Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 7

VII. Les François ſortent de l’inaction. Par quels moyens.

Enfin le miniſtère tiré de ſa léthargie par un mouvement général qui changeoit alors l’eſprit des nations, fit paſſer en 1662 quatre cens hommes de bonnes troupes dans le Canada. Ce corps fut renforcé deux ans après. On reprit par degrés un aſcendant décidé ſur les Iroquois. Trois de leurs nations effrayées de leurs pertes, proposèrent un accommodement, & les deux autres y furent amenées en 1668 par les ſuites de leur affoibliſſement. La colonie jouit alors pour la première fois d’une profonde paix. C’étoit le germe de la proſpérité ; la liberté du commerce le fit éclore. Le caſtor ſeul reſta ſous le monopole.

Cette révolution dans les affaires fit fermenter l’induſtrie. Les anciens colons, concentrés par foibleſſe autour de leurs paliſſades, donnèrent plus d’étendue à leurs plantations, & les cultivèrent avec plus de ſuccès & de confiance. Tous les ſoldats qui conſentirent à ſe fixer dans le Nouveau-Monde, obtinrent leur congé & une propriété. On accorda aux officiers un terrein proportionné à leur grade. Les établiſſemens déjà formés acquirent plus de conſiſtance ; on en forma de nouveaux, où l’intérêt & la sûreté de la colonie l’exigeoient. Cet eſprit de vie & d’activité multiplia les échanges des ſauvages avec les François, & ce commerce ranima les liaiſons entre les deux mondes. Il ſembloit que ces commencemens de proſpérité devoient aller en augmentant, par l’attention qu’avoient les adminiſtrateurs de la colonie, non-ſeulement de bien vivre avec les peuples voiſins, mais encore d’établir entre eux une harmonie générale. Dans un eſpace de quatre ou cinq cens lieues, il ne ſe commettoit pas un ſeul acte d’hoſtilité, choſe peut-être inouïe juſqu’alors dans l’Amérique Septentrionale. On eût dit que les François n’y avoient d’abord échauffé la guerre à leur arrivée, que pour l’éteindre plus efficacement.

Mais cette concorde ne pouvoit pas durer chez des peuples toujours armés pour la chaſſe, à moins que la puiſſance qui l’avoit cimentée, n’employât à la maintenir, une grande ſupériorité de forces. Les Iroquois s’apercevant qu’on négligeoit ce moyen, revinrent à ce caractère remuant que leur donnoit l’amour de la vengeance & de la domination. Ils eurent pourtant l’attention de ne ſe faire que des ennemis qui ne fuſſent ni alliés, ni voiſins des François. Malgré ce ménagement, on leur ſignifia qu’il falloit mettre bas les armes, rendre tous les priſonniers qu’ils avoient faits, ou s’attendre à voir leur pays détruit, & leurs habitations brûlées. Une ſommation ſi fière irrita leur orgueil. Ils répondirent qu’ils ne laiſſeroient jamais porter la moindre atteinte à leur indépendance ; & qu’on devoit ſavoir qu’ils n’étoient ni des amis à négliger, ni des ennemis à mépriſer. Cependant ébranlées par le ton impoſant qu’on avoit pris, ils accordèrent en partie ce qu’on exigeoit, & l’on ferma les yeux ſur le reſte.

Mais cette eſpèce d’humiliation aigrit le reſſentiment d’une nation plus accoutumée à faire qu’à ſouffrir des outrages. Les Anglois qui, en 1664, avoient chaſſé les Hollandois de la Nouvelle-Belge, & qui étoient reſtés en poſſeſſion de leur conquête, qu’ils avoient nommée la Nouvelle-York, profitèrent des diſpoſitions où ils voyoient les Iroquois. Aux ſemences de défection qu’ils jettoient dans leur âme ulcérée, ils ajoutèrent des préſens pour les y engager. On tâcha de débaucher également les autres alliés de la France. Ceux qui réſiſtèrent à la séduction furent attaqués. Tous furent invités, & quelques-uns forcés à porter leur caſtor & les autres pelleteries à la Nouvelle-Yorck, où elles étoient beaucoup mieux vendues que dans la colonie Françoiſe.

Denonville, envoyé depuis peu dans le Canada pour faire reſpecter l’autorité du plus fier des rois, ſouffroit impatiemment tant d’inſultes. Quoiqu’il fût non-ſeulement en état de couvrir ſes frontières, mais d’entreprendre même ſur les Iroquois, comme on ſentoit qu’il ne faiſoit point attaquer cette nation ſans la détruire, on convint de reſter dans une inaction apparente, juſqu’à ce qu’on eût reçu d’Europe les moyens d’exécuter une ſi extrême réſolution. Ces ſecours arrivèrent en 1687 ; & la colonie eut alors onze mille deux cens quarante-neuf perſonnes dont on pouvoit armer environ le tiers.

Avec cette ſupériorité de forces, Denonville eut pourtant recours aux armes de la foibleſſe. Il déſhonora le nom François chez les ſauvages par une infâme perfidie. Sous prétexte de vouloir terminer les différends par la négociation, il abuſa de la confiance que les Iroquois avoient dans le jéſuite Lambreville, pour attirer leurs chefs à une conférence. À peine ils s’y étoient rendus, qu’ils furent mis aux fers, embarqués à Québec, & conduits aux galères.

Au premier bruit de cette trahiſon, les anciens des Iroquois firent appeler leur miſſionnaire. « Tout nous autoriſe à te traiter en ennemi, lui dirent-ils, mais nous ne pouvons nous y réſoudre. Ton cœur n’a point eu de part à l’inſulte qu’on nous a faite ; & il ſeroit injuſte de te punir d’un crime que tu déteſtes plus que nous. Mais il faut que tu nous quittes. Une jeuneſſe inconſidérée pourroit ne voir en toi qu’un perfide, qui a livré les chefs de la nation à un indigne eſclavage ». Après ce diſcours, ces ſauvages, que les Européens ont toujours appelles barbares, donnèrent au miſſionnaire des conducteurs qui ne le quittèrent qu’après ravoir mis hors de danger, & des deux côtés on courut aux armes.

Les François portèrent d’abord la terreur chez les Iroquois voiſins des grands lacs : mais Denonville n’avoit ni l’activité, ni la célérité propres à faire valoir ce premier ſuccès. Tandis qu’il réfléchiſſoit au lieu d’agir, la campagne ſe trouva finie ſans aucun avantage permanent. L’audace en redoubla parmi les peuplades Iroquoiſes, qui n’étoient pas éloignées des établiſſemens François. Elles y firent à pluſieurs repriſes les plus horribles dégâts. Les colons voyant leurs travaux ruinés par ces dévaſtations, qui leur ôtoient juſqu’à la reſſource d’y remédier, ne ſoupirèrent que pour la paix. Le caractère de Denonville ſecondoit ces déſirs : mais il étoit difficile d’amener à une conciliation, un ennemi que l’injure devoit rendre implacable. Lambreville qui conſervoit encore ſon premier aſcendant ſur des eſprits effarouchés, fit des ouvertures de paix : elles furent écoutées.

Pendant qu’on négocioit, un Machiavel né dans les forets ; le Rat, qui étoit le ſauvage le plus brave, le plus ferme, le plus éclairé qu’on ait jamais trouvé dans l’Amérique Septentrionale, arriva au fort de Frontenac, avec une troupe choiſie de Hurons, bien déterminé à faire des actions dignes de la réputation qu’il avoit acquiſe. On lui dit qu’un traité étoit entamé ; que des députés Iroquois étoient en chemin pour le conclure à Montréal ; qu’ainſi ce ſeroit déſobliger le gouverneur François, que de continuer les hoſtilités contre une nation avec qui l’on étoit en voie d’accommodement.

Le Rat, vivement offensé de ce que les François diſpoſoient ainſi de la guerre & de la paix, ſans conſulter leurs alliés, réſolut de punir cet orgueil outrageant. Il dreſſa une embuſcade aux députés ; les uns furent tués, les autres priſonniers. Quand ceux-ci lui dirent le ſujet de leur voyage, il en parut d’autant plus étonné, que Denonville, leur répondit-il, l’avoit envoyé pour les ſurprendre. Pouſſant la feinte juſqu’au bout, il les relâcha tous ſur l’heure, à l’exception d’un ſeul qu’il garda, diſoit-il pour remplacer un de ſes Hurons tué dans l’attaque. Enſuite il ſe rendit avec la plus grande diligence à Michillimakinac, où il fit préſent de ſon priſonnier au commandant François qui, ne ſachant point que Denonville traitoit avec les Iroquois, fit caſſer la tête à ce malheureux ſauvage. Dès qu’il fut mort, le Rat fit venir un vieux Iroquois, depuis long-tems captif chez les Hurons, & lui donna la liberté pour aller apprendre à ſa nation, que tandis que les François amuſoient leurs ennemis par des négociations, ils continuoient à faire des priſonniers & les maſſacroient. Cet artifice, digne de la politique Européenne la plus conſommée en méchanceté, réuſſit au gré du ſauvage le Rat. La guerre recommença plus vive qu’auparavant. Elle fut d’autant plus durable, que l’Angleterre, depuis peu brouillée avec la France, à l’occaſion du détrônement de Jacques II, crut de ſon intérêt de s’allier avec les Iroquois.

Une flotte Angloiſe, partie d’Europe en 1690, arriva devant Québec au mois d’octobre, pour en former le ſiège. Elle avoit dû compter ſur une foible réſiſtance, par la diverſion que les ſauvages feroient en occupant les principales forces de la colonie. Mais elle fut obligée de renoncer honteuſement à ſon entrepriſe après de grandes pertes, trompée dans ſon attente par des cauſes ſingulières qui méritent quelque attention.

Le miniſtère de Londres, en formant le projet d’aſſervir le Canada, avoit décidé que ſes forces de terre & celles de mer, y arriveroient par des mouvemens parallèles. Cette ſage combinaiſon fut exécutée avec la plus grande préciſion. À meſure que les vaiſſeaux remontoient le fleuve Saint-Laurent, les troupes franchiſſoient les terres, pour aboutir en même-tems que la flotte au théâtre de la guerre. Elles y touchoient preſque, quand les Iroquois qui leur ſervoient de guide & de ſoutien, ouvrirent les yeux ſur le danger qu’ils couroient, en menant leurs alliés à la conquête de Québec. Placés, dirent-ils dans leur conſeil, entre deux nations Européennes, chacune aſſez forte pour nous exterminer, également intéreſſées à notre deſtruction lorſqu’elles n’auront plus beſoin de notre ſecours ; que nous reſte-t-il, ſinon d’empêcher qu’aucune ne l’emporte ſur l’autre ? Alors elles ſeront forcées de briguer notre alliance, ou même d’acheter notre neutralité. Ce ſyſtême qu’on eût dit imaginé par la politique peufonde qui préſide à l’équilibre de l’Europe, détermina les Iroquois à reprendre tous ſous divers prétextes, la route de leurs bourgades. Leur retraite entraîna celle des Anglois ; & les François en sûreté dans les terres, réunirent avec autant de ſuccès que de concert, toutes leurs forces à la défenſe de leur capitale.

Les Iroquois enchaînant par politique leur reſſentiment contre la France, & reſtant attachés plutôt au nom qu’à l’intérêt de l’Angleterre ; ces deux puiſſances de l’Europe, irréconciliables par rivalité, mais séparées par le territoire d’une nation ſauvage qui craignoit également les ſuccès de l’une & de l’autre, ne ſe causèrent pas la moitié des maux qu’elles ſe ſouhaitoient ; & la guerre ſe réduiſit à quelques ravages funeſtes aux colons, mais preſque indifférens pour toutes les nations qui la faiſoient. Au milieu des cruautés qu’elle enfanta parmi tous les petits partis combinés d’Anglois & d’Iroquois, de François & de Hurons, qui couroient faire le dégât à cent lieues de leurs habitations, on vit éclore des actions qui ſembloient élever la nature humaine au-deſſus de tant de fureurs.

Des François & des ſauvages s’étoient réunis pour une expédition qui demandoit une longue marche. Les proviſions leur manquèrent en chemin. Les Hurons chaſſoient, abattoient beaucoup de gibier, & ne manquoient jamais d’en offrir aux François, moins habiles chaſſeurs. Ceux-ci vouloient ſe défendre de cette généroſité. Vous partagez avec nous les fatigues de la guerre, leur dirent les ſauvages ; il eſt juſte que nous partagions avec vous les alimens de la vie, nous ne ſerions pas hommes d’en agir autrement avec des hommes. Si quelquefois des Européens ont été capables de cette grandeur d’âme, voici ce qui n’appartient qu’à des ſauvages.

Un corps d’Iroquois averti qu’un parti de François & de leurs alliés s’avançoit avec des forces ſupérieures, ſe diſperſa précipitamment. Un Onnontagué qui menoit cette troupe, âgé de cent ans, dédaigna de fuir, & préféra de tomber entre les mains des ſauvages ennemis, quoiqu’il n’en pût attendre que des tourmens horribles. Quel ſpectacle ce fut de voir quatre cens barbares acharnés autour d’un vieillard qui, loin de pouſſer un ſoupir, traitant les François avec un profond mépris, reprochoit aux Hurons de s’être rendus eſclaves de ces vils Européens ! Un de ſes bourreaux, outré de ſes invectives, lui donna trois coups de poignard pour mettre fin à tant d’inſultes. Tu as tort, lui dit froidement l’Onnontagué, d’abréger ma vie ; tu aurois eu plus de tems pour apprendre à mourir en homme. Et ce ſont de tels hommes que les François & les Anglois conſpirent à détruire depuis un ſiècle ! Apparemment qu’ils auroient trop à rougir de vivre au milieu de ces modèles d’héroïſme & de grandeur d’âme.

La paix de Riſwick fit ceſſer tout-à-la-fois les calamités de l’Europe, & les hoſtilités de l’Amérique. À l’exemple des Anglois & des François, les Iroquois & les Hurons ſentirent le beſoin qu’ils avoient d’un long repos, pour réparer les pertes de la guerre. Les ſauvages commencèrent à reſpirer, les Européens reprirent leurs travaux ; & le commerce des pelleteries, le premier qu’on eût pu faire avec des peuples chaſſeurs, acquit plus de conſiſtance.