Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 8

VIII. Les pelleteries ſont la baſe des liaiſons des François avec les ſauvages.

Avant la découverte du Canada, les forêts qui le couvroient n’étoient, pour ainſi dire, qu’un vaſte repaire de bêtes fauves. Elles s’y étoient prodigieuſement multipliées ; parce le peu d’hommes qui couroient dans ces déſerts, ſans troupeaux & ſans animaux domeſtiques, laiſſoient plus d’eſpace & de nourriture aux eſpèces errantes & libres comme eux. Si la nature du climat ne varioit pas ces eſpèces à l’infini ; du moins chacune y gagnoit par la multitude des individus. Mais enfin elles payoient tribut à la ſouveraineté de l’homme, titre ſi cruel & ſi coûteux à tous les êtres vivans ! Faute d’arts & de culture, le ſauvage ſe nourriſſoit & s’habilloit uniquement aux dépens des bêtes. Dès que notre luxe eut adopté l’uſage de leurs peaux, les Américains leur firent une guerre d’autant plus vive, qu’elle leur valoit une abondance & des jouiſſances nouvelles pour leurs ſens ; d’autant plus meurtrière, qu’ils avoient adopté nos armes à feu. Cette induſtrie deſtructive fit paſſer des bois du Canada, dans les ports de France, une grande quantité, une grande diverſité de pelleteries, dont une partie fut conſommée dans le royaume, & l’autre alla dans les états voiſins. La plupart de ces fourrures étoient connues dans l’Europe. Elle les tiroit du nord de notre hémiſphère : mais en trop petit nombre pour que l’uſage en fût étendu. Le caprice & la nouveauté leur ont donné plus ou moins de vogue, depuis que l’intérêt des colonies de l’Amérique a voulu qu’elles priſſent faveur dans les métropoles. Il faut dire quelque choſe de celles dont la mode exiſte encore.

La loutre eſt un animal vorace, qui, courant ou nageant ſur les bords des lacs & des rivières, vit ordinairement de poiſſon ; & quand il en manque, mange de l’herbe & l’écorce même des plantes aquatiques. Son séjour & ſon goût dominant, l’ont fait ranger parmi les amphibies qui vivent également dans l’air & dans l’eau : mais c’eſt improprement, puiſque la loutre a beſoin de reſpirer à-peu-près comme tous les animaux terreſtres. On trouve quelquefois celui-ci dans tous les climats arrosés, qui ne ſont pas brûlans : mais il eſt bien plus commun & plus grand dans le nord de l’Amérique. Sa fourrure y eſt auſſi plus noire & plus belle que par-tout ailleurs : mais en cela même plus nuiſible, puiſqu’elle y eſt l’objet des pièges que les hommes tendent à la loutre.

La fouine a le même attrait pour les chaſſeurs du Canada. Cet animal y eſt de trois eſpèces. La première eſt la commune ; la ſeconde s’appelle viſon ; & la troiſième eſt nommée puante, parce que l’urine, que la peur ſans doute lui fait lâcher quand elle eſt pourſuivie, empeſte l’air à une grande diſtance. Leur poil eſt plus brun, plus luſtré, plus ſoyeux que dans nos contrées.

Le rat même eſt utile par ſa peau, dans l’Amérique Septentrionale. Il y en a ſurtout deux eſpèces, dont la dépouille entre dans le commerce. L’un, qu’on appelle rat de bois, a deux fois la groſſeur de nos rats. Son poil eſt communément d’un gris argenté, quelquefois d’un très-beau blanc. Sa femelle a ſous le ventre une bourſe qu’elle ouvre & ferme à ſon gré. Quand elle eſt pourſuivie, elle y met ſes petits, & ſe fauve avec eux. L’autre rat, qu’on appelle muſqué, parce que ſes teſticules renferment du muſe, a toutes les inclinations du caſtor, dont il paroît même être un diminutif, & ſa peau ſert aux mêmes uſages.

L’hermine, qui eſt de la groſſeur de l’écureuil, mais un peu moins allongée, a comme lui les yeux vifs, la phyſionomie fine, & les mouvemens ſi prompts, que l’œil ne peut les ſuivre. L’extrémité de ſa queue, longue, épaiſſe & bien fournie, eſt d’un noir de jais. Son poil, roux en été comme l’or des moiſſons ou des fruits, devient, en hiver, blanc comme la neige. Cet animal vif, léger & joli, fait une des beautés du Canada : mais, quoique plus petit que la martre, il n’y eſt pas auſſi commun.

La martre ſe trouve uniquement dans les pays froids, au centre des forêts, loin de toute habitation ; animal chaſſeur, & vivant d’oiſeaux. Quoiqu’elle n’ait pas un pied & demi de long, les traces qu’elle fait ſur la neige, paroiſſent être d’un animal très-grand ; parce qu’elle ne va qu’en ſautant, & qu’elle marque toujours des deux pieds à la fois. Sa fourrure eſt recherchée, quoiqu’infiniment moins précieuſe que celle de la martre, ſi diſtinguée ſous le nom de zibeline. Celle-ci eſt d’un noir luiſant. La plus belle, parmi les autres, eſt celle dont la peau la plus brune s’étend le long du dos, juſqu’au bout de la queue. Les martres ne quittent communément le fond de leurs bois impénétrables, que tous les deux ou trois ans. Les naturels du pays en augurent un bon hiver ; c’eſt-à-dire, beaucoup de neige qui doit procurer une grande chaſſe.

Un animal que les anciens appeloient lynx, connu en Sibérie ſous le nom de loup-cervier, ne s’appelle que chat-cervier dans le Canada, parce qu’il y eſt plus petit que dans notre hémiſphère. Cet animal, à qui l’erreur populaire n’auroit pas donné des yeux merveilleuſement perçans, s’il n’avoit la faculté de voir, d’entendre ou de ſentir de loin, vit du gibier qu’il peut attraper, & qu’il pourſuit juſqu’à la cime des plus grands arbres. On convient que ſa chair eſt blanche & d’un goût exquis ; mais on ne le recherche à la chaſſe que pour ſa peau, dont le poil eſt fort long & d’un beau gris-blanc ; moins eſtimée pourtant que celle du renard.

Cet animal carnivore & deſtructeur, eſt originaire des climats glacés, où la nature, qui fournit peu de végétaux, ſemble obliger tous les animaux à ſe manger les uns les autres. Naturalisé dans les Zones tempérées, il n’y a pas gardé ſa première beauté. Son poil y a dégénéré. Dans le Nord, il l’a conſervé long & touffu, quelquefois blanc, quelquefois gris, & ſouvent d’un rouge tirant ſur le roux. Le plus beau, ſans comparaiſon, eſt le poil tout-à-fait noir : mais c’eſt un mérite plus rare au Canada, que dans la Moſcovie, qui eſt plus ſeptentrionale & moins humide.

On tire de l’Amérique Septentrionale, outre ces menues pelleteries, des peaux de cerf, de daim & de chevreuil ; des peaux de renne, ſous le nom de caribou ; des peaux d’élan, ſous le nom d’orignal. Les deux dernières eſpèces qui, dans notre hémiſphère, ne ſe trouvent que vers le cercle polaire, l’élan en-deçà, le renne au-delà, ſe trouvent dans le Nouveau-Monde à de moindres latitudes ; ſoit parce que le froid eſt plus vif en Amérique, par des cauſes ſingulières d’exception à la loi générale ; ſoit peut-être auſſi, parce que ces nouvelles terres ſont moins habitées par l’homme dépopulateur. Leurs peaux fortes, douces & moëlleuſes, ſervent à faire d’excellens buffles, qui pèſent très-peu. La chaſſe de tous ces animaux, ſe fait pour les Européens. Mais les ſauvages en ont une par excellence, qui fut, de tout tems, leur chaſſe favorite. Elle convenoit plus à leurs mœurs guerrières, à leur bravoure & ſur-tout à leurs beſoins : c’eſt la chaſſe de l’ours.

Sous un climat froid & rigoureux, cet animal eſt le plus ordinairement noir. Plus farouche que féroce, au lieu de cavernes, il choiſit pour retraite un tronc creux & pourri, de quelque vieux arbre mort ſur pied. C’eſt-là qu’il ſe loge en hiver, le plus haut qu’il peut grimper. Comme il eſt très-gras à la fin de l’automne, qu’il eſt vêtu d’un poil très-épais, qu’il ne ſe donne aucun mouvement, & qu’il dort preſque continuellement, il doit perdre peu par la tranſpiration, & rarement ſortir de ſon aſyle pour chercher de la nourriture. Mais on l’y force en y mettant le feu ; & dès qu’il veut deſcendre, il eſt abattu ſous les flèches avant d’arriver à terre. Les ſauvages ſe nourrirent de ſa chair, ſe frottent de ſa graiſſe, ſe couvrent de ſa peau. C’étoit-là le but de la guerre qu’ils faiſoient à l’ours, lorſqu’un intérêt nouveau tourna leur inſtinct vers la chaſſe du caſtor.