefois…
— Quelle blague, l’interrompit Hans, les tantes ne comptent pas, elles mentent.
Toute la compagnie parut très intimidée en présence de cette affirmation hardie, mais irréfutable.
Hans poursuivit :
— Il s’agit d’ailleurs ici avant tout des parents parce que ceux-ci ont en quelque sorte le devoir de nous instruire de cette manière ; les autres le font tout au plus par bonté. On ne peut pas l’exiger d’eux. Mais, écoutez-moi bien, que font nos parents ? Ils se promènent avec de méchantes figures offensées, rien ne leur est assez bon, ils crient et grondent, et malgré cela ils sont indifférents, et la fin du monde arriverait qu’ils s’en apercevraient à peine. Ils ont quelque chose qu’ils appellent des « idéaux ». Peut-être est-ce une espèce de petits enfants qui ne doivent jamais rester seuls et donnent beaucoup de peine ; mais s’il en est ainsi, ils n’auraient pas dû nous avoir, nous. Voici donc, les enfants, ce que je pense : c’est sûrement triste que les parents nous négligent. Mais nous le supporterions quand même, si ce n’était une preuve que les grands en général deviennent bêtes, et rétrogradent, si je puis ainsi dire. Nous ne pouvons pas empêcher leur déchéance, car, pendant la journée, nous n’avons aucune influence sur eux, et lorsque nous rentrons tard de l’école, on ne peut plus exiger de nous que nous nous asseyions et que nous essayions encore de les intéresser à quelque chose de sérieux. Cela nous peine vraiment d’être assis pendant je ne sais pas combien de temps sous la lampe, et que notre mère ne comprenne même pas le principe de Pythagore. Tant pis, nous n’y pouvons rien. Les grands deviendront toujours plus bêtes… cela ne fait rien : qu’est-ce que nous y perdons ? la culture ? Ils se découvrent l’un devant l’autre, et lorsqu’un crâne chauve apparaît, par hasard, ils pouffent de rire. Si nous n’étions pas assez raisonnables pour pleurer de temps en temps, je vous le dis, il n’y aurait plus d’équilibre, même dans ces circonstances-là. Et avec cela, quelle présomption ! Ils prétendent même que l’empereur est une grande personne. J’ai lu dans les journaux que le roi d’Espagne est un enfant. C’est le cas de tous les rois et de tous les empereurs — voilà la vérité. Mais à côté de tant de choses superflues, les grands en ont quand même une qui ne nous est pas du tout indifférente : le bon Dieu. Il est vrai que je ne l’ai jamais vu avec l’un d’eux, mais c’est cela justement qui est suspect. Je pense que dans leur distraction, avec leurs préoccupations et leur hâte, ils ont dû le perdre quelque part. Mais voilà : il est pourtant bien nécessaire. Beaucoup de choses ne peuvent se faire sans lui, le soleil ne peut pas se lever, les enfants ne peuvent pas venir au monde, et le pain aussi risquerait de s’arrêter. Il a beau sortir chez le boulanger, c’est le bon Dieu qui est assis, et qui tourne les grands moulins. Bref, ce n’est pas difficile de trouver beaucoup de raisons pour lesquelles le bon Dieu est indispensable. Mais c’est un fait, les grands ne s’occupent pas de lui, à nous donc d’y songer. Écoutez ce que j’ai pensé. Nous sommes tout juste sept enfants. Chacun de nous doit porter le bon Dieu, pendant un jour : cela fait qu’il sera avec nous toute la semaine, et on saura toujours où il est.
Il y eut ici un instant de grand embarras. Comment faire ? Pouvait-on prendre le bon Dieu dans sa main, ou le mettre dans sa poche ? Un petit, cependant, racontait :
— J’étais seul dans la chambre. Une petite lampe brûlait près de moi, et j’étais assis dans mon lit, et je disais ma prière — très fort. Quelque chose bougea entre mes mains jointes. C’était doux et chaud, comme un tout petit oiseau. Je ne pouvais pas ouvrir mes mains parce que la prière n’était pas finie. Mais j’étais curieux et priais horriblement vite. Puis, en disant amen, je fis comme cela (le petit étendit ses mains et écarta ses doigts), mais il n’y avait rien dedans.
Tous pouvaient imaginer cela. Hans lui-même ne savait que conseiller. Tous le regardaient. Et tout à coup il dit :
— C’est bête, cela. N’importe quelle chose peut être le bon Dieu. Il n’y a qu’à le lui dire.
Il se retourna vers le garçon le plus voisin de lui, qui était roux :
— Naturellement pas un animal. Il se sauverait. Mais un objet, vois-tu, est là. Tu entres le jour, tu entres la nuit, il est toujours là, dans la chambre, il peut donc très bien être le bon Dieu.
Peu à peu les autres s’en convainquirent.
— Mais nous avons besoin d’une petite chose qu’on puisse porter partout avec soi ; sinon, cela n’a pas de sens. Videz tous vos poches !
On vit alors paraître d’étranges choses : des rognures de papier, des canifs, une gomme, des plumes, de la ficelle, de petits cailloux, des vis, des sifflets, de petits copeaux de bois, et beaucoup d’autres choses encore qu’on ne peut reconnaître à distance, ou dont les noms me font défaut. Et toutes ces choses reposaient dans les mains plates des enfants, comme effrayées par la perspective soudaine de devenir le bon Dieu, et toutes celles qui avaient un peu d’éclat, brillaient pour plaire à Hans.
Longtemps le choix fut indécis. Enfin on trouva chez la petite Resi un dé à coudre qu’elle avait un jour pris à sa mère. Il était brillant, comme en argent, et grâce à sa beauté il devint le bon Dieu. Hans lui-même l’empocha, car il commençait la série, et tous les enfants, le reste de la journée, marchèrent derrière lui et furent fiers de lui. On convint plus difficilement de celui à qui on confierait le dé pour le lendemain, mais, prévoyant, Hans fixa aussitôt le programme de toute la semaine, pour qu’il n’y eût pas de disputes, à ce sujet.
Cette organisation apparut en somme excellente. Du premier coup d’œil et à tout moment on pouvait savoir qui détenait justement le bon Dieu, car celui-là marchait un peu plus raide et plus solennel, avec une figure de dimanche. Les trois premiers jours les enfants ne parlèrent que de cela. À tout moment l’un d’eux demandait à voir le bon Dieu, et bien que l’influence de cette grande dignité n’eût même pas transformé le dé, sa qualité de dé n’apparaissait cependant que comme un vêtement discret autour de sa véritable forme. Tout se déroula dans l’ordre. Le mercredi Paul le détint, le jeudi, la petite Anna. Le samedi vint. Les enfants jouaient à s’attraper, et, hors d’haleine, s’élançaient les uns entre les autres, lorsque Hans tout à coup appela :
— Qui donc a le bon Dieu ?
Tous s’arrêtèrent. L’un regardait l’autre. Aucun ne se rappelait l’avoir vu depuis deux jours. Hans fit le compte pour savoir de qui le tour était venu. Il trouva : la petite Marie. Et sans autre il demanda le bon Dieu à la petite Marie. Que faire ? La petite fouilla d’abord ses poches. À présent seulement elle se rappelait l’avoir reçu le matin ; mais il avait disparu, sans doute l’avait-elle perdu en jouant.
Et lorsque les enfants rentrèrent chez eux, la petite resta sur le pré et chercha. L’herbe était assez haute. Deux fois des gens passèrent et demandèrent à la petite si elle avait perdu quelque chose. Chaque fois l’enfant répondit : « Un dé », et continua à chercher. Les passants l’aidaient pendant quelques instants, mais bientôt, fatigués de se pencher, lui conseillaient, en reprenant leur route :
— Rentre plutôt chez toi. Il n’y a qu’à en acheter un autre.
Cependant Mariette continuait à chercher. Le pré, au crépuscule, se faisait de plus en plus étranger, et l’herbe commençait à devenir humide. Puis arriva de nouveau un homme. Il se pencha sur l’enfant.
— Que cherches-tu ?
Cette fois, Mariette, prête à pleurer, répondit avec un entêtement courageux :
— Le bon Dieu.
L’étranger sourit, la prit tout simplement par la main, et elle se laissa conduire, comme si tout était bien. En marchant l’inconnu dit :
— Regarde, le joli dé que j’ai trouvé aujourd’hui.
Les nuages s’impatientaient depuis longtemps. Le plus sage d’entre eux qui, dans l’intervalle, était devenu très gros, se tourna vers moi :
— Pardonnez-moi, ne pourrais-je savoir le nom du pays au-dessus duquel…
Mais les autres nuages entrèrent en riant dans le ciel, et entraînèrent le vieillard.
UN CONTE SUR LA MORT
ET UN ÉPILOGUE
D’UNE MAIN ÉTRANGÈRE
Je regardais encore toujours dans le ciel qui s’éteignait lentement, lorsque quelqu’un dit :
— Vous semblez beaucoup vous intéresser à ce pays là-haut.
Mon regard tomba vite, comme un oiseau abattu, et je vis que j’étais arrivé au mur bas de notre petit cimetière. Devant moi, au delà de ce mur, un homme tenait une pelle et souriait gravement.
— Et moi, je m’intéresse plutôt à ce pays-ci, ajouta-t-il en désignant la terre noire et humide qui, en plus d’un endroit, transparaissait entre les nombreuses feuilles sèches qui se murent en bruissant, avant que je me fusse aperçu qu’un vent s’était levé.
Une horreur subite me saisit :
— Pourquoi faites-vous cela ? m’écriai-je.
— Il nous nourrit, n’est-il pas vrai ? et puis, je vous en prie, tous les hommes ne font-ils pas comme moi ? Ils ensevelissent Dieu là-bas, comme je fais les hommes ici.
Il montra le ciel, et m’expliqua :
— Oui, cela aussi, c’est un grand tombeau, où croissent en été beaucoup de myosotis sauvages.
Je l’interrompis :
— Il fut un temps où les hommes enterraient Dieu au ciel, cela est vrai.
— Les choses ont-elles changé ? demanda-t-il avec une tristesse étrange.
Je poursuivis :
— Oui, chacun jetait alors une poignée de ciel sur lui, je sais. Mais il n’y était déjà plus, ou tout au moins…
J’hésitai.
— Savez-vous, repris-je, autrefois les hommes priaient comme ceci.
J’étendis les bras et sentis involontairement ma poitrine s’élargir.
« Alors Dieu se jeta dans tous ces abîmes pleins d’humilité et de ténèbres, et il ne retournait que contre son gré au ciel qu’insensiblement il rapprocha de plus en plus de la terre. Mais une nouvelle foi commença. Comme elle ne pouvait faire comprendre aux hommes que son nouveau Dieu se distinguait de l’ancien (car dès qu’elle commençait à le célébrer, les hommes reconnaissaient aussitôt en lui leur Dieu de toujours), l’annonciateur de la nouvelle loi changea la manière de prier. Il enseigna que l’on joignît les mains et décida : « Voyez, notre Dieu veut être prié ainsi, il est donc différent de celui que vous croyiez jusqu’à présent accueillir dans vos bras ». Cela, les hommes le comprirent, et l’attitude des bras ouverts devint une attitude méprisable, terrible, et plus tard on la fixa à la croix pour la montrer à tous comme un symbole de détresse et de mort.
» Lorsque Dieu jeta de nouveau ses yeux sur la terre, il prit peur. À côté des innombrables mains jointes, on avait construit beaucoup d’églises gothiques, de sorte que mains et toits, également raides et aigus, s’avançaient vers lui comme des armes ennemies. Le courage de Dieu est ailleurs. Il retourna dans son ciel, et lorsqu’il eut observé que les tours et les prières nouvelles grandissaient toujours derrière lui, il quitta ses cieux à leur autre extrémité, et échappa ainsi à cette poursuite. Il fut lui-même surpris de trouver au delà de sa patrie rayonnante, un commencement de ténèbres qui l’accueillit en silence, et, pris d’un sentiment étrange, il s’enfonça toujours plus avant dans cette pénombre qui lui rappelait les cœurs des hommes. Il se rappela pour la première fois que les têtes des hommes sont claires, mais que leurs cœurs sont pleins d’une obscurité toute semblable, et il fut pris d’un désir d’habiter le cœur des hommes, au lieu de traverser toujours cette insomnie lucide et froide de leurs pensées.
» Or donc, Dieu a poursuivi sa route. L’obscurité autour de lui se fait toujours plus épaisse, et la nuit où il s’avance a un peu de la chaleur odorante d’une glèbe fertile. Bientôt les racines se tendent vers lui avec le beau geste ancien de la large prière. Rien de plus sage que le cercle. Le Dieu qui devant nous s’est enfui dans les cieux, nous reviendra par la terre. Et, qui sait, peut-être, un jour, lui creuserez-vous, par hasard, vous-même, sa porte… »
L’homme à la pelle dit :
— Mais c’est un conte, cela.
— Dans notre voix, lui répondis-je doucement, tout devient conte, puisque en elle rien ne peut s’être passé.
Pendant quelques instants l’homme regarda devant lui. Puis il endossa sa veste avec des mouvements brusques et demanda :
— Nous pourrions peut-être repartir ensemble ?
J’approuvai de la tête.
— Je rentre. Nous suivons sans doute le même chemin. Vous n’habitez donc pas ici ?
Il franchit la petite porte grillagée, la fit doucement tourner dans ses gonds gémissants, et répondit :
— Non.
Après quelques pas, il devint plus confiant.
— Vous aviez raison, tout à l’heure. C’est bizarre que l’on ne trouve personne qui veuille faire cela, ici dehors. Je n’y avais jamais réfléchi autrefois. Mais maintenant que je me fais vieux, des pensées me viennent quelquefois, d’étranges pensées, comme celle-là par exemple, sur le ciel, et d’autres encore. La mort. Qu’en savons-nous ? En apparence tout, et en vérité, peut-être rien. Souvent, lorsque je travaille, les enfants — je ne sais pas à qui ils appartiennent — sont autour de moi. Et une de ces idées justement me prend. Alors je creuse comme une bête, pour tirer toute ma force hors de ma tête et la dépenser dans mes bras. La tombe devient beaucoup plus profonde que ne l’exige le règlement, et une montagne de terre grandit à côté. Mais les enfants se sauvent lorsqu’ils voient mes gestes sauvages. Ils croient que je me mets en colère.
Il réfléchit.
— Et c’est vrai que c’est une espèce de colère. On s’émousse, on croit l’avoir surmontée, et tout à coup cela vous… On a beau faire, la mort est une chose incompréhensible et terrible.
Nous suivions une longue route, sous des arbres fruitiers qui déjà avaient perdu leurs feuilles, puis la forêt commença à notre gauche, comme une nuit qui d’un instant à l’autre peut nous envahir complètement.
— Je veux vous raconter une petite histoire, proposai-je, elle durera tout juste le temps d’aller jusqu’au village.
Mon compagnon hocha la tête et alluma une vieille petite pipe. Je racontai :
— Ils étaient deux, un homme et une femme, et ils s’aimaient. S’aimer veut dire ne rien accepter de personne, tout oublier, et tout recevoir d’un seul homme, tout, ce que l’on possédait déjà, et le reste. Ces deux êtres donc souhaitaient dépendre ainsi l’un de l’autre. Mais dans le temps, dans les jours, dans tout ce qui va et vient, avant même qu’on ait établi un vrai rapport avec tout cela, une telle manière d’aimer ne peut pas toujours être observée jusqu’au bout ; les événements viennent de tous les côtés et le hasard leur ouvre toutes les portes.
Le couple décida donc de quitter le temps pour vivre dans l’éternité, loin de tous les sons d’horloges et des bruits de la ville. Et là, dans un jardin, ils se bâtirent une maison. Cette maison avait deux portes, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche. La porte de droite était celle de l’homme, et tout ce qui était à lui devait par elle entrer dans la maison. Mais la porte de gauche appartenait à la femme ; et tout ce qui était du ressort de celle-ci devait passer sous le cintre de gauche. Il en fut ainsi. Celui qui, le matin, s’éveillait le premier, descendait et ouvrait sa porte. Et jusque tard dans la nuit, bien des choses entraient, encore que la maison ne fût pas située au bord de la route. Chez ceux qui savent les recevoir, le paysage pénètre jusque dans la maison, et la lumière, et un vent qui porte un parfum sur ses épaules, et beaucoup d’autres choses encore. Des jours passés même, des figures et des destins entraient par les deux portes et tous trouvaient le même accueil, si simple qu’ils croyaient avoir toujours habité cette maison dans la lande. Cela dura ainsi pendant quelque temps et tous deux étaient très heureux. La porte de gauche s’ouvrait un peu plus souvent, mais par la porte de droite aussi entraient des visiteurs de couleurs plus diverses. Devant celle-ci, un matin, attendait… la Mort. Lorsqu’il l’eut aperçue, l’homme ferma vivement sa porte et la tint close pendant toute la journée. Après quelque temps la Mort parut devant l’entrée de gauche. En tremblant la femme frappa la porte et en tira le large verrou. Ils ne se parlèrent pas de cet événement, mais ils ouvrirent plus rarement les deux portes, et essayèrent de se contenter de ce qu’il y avait dans la maison. Ils vécurent ainsi plus pauvrement qu’auparavant. Leurs réserves fondirent et les soucis apparurent. Tous deux commencèrent à mal dormir, et durant une de ces longues nuits d’insomnie, l’un et l’autre, au même instant, entendirent tout à coup un battement étrange et traînant. C’était derrière le mur de la maison, à égale distance des deux portes, et l’on eût dit que quelqu’un commençait à détacher des pierres, pour percer une nouvelle porte au milieu du mur. Dans leur terreur l’homme et la femme feignirent pourtant de n’avoir rien entendu. Ils commencèrent à parler, à rire trop haut, et lorsqu’ils furent las, le bruit de fouilles, dans le mur, s’était tu. Depuis cette nuit les deux portes restèrent définitivement closes. Ils vécurent comme des prisonniers. Tous deux devinrent maladifs et furent hantés par d’étranges images. Le bruit se renouvelle de temps en temps. Alors ils rient des lèvres, tandis que leurs cœurs trépassent presque d’effroi. Tous deux savent que le bruit devient toujours plus fort et plus distinct, et ils parlent et rient toujours plus fort de leurs voix de plus en plus lasses.
Je me tus.
— Oui, oui, dit l’homme qui marchait à mon côté, c’est ainsi, cela c’est une histoire vraie.
— Je l’ai lue dans un vieux livre, ajoutai-je, et quelque chose de très étrange se produisit alors. À la fin de la ligne où la Mort paraissait devant la porte de la femme, une petite étoile était dessinée d’une encre pâlie. Elle regardait à travers les mots comme entre des nuages, et je pensai un instant que si les lignes se dissipaient, il apparaîtrait peut-être une infinité d’étoiles, comme cela arrive quelquefois, lorsque, la nuit tard, le ciel de printemps s’éclaircit. Puis j’oubliai complètement ce fait insignifiant, jusqu’à ce que je retrouvasse, à la fin du livre, la même petite étoile, comme reflétée dans un lac, sur le papier lisse et satiné qui couvrait l’intérieur de la reliure ; et en dessous commençaient des lignes déliées qui se perdaient, ainsi que des vagues, dans la pâle surface miroitante. L’écriture était devenue illisible en maints endroits, mais je réussis quand même à la déchiffrer. Voici à peu près ce que je lus :
« J’ai lu cette histoire tant de fois et par tant de jours différents, qu’il m’arrive de croire que je l’ai moi-même écrite, de mémoire. Mais chez moi la suite se déroule ainsi que je vais le dire : La femme n’avait jamais vu la Mort, et, confiante, elle la laissa entrer. La Mort dit avec une certaine hâte, comme quelqu’un qui n’a pas une bonne conscience : « Donne ceci à ton époux ». Et lorsque la femme leva les yeux d’un air interrogateur, la Mort ajouta : « C’est de la semence, une très bonne semence ». Puis elle s’éloigna sans se retourner. La femme ouvrit le sachet qui était dans sa main ; elle y trouva en effet une sorte de semence de petits grains durs et laids. La femme pensa : « La semence est une chose inachevée, future. Je ne veux pas donner à mon époux ces grains déplaisants qui ne ressemblent en rien à un cadeau. Je vais plutôt les semer dans le parterre de notre jardin, et voir ce qu’ils produiront. Alors je le conduirai devant cette plante et lui expliquerai tout. » Ainsi fit la femme. Puis ils reprirent la même vie qu’auparavant. Le mari qui devait toujours penser que la Mort avait été debout devant sa porte, commença par concevoir des craintes, mais en voyant sa femme hospitalière et insouciante comme toujours, lui aussi ouvrit bientôt sa porte à larges battants, de sorte que beaucoup de lumière et de vie entrait dans la maison. Le printemps suivant, il y eut au milieu du parterre, entre les lis rouges, un petit arbrisseau. Il avait des feuilles étroites et noirâtres, légèrement pointues, semblables à celles du laurier, et un singulier éclat planait sur son obscurité. L’homme se proposait chaque jour d’interroger sa femme sur la provenance de cette plante. Mais chaque jour il le négligeait. Par un sentiment analogue, la femme remettait d’un jour à l’autre son explication. Mais la question réprimée d’un côté et la réponse que de l’autre côté la femme n’osait jamais faire, réunissaient toujours de nouveau le couple près de cet arbrisseau dont l’obscurité verte se distinguait si étrangement du jardin. Lorsque vint le printemps suivant, ils s’occupèrent de ce buisson comme des autres plantes, et s’attristèrent lorsque, entouré de tant de fleurs jaillissantes, il resta, inchangé et muet, comme l’année précédente, sourd à tous les appels du soleil. En ce temps ils résolurent, sans rien trahir l’un à l’autre de leurs décisions, de consacrer toute leur force au troisième printemps, et lorsque celui-ci vint, doucement et la main dans la main, ils accomplirent ce que chacun d’eux s’était secrètement promis. Le jardin, autour d’eux, devenait sauvage, et les lis rouges paraissaient plus pâles qu’autrefois. Mais un jour qu’après une nuit lourde et couverte ils pénétrèrent dans le jardin matinal, silencieux et rayonnant, ils surent : entre les feuilles noires et aiguës du buisson étranger, une fleur pâle et bleue avait jailli, intacte, bien que déjà l’enveloppe du calice se fît de tous les côtés trop étroite. Et ils étaient debout devant la fleur, unis et silencieux, et à présent ils n’avaient vraiment plus rien à se dire. Car ils pensaient : maintenant la Mort fleurit, et ils se penchèrent en même temps pour goûter le parfum de la jeune fleur. — Depuis ce matin-là tout a changé dans le monde. » Voici ce qui était écrit dans la reliure du vieux livre, conclus-je.
— Et qui a écrit cela, demanda l’homme.
— Une femme, à en juger par l’écriture, répondis-je. Mais à quoi bon chercher ? Les lettres étaient pâlies et un peu démodées. Sans doute était-elle morte depuis longtemps.
L’homme était perdu dans ses pensées. Enfin il avoua :
— Une simple histoire, et qui vous touche quand même…
— Sans doute parce que vous n’entendez que rarement des histoires, le rassurai-je.
— Croyez-vous ?
Il me tendit sa main et je la retins.
— Mais je voudrais la redire. Est-ce permis ?
J’approuvai de la tête.
— C’est vrai que je n’ai personne, se rappela-t-il tout à coup. À qui devrais-je la raconter ?
— C’est bien simple. Aux enfants qui parfois vous regardent travailler. À qui d’autre ?
Les enfants ont enfin entendu les trois dernières histoires. Celle qui leur a été répétée par les nuages du soir, en partie seulement, si je suis bien renseigné. Car les enfants sont petits et les nuages du soir sont par conséquent très éloignés d’eux. Cela vaut d’ailleurs mieux pour cette histoire. Malgré le long discours, suivi et bien équilibré, de Hans, ils reconnaîtraient qu’il s’agit d’une histoire qui se passe chez des enfants, et ils risqueraient de l’apprécier en critiques compétents. Or il vaut mieux qu’ils n’apprennent pas au prix de quel effort et avec quelle maladresse nous vivons les choses qui leur paraissent si aisées et si simples.
UNE ASSOCIATION
NÉE D’UN BESOIN IMPÉRIEUX
Je viens seulement d’apprendre que notre pays possède aussi une sorte d’association d’artistes. Elle est née récemment, d’un besoin, on le devine, impérieux, et le bruit court qu’elle « prospère ». Car lorsque les associations ne savent pas du tout qu’entreprendre, elles prospèrent. Elles savent que c’est indispensable à une véritable association.
Je ne devrais pas dire que M. Baum est membre d’honneur, fondateur, porte-bannière, et tout le reste en une seule personne, et qu’il a du mal à ne pas confondre ses diverses fonctions. Il délégua vers moi un jeune homme qui devait m’inviter à prendre part aux « séances ». Je l’en remerciai, cela va de soi, très poliment, mais ajoutai que toute mon activité, depuis environ cinq ans, consistait justement dans le contraire.
— Figurez-vous, lui expliquai-je avec toute la gravité convenable, que depuis ce temps, il ne se passe pas une minute où je ne sorte de quelque association, et cependant il en existe toujours encore qui me contiennent en quelque manière.
Le jeune homme regarda mes pieds, d’abord avec effroi, puis avec une expression de regret déférent. Sans doute discernait-on sur eux l’habitude qu’ils avaient de sortir, car il hocha la tête comme s’il comprenait. Cela me plut, et comme je devais précisément m’en aller, je lui proposai de m’accompagner un bout de chemin. Nous traversâmes donc le village, et le dépassâmes, dans la direction de la gare, car j’avais affaire aux environs. Nous parlâmes de bien des choses ; j’appris que le jeune homme était musicien. Il me l’avait modestement confié, car son aspect ne l’eût pas trahi. Outre ses cheveux très abondants, il se distinguait par un empressement en quelque sorte bondissant. Durant cette promenade qui n’était pas très longue, il me ramassa deux gants, me tint mon parapluie tandis que je cherchais je ne sais plus quoi dans mes poches, me fit remarquer en rougissant que quelque chose s’était pris dans ma barbe, que j’avais un grain de suie sur le nez, et, cependant, ses doigts maigres s’allongeaient comme si l’envie les prenait de s’approcher de ma figure en quelque manière secourable. Dans son zèle, le jeune homme restait même parfois en arrière, et détachait des buissons, avec un plaisir visible, les feuilles sèches qui, dans leur chute incertaine, s’étaient accrochées quelque part. Je compris que par ces retards continuels il finirait par me faire manquer le train (la gare était encore assez loin), et je résolus, pour retenir mon compagnon à mon côté, de lui raconter une histoire.
Je commençai sans autre :
— Je suis au courant de la fondation d’une société qui résulta, elle, d’une nécessité véritable. Vous allez voir. Il n’y a pas très longtemps, trois peintres, par hasard, se rencontrèrent dans une vieille ville. Les trois peintres, naturellement, ne parlèrent pas d’art. Du moins semblait-il en être ainsi. Ils passèrent la soirée dans l’arrière-salle d’une vieille auberge à se raconter des aventures de voyage et des expériences de toute sorte ; leurs histoires devenaient de plus en plus courtes et plus littérales, et finalement il ne resta que quelques plaisanteries qu’ils agitaient et jetaient toujours de nouveau, de-ci de-là.
Pour prévenir tout malentendu, je dois d’ailleurs préciser dès maintenant qu’ils étaient de vrais artistes, des artistes en quelque sorte voulus par la nature, et non pas des artistes de hasard. Cette morne soirée dans cette arrière-boutique n’y peut rien changer ; du reste, on ne tardera pas à apprendre comment elle se poursuivit. D’autres gens — des profanes — entrèrent dans cette auberge, les peintres se sentirent mal à l’aise et partirent. À l’instant où ils franchirent la porte, ils furent d’autres hommes. Ils marchèrent au milieu de la rue, l’un toujours un peu à l’écart de l’autre. Sur leurs visages il y avait encore les traces du rire, cet étrange désordre des traits, mais chez tous, les yeux étaient déjà graves et contemplateurs. Soudain, celui qui marchait au milieu heurta son voisin de droite. Celui-ci comprit aussitôt. Devant eux s’ouvrait une ruelle, étroite et pleine d’une fine et chaude pénombre. La ruelle montait légèrement, de sorte que sa perspective surtout était mise en valeur ; elle avait quelque chose d’infiniment mystérieux, et cependant de familier. Les trois peintres, pendant un instant, se pénétrèrent de ce spectacle. Ils ne dirent rien, car ils savaient : dire cela, on ne le peut. S’ils s’étaient faits peintres, c’était justement parce qu’il y a tant de choses que l’on ne peut pas dire. Tout à coup la lune se leva quelque part, retraça le pignon d’un trait d’argent, et une chanson s’éleva d’une cour.
— Quelle recherche d’effets vulgaires ! grommela l’homme du milieu, et ils reprirent leur marche.
Ils marchaient maintenant un peu plus près l’un de l’autre, bien qu’ils occupassent encore toute la largeur de la rue. C’est ainsi qu’inopinément ils débouchèrent sur une place. Cette fois ce fut celui de droite qui rendit les autres attentifs. Sur cette scène plus large et plus libre, la lune n’avait rien de gênant, au contraire, il était presque nécessaire qu’elle fût là. Elle faisait paraître la place plus grande, prêtait aux maisons une vie surprenante, comme attentive, et le plan éclairé du pavé était brusquement, sans égards, interrompu par un puits et sa lourde ombre portée : hardiesse qui en imposait singulièrement aux peintres. Ils se rapprochèrent et burent en quelque sorte le lait de cette atmosphère. Mais elle fut désagréablement rompue. Des pas pressés et légers s’approchaient, de l’obscurité du puits se détacha une forme masculine, accueillit ces pas et tout ce qui en faisait partie, avec la tendresse qui est d’usage en pareille circonstance, et la belle place, soudain, ne fut plus qu’une lamentable illustration dont les trois peintres comme un seul peintre se détournèrent.
— Voilà de nouveau ce maudit élément anecdotique, s’écria l’homme de droite en résumant par cette expression correctement technique le couple d’amoureux près du puits.
Unis dans leur colère, les peintres longtemps encore errèrent sans but à travers la ville. Ils découvraient sans cesse de nouveaux sujets, mais toujours de nouveau s’indignaient de la façon dont n’importe quelle circonstance banale détruisait le silence et la simplicité de chaque image. Vers minuit ils étaient assis à l’auberge, dans la chambre de l’homme de gauche, du cadet, et ne pensaient pas à se coucher. La promenade nocturne avait éveillé en eux une foule de projets et d’ébauches, et comme elle leur avait en même temps prouvé qu’au fond ils étaient d’un seul et même esprit, ils échangeaient maintenant avec le plus vif intérêt leurs opinions respectives. On ne saurait affirmer qu’ils produisissent des phrases impeccables ; ils se débattaient avec quelques mots qu’aucun profane n’eût compris, mais entre eux ils se faisaient si bien comprendre qu’avant quatre heures du matin aucun de leurs voisins de chambre ne put s’endormir. De ce qu’ils avaient été assis ensemble si longtemps il résulta quelque chose de réel et de visible. Une sorte d’association fut formée ; c’est-à-dire qu’à la vérité elle existait déjà dès l’instant que les intentions et les buts des trois peintres étaient apparus si proches les uns des autres que l’on ne pouvait que difficilement les séparer.
La première résolution commune de l’« association » fut aussitôt exécutée. On partit pour la campagne, à trois heures de là, et, ensemble, on loua une ferme. Car cela n’aurait eu aucun sens de rester en ville. Là dehors, on voulait d’abord acquérir le « style », la certitude personnelle, le regard, la main, et toutes les autres choses, quels que soient leurs noms, sans lesquelles un peintre peut sans doute vivre, mais ne peut pas peindre. Toutes ces vertus l’union devait aider à les acquérir, l’« association » précisément, et surtout le membre d’honneur de cette association : la nature. Sous le mot « nature » les peintres comprennent tout ce que Dieu lui-même a fait, ou pourrait aussi bien avoir fait, dans certaines circonstances. Une clôture, une maison, un puits, toutes ces choses sans doute sont le plus souvent d’origine humaine. Mais pourvu qu’elles restent debout dans le paysage assez longtemps pour adopter certaines qualités des arbres, des buissons et de tout leur entourage, elles passent en quelque sorte dans la possession de Dieu, et, ainsi deviennent en même temps la propriété du peintre. Car Dieu et l’artiste ont la même fortune et la même pauvreté, cela dépend des jours.
Or, en la nature qui s’étendait autour de la ferme commune, Dieu ne croyait certainement pas posséder une richesse particulière. Mais avant qu’un long temps se fût écoulé, les peintres lui firent entendre raison. La région était plate, cela était indéniable. Mais la profondeur de ses ombres et l’altitude de ses lumières créaient des abîmes et des sommets, entre lesquels une infinité de nuances moyennes correspondaient à ces régions de vastes pâturages et de terres fertiles qui font la valeur matérielle d’une région montagneuse. Il n’y avait que peu d’arbres, et qui étaient tous de la même espèce, du point de vue botanique tout au moins. Mais par les sentiments qu’ils exprimaient, par la nostalgie de telle ou telle branche, par la tendre défiance du tronc, ils apparaissaient comme une foule d’êtres individuels, et plus d’un pré était une personnalité qui réservait aux peintres une surprise après l’autre, par la multiplicité et la profondeur de son caractère. L’enthousiasme était si grand, et l’on se sentait si un dans ce travail, qu’il ne faut pas attacher d’importance à ce fait qu’après six mois chacun des peintres s’installa dans sa propre maison ; cela ne tenait certainement qu’à des raisons de commodité. Pourtant je dois mentionner ici un autre événement. Les peintres voulurent en quelque manière fêter le premier anniversaire de leur association qui, en si peu de temps, avait produit tant de bonnes choses, et chacun, dans ce but, décida de peindre en secret les maisons des autres. Certain jour, ils se réunirent, chacun apportant son tableau. Il arriva que justement ils s’entretinrent de leurs habitations respectives, des situations de celles-ci, des besoins auxquels chacune répondait, etc. Ils s’animèrent assez et il arriva que la conversation fit oublier, à tous, les tableaux qu’ils avaient apportés, et que chacun se retrouva chez soi, tard dans la nuit, avec son paquet intact. Comment cela put arriver, je le conçois difficilement. Mais durant le temps qui suivit encore, ils ne se montrèrent pas davantage leurs tableaux, et lorsque l’un rendait visite à l’autre (ces visites d’ailleurs, par suite de l’excès de travail, se faisaient de plus en plus rares) il trouvait sur le chevalet de son ami les ébauches de ce premier temps pendant lequel ils avaient habité ensemble la même ferme.
Un jour cependant, l’homme de droite (il habitait maintenant à la droite des autres, de sorte que nous continuerons à l’appeler ainsi), — l’homme de droite, dis-je, découvrit chez celui que j’ai nommé le cadet, l’un de ces tableaux d’anniversaire dont rien n’avait encore trahi l’existence. Il le regarda durant un moment d’un air méditatif, s’approcha de la lumière et éclata soudain de rire :
— Tiens, tiens, je ne savais pas cela. Tu n’as pas trop mal compris ma maison. Une caricature vraiment spirituelle ! Avec ces exagérations dans la forme et dans la couleur, avec ce développement hardi de mon pignon, qui est en effet un peu trop marqué, il y a quelque chose là-dedans.
Le cadet ne prit pas une de ses mines les plus seyantes, au contraire ; dans son désarroi il se rendit chez l’homme du centre pour se faire rassurer par celui qui des trois était le plus réfléchi, car après de tels incidents il était toujours découragé et enclin à douter de ses dons. Il ne rencontra pas le peintre, et fouilla un peu dans l’atelier. Un tableau tout à coup lui tomba sous les yeux qui le repoussait singulièrement. C’était un fou, un vrai fou qui devait habiter une maison comme celle-ci. Cette façade ! Celui qui l’avait construite ne devait avoir aucune notion d’architecture, et ses pauvres idées picturales, il les avait mises dans ce bâtiment. Soudain le cadet rejeta le tableau comme s’il s’y était brûlé les doigts. À gauche, au bord de l’image il avait lu la date de leur premier anniversaire, et, à côté : « La maison de notre cadet ». Naturellement, il n’attendit pas plus longtemps le maître de la maison et retourna chez soi, assez mal disposé.
Le cadet et l’homme de droite, depuis lors, étaient devenus prudents. Ils se choisissaient des sujets très écartés et bien entendu ne songeaient plus à préparer quoi que ce fût pour le deuxième anniversaire de leur association si heureuse et si utile. Cependant, avec d’autant plus de zèle, l’homme du milieu qui ne se doutait de rien, travaillait à la peinture d’un sujet tout voisin de la maison de l’homme de droite. Un sentiment indéterminé le détournait de prendre la maison elle-même pour thème de son tableau.
Lorsqu’il porta à l’homme de droite la peinture achevée, celui-ci se montra singulièrement réservé, n’y jeta qu’un coup d’œil rapide et fit quelques remarques qui ne la concernaient pas. Puis, après un instant, il dit :
— Au fait, je ne savais pas que tu avais fait un si long voyage, ces derniers temps ?
— Comment, un voyage ? Où cela ?
L’homme du milieu ne comprenait pas un mot.
— Mais ce solide travail que voici, répondit l’autre, évidemment un sujet hollandais.
L’homme du milieu éclata de rire :
— Exquis ! Ce sujet hollandais est devant ta porte.
Et il ne voulait plus se calmer. Mais l’associé, lui, ne riait pas, ne riait pas du tout. Il se força à sourire et dit :
— Une bonne plaisanterie.
— Mais pas du tout. Ouvre donc la porte, je te montrerai tout de suite…
Et l’homme du milieu, lui-même, se dirigeait déjà vers la porte.
— Halte, commanda le maître de la maison, je te déclare ici que je n’ai jamais vu ce pays et que je ne le verrai jamais, parce que pour mon œil il n’est même pas capable d’exister.
— Mais, fit l’homme du milieu, étonné.
— Tu insistes ? poursuivit l’homme de droite, irrité. Bien, je pars en voyage aujourd’hui même. Tu m’obliges à partir, car je ne veux pas vivre dans ce pays. Compris ?
Ces paroles mirent fin à leur amitié, mais non pas à l’association ; car jusqu’à ce jour elle n’a pas été dissoute conformément aux statuts. Personne n’y a pensé, et l’on a pleinement raison de dire qu’elle s’est propagée sur la terre entière.
— C’est, de nouveau, m’interrompit le jeune homme prévenant qui ne cessait de faire la petite bouche, un de ces formidables succès de la vie coopérative ; de grands maîtres sont certainement sortis de cette alliance étroite…
— Permettez, le priai-je, et tout à coup il épousseta de nouveau ma manche, ce n’était là en quelque sorte que l’introduction de mon conte bien qu’elle soit en réalité beaucoup plus compliquée que l’histoire elle-même. Je disais donc que l’association s’est propagée sur toute la terre, et c’est un fait. Ses trois membres se dispersèrent, pris d’un véritable effroi. Nulle part ils ne pouvaient plus trouver de repos. Chacun craignait toujours que l’autre ne pût reconnaître encore un morceau de son pays et le profaner par sa criminelle image, et lorsque tous trois furent parvenus aux trois points opposés de la périphérie terrestre, chacun d’eux eut en même temps la pensée désespérante que le ciel aussi, son ciel, péniblement conquis par son individualité croissante, pouvait encore être atteint par les autres. À cette seconde de suprême ébranlement ils commencèrent, tous les trois en même temps, à marcher à reculons avec leurs chevalets, et cinq pas plus loin, ils seraient tombés du bord de la terre dans l’infini, et peu s’en fallait qu’ils ne dussent désormais accomplir à une vitesse vertigineuse la double rotation autour de la terre et du soleil. Mais Dieu distingua ce danger et au dernier moment (qu’eût-il d’ailleurs fait d’autre ?) il parut au milieu du ciel. Les trois peintres eurent peur. Ils dressèrent leur chevalet et reprirent leur palette. Cette occasion, vraiment, il ne fallait pas la manquer. Le bon Dieu n’apparaît pas tous les jours, et pas à n’importe qui. Et chacun des peintres croyait naturellement que Dieu n’était que devant lui seul. Au reste, ils se plongèrent de plus en plus dans ce captivant travail. Et chaque fois que Dieu veut se retirer dans le ciel saint Luc le prie de rester encore un instant, jusqu’à ce que les trois peintres aient fini leur image.
— Et ces messieurs ont sans doute déjà exposé, peut-être même déjà vendu ? demanda le musicien de sa voix la plus douce.
— Que pensez-vous ? niai-je, ils peignent toujours encore Dieu, et le peindront sans doute jusqu’à leur propre mort. Mais si — ce qui n’est pas tout à fait exclu — ils devaient encore une fois se rencontrer dans leur existence et s’ils se montraient les images que dans l’intervalle ils ont peintes de Dieu, qui sait ? peut-être se distingueraient-elles à peine l’une de l’autre.
Mais nous arrivions à la gare. Je n’avais plus que cinq minutes. Je remerciai le jeune homme de sa compagnie et lui souhaitai tout le bonheur possible pour la jeune association qu’il représentait si brillamment. En tapotant de l’index, il enlevait la poussière des accoudoirs de la petite salle d’attente, et semblait perdu dans ses pensées. Je dois avouer que je me flattais déjà que ma petite histoire l’eût fait réfléchir. Lorsque, avant de partir, il m’eut encore tiré un fil rouge de mes gants, la reconnaissance m’inspira ce conseil :
— D’ailleurs vous pouvez rentrer à travers champs ; c’est beaucoup plus court que par la route.
— Pardonnez-moi, s’inclina le complaisant jeune homme, je suivrai la route. J’essaie justement de me rappeler l’endroit. Tandis que vous aviez l’amabilité de me dire des paroles vraiment significatives, j’ai remarqué dans un champ un épouvantail, dans un vieil habit, dont une manche, m’a-t-il semblé, était restée accrochée au piquet, et ne flottait plus. Je me sens donc en quelque sorte le devoir de rendre mon petit tribut aux intérêts communs de l’humanité, qui m’apparaît aussi comme une sorte d’association où chacun a une tâche à remplir, en restituant cette manche à sa véritable fonction, c’est-à-dire, de flotter…
Le jeune homme prit congé avec le plus gracieux sourire. Mais peu s’en fallut que je n’eusse manqué mon train.
Des fragments de cette histoire ont été chantés par le jeune homme à l’une des séances de l’association. Dieu sait qui lui en aura inventé la musique. M. Baum, le président, l’a portée aux enfants, et les enfants en ont retenu quelques mélodies.
LE MENDIANT
ET LA FIÈRE DEMOISELLE
Le hasard voulut que nous fussions, M. l’Instituteur et moi, témoins du petit événement que voici : Il y a parfois chez nous, aux abords de la forêt, un vieux mendiant. Aujourd’hui encore il était là, plus pauvre et plus misérable que jamais, et l’on avait peine à le distinguer des lattes de la clôture vermoulue contre laquelle il s’appuyait. Mais il arriva qu’une toute petite fille courut à lui pour lui donner une piécette de monnaie. Cela n’était en soi nullement fait pour étonner, mais surprenante était la manière dont elle s’en acquitta. Elle fit une jolie petite révérence, tendit vite son aumône au vieillard, comme si personne ne devait s’en apercevoir, s’inclina derechef, et disparut. Mais ces deux petites révérences étaient au moins dignes d’un empereur. Ceci parut irriter tout particulièrement M. l’Instituteur. Il voulut se diriger vers le mendiant, probablement pour le chasser ; car, on le sait, il appartient au comité de l’œuvre des pauvres et il est un adversaire résolu de la mendicité. Je le retins.
— Mais ces gens-là sont secourus, oui, on peut même dire, pourvus de tout le nécessaire, s’emporta-t-il. S’ils s’obstinent à mendier en pleine rue, c’est tout simplement… de l’insolence.
— Cher monsieur, tentai-je de l’apaiser, mais il continuait à m’entraîner vers la lisière du bois. Monsieur l’Instituteur, insistai-je, il faut que je vous raconte une histoire.
— Est-ce si pressé ? demanda-t-il d’un air venimeux.
Je pris sa question à la lettre.
— Oui, très urgent, répliquai-je. Avant que vous ayez oublié ce que nous venons de voir, tout fortuitement.
L’instituteur se méfiait de moi depuis ma dernière histoire. Je lus cela sur sa figure et le rassurai :
— Non, il n’y est pas question du bon Dieu. Le bon Dieu n’y figure pas du tout, c’est quelque chose d’historique.
Ce disant, j’avais gagné la partie. Il suffit de prononcer le mot « historique » pour que les oreilles d’un instituteur s’ouvrent. Car l’histoire est une chose particulièrement estimable, inoffensive et d’ailleurs susceptible d’être utilisée dans un but pédagogique. Je vis que l’instituteur essuyait de nouveau ses lunettes, ce qui signifiait que ses facultés visuelles s’étaient portées dans ses oreilles, et adroitement j’en conclus qu’il fallait profiter de cette minute favorable. Je commençai :
— C’était à Florence. Lorenzo de Medicis, qui, très jeune, ne régnait pas encore, venait d’imaginer son poème : Trionfo di Bacco e Arianna, et déjà tous les jardins en résonnaient. Il y avait encore en ce temps-là des poésies vivantes. Des ténèbres du poète, elles montaient dans les voix, et voguaient sur elles, comme sur des canots d’argent, sans crainte, vers l’inconnu. Le poète commençait une chanson, et tous ceux qui la chantaient, l’achevaient. Dans le Trionfo, comme dans la plupart des poésies de ce temps, la vie était célébrée, — la vie, ce violon aux cordes lumineuses et chantantes, sur le fond obscur qu’est le bruissement du sang. Les strophes inégales montent dans une gaîté enivrante, mais chaque fois qu’elle est à bout de souffle, un refrain reprend, simple et bref, qui descend de cette hauteur vertigineuse, et, effrayé par l’abîme, semble fermer les yeux.
Ce refrain disait :
Que belle est la jeunesse qui nous réjouit.
Comment la retenir ? Elle fuit et regrette.
Qui veut être joyeux, le soit donc aujourd’hui,
Car pour demain il n’y a nulle certitude.
Peut-on s’étonner que les hommes qui chantaient cette chanson aient été pris d’une hâte, d’un besoin de dresser toutes les fêtes sur ce présent, sur le seul rocher sur lequel il valût la peine de bâtir ? Et c’est ainsi encore que l’on peut expliquer cette foule de figures qui se pressent sur les tableaux des peintres florentins qui s’efforçaient de réunir dans une seule image tous les princes et les femmes et les amis, car on peignait lentement, et qui pouvait savoir si au temps du prochain tableau tout serait encore aussi jeune, aussi multicolore et aussi uni. Cette impatience s’exprimait naturellement avec le plus d’évidence chez les jeunes gens. Les plus brillants d’entre eux étaient assis ensemble, après un banquet, sur la terrasse du Palazzo Strozzi, et ils s’entretenaient des jeux qui devaient avoir lieu prochainement devant l’église Santa Croce. Un peu à l’écart, dans une loggia, se tenait Palla degli Albizzi, avec son ami Tomaso, le peintre. Ils semblaient discuter avec une animation croissante, jusqu’à ce que Tomaso s’écriât tout à coup :
— Cela tu ne le fais pas, je parie que tu ne le fais pas.
— Qu’avez-vous ? s’informa Gaetano Strozzi, et il s’approcha avec quelques amis.
Tomaso expliqua :
— Palla veut s’agenouiller à la fête devant Beatrice Altichieri, la fière, et la prier de lui permettre de baiser le bord poussiéreux de sa robe.
Tous éclatèrent de rire, et Leonardo, de la maison Ricardi, fit observer :
— Palla réfléchira ; il sait que les plus belles femmes ont pour lui un sourire qu’on ne leur voit jamais ailleurs.
Et un autre ajouta :
— D’ailleurs Beatrice est encore si jeune. Ses lèvres sont encore d’une fermeté trop puérile pour sourire. C’est pourquoi elle semble si fière.
— Non, répliqua Palla degli Albizzi, avec une violence excessive. Sa jeunesse n’est pas la cause de sa fierté. Elle est fière comme une pierre entre les mains de Michel-Ange, fière comme une fleur sur une image de madone, fière comme un rayon de soleil qui traverse des diamants.
Gaetano Strozzi l’interrompit avec quelque sévérité :
— Et toi, Palla, n’es-tu pas orgueilleux aussi ? À t’entendre, on dirait que tu veux te mêler aux mendiants qui à l’heure des vêpres attendent dans la cour de la Santissima Annunziata que Beatrice Altichieri, le visage détourné, leur fasse l’aumône.
— Cela aussi, je le ferai, s’écria Palla, qui, les yeux brillants, se fraya un chemin entre ses amis, dans la direction de l’escalier, et disparut.
Tomaso voulut le suivre.
— Laisse, intervint Strozzi, il faut qu’il reste seul à présent. Il deviendra plus vite raisonnable.
Puis les jeunes gens se dispersèrent dans les jardins.
Ce soir-là, comme les autres, une vingtaine de mendiants et de mendiantes attendaient les vêpres dans la cour de la Santissima Annunziata. Beatrice, qui les connaissait tous par leurs noms, et allait même parfois chez les enfants et les malades, dans les pauvres maisons de la Porta San Nicolo, avait coutume de donner à chacun d’eux, en passant, une petite monnaie d’argent. Aujourd’hui elle semblait devoir venir en retard ; déjà les cloches avaient appelé et il n’y avait plus que quelques filaments de leur son qui pendaient des tours sur le crépuscule. Il y eut un mouvement d’inquiétude parmi les pauvres, provoqué aussi par la présence d’un mendiant inconnu, qui s’était glissé dans l’ombre du portail de l’église, et, jalousement, ils s’apprêtaient à le chasser, lorsqu’une jeune fille, vêtue d’une robe noire presque semblable à un vêtement de nonne, parut dans la cour, et, arrêtée par sa bonté, alla de l’un à l’autre, tandis qu’une de ses suivantes tenait ouverte une bourse où elle puisait ses petits dons. Les mendiants tombèrent à genoux, sanglotèrent, et, la durée d’une seconde, essayèrent de poser leurs doigts fanés sur la traîne de la robe effacée de leur bienfaitrice, ou baisèrent son bord extrême de leurs lèvres mouillées et balbutiantes. Beatrice avait parcouru tout le rang ; aucun de ses pauvres familiers n’avait manqué à l’aumône. Mais, soudain, elle aperçut, sous l’ombre du portail, une autre forme étrangère, vêtue de haillons, et prit peur. Elle fut prise d’un trouble. Tous ses autres pauvres, elle les avait connus dès son enfance, et leur faire l’aumône était devenu pour elle un acte naturel, comme de laisser tremper ses doigts dans les coupes de marbre, pleines d’eau bénite, qui sont placées à l’entrée de toutes les églises. Mais jamais encore elle n’avait imaginé qu’il pût y avoir des mendiants étrangers ; comment pouvait-on s’arroger le droit de leur faire l’aumône sans avoir mérité la confiance de leur pauvreté par la connaissance qu’on en avait ? N’eût-ce pas été une présomption inouïe que de faire la charité à un inconnu ? Et tandis que ces sentiments obscurs se disputaient son cœur, la jeune fille passa à côté du nouveau mendiant, comme si elle ne l’avait pas remarqué, et pénétra dans l’église haute et fraîche. Mais lorsque vint l’instant du recueillement, elle ne put se souvenir d’aucune prière. La peur l’envahit qu’elle pût ne plus retrouver le pauvre homme près du portail, à la sortie des vêpres, et qu’elle n’eût rien fait pour adoucir sa misère, alors qu’était si proche la nuit qui rend toute pauvreté plus dénuée et plus triste que le jour. Beatrice fit signe à celle de ses compagnes qui portait la bourse et se dirigea avec elle vers l’entrée. Le vide, dans l’intervalle, s’y était fait ; mais l’étranger était toujours encore là et, appuyé à une colonne, semblait prêter l’oreille au chant qui, étrangement lointain, venait de l’église comme d’un ciel. Son visage était presque entièrement voilé, ainsi que c’est parfois le cas chez des lépreux qui ne découvrent leurs hideuses blessures que lorsqu’on est debout près d’eux et qu’ils sont sûrs que la pitié et le dégoût parleront également en leur faveur. Beatrice hésita. Elle tenait elle-même la petite bourse dans ses mains et elle n’y sentait que quelques pièces. Mais prenant une soudaine décision, elle alla vers le mendiant et, d’une voix incertaine, un peu chantante, sans détacher ses regards fuyants de ses propres mains, elle dit :
— Ce n’est pas pour vous blesser, monsieur… Ne suis-je pas, si je ne me trompe, votre débitrice ? Votre père, je crois, a fait dans notre maison, cette belle grille en fer repoussé, vous savez, qui orne notre escalier. Plus tard, un jour, j’ai trouvé dans la chambre… où il avait coutume de travailler… une bourse… je pense qu’il l’a perdue… certainement.
Mais le mensonge maladroit de ses lèvres poussa la jeune fille à genoux devant l’étranger. Elle déposa la bourse en brocart dans ses mains cachées par le manteau, et balbutia :
— Pardonnez…
Beatrice sentit encore que le mendiant tremblait. Puis elle s’enfuit. — L’histoire est finie. Messire Palla degli Albizzi resta dans ses haillons. Il donna tous ses biens et parcourut le pays, pauvre et pieds nus. On dit que plus tard il a habité les environs de Subiaco.
— Quels temps, quels temps ! dit l’instituteur. À quoi bon tout cela ? Il allait devenir un débauché et cet événement a fait de lui un vagabond, un maniaque. Plus personne aujourd’hui ne parle sans doute de lui.
— Si, répondis-je discrètement, son nom est quelquefois cité dans les grandes litanies catholiques parmi les intercesseurs, car il est devenu un saint.
Cette histoire aussi, les enfants l’ont entendue, et à la colère de M. l’Instituteur, ils prétendent qu’en elle aussi le bon Dieu figure. J’en suis moi-même un peu surpris ; car j’avais promis à l’instituteur de lui raconter une histoire sans Dieu. Mais les enfants — c’est vrai — doivent le savoir mieux que nous.
UNE HISTOIRE RACONTÉE
À L’OBSCURITÉ
J’allais endosser mon manteau et me rendre chez mon ami Ewald. Mais je m’étais oublié sur un livre, un vieux livre du reste, et le soir était tombé comme vient le printemps en Russie. Un instant plus tôt, la chambre était claire jusque dans les recoins les plus éloignés, et voici que toutes les choses semblaient n’avoir jamais connu que le crépuscule ; partout s’ouvraient de grandes fleurs, et un éclat glissait autour de leurs calices de velours, comme sur des ailes de libellule.
Le paralytique n’était certainement plus à sa fenêtre. Je restai donc chez moi. Qu’avais-je projeté de lui raconter ? Je ne le savais plus. Mais un instant plus tard, je sentis que quelqu’un attendait de moi cette histoire perdue, un homme solitaire peut-être, qui était assis loin d’ici, à la fenêtre de sa chambre sombre, ou peut-être cette obscurité elle-même qui nous entourait, moi et les choses. Ainsi se fit-il que je commençai de raconter à l’obscurité. Et elle se penchait toujours plus profondément sur moi, de sorte que je pouvais parler de plus en plus bas, précisément comme il le fallait pour mon histoire. Celle-ci se déroule du reste dans le présent et commence.
Après une longue absence, le docteur Georges Lassmann rentrait dans sa petite patrie. Il n’y avait jamais possédé grand’chose, et à présent deux sœurs vivaient seules encore dans sa ville d’origine, toutes deux mariées, et, semblait-il, bien mariées. Les revoir après douze années, tel était le but de son voyage. Du moins le croyait-il. Mais la nuit, tandis que dans le train bondé il ne pouvait pas dormir, il lui apparut qu’en réalité il venait pour son enfance, et espérait en retrouver quelque chose dans les vieilles rues : un porche, une tour, un puits, n’importe quelle occasion de joie ou de tristesse en laquelle il se reconnaîtrait. On se perd si facilement dans la vie. Plusieurs choses justement lui revenaient : le petit logement dans la rue Heinrich, avec les loquets luisants et les planchers peinturés, les meubles épargnés et ses parents, ces deux hommes usés, presque déférents à leur égard ; les jours de semaine rapides et pressés, puis les dimanches qui semblaient des salles vidées, les rares visites que l’on recevait en riant ou avec timidité, le piano désaccordé, le vieux canari, le fauteuil hérité dans lequel il n’était pas permis de s’asseoir, un anniversaire, un oncle qui vient de Hambourg, un théâtre de marionnettes, un orgue de Barbarie, une invitation d’enfants, et quelqu’un appelle : « Clara ». Le docteur est sur le point de s’endormir. On est arrêté dans une gare, des lumières passent, et le marteau attentif éprouve les roues qui résonnent. Et c’est comme : Clara, Clara. Clara, réfléchit le docteur, tout à fait éveillé à présent, quoi donc Clara ? Et aussitôt il sent un visage, un visage d’enfant, avec des cheveux blonds et lisses. Non pas qu’il puisse le décrire, mais il a le sentiment de quelque chose de silencieux, de faible, de dévoué, d’une paire d’étroites épaules de fillette, comprimées encore par une robe décolorée au lavage, et il va inventer un visage — mais voici qu’il sait déjà qu’il n’a pas besoin de l’inventer, le visage est là, ou plutôt, il était là, autrefois. Ainsi le docteur Lassmann se souvient-il de Clara, son unique compagne de jeux, non sans peine.
Jusqu’à l’époque où on l’envoya dans un internat, vers l’âge de dix ans, il avait partagé avec elle tout ce qui lui advenait. Clara n’avait ni frères ni sœurs, et il en avait aussi peu qu’elle ; car ses sœurs aînées ne s’occupaient pas de lui. Mais depuis lors, il ne s’était plus jamais informé d’elle. Comment était-ce donc possible ? Il s’appuya en arrière. Elle était une enfant pieuse, se souvint-il encore, avant de se demander une fois de plus : qu’a-t-elle bien pu devenir ? Pendant quelque temps il fut tourmenté par la pensée qu’elle pût être morte. Une angoisse infinie l’envahit dans le compartiment étroit et comble ; tout semblait confirmer cette supposition : elle était une enfant débile, elle n’avait pas été choyée chez elle, elle pleurait souvent ; sûrement, elle était morte. Le docteur ne supporta pas plus longtemps cette pensée ; il dérangea quelques dormeurs et sortit dans le couloir du wagon. Là il ouvrit une glace et regarda dans le noir où dansaient des étincelles. Il se sentit plus calme. Et lorsque, plus tard, il eut rejoint son compartiment, il s’y endormit malgré sa position incommode.
La rencontre avec ses deux sœurs mariées ne se déroula pas sans quelque gêne. Tous trois semblaient avoir oublié combien loin ils étaient toujours demeurés les uns des autres, malgré leur étroite parenté, et ils essayèrent d’abord de se comporter en frère et sœurs. Mais bientôt ils se réfugièrent d’un accord tacite dans ce ton neutre et poli que la société a spécialement créé pour servir en de telles circonstances.
Lassmann était chez sa plus jeune sœur dont le mari occupait une situation particulièrement enviable : il était industriel et de plus portait le titre de conseiller impérial. Après le quatrième plat du dîner, le docteur demanda :
— Dis-moi, Sophie, qu’est donc devenue Clara ?
— Quelle Clara ?
— Je ne puis retrouver son nom de famille. La petite, tu sais, la fille du voisin avec laquelle j’ai joué comme enfant.
— Ah, tu veux dire Clara Sœllner ?
— Sœllner, c’est juste, Sœllner. Je me rappelle maintenant. Le vieux Sœllner, n’était-ce pas cet affreux vieillard, — mais qu’est devenue Clara ?
La sœur hésita.
— Elle s’est mariée, d’ailleurs elle vit très à l’écart.
— Oui, fit M. le Conseiller, et son couteau glissa en crissant sur l’assiette, très à l’écart.
— Tu la connais aussi ? demanda le docteur, tourné vers son beau-frère.
— Oui…i…i, très superficiellement ; elle est assez connue ici.
Les deux époux échangèrent un regard d’entente mutuelle. Le docteur supposa que pour une raison quelconque il devait leur être désagréable de parler de cela, et n’insista pas.
En revanche, M. le Conseiller montra d’autant plus d’empressement à reprendre ce sujet lorsque sa femme eut laissé les messieurs prendre seuls leur café noir.
— Cette Clara, interrogea-t-il avec un sourire malicieux, et il considéra les cendres de son cigare qui tombaient dans le cendrier en argent, elle était cependant, paraît-il, une enfant tranquille et même plutôt laide ?
Le docteur se tut.
M. le Conseiller se rapprocha de lui avec un air confidentiel.
— Quelle affaire ! N’en as-tu jamais recueilli des échos ?
— Tu sais bien que je n’ai parlé à personne.
— Pourquoi, parlé ? sourit finement le conseiller. Tu aurais pu le lire même dans les journaux.
— Quoi donc ? demanda le docteur nerveusement.
— Voilà, elle lui a brûlé la politesse, — cette phrase surprenante suivit une bouffée de fumée, et l’industriel en attendait à présent l’effet, avec un bien-être infini.
Mais cet effet produit ne sembla pas lui plaire. Il prit un air préoccupé, se redressa, et commença sur un autre ton, objectif, et comme offensé :
— Hum, on l’avait mariée à Lehr, l’architecte. Tu ne dois plus l’avoir connu. Pas vieux du tout, de mon âge. Riche, très convenable, tu sais, tout à fait convenable. Elle n’avait pas le sou, elle n’était pas jolie, aucune éducation, bref… C’est vrai que l’architecte ne voulait pas une grande dame, mais une modeste ménagère. Voilà que Clara, — on la recevait partout, dans le meilleur monde, on lui témoignait beaucoup de bienveillance, vraiment, oui, on se conduisait comme il faut, elle aurait donc facilement pu se faire une situation, n’est-ce pas ? — voilà donc que Clara — un jour, à peine deux ans après la noce — partie pour ne plus revenir ! Tu peux te représenter cela : partie ! Partie, où ? En Italie. Un petit voyage de plaisir, naturellement pas seule. Pendant toute l’année précédente déjà, nous ne l’avions plus invitée, — comme si nous avions pressenti cela. L’architecte, mon ami, un homme d’honneur, un homme…
— Et Clara ? l’interrompit le docteur en se levant.
— Ah oui. Eh bien, le châtiment du ciel l’a atteinte. Donc l’homme en question — on dit que c’est un artiste, n’est-ce pas ? — un oiseau volage, comme cela, pour la frime, n’est-ce pas ?… Donc, lorsqu’ils furent de retour à Munich : adieu, et on ne l’a plus revu. La voici, avec son enfant sur les bras.
Le docteur Lassmann arpenta la chambre d’un air agité :
— À Munich ?
— Oui, à Munich, répondit le conseiller en se levant à son tour. On prétend d’ailleurs qu’elle mène là une existence très misérable.
— Que veut dire très misérable ?
— Mon Dieu, pécuniairement, fit le conseiller en regardant son cigare, et puis, en général… n’est-ce pas ? une de ces existences.
Soudain, sa main soignée se posa sur l’épaule de son beau-frère, sa voix gloussa de plaisir.
— Tu ne sais pas ? On prétend même qu’elle vit de…
Le docteur se retourna brusquement et se dirigea vers la porte. M. le Conseiller, dont la main était retombée de l’épaule de son beau-frère, mit dix bonnes minutes à se remettre de sa stupéfaction. Puis il alla chez sa femme, et dit avec mauvaise humeur :
— J’ai toujours dit que ton frère était un drôle de corps.
Et celle-ci, qui venait de faire un petit somme, bâilla d’un air paresseux :
— Mon Dieu, oui.
Quinze jours après, le docteur partit. Il avait appris tout à coup qu’il devait chercher sa jeunesse ailleurs. À Munich, il trouva dans le livre d’adresse Clara Sœllner, Schwabing, telle rue, tel numéro. Il annonça sa visite, et se mit en route. Une femme élancée l’accueillit dans une chambre pleine de lumière et de bonté.
— Georg, et vous vous souvenez encore de moi ?
Le docteur s’étonna. Puis il dit :
— C’est donc vous, Clara, c’est bien vous ?
Elle tint sa figure calme au front pur tout à fait immobile, comme pour lui donner le temps de la reconnaître. Cela dura longtemps. Enfin le docteur sembla avoir trouvé quelque chose qui lui prouvait que son ancienne compagne de jeux était vraiment devant lui. Il chercha encore une fois sa main et la serra ; puis il l’abandonna lentement et regarda autour de lui dans la chambre. Elle ne semblait rien contenir de superflu. À la fenêtre, une table, garnie de livres et de manuscrits, à laquelle Clara avait dû travailler. La chaise était encore déplacée.
— Vous avez écrit ? et le docteur sentit combien absurde était cette question.
Mais Clara répondit, sans gêne aucune :
— Oui, je traduis.
— Pour l’impression ?
— Oui, dit Clara, simplement, pour un éditeur.
Georg aperçut au mur quelques reproductions d’œuvres italiennes. L’une d’elles était le Concert de Giorgione.
— Vous aimez ceci ?
Il s’approcha de l’image.
— Et vous ?
— Je n’ai jamais vu l’original ; il est à Florence, n’est-ce pas ?
— Au palais Pitti. Il faut que vous y alliez.
— Tout exprès ?
— Tout exprès.
Une libre et simple gaieté planait sur eux. Le docteur leva des yeux pensifs.
— Qu’avez-vous, Georg, ne voulez-vous pas vous asseoir ?
— Je suis triste, hésita-t-il. Je croyais… mais vous n’êtes pas du tout dans le besoin.
Clara sourit.
— Vous avez entendu mon histoire ?
— Oui, c’est-à-dire…
— Oh, l’interrompit-elle vite, ce n’est pas la faute des hommes, s’ils en parlent autrement. Les choses que nous vivons, ne peuvent souvent s’exprimer, et quiconque les raconte quand même, doit nécessairement commettre des erreurs.
Silence. Puis le docteur :
— Qu’est-ce qui vous a rendue si bonne ?
— Tout, dit-elle avec une chaleur douce. — Mais pourquoi demandez-vous cela ?
— Parce que… parce que vous auriez dû devenir au contraire dure. Vous étiez une enfant si faible, si abandonnée ; de telles enfants deviennent plus tard, ou endurcies, ou…
— Ou meurent, voulez-vous dire. Eh bien donc, moi aussi je suis morte. Oh, j’ai été morte pendant de longues années. Depuis que je vous avais vu pour la dernière fois, chez nous, jusqu’à…
Elle prit un objet sur la table.
— Tenez, voici son portrait. Il est un peu flatté. Sa figure n’est pas aussi claire, mais plus… chère, plus simple. Dans un instant, je vais vous montrer notre enfant qui dort à côté. C’est un garçon. Il s’appelle Angelo, comme son père, qui est en voyage à présent, très loin.
— Et vous êtes toute seule ? demanda le docteur distraitement, toujours encore penché sur le portrait.
— Oui, moi et l’enfant. N’est-ce pas assez ? Je vais vous raconter pourquoi. Angelo est peintre. Son nom n’est pas très connu. Vous ne l’avez sans doute pas entendu. Jusqu’à ces derniers temps il a lutté, avec le monde, avec ses projets, avec lui-même, avec moi. Oui, avec moi aussi. Car depuis un an, je le suppliais : pars en voyage. Je sentais combien cela lui était nécessaire. Un jour il dit en plaisantant : « Moi, ou un enfant ». « Un enfant. » dis-je, et il est parti.
— Et quand reviendra-t-il ?
— Quand l’enfant saura prononcer son nom, c’est ce que nous avons convenu.
Le docteur voulut faire une remarque. Mais Clara rit :
— Et comme c’est un nom difficile, nous devrons attendre quelque temps encore. Angelino n’aura deux ans que cet été.
— Étrange, dit le docteur.
— Quoi, Georg ?
— Que vous compreniez si bien la vie. Comme vous êtes grande, comme vous êtes jeune ! Qu’avez-vous donc fait de votre enfance ? Nous étions cependant tous deux, des enfants si dénués de tout. On ne peut pourtant pas changer, ou faire en sorte que cela n’ait pas été.
— Vous voulez dire que si les choses suivaient leur cours naturel, nous aurions dû souffrir de notre enfance ?
— Oui, c’est justement cela que je veux dire. De ces lourdes ténèbres, derrière nous, avec lesquelles nous entretenons des relations si faibles et si incertaines. Voilà un temps auquel nous avons confié nos primeurs, tout notre commencement, toute notre confiance, les germes de tout ce qui, peut-être, devait un jour devenir… Et soudain nous savons : tout cela a sombré dans une mer, et nous ne savons même pas exactement quand. Nous ne nous en étions même pas aperçus. C’est comme si quelqu’un avait réuni tout son argent pour s’acheter une plume et la piquer sur son chapeau : le premier souffle venu la lui emportera. Naturellement, il rentre chez lui sans plume, et il ne lui reste plus qu’à se demander où elle pourrait bien s’être envolée.
— Vous vous demandez cela, Georg ?
— Non, j’y ai déjà renoncé. Je commence quelque part, après ma dixième année, là où j’ai cessé de prier, le reste ne m’appartient pas.
— Et comment se fait-il que vous vous soyez souvenu de moi ?
— C’est pourquoi je viens chez vous. Vous êtes le seul témoin de ce temps-là. Je croyais que je pourrais retrouver en vous… ce que je ne puis plus trouver en moi. Un geste quelconque, un mot, un nom, qui aurait gardé quelque chose… une explication.
Le docteur reposa la tête entre ses mains froides et agitées.
Mme Clara réfléchit :
— Je me rappelle de mon enfance si peu de chose qu’il me semble que mille vies sont intercalées entre elle et moi. Mais maintenant que vous m’y faites songer, un souvenir me revient : un soir. Vous arriviez chez nous, on ne vous attendait pas. Vos parents, sans doute, étaient au théâtre, ou ailleurs. Tout était éclairé chez nous. Mon père attendait une visite, un parent, un parent éloigné et riche, si je me souviens bien. Il devait venir de… de… je ne sais plus d’où, de très loin en tout cas. Nous l’attendions déjà depuis deux heures. Les portes étaient ouvertes, les lampes brûlaient, ma mère, de temps en temps, allait lisser une housse sur le sopha, mon père était debout à la fenêtre. Personne n’osait s’asseoir ni déplacer une chaise. Comme vous arriviez justement, vous attendîtes avec nous. Nous enfants, écoutions à la porte. Et plus le temps passait, plus l’hôte que nous attendions se faisait merveilleux. Oui, nous tremblions même qu’il ne pût arriver, avant d’avoir atteint ce dernier degré de splendeur dont chaque minute de retard le faisait approcher davantage. Nous ne craignions point qu’il ne vînt pas du tout. Il viendra, mais laissons-lui le temps de devenir grand et puissant.
Soudain le docteur leva la tête et dit avec tristesse :
— Mais nous savons, tous deux, une chose, c’est qu’il ne vint pas. Je ne l’avais pas non plus oublié.
— Non, confirma Clara, il ne vint pas.
Et après un silence.
— Mais ce soir-là fut si beau.
— Quoi ?
— Eh bien… l’attente, toutes ces lampes… le silence… la solennité de tout cela.
Quelque chose bougea dans la chambre voisine. Mme Clara s’excusa pour une minute ; et, lorsqu’elle reparut, gaie et souriante, elle dit :
— Nous pourrons y aller tout à l’heure. Il s’est éveillé et il sourit. Mais que disiez-vous à l’instant ?
— Je me demandais justement ce qui pouvait vous avoir aidé à parvenir à… vous-même, à cette tranquille possession de vous. La vie pourtant ne vous a pas été facile. Sans doute, avez-vous été aidée par quelque chose qui me manque ?
— Que serait-ce, Georg ?
Clara s’assit à côté de lui.
— C’est étrange ; lorsque, pour la première fois, je me souvins de nouveau de vous, voici trois semaines, au milieu de la nuit, en rentrant chez moi, je pensai : une enfant pieuse. Et maintenant que je vous ai vue, bien que vous soyez si différente de celle que j’attendais, — et même, serais-je presque tenté de dire : à plus forte raison, — je sens que ce qui vous a dirigée au milieu de tous les dangers, c’est votre… oui, votre piété.
— Qu’appelez-vous piété ?
— Votre relation avec Dieu, votre amour pour lui, votre foi.
Mme Clara ferma les yeux.
— Amour pour Dieu ? Laissez-moi réfléchir.
Le docteur la considéra avec attention. Elle semblait formuler ses pensées, lentement, à mesure qu’elles lui venaient :
— Comme enfant… ai-je aimé Dieu ? Je ne crois pas. Non, je n’ai même pas… c’eût été, me semblait-il, une présomption folle… ce n’est pas le mot juste : un véritable, le plus grand péché, de penser qu’il est. Comme si par là je l’eusse forcé à être en moi, à être dans cette fillette débile, aux bras ridiculement longs, dans notre pauvre logement, où tout était faux et mensonger, depuis les imitations d’assiettes de bronze en carton, jusqu’au vin dans les bouteilles qui portaient des étiquettes si coûteuses.
» Et plus tard — Mme Clara eut un geste des mains, comme pour se défendre, et ses yeux se fermèrent plus étroitement, comme s’ils avaient à voir sous les paupières quelque chose d’effrayant — j’aurais dû le chasser, si, en ce temps-là, il avait habité en moi. Je ne savais plus rien de lui. Je l’avais complètement oublié. J’avais tout oublié. À Florence seulement : lorsque pour la première fois dans mon existence, je vis, j’entendis, je sentis, je reconnus, et que j’appris en même temps à exprimer ma reconnaissance pour tout cela, alors je songeai de nouveau à lui. Partout je rencontrais ses traces. Sur tous les tableaux je trouvais des traces de son sourire, les cloches vivaient encore de sa voix, et sur les statues je reconnaissais les empreintes de ses mains. »
— Et vous l’avez trouvé là-bas ?
Clara regarda le docteur avec de grands yeux, pleins de bonheur :
— Je sentis qu’il était, qu’il avait été une fois, quelque part… Pourquoi aurais-je senti davantage ? C’était déjà presque trop.
Le docteur se leva et s’approcha de la fenêtre. On voyait un morceau de champ, la vieille petite église de Schwabing, et, au-dessus, du ciel, avec déjà un peu de soir. Soudain le docteur Lassmann demanda sans se retourner :
— Et maintenant ?
Comme aucune réponse ne venait, il revint doucement sur ses pas.
— Maintenant, hésita Clara, lorsqu’il fut debout en face d’elle, et elle leva sur lui des yeux largement ouverts. Maintenant je pense quelquefois : il sera.
Le docteur prit sa main et la retint pendant quelque temps. Il regardait dans le vague.
— À quoi songez-vous, Georg ?
— Je songe que c’est de nouveau comme ce soir d’autrefois. Vous attendez de nouveau le merveilleux, vous attendez Dieu, et vous savez qu’il viendra. Et j’arrive par hasard, en témoin.
Mme Clara se leva, légère et souriante. Elle paraissait très jeune :
— Mais cette fois nous attendrons bien jusqu’au bout.
Elle dit cela si joyeusement et simplement, que le docteur dut sourire. Et elle le conduisit alors dans la chambre voisine, chez son enfant.
Il n’y a rien dans cette histoire que les enfants ne puissent savoir. Cependant les enfants ne l’ont pas apprise. Je ne l’ai racontée qu’à l’obscurité. Et les enfants ont peur de l’obscurité, ils s’enfuient à son approche, et lorsque, par hasard, ils doivent y rester, ils ferment les yeux et se bouchent les oreilles. Mais pour eux aussi viendra le temps où ils aimeront l’obscurité. Ils apprendront d’elle mon histoire et sans doute alors la comprendront-ils mieux.