Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 9

IX. Forme, caractère, gouvernement des caſtors.

Cet animal qui poſſède les dons ſecourables de la ſociété, ſans en éprouver comme nous les vices & les malheurs ; cet animal à qui la nature donna le beſoin, inſpira l’inſtinct de vivre avec ſes ſemblables, pour la propagation & la conſervation de ſon eſpèce ; cet animal doux, touchant, plaintif, dont l’exemple & le fort arrachent des larmes d’admiration & d’attendriſſement au philoſophe ſenſible, qui contemple ſa vie & ſes mœurs : le caſtor, qui ne nuit à aucun être vivant, qui n’eſt ni carnaſſier, ni ſanguinaire, ni guerrier, eſt devenu la plus furieuſe paſſion de l’homme chaſſeur ; la proie à laquelle le ſauvage eſt le plus cruellement acharné, grâce à l’implacable avidité des peuples les plus policés de l’Europe.

Long d’environ trois à quatre pieds, épais dans une proportion qui lui donne entre cinquante & ſoixante livres de peſanteur, qu’il doit ſur-tout à la groſſeur de ſes muſcles ; il a la tête comme un rat, & il la porte baiſſée avec le dos arqué comme une ſouris. Lucrèce a dit, non pas que l’homme a reçu des mains pour s’en ſervir ; mais qu’il a eu des mains & qu’il s’en eſt ſervi. De même le caſtor a des membranes aux pieds de derrière, & il nage ; il a des doigts séparés aux pieds de devant, & ceux-ci lui tiennent lieu de mains ; il a la queue plate, ovale, couverte d’écailles, & il l’emploie à traîner & à travailler ; il a quatre dents inciſives & tranchantes, & il en fait des outils de charpente. Tous ces inſtrumens, qui ne ſont preſque d’aucun uſage, quand l’animal vit ſeul, ou qui ne le diſtinguent point alors des autres animaux, lui donnent une induſtrie ſupérieure à tous les inſtincts, quand il vit en ſociété.

Sans paſſions, ſans violence & ſans ruſe, dans l’état iſolé, à peine oſe-t-il ſe défendre. À moins qu’il ne ſoit pris, il ne ſait pas mordre. Mais au défaut d’armes & de malice, il a, dans l’état ſocial, tous les moyens de ſe conſerver ſans guerre, & de vivre ſans faire ni ſouffrir d’injure. Cet animal paiſible, & même familier, eſt d’ailleurs indépendant, & ne s’attachant à perſonne, parce qu’il n’a beſoin que de lui-même ; il entre en communauté, mais il ne veut point ſervir, ni ne prétend commander. Un inſtinct muet au-dehors, mais qui lui parle en-dedans, préſide à ſes travaux.

C’eſt le beſoin commun de vivre & de peupler, qui rappelle les caſtors, & les raſſemble en été, pour bâtir leurs bourgades d’hiver. Dès le mois de juin & de juillet, ils viennent de tous les côtés, & ſe réuniſſent au nombre de deux ou trois cens, mais toujours ſur le bord des eaux ; parce que c’eſt ſur l’eau que doivent habiter ces républicains, à l’abri des invaſions. Quelquefois ils préfèrent les lacs dormans au milieu des terres peu fréquentées, parce que les eaux y ſont toujours à la même hauteur. Quand ils ne trouvent point d’étang, ils en forment dans les eaux courantes des fleuves ou des ruiſſeaux ; & c’eſt par le moyen d’une chauſſée ou d’une digue. La ſeule pensée de cet ouvrage, eſt un ſyſtême d’idées très-composées, très-compliquées, qui ſemble n’appartenir qu’à des êtres intelligens ; & ſi ce n’étoit la crainte du feu dans ce monde ou dans l’autre, un chrétien croiroit ou diroit que les caſtors ont une âme ſpirituelle, ou que celle de l’homme n’eſt que matérielle. Il s’agit d’un pilotis de cent pieds de longueur ſur une épaiſſeur de douze pieds à la baſe, qui décroit juſqu’à deux ou trois pieds, par un talus, dont la pente & la hauteur répondent à la profondeur des eaux. Pour épargner ou faciliter le travail, on choiſit l’endroit d’une rivière, où il y a le moins d’eau. S’il ſe trouve ſur les bords du fleuve un gros arbre, il faut l’abattre, pour qu’il, tombe de lui-même en travers ſur le courant. Fût-il plus gros que le corps d’un homme, on le ſcie, ou plutôt on le ronge au pied, avec quatre dents tranchantes. Il eſt bientôt dépouillé de ſes branches par le peuple ouvrier, qui veut en faire une poutre. Une foule d’autres arbres plus petits, ſont également abattus, mis en pièces & taillés pour le pilotis qu’on prépare. Les uns traînent ces arbres juſqu’aux bords de la rivière ; d’autres les conduiſent ſur l’eau juſqu’à l’endroit où doit ſe faire la chauſſée. Mais comment les enfoncer dans l’eau, quand on n’a que des dents, une queue & des pieds ? Le voici. Avec les ongles, on creuſe un trou dans la terre ou au fond de l’eau. Avec les dents, on appuie le gros bout du pieu ſur le bord de la rivière ou contre le madrier qui la traverſe. Avec les pieds, on dreſſe le pieu & on l’enfonce par la pointe, dans le trou où il ſe plante debout. Avec la queue, on fait du mortier, dont on remplit tous les intervalles des pieux entrelacés de branches, pour maçonner le pilotis. Le talus de la digue eſt opposé au courant de l’eau, pour mieux en rompre l’effort par degrés ; & les pieux y ſont plantés obliquement, à raiſon de l’inclinaiſon du plan. On les plante perpendiculairement du côté où l’eau doit tomber ; & pour lui ménager un écoulement, qui diminue l’action de ſa pente & de ſon poids, on ouvre deux ou trois iſſues au ſommet de la digue, par où la rivière débouche une partie de ſes eaux.

Quand cet ouvrage eſt achevé en commun par la république, le citoyen ſonge à ſe loger. Chaque compagnie ſe conſtruit une cabane dans l’eau, ſur le pilotis. Elles ont depuis quatre juſqu’à dix pieds de diamètre, ſur une enceinte ovale ou ronde. Il y en a de deux ou trois étages, ſelon le nombre des familles ou des ménages. Une cabane en contient au-moins un ou deux, & quelquefois de dix à quinze. Les murailles, plus ou moins élevées, ont environ deux pieds d’épaiſſeur, & ſe terminent toutes en forme de voûte ou d’anſe de panier, maçonnées en-dedans & en-dehors avec autant de propreté que de ſolidité. Les parois en ſont revêtues d’une eſpèce de ſtuc impénétrable à l’eau, même à l’air extérieur. Chaque maiſon à deux portes ; l’une du côté de la terre pour aller faire des proviſions ; l’autre vers le cours des eaux pour s’enfuir à l’approche de l’ennemi, c’eſt-à-dire, de l’homme deſtructeur des cités & des républiques. La fenêtre de la maiſon eſt ouverte du côté de l’eau. On y prend le frais durant le jour, plongé dans le bain à mi-corps. Elle ſert, en hiver, à garantir des glaces, qui ſe forment épaiſſes de deux ou trois pieds. La tablette qui doit empêcher qu’elles ne bouchent cette fenêtre, eſt appuyée ſur des pieux qu’on coupe ou qu’on enfonce en pente, & qui, faiſant un batardeau devant la maiſon, laiſſe une iſſue pour s’échapper ou nager ſous les glaces. L’intérieur du logis a pour tout ornement, un plancher jonché de verdure, & tapiſſé de branches de ſapin. On n’y ſouffre point d’ordures.

Les matériaux de ces édifices, ſont toujours voiſins de l’emplacement. Ce ſont des aulnes, des peupliers, des arbres qui aiment l’eau, comme les républicains, qui s’en conſtruiſent des logemens. Ces citoyens ont le plaiſir, en taillant ce bois, de s’en nourrir en même tems. À l’exemple de certains ſauvages de la mer glaciale, ils en mangent l’écorce. Il eſt vrai que ceux-là ne l’aiment que sèche, pilée, & apprêtée avec des ragoûts ; au lieu que ceux-ci la mâchent & la ſucent toute fraîche.

On fait des proviſions d’écorce & de branches tendres, dans des magaſins particuliers à chaque cabane, & proportionnés au nombre de ſes habitans. Chacun reconnoît ſon magaſin, & perſonne ne va piller celui de ſes voiſins. Chaque tribu vit dans ſon quartier, contente de ſon domaine, mais jalouſe de la propriété qu’elle s’en eſt acquiſe par le travail. On y ramaſſe, on y dépenſe, ſans querelles, les proviſions de la communauté. On ſe borne à des mets ſimples, que le travail prépare. L’unique paſſion eſt l’amour conjugal, qui a pour baſe & pour terme, la reproduction de l’eſpèce.

Deux êtres aſſortis & réunis par un goût, par un choix réciproques, après s’être éprouvés dans une aſſociation à des travaux publics, pendant les beaux jours de l’été, conſentent à paſſer enſemble la rude ſaiſon des hivers. Ils s’y préparent par l’approviſionnement qu’ils font en ſeptembre. Les deux époux ſe retirent dans leur cabane dès l’automne, qui n’eſt pas moins favorable aux amours que le printemps. Si la ſaiſon des fleurs invite les oiſeaux du ciel à ſe perpétuer dans les bois ; la ſaiſon des fruits excite peut-être auſſi fortement les habitans de la terre à la repeupler. L’hiver donne au-moins le loiſir d’aimer ; & cette douceur vaut toutes celles de l’année. Les époux alors ne ſe quittent plus. Aucun travail, aucun plaiſir ne fait diverſion, ne dérobe du tems à l’amour. Les mères conçoivent & portent les doux gages de cette paſſion univerſelle de la nature. Si quelque beau ſoleil vient égayer la triſte ſaiſon, le couple heureux ſort de ſa cabane, va ſe promener ſur le bord de l’étang ou de la rivière, y manger de l’écorce fraîche, y reſpirer les ſalutaires exhalaiſons de la terre. Cependant la mère met au jour, vers la fin de l’hiver, les fruits de l’hymen conçus en automne ; & tandis que le père, attiré dans les bois par les douceurs du printemps, laiſſe à ſes petits la place qu’il occupoit dans ſa cabane étroite, elle les allaite, les ſoigne, les élève au nombre de deux ou trois. Enſuite elle les mène dans ſes promenades, où le beſoin de ſe refaire & de les nourrir lui fait chercher des écreviſſes, du poiſſon, de l’écorce nouvelle, juſqu’à la ſaiſon du travail.

Ainſi vit cette république dans des bourgades, qu’on pourroit comparer de loin à de grandes chartreuſes. Mais elles n’en ont que l’apparence ; & ſi le bonheur habite dans ces deux ſortes de communautés, il faut avouer qu’il ne ſe reſſemble guère à lui-même dans ſes moyens ; puiſque là c’eſt à ſuivre la nature qu’on le fait conſiſter, & qu’ici c’eſt à la contrarier & à la détruire. Mais l’homme, en ſa folie, a cru trouver la ſageſſe. Une foule d’êtres vivent dans une ſorte de ſociété, qui sépare à jamais les deux ſexes. L’un & l’autre, iſolés dans des cellules, où, pour être heureux, ils n’auroient qu’à ſe réunir, conſument les plus beaux jours de leur vie à étouffer & à déteſter le penchant qui les attire à travers les priſons & les portes de fer, que la peur à élevées entre des cœurs tendres & des âmes innocentes. Où eſt l’impiété, ſinon dans l’inhumanité de ces inſtitutions ſombres & féroces, qui dénaturent l’homme pour le diviniſer, qui le rendent ſtupide, imbécile & muet comme les bêtes, pour qu’il devienne ſemblable aux anges ? Dieu de la nature, c’eſt à ton tribunal qu’il faut en appeler de toutes les loix, qui violent le plus beau de tes ouvrages, en le condamnant à une ſtérilité que ton exemple déſavoue ! N’es-tu pas eſſentiellement fécond & reproductif, toi qui as tiré l’être du néant & du cahos, toi qui fais ſans ceſſe ſortir & renaître la vie du ſein de la mort même. Qui eſt-ce qui chante le mieux tes louanges, l’être ſolitaire qui trouble le ſilence de la nuit pour te célébrer parmi les tombeaux ; ou le peuple heureux, qui, ſans ſe vanter de l’inſtinct de te connoître, te glorifie dans ſes amours, en perpétuant la ſuite & la merveille de tes créatures vivantes ?

Ce peuple républicain, architecte, induſtrieux, intelligent, prévoyant & ſyſtématique dans ſes plans de police & de ſociété, c’eſt le caſtor dont on vient de tracer les mœurs douces & dignes d’envie. Heureux ſi ſa dépouille n’acharnoit pas l’homme impitoyable & ſauvage à la ruine de ſes cabanes & de ſa race ! Souvent les Américains ont détruit les établiſſemens des caſtors, & ces animaux infatigables ont eu la confiance de les réédifier pluſieurs étés de ſuite dans l’enceinte d’où ils avoient été chaſſés. C’eſt en hiver qu’on vient les inveſtir. L’expérience les avertit du danger. À l’approche des chaſſeurs, un coup de queue frappé fortement ſur l’eau, ſonne l’alarme dans toutes les cabanes de la république, & chacun cherche à ſe ſauver ſous les glaces. Mais il eſt bien difficile d’échapper à tous les pièges qu’on tend à ce peuple innocent.

On prend quelquefois le caſtor à l’affût ; Cependant comme il voit & qu’il entend de loin, on ne peut guère le tirer au fuſil ſur les bords de l’étang, dont il ne s’éloigne jamais aſſez pour être ſurpris. L’eût-on bleſſé avant qu’il ſe fut jeté dans l’eau, il a toujours le tems de s’y plonger ; & s’il meurt de ſa bleſſure, on le perd parce qu’il ne ſurnage point.

Un moyen plus sûr d’attraper les caſtors, eſt de dreſſer des trappes dans les bois où ils vont ſe régaler d’écorces tendres des jeunes arbres. On garnit ces trappes de copeaux de bois fraîchement coupés ; & dès qu’ils y touchent, un poids énorme tombe & leur caſſe les reins. L’homme, caché dans un lieu voiſin, accourt, ſe jette ſur ſa proie, achève de la tuer & l’emporte.

D’autres ſortes de chaſſe ſont encore plus uſitées, & d’un plus grand ſuccès. Quelquefois on attaque les cabanes pour en faire ſortir les habitans, & l’on va les attendre au bord des trous qu’on a pratiqués dans la glace, parce qu’ils ont beſoin d’y venir reſpirer l’air. On prend ce moment pour leur caſſer la tête. D’autres fois l’animal chaſſé de ſon logement, tombe dans des filets dont on l’a environné tout autour, en briſant la glace à quelques toiſes de ſa cabane. Veut-on prendre la peuplade entière, au lieu de rompre les écluſes pour noyer les habitans, comme on pourroit le tenter en Hollande ; on ouvre la chauſſée pour laiſſer écouler l’eau de l’étang où les caſtors vivent. Reſtés à ſec, hors d’état de s’échapper ou de ſe défendre, on les prend à loiſir & à volonté, Mais on a ſoin d’en laiſſer toujours un certain nombre, mâles & femelles, pour repeupler l’habitation ; & cette générosité n’est qu’avarice. La cruelle prévoyance de l’homme ne sait conserver peu, que pour avoir plus à détruire. Le castor, dont le cri plaintif semble implorer sa clémence & sa pitié, ne trouve dans le sauvage, que les Européens ont rendu barbares, qu’un implacable ennemi qui ne combat plus tant pour ses propres besoins, que pour les superfluités d’un monde étranger. Ô nature ! où est la providence, où est la bienfaisance d’avoir armé les animaux, espèce contre espèce, & l’homme contre tous ?

Si l’on compare maintenant les mœurs, la police & l’industrie des castors, avec la vie errante des sauvages du Canada ; peut-être avouera-t-on que, vu la supériorité des organes de l’homme sur ceux de tous les animaux, le castor s’étoit bien plus avancé dans les arts de la sociabilité que le chasseur, quand l’Européen alla étendre & porter ses connoissances & ses progrès dans l’Amérique Septentrionale.

Plus ancien habitant de ce Nouveau-Monde que l’homme ; tranquille possesseur de ces contrées favorables à ſon eſpèce, le caſtor avoir mis à profit une paix de pluſieurs ſiècles, pour perfectionner l’uſage de ſes facultés. Sous notre hémiſphère, l’homme s’eſt emparé des régions les plus ſaines & les plus fertiles ; il en a chaſſé ou il y a ſubjugué tous les autres animaux. C’eſt grâce à leur petiteſſe, que l’abeille & la fourmi ont dérobé leurs loix & leur gouvernement à la jalouſe & deſtructive domination de ce tyran de la nature vivante. C’eſt ainſi qu’on voit quelques républiques ſans éclat & ſans vigueur, ſe ſoutenir par leur foibleſſe même au milieu des vaſtes monarchies de l’Europe, qui, tôt ou tard, les engloutiront.

Mais les quadrupèdes ſociables ? relégués dans des climats inhabités & contraires à leur multiplication, ſe ſont trouvés partout iſolés, incapables de ſe réunir en communauté, d’étendre leurs connoiſſances ; & l’homme qui les a réduits à cet état précaire, s’applaudit de la dégradation où il les a plongés, pour ſe croire d’une nature ſupérieure, & s’attribuer une intelligence qui forme une barrière éternelle entre ſon eſpèce & toutes les autres,

Les animaux, dit-on, ne perfectionnent rien : leurs opérations ne peuvent donc être que méchaniques, & ne ſuppoſent aucun principe ſemblable à celui qui meut l’homme. Sans examiner en quoi conſiſte la perfection ; ſi l’être le plus civilisé ſe trouve le plus parfait ; ſi ce qu’il gagne en propriété des choſes, il ne le perd pas en propriété de ſa perſonne ; ſi tout ce qu’il ajoute à ſes jouiſſances n’eſt pas retranché de ſa durée : le caſtor qui, parmi nous, eſt errant, ſolitaire, timide, ignorant, ne connoiſſoit-il pas, dans le Canada, le gouvernement civil & domeſtique ; les ſaiſons du travail & du repos ; certaines règles d’architecture ; l’art curieux & ſavant de conſtruire des digues ? Cependant il étoit parvenu à ce degré de perfectibilité, avec des inſtrumens foibles & peu maniables. À peine peut-il voir le travail qu’il fait avec ſa queue. Ses dents, qui lui ſervent à la place de mille outils, ſont circulaires & gênées par les lèvres. L’homme, au contraire, avec une main qui ſe plie à tout & ſe ſoumet à tout, a dans ce ſeul organe du tact, tous les inſtrumens réunis de la force & de l’adreſſe. Mais ne doit-il pas principalement : à cet avantage de ſon organiſation, la ſupériorité de ſon eſpèce ſur toutes les autres ? Ce n’eſt point parce qu’il lève les yeux au ciel comme tous les oiſeaux, qu’il eſt le roi des animaux ; c’eſt parce qu’il eſt armé d’une main ſouple, flexible, induſtrieuſe, terrible & ſecourable. Sa main eſt ſon ſceptre. Ce même bras qu’il lève au ciel comme pour y chercher ſon origine, il l’étend & l’appeſantit ſur la terre, pour y dominer par la deſtruction, pour en bouleverſer la ſurface & dire quand il a tout ravagé : Je règne. La plus sûre marque de la population de l’eſpèce humaine eſt la dépopulation des autres eſpèces. Ainſi diminue & diſparoît inſenſiblement dans le Canada celle du caſtor, depuis que les Européens ſe ſont fait un beſoin de ſa peau.

Celle-ci varie avec le climat qui change la couleur, en modifiant l’eſpèce. Dans le même canton où ſont les peuplades de caſtors civilisés, il y a pourtant des caſtors ſauvages & ſolitaires. Ces animaux rejetés, dit-on, de la ſociété pour leurs défauts, vivent ſans maiſon, ſans magaſin, dans un boyau ſous terre. On les appelle caſtors terriers. Leur robe eſt ſale ; leur poil eſt rongé ſur le dos par le frottement de leur corps contre la voûte qu’ils ſe creuſent. Ce terrier, qu’ils ouvrent pour l’ordinaire au bord de quelque étang ou d’un foſſé plein d’eau, s’étend quelquefois à plus de cent pieds en longueur, & va toujours en s’élevant pour leur donner la facilité de ſe garantir de l’inondation dans la crue des eaux. Quelques-uns de ces caſtors ſont aſſez ſauvages pour s’éloigner de toute communication avec l’élément naturel à leur eſpèce ; ils n’aiment que la terre. Tels ſont nos bièvres d’Europe. Ces caſtors, ſolitaires & terriers, n’ont pas le poil auſſi luiſant, auſſi poli que ceux qui vivent en ſociété. Leur fourrure ſe reſſent de leurs mœurs.

On trouve des caſtors en Amérique, depuis le trentième degré de latitude ſeptentrionale juſqu’au ſoixantième. Toujours clair-ſemés au Midi, leur nombre croît & leur poil brunit en avançant au Nord. Jaunes & couleur de paille chez les Illinois, châtains un peu plus haut, couleur foncée de marron au nord du Canada, on en trouve enfin de tout noirs, & ce ſont les plus beaux. Cependant ſous ce climat, le plus froid qui ſoit habité par cette eſpèce, il y en a parmi les noirs de tout-à-fait blancs ; d’autres d’un blanc taché de gris, & quelquefois de roux ſur la croupe : tant la nature ſe plaît à marquer les nuances du chaud & du froid, & la variété de toutes les influences, non-ſeulement dans la figure, mais juſques ſur le vêtement des animaux. De la couleur de leurs peaux dépend le prix que les hommes attachent à leur vie. Il y en a qu’ils mépriſent juſqu’à ne pas daigner les tuer. Mais ceux-là ſont rares.