Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 7

VII. Compagnie de Suède. Révolutions arrivées dans le gouvernement de cette nation.

L’ÉTUDE des nations eſt de toutes les études la plus intéreſſante. L’obſervateur ſe plaît à ſaiſir le trait particulier qui caractériſe chaque peuple & à le démêler de la foule des traits généraux qui l’accompagnent. Inutilement il a pris la teinte des événemens. Inutilement les cauſes phyſiques ou morales en ont changé les nuances. Un œil pénétrant le ſuit à travers ſes déguiſemens, & le fixe malgré ſes variations. Plus même le champ de l’obſervation eſt étendu, plus il préſente de ſiècles à meſurer, d’époques à parcourir, plus auſſi le problème eſt aiſé à déterminer. Chaque ſiècle, chaque époque donne, s’il eſt permis de parler ainſi ſon équation ; l’on ne peut les réſoudre toutes, ſans découvrir la vérité qui y étoit comme enveloppée.

Mais le déſir de connoître une nation doit augmenter à proportion du rôle qu’elle a joué ſur le théâtre de l’univers, de l’influence qu’elle a eue dans les majeſtueuſes ou terribles ſcènes qui ont agité le globe. Le principe & les effets de ce grand éclat attirent également les regards des gens éclairés, de la multitude ; & il eſt très-rare qu’on ſe laſſe de s’en occuper. Les Suédois doivent-ils être mis au rang des peuples qui ont acquis un nom fameux ? On en jugera.

La Suède étoit peu connue avant que ſes féroces habitans euſſent concouru avec les autres barbares du Nord au renverſement de l’empire Romain. Après avoir fait le bruit & les ravages d’un torrent, elle retomba dans l’obſcurité. Une contrée inculte & déſerte, ſans mœurs, ſans police, ſans gouvernement ne pouvoit guère fixer l’attention de l’Europe, alors peu éclairée, & qui ne faiſoit point d’efforts pour ſortir de ſon ignorance. Les brigandages & les aſſaſſinats étoient très-multipliés, s’il faut s’en rapporter à quelques vieilles chroniques d’une foi douteuſe. Un ſeul chef dominoit de tems en tems ſur le pays entier, d’autres fois il étoit partagé entre pluſieurs maîtres. Ces rivaux, avides de puiſſance, avoient recours aux moyens les plus honteux ou les plus violens pour ſe ſupplanter ; & les révolutions étoient journalières. C’étoit ſur-tout entre les pères & les enfans que ces guerres étoient ſanglantes. Le chriſtianiſme, que reçut cette région à la fin du huitième ſiècle ou au commencement du neuvième, ne changea rien à la condition des peuples. Ce furent toujours les mêmes haines, les mêmes combats, les mêmes calamités. On n’avoit que peu amélioré une ſi affreuſe deſtinée, lorſque des événemens malheureux firent paſſer la Suède ſous la domination Danoiſe ou dans une alliance qui tenoit de la ſervitude. Ces liens honteux furent brisés par Guftave-Vaza, élu adminiſtrateur de l’état en 1521, & deux ans après ſon monarque.

L’empire étoit alors dans l’anarchie. Les prêtres exerçoient la principale autorité ; & le fiſc ne recevoit annuellement que vingt-quatre mille marcs d’argent, quoique les dépenſes publiques s’élevâffent à ſoixante mille. En concentrant dans ſes mains des pouvoirs épars, en rendant la couronne héréditaire dans ſa famille, en dépouillant le clergé d’une partie de ſes uſurpations, en ſubſtituant le lutéraniſme au culte établi, en réglant ſagement le genre & l’emploi des impoſitions, le nouveau roi ſe montra digne du rang où il étoit monté : mais, pour avoir voulu pouſſer trop loin les réformes, il précipita ſes ſujets dans des malheurs qu’on auroit pu, qu’on auroit dû prévoir.

La Suède, que la nature de ſes productions, ſes beſoins & l’étendue de ſes côtes appelloient à la navigation, l’avoit abandonnée, depuis qu’elle s’étoit dégoûtée de la piraterie. Lubeck étoit en poſſeſſion d’enlever ſes denrées, & de lui fournir toutes les marchandiſes étrangères qu’elle conſommoit. On ne voyoit dans ſes rades que les navires de cette république, ni dans ſes villes d’autres magaſins que ceux qu’elle y avoit formés.

Cette dépendance bleſſa l’âme fière de Guſtave. Il voulut rompre les liens qui enchaînoient au-dehors l’induſtrie de ſes ſujets : mais il le voulut avec trop de précipitation. Avant d’avoir conſtruit des vaiſſeaux, avant d’avoir formé des négocians, il ferma ſes ports aux Lubeckois. Dès-lors il n’y eut preſque plus de communication entre ſon peuple & les autres peuples. L’état entier tomba dans un engourdiſſement, dont on ſe feroit difficilement des idées juſtes. Quelques bâtimens Anglois, quelques bâtimens Hollandois qui ſe montroient de loin en loin, n’avoient que foiblement remédié au mal, lorſque Guſtave-Adolphe monta ſur le trône.

Les premières années de ce règne furent marquées par des changemens utiles. Les travaux champêtres furent ranimés. On exploita mieux les mines. Il ſe forma des compagnies pour la Perſe & pour les Indes Occidentales. Les côtes de l’Amérique Septentrionale virent jeter les fondemens d’une colonie. Le pavillon Suédois ſe montra dans tous les parages de l’Europe.

Ce nouvel eſprit ne dura qu’un moment. Les ſuccès du grand Guſtave à la guerre tournèrent entièrement le génie de la nation du côté des armes. Tout s’enflamma du déſir de s’illuſtrer ſur les traces de ce héros & de ſes élèves. L’eſpoir du butin ſe joignit à l’amour de de la gloire. Chacun vouloit vaincre l’ennemi & s’enrichir de ſes dépouilles. L’éducation nationale étoit toute militaire, & les foyers paroiſſoient convertis en camps. Des trophées innombrables ornoient les temples, les châteaux, les toits les plus ſimples. Une génération de ſoldats étoit remplacée par une génération ſemblable ou plus audacieuſe. Cet enthouſiaſme avoit gagné les dernières claſſes, comme les claſſes plus élevées. Les travaux nobles, les travaux obſcurs étoient également dédaignés ; & un Suédois ne ſe croyoit né que pour vaincre & pour faire la deſtinée des empires. Cette fureur martiale avoit paſſé toutes les bornes ſous Charles XII : mais elle s’éteignit après la mort tragique de cet homme extraordinaire.

Ce fut un autre peuple. L’épuiſement de l’état ; la perte des conquêtes anciennes ; l’élévation de la Ruſſie : tout dégoûtoit les plus confians d’une carrière qu’il n’étoit plus poſſible de ſuivre avec quelque eſpoir de ſuccès, ſans même achever la ruine d’un édifice ébranlé par des ſecouſſes violentes & réitérées. La paix étoit le vœu, & de ceux qui avoient vieilli ſous des tentes, & de ceux auxquels leur âge n’avoit pas permis de porter les armes. Le cri de la nation entière étoit pour ſa liberté, attaquée ſucceſſivement avec précaution, détruite par Charles XI, & dont l’ombre même avoit été ravie par l’infortuné monarque qui venoit de deſcendre au tombeau ſans poſtérité. Tous les ordres de l’état s’aſſemblèrent ; &, ſans abolir la royauté, ils rétablirent le gouvernement républicain, lui donnèrent même plus d’extenſion qu’il n’en avoit eu.

Aucune convulſion ne précéda, aucune diſcorde ne ſuivit cette grande révolution. Tous les changemens furent faits avec maturité. Les profeſſions les plus néceſſaires, ignorées ou avilies juſqu’alors, fixèrent les premiers regards. On ne tarda pas à connoître les arts de commodité ou d’agrément. La jeune nobleſſe alla ſe former dans tous les états de l’Europe qui offroient quelque genre d’inſtruction. Ceux des citoyens, qui s’étoient éloignés d’un pays, depuis longtems ruiné & dévaſté, y rapportèrent les talens qu’ils avoient acquis. L’ordre, l’économie politique, les différentes branches d’adminiſtration devinrent le ſujet de tous les entretiens. Tout ce qui intéreſſoit la république fut mûrement diſcuté dans les aſſemblées générales, & librement approuvé, librement cenſuré par des écrits publics. Il parut ſur les ſciences exactes des ouvrages lumineux qui méritèrent d’être adoptés par les nations les plus éclairées. Une langue, juſqu’alors barbare, eut enfin des règles, & acquit, avec le tems, de la préciſion & de l’élégance. Les manières & les mœurs des peuples éprouvèrent des variations encore plus néceſſaires & plus heureuſes. La politeſſe, l’affabilité, l’eſprit de communication remplacèrent cette humeur farouche & cette rudeſſe de caractère qu’avoit laiſſées la continuité des guerres. On appella des lumières de tous les côtés. Les étrangers qui apportoient quelques inventions, quelques connoiſſances utiles, étoient accueillis ; & ce fut dans ces heureuſes circonſtances, que les agens de la compagnie d’Oftende ſe préſentèrent.