Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 4

IV. État actuel des Danois aux Indes.

Lorſque le privilège de la compagnie expira le 12 avril 1772, il lui fut accordé un nouvel octroi, mais pour vingt ans ſeulement. On mit même quelques reſtrictions aux faveurs dont elle avoit joui.

À l’exception du commerce de la Chine, qui reſte toujours excluſif, les mers des Indes ſont ouvertes à tous les citoyens & à l’étranger qui voudra s’intéreſſer dans leurs entrepriſes. Mais pour jouir de cette liberté, il faut n’employer que des navires conſtruits dans quelqu’un des ports du royaume ; embarquer dans chaque vaiſſeau pour 13 500 liv. au moins de marchandiſes de manufactures nationales ; payer à la compagnie 67 liv. 10 ſ. par laſt, ou deux pour cent de la valeur de la cargaiſon au départ, & huit pour cent au retour. Les particuliers peuvent également négocier d’Inde en Inde, moyennant un droit d’entrée de quatre pour cent pour les productions d’Aſie, & de deux pour cent pour celles d’Europe, dans tous les établiſſemens Danois. Si, comme on n’en ſauroit douter, la cour de Copenhague n’a fait ces arrangemens que pour donner de la vie à ſes comptoirs, l’expérience a dû la convaincre qu’elle a été trompée.

La compagnie étoit autrefois exempte des droits établis ſur ce qui ſert à la conſtruction, à l’approviſionnement des vaiſſeaux. On l’a privée d’une franchiſe qui entraînoit trop d’inconvéniens. Elle reçoit, en dédommagement, 67 liv. 10 s. par laſt, & 13 livres 10 ſols pour chacune des perſonnes qui forment l’équipage de ſes bâtimens. On l’oblige, d’un autre coté, à exporter ſur chacun de ſes navires, expédiés pour l’Inde, 13 500 liv. de marchandiſes fabriquées dans le royaume, & 18 000 liv. ſur chacun des navires deſtinés pour la Chine.

Les droits anciennement différens, pour les productions de l’Aſie qui ſe conſommoient en Danemarck, ou qui paſſoient à l’étranger, ſont actuellement les mêmes. Toutes, ſans égard pour leur deſtination, doivent deux pour cent. Le gouvernement a voulu auſſi reſter l’arbitre des frais de douane que les ſoieries & les cafés, deſtinés pour l’état, ſeroient obligés de ſupporter. Cette réſerve a pour but l’intérêt des iſles de l’Amérique & des manufactures nationales.

Le roi a renoncé à l’uſage ou il étoit de placer tous les ans, dans le commerce de la compagnie, la ſomme d’environ 100 000 liv. dont il lui revenoit communément un profit de vingt pour cent. Pour le dédommager de ce ſacrifice, il ſera versé dans ſa caiſſe particulière 22 500 liv. lorſque ce corps n’expédiera qu’un vaiſſeau ; 36 000 liv. lorſqu’il en fera partir deux ; & 45 000 liv. lorſqu’il y en aura trois ou un plus grand nombre.

Sous l’ancien régime, il ſuffiſoit d’être propriétaire d’une action, pour avoir droit de ſuffrage dans les aſſemblées générales. Pour trois actions, on avoit deux voix ; trois pour cinq, & ainſi dans la même proportion juſqu’à douze voix, nombre qu’on ne pouvoit jamais paſſer, quel que fut l’intérêt qu’on eut dans les fonds de la compagnie. Mais il étoit permis de voter pour les abſens ou les étrangers, pourvu qu’on portât leur procuration. Il arrivoit de-là qu’un petit nombre de négocians domiciliés à Copenhague, ſe rendoient les maîtres de toutes les délibérations. On a remédié à ce déſordre, en réduiſant à trois le nombre des voix qu’on pourroit avoir, ſoit pour ſoi-même, ſoit par commiſſion.

Telles ſont les vues nouvelles qui diſtinguent le nouvel octroi de ceux qui l’avoient précédé. L’exemple du miniſtère a influé ſur la conduite des intéreſſés, qui ont fait auſſi quelques changemens remarquables dans leur adminiſtration.

La diſtinction du fonds conſtant & du fonds roulant réduiſoit la compagnie à un état précaire, puiſqu’on étoit libre de retirer, après chaque voyage, le dernier qui ſervoit de baſe aux opérations. Pour donner au corps une meilleure conſtitution, ces deux intérêts ont été confondus. Déſormais, les actionnaires ne pourront, juſqu’à la fin de l’octroi, revendiquer aucune portion de leur capital. Ceux d’entre eux qui, pour quelque raiſon que ce puiſſe être, voudront diminuer leurs riſques, ſeront réduits à vendre leurs actions, comme cela ſe pratique par-tout ailleurs.

À l’expiration du dernier octroi, la compagnie avoit un fonds de 11 906 059 livres, partagé en ſeize cens actions d’environ 7 425 livres chacune. Le prix de l’action étoit évidemment trop fort dans une région où les fortunes ſont ſi bornées. On a remédié à cet inconvénient, en diviſant une action en trois ; de ſorte qu’il y en a maintenant quatre mille huit cens dont le prix, pour plus de sûreté, n’a été porté ſur les livres, qu’à 2 250 livres. Ce changement en doit rendre l’achat & la vente plus faciles, en augmenter la circulation & la valeur.

Le projet d’élever les établiſſemens Danois, dans l’Inde, à plus de proſpérité qu’ils n’en avoient eu, a occupé enſuite les eſprits. Pour réuſſir, il a été réglé qu’on y laiſſeroit conſtamment 2 250 000 livres, en y comprenant leur valeur eſtimée 900 000 liv. Les bénéfices qu’on pourra faire avec ces fonds, pendant dix ans, reſteront en augmentation de capital, ſans qu’on puiſſe en faire des répartitions.

Juſqu’à ces derniers tems, les navires, expédiés d’Europe pour la Chine, portaient toujours les facteurs, chargés de former leur cargaiſon. On a judicieuſement penſé que des agens, établis chez cette nation célèbre, en ſaiſiroient mieux l’eſprit, & feroient leurs ventes, leurs achats avec plus de facilité & de ſuccès. Dans cette vue, quatre facteurs ont été fixés à Canton, pour y conduire les intérêts du corps qui les a choiſis.

Les Danois avoient autrefois formé un petit établiſſement aux iſles de Nicobar. Il ne coûtoit pas beaucoup, mais il ne rendoit rien. Son inutilité l’a fait ſagement proſcrire.

La compagnie avoit contracté l’habitude d’accorder, ſur hypothèque, aux acheteurs un crédit de pluſieurs années. Cette facilité l’obligeoit elle-même d’emprunter ſouvent des ſommes conſidérables à Amſterdam ou à Copenhague. On s’eſt vivement élevé contre une pratique inconnue aux nations rivales. Il eût été peut-être dangereux d’y renoncer entièrement : mais on l’a renfermée dans des bornes aſſez étroites pour prévenir toute défiance.

À ces principes de commerce, fort ſupérieurs à ceux qui étoient ſuivis, la compagnie a ajouté les avantages d’une direction mieux ordonnée, plus éclairée & mieux ſurveillée.

Auſſi, une confiance univerſelle a-t-elle été le fruit de ces ſages combinaiſons. Quoique le dividende n’ait été que de huit pour cent en 1773 & de dix pour cent en 1774 & en 1775, on a vu les actions s’élever à vingt-cinq & trente pour cent de bénéfice. Leur prix auroit vraiſemblablement augmenté encore, ſi la paix intérieure de la ſociété n’avoit été, depuis peu, ſi ſcandaleuſement troublée.

L’ancienne compagnie bornoit preſque ſes opérations au commerce de la Chine. De tous ceux dont elle avoit le choix, c’étoit celui où il y avoit le moins de riſques à courir, & plus de bénéfices à eſpérer. Sans abandonner cette ſource de richeſſes, on eſt entré dans quelques autres long-tems négligées.

Le Malabar, il eſt vrai, a peu fixé l’attention. Autrefois on ne tiroit annuellement des loges de Coleſchey & de Calicut qu’une ſoixantaine de milliers de poivre. Ces achats n’ont guère augmenté : mais on a eu raiſon d’eſpérer que les affaires prendroient plus de conſiſtance dans le Bengale.

À peine les Danois avoient paru aux Indes, qu’ils s’étoient placés à Chinchurat, ſur les bords du Gange. Leurs malheurs les écartèrent de cette opulente région pendant plus d’un ſiècle. Ils s’y montrèrent de nouveau en 1755, & voulurent occuper Banki-baſar, qui avoit appartenu à la compagnie d’Oſtende. La jalouſie du commerce, qui eſt devenue la paſſion dominante de notre ſiècle, traverſa leurs vues, & ils ſe virent réduits à fonder Frédéric-Nagor, dans le voiſinage. Ce comptoir coûta tous les ans 22 500 livres plus que ſon territoire & ſes douanes ne rendirent. Cette dépenſe, quoique foible, étoit plus conſidérable que les opérations ne le comportaient. L’attention qu’on eut, après le renouvellement du privilève, d’envoyer de l’argent à cet établiſſement trop négligé, lui donna un commencement de vie ; mais il rentra bientôt dans le néant. Son malheur eſt venu d’avoir été mis dans une dépendance abſolue de Trinquebar.

Cette première des colonies Danoiſes poſſède un excellent territoire qui, quoique de deux lieues de circonférence ſeulement, avoit autrefois une population de trente mille âmes. Dix mille habitoient la ville même. On en voyoit un peu plus dans une grande aldée, remplie de manufactures groſſières. Le reſte travailloit utilement dans quelques autres lieux moins conſidérables. Trois cens ouvriers, facteurs, marchands ou ſoldats : c’étoit tout ce qu’il y avoit d’Européens dans l’établiſſement. Son revenu étoit d’environ 100 000 livres, & ce revenu ſuffiſoit à toutes ſes dépenſes.

Avec le tems, le déſordre ſe mit dans la colonie. Elle rendit moins, & coûta le double. Les entrepreneurs s’éloignèrent, les fabriques languirent, les achats diminuèrent, & l’on n’obtint qu’un bénéfice très-borné ſur ceux qu’on ordonnoit de loin en loin. Dans l’impuiſſance ou l’on étoit de faire des avances aux ateliers, il fallut payer les marchandiſes vingt-cinq & trente pour cent plus cher, que ſi l’on ſe fût conformé aux uſages reçus dans ces contrées.

Depuis 1772, Trinquebar a changé de face. Un peu de liberté, quelques fonds, une meilleure adminiſtration, une augmentation de territoire, d’autres cauſes encore ont amélioré ſon ſort. Mais jamais ſa deſtinée, jamais la deſtinée du corps qui lui donne des loix ne ſeront brillantes.

La poſition locale du Danemarck, le génie de ſes peuples, ſon degré de puiſſance relative ; tout l’éloigne d’un grand commerce aux Indes. Ses provinces ſont-elles aſſez riches pour fournir les ſommes néceſſaires aux grandes ſpéculations, ou les étrangers livreront-ils leurs capitaux à une aſſociation ſoumiſe aux caprices, exposée aux vexations d’une autorité illimitée ? Il eſt dans la nature du gouvernement deſpotique de rompre les liens qui doivent unir les nations ; & quand il a brisé ce reſſort, il ne peut plus le rétablir. C’eſt la confiance qui rapproche les hommes, qui unit les intérêts ; & le pouvoir arbitraire eſt incompatible avec la confiance, parce qu’il détruit toute sûreté.

Le projet formé en 1728 de tranſférer de Copenhague à Altena le ſiège du commerce avec l’Aſie, pouvoit bien procurer quelques avantages : mais il ne levoit aucun des obſtacles qu’on vient d’expoſer. Ainſi, nous ne craindrons pas de dire que l’Angleterre & la Hollande firent un acte de tyrannie inutile, en s’oppoſant à cet arrangement domeſtique d’une puiſſance libre & indépendante.

Celui qui prend quelque intérêt au genre humain ; celui qui ne porte pas au-dedans de lui-même l’âme étroite d’un moine, pour qui l’enceinte de la priſon clauſtrale eſt tout & le reſte de l’univers n’eſt rien, peut-il concevoir quelque choſe de plus abſurde & de plus cruel que cette infâme jalouſie des grandes puiſſances ; que cet horrible abus de leurs forces, pour empêcher les états foibles d’améliorer leur condition ? Le particulier qui ſe propoſeroit au milieu de ſa nation le rôle qu’elles font au milieu des autres nations, ſeroit le plus exécrable des malfaiteurs. Anglois, François, Hollandois, Eſpagnols, Allemands : voici le motif honnête pour lequel vous prenez les armes les uns contre les autres ; pour lequel vous vous entr’égorgez ; c’eſt pour ſavoir à qui d’entre vous reſtera le privilège excluſif de la tyrannie, & le monopole du bonheur. Je n’ignore pas que vous colorez ce projet atroce du prétexte de pourvoir à votre sécurité : mais comment peut-on vous en croire, lorſqu’on ne vous voit mettre aucun terme à votre ambition ; & que plus vous êtes puiſſans, plus vous êtes impérieux ? Vous n’exigez pas ſeulement tout ce qu’il eſt de votre intérêt particulier d’obtenir ; votre orgueil va quelquefois juſqu’à demander ce qu’il ſeroit honteux d’accorder. Vous ne penſez pas qu’on n’avilit point un peuple ſans de facheuſes conséquences. Son honneur peut s’endormir pendant quelque tems : mais tôt ou tard, il ſe réveille & ſe venge ; & comme de toutes les injures l’humiliation eſt la plus offenſante, c’eſt auſſi la plus vivement ſentie & la plus cruellement vengée.