Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 6

VI. La colonie Françoiſe ne fait point de progrès. Cauſes de cette langueur.

Cependant les François ne s’élevoient pas ſur tant de débris. En 1627, ils n’avoient encore que trois misérables établiſſemens entourés de paliſſades. Cinquante habitans, hommes, femmes, enfans, compoſoient la plus grande de ces colonies. Le climat n’avoit point dévoré les hommes qu’on y avoit fait paſſer. Il étoit rigoureux, mais ſain ; & les Européens y fortifioient leur tempérament, ſans riſquer leur vie. Cette langueur n’avoit d’autre cauſe que le ſyſtême d’une compagnie excluſive, qui ſe propoſoit moins de créer une puiſſance nationale au Canada, que de s’y enrichir par le commerce des pelleteries. Pour guérir le mal, il n’eût fallu que ſubſtituer à ce monopole la liberté. Mais le tems d’une théorie ſi ſimple n’étoit pas venu. Le gouvernement ſe contenta de ſubſtituer à cette compagnie une une aſſociation plus nombreuſe, & composée de gens plus accrédités.

On lui donna la diſpoſition des établiſſemens formés & à former dans le Canada ; le droit de les fortifier & de les régir à ſon gré, de faire la guerre ou la paix, ſelon ſes intérêts. À l’exception de la pêche de la morue & de la baleine, qu’on rendit libre pour tous les citoyens, tout le commerce qui pouvoit ſe faire par terre & par mer, lui fut cédé pour quinze ans. La traite du caſtor & des pelleteries, lui fut accordée à perpétuité.

À tant d’encouragemens, on ajouta d’autres faveurs. Le roi fit préſent de deux gros vaiſſeaux à la ſociété, composée de ſept cens intéreſſés. Douze des principaux obtinrent des lettres de nobleſſe. On preſſa les gentils-hommes, le clergé mêmne, déjà trop riche, de participer à ce commerce. La compagnie pouvoit envoyer, pouvoit recevoir toutes ſortes de denrées, toutes ſortes de marchandiſes, ſans être aſſujettie au plus petit droit. La pratique d’un métier quelconque, durant ſix ans dans la colonie, en aſſuroit le libre exercice en France. Une dernière faveur, fut l’entrée franche de tous les ouvrages qui ſeroient manufacturés dans ces contrées éloignées. Cette prérogative ſingulière, dont il n’eſt pas aisé de pénétrer les motifs, donnoit aux ouvriers de la Nouvelle-France, un avantage incomparable ſur ceux de l’ancienne, enveloppés de péages, de lettres de maîtriſe, de frais de marque, de toutes les entraves que l’ignorance & l’avarice y avoient multipliées à l’infini.

Pour répondre à tant de preuves de prédilection, la compagnie qui avoit un fonds de cent mille écus, s’engagea à porter dans la colonie, dès l’an 1628, qui étoit le premier de ſon privilège, deux ou trois cens ouvriers des profeſſions les plus convenables, & juſqu’à ſeize mille hommes avant 1643. Elle devoit les loger, les nourrir, les entretenir pendant trois ans, & leur diſtribuer enſuite une quantité de terres défrichées, ſuffiſantes pour leur ſubſiſtance, avec le bled néceſſaire pour les enſemencer la première fois.

La fortune ne ſeconda pas les avances que le gouvernement avoit faites à la nouvelle compagnie. Les premiers vaiſſeaux qu’elle expédia furent pris par les Anglois, que le ſiège de la Rochelle venoit de brouiller avec la France. Richelieu, Buckingam, ennemis par jalouſie, par caractère, par intérêt d’état, par tout ce qui peut rendre irréconciliables deux miniſtres ambitieux, ſaiſirent cette occaſion pour mettre aux priſes les deux rois qu’ils gouvernoient, les deux nations qu’ils travailloient à opprimer. La nation Angloiſe qui combattoit pour ſes intérêts, eut l’avantage ſur les François. Ceux-ci perdirent le Canada en 1629. Le conſeil de Louis XIII connoiſſoit ſi peu l’importance de cet établiſſement, qu’il opinoit à n’en pas demander la reſtitution : mais l’orgueil de ſon chef, qui regardoit l’irruption des Anglois comme ſon injure perſonnelle, parce qu’il étoit à la tête de la compagnie, fît changer d’avis. On n’éprouva pas autant de difficultés qu’on en craignoit ; & le traité de Saint-Germain-en-Laye rendit aux François, en 1631, & la paix & le Canada.

L’adverſité ne les corrigea pas. Ce fut après le recouvrement de la colonie, la même ignorance, la même négligence. Le monopole ne rempliſſoit aucun des engagemens qu’il avoit pris. Cette infidélité, loin d’être punie, fut, pour ainſi dire, récompensée par la prolongation du privilège. Les cris que pouſſoit le Canada ſe perdoient dans l’immenſité des mers ; & les députés, chargés d’aller peindre l’horreur de ſa ſituation, ne pouvoient jamais arriver au pied du trône, où la prévention ne laiſſe approcher la vérité tremblante, que pour lui impoſer ſilence par des menaces & des châtimens. Cette conduite qui bleſſoit également l’humanité, les intérêts particuliers & la politique, eut les ſuites qu’elle devoit avoir naturellement.

Les François avoient mal formé leurs établiſſemens. Pour paroître régner ſur d’immenſes contrées, pour ſe rapprocher des pelleteries, ils avoient placés leurs habitations à une telle diſtance les unes des autres, qu’elles n’avoient preſque point de communication, qu’elles étoient hors d’état de ſe ſecourir. Les malheurs dont cette imprudence avoit été ſuivie ne les avoient pas fait changer de conduite. L’intérêt du moment leur avoit toujours fait perdre le ſouvenir du paſſé, leur avoit ôté la prévoyance de l’avenir. Ils n’étoient pas proprement dans un état ſocial, puiſque le magiſtrat ne pouvoit pas ſurveiller à leurs mœurs, ni le gouvernement pourvoir à la sûreté de leurs perſonnes, à celle de leurs propriétés.

L’audacieux & ardent Iroquois ne tarda pas à démêler le vice de cette conſtitution, & ſe mit en mouvement pour en profiter. Auſſitôt les foibles hordes de ſauvages qu’on avoit dérobées à ſes fureurs, privées de l’appui qui faiſoit leur sûreté, s’enfuirent devant lui. Ce premier ſuccès lui fit eſpérer qu’il réduiroit leurs protecteurs à repaſſer les mers, & que même il enleveroit à ces étrangers leurs enfans pour remplacer les guerriers que les guerres précédentes lui avoient fait perdre. Pour éviter ces calamités, ces humiliations, les François ſe virent réduits à élever dans chacun des diſtricts qu’ils occupoient, une eſpèce de fort où ils ſe réfugioient, où ils retiroient leurs vivres & leurs troupeaux à l’approche de cet ennemi irréconciliable. Ces paliſſades communément ſoutenues de quelques mauvais canons, ne furent jamais forcées, ni peut-être même bloquées : mais tout ce qui étoit hors des retranchemens, étoit détruit ou emporté par ces barbares. Telle étoit la misère & la dégradation de la colonie, qu’elle ne ſubſiſtoit que par les aumônes que les miſſionnaires recevoient d’Europe.