Histoires du Bon Dieu/Le mendiant et la fière demoiselle

Traduction par Maurice Betz.
Histoires du Bon DieuÉmile-Paul Frères (p. 155-165).

LE MENDIANT
ET LA FIÈRE DEMOISELLE

Le hasard voulut que nous fussions, M. l’Instituteur et moi, témoins du petit événement que voici : Il y a parfois chez nous, aux abords de la forêt, un vieux mendiant. Aujourd’hui encore il était là, plus pauvre et plus misérable que jamais, et l’on avait peine à le distinguer des lattes de la clôture vermoulue contre laquelle il s’appuyait. Mais il arriva qu’une toute petite fille courut à lui pour lui donner une piécette de monnaie. Cela n’était en soi nullement fait pour étonner, mais surprenante était la manière dont elle s’en acquitta. Elle fit une jolie petite révérence, tendit vite son aumône au vieillard, comme si personne ne devait s’en apercevoir, s’inclina derechef, et disparut. Mais ces deux petites révérences étaient au moins dignes d’un empereur. Ceci parut irriter tout particulièrement M. l’Instituteur. Il voulut se diriger vers le mendiant, probablement pour le chasser ; car, on le sait, il appartient au comité de l’œuvre des pauvres et il est un adversaire résolu de la mendicité. Je le retins.

— Mais ces gens-là sont secourus, oui, on peut même dire, pourvus de tout le nécessaire, s’emporta-t-il. S’ils s’obstinent à mendier en pleine rue, c’est tout simplement… de l’insolence.

— Cher monsieur, tentai-je de l’apaiser, mais il continuait à m’entraîner vers la lisière du bois. Monsieur l’Instituteur, insistai-je, il faut que je vous raconte une histoire.

— Est-ce si pressé ? demanda-t-il d’un air venimeux.

Je pris sa question à la lettre.

— Oui, très urgent, répliquai-je. Avant que vous ayez oublié ce que nous venons de voir, tout fortuitement.

L’instituteur se méfiait de moi depuis ma dernière histoire. Je lus cela sur sa figure et le rassurai :

— Non, il n’y est pas question du bon Dieu. Le bon Dieu n’y figure pas du tout, c’est quelque chose d’historique.

Ce disant, j’avais gagné la partie. Il suffit de prononcer le mot « historique » pour que les oreilles d’un instituteur s’ouvrent. Car l’histoire est une chose particulièrement estimable, inoffensive et d’ailleurs susceptible d’être utilisée dans un but pédagogique. Je vis que l’instituteur essuyait de nouveau ses lunettes, ce qui signifiait que ses facultés visuelles s’étaient portées dans ses oreilles, et adroitement j’en conclus qu’il fallait profiter de cette minute favorable. Je commençai :

— C’était à Florence. Lorenzo de Medicis, qui, très jeune, ne régnait pas encore, venait d’imaginer son poème : Trionfo di Bacco e Arianna, et déjà tous les jardins en résonnaient. Il y avait encore en ce temps-là des poésies vivantes. Des ténèbres du poète, elles montaient dans les voix, et voguaient sur elles, comme sur des canots d’argent, sans crainte, vers l’inconnu. Le poète commençait une chanson, et tous ceux qui la chantaient, l’achevaient. Dans le Trionfo, comme dans la plupart des poésies de ce temps, la vie était célébrée, — la vie, ce violon aux cordes lumineuses et chantantes, sur le fond obscur qu’est le bruissement du sang. Les strophes inégales montent dans une gaîté enivrante, mais chaque fois qu’elle est à bout de souffle, un refrain reprend, simple et bref, qui descend de cette hauteur vertigineuse, et, effrayé par l’abîme, semble fermer les yeux.

Ce refrain disait :

Que belle est la jeunesse qui nous réjouit.
Comment la retenir ? Elle fuit et regrette.
Qui veut être joyeux, le soit donc aujourd’hui,
Car pour demain il n’y a nulle certitude.

Peut-on s’étonner que les hommes qui chantaient cette chanson aient été pris d’une hâte, d’un besoin de dresser toutes les fêtes sur ce présent, sur le seul rocher sur lequel il valût la peine de bâtir ? Et c’est ainsi encore que l’on peut expliquer cette foule de figures qui se pressent sur les tableaux des peintres florentins qui s’efforçaient de réunir dans une seule image tous les princes et les femmes et les amis, car on peignait lentement, et qui pouvait savoir si au temps du prochain tableau tout serait encore aussi jeune, aussi multicolore et aussi uni. Cette impatience s’exprimait naturellement avec le plus d’évidence chez les jeunes gens. Les plus brillants d’entre eux étaient assis ensemble, après un banquet, sur la terrasse du Palazzo Strozzi, et ils s’entretenaient des jeux qui devaient avoir lieu prochainement devant l’église Santa Croce. Un peu à l’écart, dans une loggia, se tenait Palla degli Albizzi, avec son ami Tomaso, le peintre. Ils semblaient discuter avec une animation croissante, jusqu’à ce que Tomaso s’écriât tout à coup :

— Cela tu ne le fais pas, je parie que tu ne le fais pas.

— Qu’avez-vous ? s’informa Gaetano Strozzi, et il s’approcha avec quelques amis.

Tomaso expliqua :

— Palla veut s’agenouiller à la fête devant Beatrice Altichieri, la fière, et la prier de lui permettre de baiser le bord poussiéreux de sa robe.

Tous éclatèrent de rire, et Leonardo, de la maison Ricardi, fit observer :

— Palla réfléchira ; il sait que les plus belles femmes ont pour lui un sourire qu’on ne leur voit jamais ailleurs.

Et un autre ajouta :

— D’ailleurs Beatrice est encore si jeune. Ses lèvres sont encore d’une fermeté trop puérile pour sourire. C’est pourquoi elle semble si fière.

— Non, répliqua Palla degli Albizzi, avec une violence excessive. Sa jeunesse n’est pas la cause de sa fierté. Elle est fière comme une pierre entre les mains de Michel-Ange, fière comme une fleur sur une image de madone, fière comme un rayon de soleil qui traverse des diamants.

Gaetano Strozzi l’interrompit avec quelque sévérité :

— Et toi, Palla, n’es-tu pas orgueilleux aussi ? À t’entendre, on dirait que tu veux te mêler aux mendiants qui à l’heure des vêpres attendent dans la cour de la Santissima Annunziata que Beatrice Altichieri, le visage détourné, leur fasse l’aumône.

— Cela aussi, je le ferai, s’écria Palla, qui, les yeux brillants, se fraya un chemin entre ses amis, dans la direction de l’escalier, et disparut.

Tomaso voulut le suivre.

— Laisse, intervint Strozzi, il faut qu’il reste seul à présent. Il deviendra plus vite raisonnable.

Puis les jeunes gens se dispersèrent dans les jardins.

Ce soir-là, comme les autres, une vingtaine de mendiants et de mendiantes attendaient les vêpres dans la cour de la Santissima Annunziata. Beatrice, qui les connaissait tous par leurs noms, et allait même parfois chez les enfants et les malades, dans les pauvres maisons de la Porta San Nicolo, avait coutume de donner à chacun d’eux, en passant, une petite monnaie d’argent. Aujourd’hui elle semblait devoir venir en retard ; déjà les cloches avaient appelé et il n’y avait plus que quelques filaments de leur son qui pendaient des tours sur le crépuscule. Il y eut un mouvement d’inquiétude parmi les pauvres, provoqué aussi par la présence d’un mendiant inconnu, qui s’était glissé dans l’ombre du portail de l’église, et, jalousement, ils s’apprêtaient à le chasser, lorsqu’une jeune fille, vêtue d’une robe noire presque semblable à un vêtement de nonne, parut dans la cour, et, arrêtée par sa bonté, alla de l’un à l’autre, tandis qu’une de ses suivantes tenait ouverte une bourse où elle puisait ses petits dons. Les mendiants tombèrent à genoux, sanglotèrent, et, la durée d’une seconde, essayèrent de poser leurs doigts fanés sur la traîne de la robe effacée de leur bienfaitrice, ou baisèrent son bord extrême de leurs lèvres mouillées et balbutiantes. Beatrice avait parcouru tout le rang ; aucun de ses pauvres familiers n’avait manqué à l’aumône. Mais, soudain, elle aperçut, sous l’ombre du portail, une autre forme étrangère, vêtue de haillons, et prit peur. Elle fut prise d’un trouble. Tous ses autres pauvres, elle les avait connus dès son enfance, et leur faire l’aumône était devenu pour elle un acte naturel, comme de laisser tremper ses doigts dans les coupes de marbre, pleines d’eau bénite, qui sont placées à l’entrée de toutes les églises. Mais jamais encore elle n’avait imaginé qu’il pût y avoir des mendiants étrangers ; comment pouvait-on s’arroger le droit de leur faire l’aumône sans avoir mérité la confiance de leur pauvreté par la connaissance qu’on en avait ? N’eût-ce pas été une présomption inouïe que de faire la charité à un inconnu ? Et tandis que ces sentiments obscurs se disputaient son cœur, la jeune fille passa à côté du nouveau mendiant, comme si elle ne l’avait pas remarqué, et pénétra dans l’église haute et fraîche. Mais lorsque vint l’instant du recueillement, elle ne put se souvenir d’aucune prière. La peur l’envahit qu’elle pût ne plus retrouver le pauvre homme près du portail, à la sortie des vêpres, et qu’elle n’eût rien fait pour adoucir sa misère, alors qu’était si proche la nuit qui rend toute pauvreté plus dénuée et plus triste que le jour. Beatrice fit signe à celle de ses compagnes qui portait la bourse et se dirigea avec elle vers l’entrée. Le vide, dans l’intervalle, s’y était fait ; mais l’étranger était toujours encore là et, appuyé à une colonne, semblait prêter l’oreille au chant qui, étrangement lointain, venait de l’église comme d’un ciel. Son visage était presque entièrement voilé, ainsi que c’est parfois le cas chez des lépreux qui ne découvrent leurs hideuses blessures que lorsqu’on est debout près d’eux et qu’ils sont sûrs que la pitié et le dégoût parleront également en leur faveur. Beatrice hésita. Elle tenait elle-même la petite bourse dans ses mains et elle n’y sentait que quelques pièces. Mais prenant une soudaine décision, elle alla vers le mendiant et, d’une voix incertaine, un peu chantante, sans détacher ses regards fuyants de ses propres mains, elle dit :

— Ce n’est pas pour vous blesser, monsieur… Ne suis-je pas, si je ne me trompe, votre débitrice ? Votre père, je crois, a fait dans notre maison, cette belle grille en fer repoussé, vous savez, qui orne notre escalier. Plus tard, un jour, j’ai trouvé dans la chambre… où il avait coutume de travailler… une bourse… je pense qu’il l’a perdue… certainement.

Mais le mensonge maladroit de ses lèvres poussa la jeune fille à genoux devant l’étranger. Elle déposa la bourse en brocart dans ses mains cachées par le manteau, et balbutia :

— Pardonnez…

Beatrice sentit encore que le mendiant tremblait. Puis elle s’enfuit. — L’histoire est finie. Messire Palla degli Albizzi resta dans ses haillons. Il donna tous ses biens et parcourut le pays, pauvre et pieds nus. On dit que plus tard il a habité les environs de Subiaco.

— Quels temps, quels temps ! dit l’instituteur. À quoi bon tout cela ? Il allait devenir un débauché et cet événement a fait de lui un vagabond, un maniaque. Plus personne aujourd’hui ne parle sans doute de lui.

— Si, répondis-je discrètement, son nom est quelquefois cité dans les grandes litanies catholiques parmi les intercesseurs, car il est devenu un saint.

Cette histoire aussi, les enfants l’ont entendue, et à la colère de M. l’Instituteur, ils prétendent qu’en elle aussi le bon Dieu figure. J’en suis moi-même un peu surpris ; car j’avais promis à l’instituteur de lui raconter une histoire sans Dieu. Mais les enfants — c’est vrai — doivent le savoir mieux que nous.