Histoires du Bon Dieu/Celui qui écoutait les pierres

Traduction par Maurice Betz.
Histoires du Bon DieuÉmile-Paul Frères (p. 101-108).

CELUI QUI ÉCOUTAIT LES PIERRES

Je suis de nouveau chez mon ami paralytique. Il sourit de sa manière particulière :

— Et de l’Italie vous ne m’avez jamais rien raconté ?

— Cela veut dire que je dois le plus tôt possible rattraper le temps perdu ?

Ewald hoche la tête et ferme déjà les yeux pour m’écouter. Je commence donc :

— Ce que nous éprouvons comme le printemps, Dieu ne le voit passer sur la terre que comme un fuyant et petit sourire. Il semble alors qu’elle se souvienne de quelque chose ; en été elle en parlera à tous, jusqu’à ce qu’elle se fasse plus sage, dans le grand silence de l’automne, par quoi elle se confie aux solitaires. Tous les printemps que vous et moi réunis avons vécus, ne suffisent pas à combler une seconde de Dieu. Le printemps, pour que Dieu le remarque, ne doit pas rester dans les arbres et sur les prés. Il faut qu’il devienne en quelque manière puissant au cœur des hommes, car il se déroule alors, non pas dans le temps, mais dans l’éternité et en présence de Dieu.

Un jour que ceci arriva, les regards de Dieu suspendirent leur vol obscur au-dessus de l’Italie. Le pays, en bas, était clair, le temps brillait comme de l’or, mais, jetée en biais sur lui, comme un chemin sombre, s’étendait l’ombre d’un homme aux épaules larges, lourde et noire, et, plus loin, en avant de lui, l’ombre de ses mains qui travaillaient, inquiète, agitée de sursauts, tantôt au-dessus de Pise, tantôt au-dessus de Naples, tantôt se perdant sur le mouvement incertain de la mer. Dieu ne put détourner ses yeux de ces mains qui lui parurent d’abord jointes, comme des mains qui prient ; mais la prière qui en jaillissait, les ouvrait largement. Il y eut un silence dans les cieux. Tous les saints suivirent les regards de Dieu, et, comme lui, contemplèrent l’ombre qui voilait à moitié l’Italie, et les hymnes des anges s’arrêtèrent sur leurs lèvres, et les étoiles tremblèrent, car elles craignaient d’avoir commis quelque faute et, humblement, elles attendirent le blâme irrité de Dieu. Mais rien de tel n’arriva. Les cieux s’étaient ouverts de toute leur largeur au-dessus de l’Italie, de sorte que Raphaël était à genoux à Rome, et que le bienheureux Fra Angelico de Fiesole était debout dans un nuage, et se réjouissait à son aspect. Beaucoup de prières à cette heure étaient en route, entre terre et ciel. Mais Dieu n’en reconnut qu’une : la force de Michel-Ange qui montait vers lui comme une odeur de vignes. Et il souffrit qu’elle occupât toutes ses pensées. Il se pencha davantage, trouva l’homme qui travaillait, regarda par-dessus ses épaules, sur ses mains qui écoutaient le long des pierres, et prit tout à coup peur : les pierres auraient-elles aussi des âmes ? Et voici que ces mains s’éveillaient, et fouillaient la pierre comme un tombeau où vacille une voix faible et mourante.

— Michel-Ange, s’écria Dieu, angoissé, qui est dans la pierre ?

Michel-Ange prêta l’oreille ; ses mains tremblaient. Puis il répondit d’une voix sourde :

— Toi, mon Dieu. Qui d’autre ? Mais je ne puis parvenir jusqu’à toi.

Et Dieu comprit alors qu’il était aussi dans la pierre, et il se sentit inquiet et à l’étroit. Tout le ciel n’était qu’une seule pierre, et il était enfermé en son milieu et il espérait que les mains de Michel-Ange le délivreraient, et il les entendait venir, mais de loin. Le maître cependant était de nouveau penché sur son œuvre. Il ne cessait de penser : tu es un petit bloc, et un autre que moi pourrait à peine trouver un homme en toi. Mais moi je sens ici une épaule : c’est celle de Joseph d’Arimathie ; ici se penche Marie, je sens ses mains tremblantes qui soutiennent Jésus, Notre Seigneur, mort tout à l’heure crucifié. Si ces trois ont assez d’espace dans ce petit morceau de marbre, comment d’un rocher ne ferais-je pas surgir toute une race endormie ? Et à larges coups il libéra les trois figures de la pietà, mais ne détacha pas tout à fait les voiles de pierre de leurs visages, comme s’il avait craint que leur profonde tristesse ne se posât sur ses mains en les paralysant. Aussi fuyait-il vers une autre pierre. Mais chaque fois il renonçait à donner à un front sa pleine clarté, à une épaule sa courbe la plus pure, et lorsqu’il formait une femme, il ne posait pas le dernier sourire autour de sa bouche, pour que sa beauté ne fût pas tout à fait trahie.

En ce temps-là il ébaucha le tombeau pour Jules della Rovere. Il voulait dresser une montagne au-dessus du pape de fer, et en outre une race qui la peuplerait. Agité par beaucoup de projets obscurs, il alla dans ses carrières. Au-dessus d’un pauvre village, s’élevait, roide, la pente. Encadrées d’oliviers et de pierres fanées, les cassures fraîches apparaissaient, comme un grand visage pâle sous une chevelure qui vieillit. Longtemps Michel-Ange demeura devant ce front voilé. Soudain il aperçut en dessous deux immenses yeux en pierre qui le regardaient. Et Michel-Ange sentit qu’il grandissait sous l’influence de ce regard. À présent lui aussi se dressait haut au-dessus de la terre, et il semblait que de toute éternité il fût le voisin fraternel de cette montagne. La vallée reculait sous lui comme derrière un homme qui monte, les chaumières se serraient les unes contre les autres comme des troupeaux, et le visage de roc apparaissait plus proche et plus parent, sous ses voiles de pierre blanche. Il exprimait une attente immobile, et cependant au bord du mouvement.

Michel-Ange réfléchit :

— On ne peut te rompre, car tu n’es que d’une seule pièce.

Puis il éleva la voix :

— Je veux t’achever. Tu es mon œuvre !

Et il se retourna vers Florence. Il vit une étoile, et la tour du dôme. Et autour de ses pieds était le soir.

Tout à coup, arrivé à la Porta Romana, il hésita. Les deux rangées de maisons s’étendirent vers lui comme des arbres, et déjà elles l’avaient saisi et tiré dans la ville. Toujours plus étroites et plus crépusculaires devenaient les rues, et lorsqu’il entra chez lui, il se sentit entre des mains obscures auxquelles il ne pouvait plus échapper. Il s’enfuit dans la salle, et de là dans la chambre, à peine longue de deux pieds, où il avait coutume d’écrire. Les murs de la pièce se rapprochèrent de lui, et l’on eût dit qu’ils luttaient avec sa démesure et le repoussaient dans sa forme, ancienne et étroite. Et il se laissait faire. Il se mit à genoux et se laissa former par eux. Il sentit en soi une humilité, et éprouva le désir d’être petit. Et une voix vint :

— Michel-Ange, qui est en toi ?

Et l’homme, dans sa chambre étroite, posa son front dans ses mains, et dit d’une voix basse :

— Toi, mon Dieu, qui d’autre ?

Alors l’espace s’élargit autour de Dieu, et il leva librement son visage qui était au-dessus de l’Italie, et regarda autour de soi : avec leurs manteaux et leurs mitres, les saints étaient debout, et les anges allaient avec leurs chants, comme avec des brocs d’eau luisante, parmi les étoiles altérées, et le ciel n’avait pas de fin.

Mon ami paralytique leva les yeux et suivit les nuages du soir, à travers le ciel.

— Dieu est-il donc là ? demanda-t-il.

Je me tus. Puis je me penchai vers lui :

— Ewald, sommes-nous donc ici ?

Et nous nous tînmes les mains avec émotion.