Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 5

V. Établiſſement d’une compagnie des Indes à Oſtende.

LES lumières ſur le commerce & ſur l’adminiſtration, la ſaine philoſophie, qui gagnoient inſenſiblement d’un bout de l’Europe à l’autre, avoient trouvé des barrières inſurmontables dans quelques monarchies. Elles n’avoient pu pénétrer à la cour de Vienne qui ne s’occupoit que de projets de guerre & d’agrandiſſement par la voie des conquêtes. Les Anglois & les Hollandois attentifs à empêcher la France d’augmenter ſon commerce, ſes colonies & ſa marine, lui ſuſçitoient des ennemis dans le continent, & prodiguoient à la maiſon d’Autriche des ſommes immenſes qu’elle employoit à combattre la France : mais à la paix, le luxe d’une couronne rendoit à l’autre plus de richeſſes qu’elle ne lui en avoit ôté par la guerre.

Des états, qui par leur étendue rendroient formidable la puiſſance Autrichienne, bornent ſes facultés par leur ſituation. La plus grande partie de ſes provinces eſt éloignée des mers. Le ſol de ſes poſſeſſions produit peu de vins, peu de fruits précieux aux autres nations. Il ne fournit ni les huiles, ni les ſoies, ni les belles laines qu’on recherche. Rien ne lui permettoit d’aſpirer à l’opulence, & elle ne ſavoit pas être économe. Avec le luxe & le faſte naturel aux grandes cours, elle n’encourageoit point l’induſtrie & les manufactures, qui pouvoient fournir à ce goût de dépenſe. Le mépris qu’elle a toujours eu pour les ſciences arrêtoit ſes progrès en tout. Les arrières reſtent toujours médiocres dans tous les pays où ils ne ſont pas éclairés par les ſavans. Les ſciences & les arts languiſſent enſemble, par-tout où n’eſt point établie la liberté de penſer. L’orgueil & l’intolérance de la maiſon d’Autriche, entretenoient dans ſes vaſtes domaines, la pauvreté, la ſuperſtition, un luxe barbare.

Les Pays-Bas même, autrefois ſi renommés pour leur activité & leur induſtrie, ne conſervoient rien de leur ancien éclat. Le voyageur, qui paſſoit à Anvers, regardoit avec étonnement les ruines d’une ville autrefois ſi floriſſante. Il en comparoit la bourſe avec les ſuperbes édifices du paganiſme après la deſtruction du culte des idoles. C’étoit la même ſolitude ; c’étoit la même majeſté. On y voyoit les citoyens indigens & triſtes ſe promener, comme on vit ſous Conſtantin les prêtres déguenillés errer autour de leurs temples déſerts, ou accroupis aux pieds de ces autels où l’on immoloit des hécatombes, dire la bonne aventure pour une petite pièce de cuivre. Anvers, qui avoit été, durant deux ſiècles, le magaſin du Nord, ne voyoit pas un ſeul vaiſſeau dans ſon port. Bien loin de fournir aux nations leur habillement, Bruxelles & Louvain recevoient le leur des Anglois. La pêche ſi précieuſe du hareng, avoit paſſé de Bruges à la Hollande. Gand, Courtrai, quelques autres villes, voyoient diminuer tous les jours leurs manufactures de toile & de dentelles. Ces provinces, placées au milieu des trois peuples les plus éclairés, les plus commerçans de l’Europe, n’avoient pu, malgré leurs avantages naturels, ſoutenir cette concurrence. Après avoir lutté quelque tems contre l’oppreſſion, contre des entraves multipliées par l’ignorance, contre les privilèges qu’un voiſin avide arrachoit aux beſoins continuels du gouvernement, elles étoient tombées dans un dépériſſement extrême.

Le prince Eugène, auſſi grand homme d’état que grand homme de guerre, élevé au-deſſus de tous les préjugés, cherchoit depuis long-tems les moyens d’accroître les richeſſes d’une puiſſance dont il avoit ſi fort reculé les frontières ; lorſqu’on lui propoſa d’établir à Oſtende une compagnie des Indes. Les vues de ceux qui avoient formé ce plan étoient étendues. Ils prétendoient que ſi cette entrepriſe pouvoit ſe ſoutenir, elle animeroit l’induſtrie de tous les états de la maiſon d’Autriche ; donneroit à cette puiſſance une marine, dont une partie ſeroit dans les Pays-Bas, & l’autre à Fiume ou à Trieſte ; la délivreroit de l’eſpèce de dépendance où elle étoit encore des ſubſides de l’Angleterre & de la Hollande ; & la mettroit en état de ſe faire craindre ſur les côtes de Turquie, & juſque dans Conſtantinople.

L’habile miniſtre auquel s’adreſſoit ce diſcours, ſentit aisément le prix des ouvertures qu’on lui faiſoit. Il ne voulut cependant rien précipiter. Pour accoutumer les eſprits de ſa cour, ceux de l’Europe entière à cette nouveauté, il voulut qu’en 1717 on fit partir avec ſes ſeuls paſſe-ports deux vaiſſeaux pour l’Inde. Le ſuccès de leur voyage multiplia les expéditions dans les années ſuivantes. Toutes les expériences furent heureuſes ; & le conſeil de Vienne crut pouvoir, en 1722, fixer le ſort des intéreſſés, la plupart Flamands, par l’octroi le plus ample qui eût jamais été accordé. Seulement, il ſtipula qu’on lui paieroit, juſqu’à la fin de 1724, trois pour cent pour tout ce qui ſeroit exporté, pour tout ce qui ſeroit importé, & ſix pour cent dans la ſuite.

La rapacité des gouvernemens eſt inconcevable. Dans toute cette hiſtoire, on ne trouvera pas peut-être un ſeul exemple où l’impoſition n’ait été concomitante de l’entrepriſe ; pas un ſouverain qui n’ait voulu s’aſſurer une partie de la moiſſon avant que la récolte fût faite, ſans s’apercevoir que ces exactions prématurées étoient des moyens sûrs de la détruire. D’où naît cette eſpèce de vertige ? Eſt-ce de l’ignorance ? eſt-ce de l’indigence ? ſeroit-ce une séparation ſecrète de l’intérêt propre de l’adminiſtration de l’intérêt général de l’état ?

Quoi qu’il en ſoit, la nouvelle compagnie, qui avoit un fonds de ſix millions de florins ou de 10 800 000 livres, parut avec diſtinction dans tous les marchés des Indes.

Elle forma deux établiſſemens, celui de Coblom, entre Madras & Sadraſpatnan à la côte du Coromandel, & celui de Bankibaſar dans le Gange. Elle projetoit même de ſe procurer un lieu de relâche, & ſes regards s’étoient arrêtés ſur Madagaſcar. Elle étoit aſſez heureuſe pour pouvoir ſe repoſer du ſoin de ſa proſpérité ſur des agens, qui avoient eu aſſez de fermeté pour ſurmonter les obſtacles que la jalouſie leur avoit opposés, & aſſez de lumières pour ſe débarraſſer des pièges qu’on leur avoit tendus. La richeſſe de ſes retours, la réputation de ſes actions qui gagnoient quinze pour cent, ajoutoient à ſa confiance. On peut penſer que les événemens ne l’auroient pas trahie, ſi les opérations qui en étoient la baſe, n’euſſent été traverſées par la politique. Pour bien développer les cauſes de cette diſcuſſion, il eſt néceſſaire de reprendre les çhoſes de plus haut.