Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 6

VI. Raiſons qui amenèrent la deſtruction de la compagnie d’Oſtende.

Lorſqu’Iſabelle eut fait découvrir l’Amérique, & fait pénétrer juſqu’aux Philippines, l’Europe étoit plongée dans une telle ignorance, qu’on jugea devoir interdire la navigation des deux Indes, à tous les ſujets de l’Eſpagne qui n’étoient pas nés en Caſtille. La partie des Pays-Bas qui n’avoit pas recouvré la liberté, ayant été donnée en 1598 à l’infante Iſabelle, qui épouſoit l’archiduc Albert, on exigea des nouveaux ſouverains qu’ils renonçâſſent formellement à ce commerce. La réunion de ces provinces, faite de nouveau en 1638 au corps de la monarchie, ne changea rien à cette odieuſe ſtipulation. Les Flamands, bleſſés avec raiſon de ſe voir privés du droit que la nature donne à tous les peuples, de trafiquer par-tout où d’autres nations ne ſont pas en poſſeſſion légitime d’un commerce excluſif, firent éclater leurs plaintes. Elles furent appuyées par leur gouverneur, le cardinal infant, qui fit décider qu’on les autoriſeroit à naviguer aux Indes Orientales. L’acte qui devoit conſtater cet arrangement n’étoit pas encore expédié, lorſque le Portugal briſa le joug ſous lequel il gémiſſoit depuis ſi long-tems. La crainte d’augmenter le mécontentement des Portugais, que l’on eſpéroit de ramener, empêcha de leur donner un nouveau rival en Aſie, & fit éloigner la concluſion de cette importante affaire. Elle n’étoit pas finie, lorſqu’il fut réglé, en 1648, à Munſter, que les ſujets du roi d’Eſpagne ne pourroient jamais étendre leur commerce dans les Indes, plus qu’il ne l’étoit à cette époque. Cet acte ne devoit pas moins lier l’empereur qu’il ne lioit la cour de Madrid, puiſqu’il ne poſſède les Pays-Bas qu’aux mêmes conditions, avec les mêmes obligations dont ils étoient chargés ſous la domination Eſpagnole.

Ainſi raiſonnèrent la Hollande & l’Angleterre, pour parvenir à obtenir la ſuppreſſion de la nouvelle compagnie, dont le ſuccès leur cauſoit les plus vives inquiétudes. Ces deux alliés, qui, par leurs forces maritimes, pouvoient anéantir Oſtende & ſon commerce, voulurent ménager une puiſſance qu’ils avoient élevée eux-mêmes, & dont ils croyoient avoir beſoin contre la maiſon de Bourbon. Ainſi, quoique déterminés à ne point laiſſer puiſer la maiſon d’Autriche à la ſource de leurs richeſſes, ils ſe contentèrent de lui faire des repréſentations, ſur la violation des engagemens les plus ſolemnels. Ils furent appuyés par la France, qui avoit le même intérêt, & qui de plus étoit garante du traité violé.

L’empereur ne ſe rendit pas à ces repréſentations. Il étoit ſoutenu dans ſon entrepriſe par l’opiniâtreté de ſon caractère, par les eſpérances ambitieuſes qu’on lui avoit données, par les grands privilèges, les préférences utiles que l’Eſpagne accordoit à ſes négocians. Cette couronne ſe flattoit alors d’obtenir pour Dom Carlos l’héritière de la maiſon d’Autriche, & ne croyoit pas pouvoir faire de trop grands ſacrifices à cette alliance. La liaiſon des deux cours qu’on avoit cru irréconciliables, agita l’Europe. Toutes les nations ſe crurent en péril. Il ſe fit des ligues, des traités ſans nombre, pour rompre une harmonie qui paroiſſoit plus dangereuſe qu’elle ne l’étoit. On n’y réuſſit malgré tant de mouvement, que lorſque le conſeil de Madrid, qui n’avoit plus de tréſors à verſer en Allemagne, ſe fut convaincu qu’il couroit après des chimères. La défection de ſon allié n’étonna pas l’Autriche. Elle parut décidée à ſoutenir toutes les prétentions qu’elle avoit formées, ſpécialement les intérêts de ſon commerce. Soit que cette fermeté en imposât aux puiſſances maritimes ; ſoit, comme il eſt plus vraiſemblable, qu’elles ne conſultâſſent que les principes d’une politique utile, elles ſe déterminèrent en 1727 à garantir la pragmatique ſanction. La cour de Vienne paya un ſi grand ſervice par le ſacrifice de la compagnie d’Oſtende.

Quoique les actes publics ne fiſſent mention que d’une ſuſpenſion de ſept ans, les aſſociés ſentirent bien que leur perte étoit décidée, & que cette ſtipulation n’étoit là que par ménagement pour la dignité impériale. Ils avoient trop bonne opinion de la cour de Londres & des états-généraux, pour penſer qu’on eût aſſuré l’indiviſibilité des poſſeſſions Autrichiennes pour un avantage qui n’auroit été que momentané. Cette perſuaſion les détermina à oublier Oftende, & à porter ailleurs leurs capitaux. Ils firent ſucceſſivement des démarches pour s’établir à Hambourg, à Trieſte, en Toſcane. La nature, la force ou la politique ruinèrent leurs efforts. Les plus heureux d’entre eux furent ceux qui tournèrent leurs regards vers la Suède.