Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 3

III. Variations qu’a éprouvées le commerce des Danois aux Indes.

Une nouvelle ſociété s’éleva en 1670 ſur les débris de l’ancienne. Chriſtiern V lui fit un préſent en navires ou autres effets, qui fut eſtimé 310 828 livres 10 ſols, & les intéreffés fournirent 732 600 livres. Cette ſeconde entrepriſe, formée ſans fonds ſuffiſans, fut encore plus malheureuſe que la première. Après un petit nombre d’expéditions, le comptoir de Trinquebar fut abandonné à lui-même. Il n’avoit, pour fournir à ſa ſubfiſtance, à celle de ſa foible garniſon, que ſon petit territoire, & deux bâtimens qu’il frétoit aux négocians du pays. Ces reſſources même lui manquèrent quelquefois ; & il ſe vit réduit, pour ne pas mourir de faim, à engager trois des quatre baſtions qui formoient ſa fortereſſe. À peine le mettoit-on en état d’expédier tous les trois ou quatre ans un vaiſſeau pour l’Europe, avec une cargaiſon médiocre.

La pitié paroiſſoit le ſeul ſentiment qu’une ſituation ſi déſeſpérée pût inſpirer. Cependant la jalouſie qui ne dort jamais, & l’avarice qui s’alarme de tout, ſuſcitèrent aux Danois une guerre odieuſe. Le raja de Tanjaour, qui leur avoit coupé pluſieurs fois la communication avec ſon territoire, les attaqua en 1689 dans Trinquebar même, à l’inſtigation des Hollandois. Ce prince étoit ſur le point de prendre la place après ſix mois de ſiège, lorſqu’elle fut ſecourue & délivrée par les Anglois. Cet événement n’eut ni ne pouvoit avoir des ſuites importantes, La compagnie Danoiſe continua à languir. Son dépériſſement devenoit même tous les jours plus grand. Elle expira en 1730, mais après avoir manqué à ſes engagemens.

De ces cendres naquit, deux ans après, une nouvelle ſociété. Les faveurs qu’on lui prodigua pour la mettre en état de négocier avec économie, avec liberté, ſont la preuve de l’importance que le gouvernement attachoit à ce commerce. Son privilège excluſif devoit durer quarante ans. Ce qui ſervoit à l’armement, à l’équipement de ſes vaiſſeaux, étoit exempt de toute impoſition. Les ouvriers du pays qu’elle employoit, ceux qu’elle faiſoit venir des pays étrangers, n’étoient point aſſujettis aux réglemens des corps de métier, qui enchainoient l’induſtrie en Danemarck, comme dans le reſte de l’Europe. On la diſpenfoit de ſe ſervir de papier timbré dans ſes affaires. Sa juridiction étoit entière ſur ſes employés ; & les ſentences de ſes directeurs n’étoient pas ſujettes à réviſion, à moins qu’elles ne prononçaient des peines capitales. Pour écarter juſqu’à l’ombre de la contrainte, le ſouverain ſacrifia le droit qu’il pouvoit avoir de ſe mêler de l’adminiſtration, comme principal intéreſſé. Il renonça à toute influence dans le choix des officiers civils ou militaires, & ne ſe réſerva que la confirmation du gouverneur de Trinquebar. Il s’engagea même à ratifier toutes les conventions politiques qu’on jugeroit à propos de faire avec les puiſſances de l’Aſie.

Pour prix de tant de faveurs, le gouvernement n’exigea qu’un pour cent ſur toutes les marchandiſes des Indes & de la Chine qui ſeroient exportées, & deux & demi pour cent ſur celles qui ſe conſommeroient dans le royaume.

L’octroi, dont on vient de voir les conditions, n’eut pas été plutôt accordé, qu’il fallut ſonger à trouver des intéreſſés. L’opération étoit délicate. Le commerce des Indes avoit été juſqu’alors ſi malheureux, que les riches citoyens devoient avoir une répugnance invincible à y engager leur fortune.

Une idée nouvelle changea la diſpoſition des eſprits. On diſtingua deux eſpèces de fonds. Le premier, appelle conſtant y fut deſtiné à l’acquiſition de tous les effets que l’ancienne compagnie avoit en Europe & en Aſie. On donna le nom de roulant à l’autre ; parce qu’il étoit réglé tous les ans ſur le nombre & la cargaiſon des navires qui ſeroient expédiés. Chaque actionnaire avoit la liberté de s’intéreſſer ou de ne pas s’intéreſſer à ces armemens, qui étoient liquidés à la fin de chaque voyage. Par cet arrangement, la compagnie fut permanente par ſon fonds conſtant, & annuelle par le fonds roulant.

Il paroiſſoit difficile de régler les frais que devoit ſupporter chacun des deux intérêts. Tout s’arrangea plus aisément qu’on ne l’avoit eſpéré. Il fut arrêté que le fonds roulant ne feroit que les dépenſes néceſſaires pour l’achat, l’équipement, la cargaiſon des navires. Tout le reſte devoit regarder le fonds conſtant, qui, pour ſe dédommager, préleveroit dix pour cent ſur toutes les marchandiſes des Indes qui ſe vendroient en Europe, & de plus cinq pour cent ſur tout ce qui partiroit de Trinquebar.

Le capital de la nouvelle compagnie fut de 3 240 000 livres, partagé en ſeize cens actions de 2025 liv. chacune.

Avec ces fonds, toujours en activité, les aſſociés expédièrent, durant les quarante années de leur octroi, cent huit bâtimens. La charge de ces navires monta en argent à 87 333 637 liv. 10 s. & en marchandiſes à 10 580 094 livres ; ce qui faiſoit en tout 97 913 731 liv. 10 ſols. Leurs retours furent vendus 188 939 673 liv. Le Danemarck n’en conſomma que pour 35 450 262 livres. Il en fut donc exporté pour 153 489 411 livres. Qu’on faſſe une nouvelle diviſion, & il ſe trouvera que les ventes annuelles ſe ſont élevées à la ſomme de 4 713 491 liv. 16 ſ. que le pays n’en a conſommé tous les ans que pour 886 250 livres 10 ſ. & que les étrangers en ont enlevé pour 3 837 235 liv. 10 ſols.

Les répartitions furent très-irrégulières, tout le tems que dura le privilège. Elles auroient été plus conſidérables, ſi une partie des bénéfices n’eût-été miſe régulièrement en augmentation de commerce. Par cette conduite ſage & réfléchie, les heureux aſſociés réuſſirent à tripler leurs capitaux. Ces fonds auroient encore groſſi de 2 000 000 liv. ſi le miniſtère Danois n’eût engagé, en 1754, la direction à ériger une ſtatue au roi Frédéric V.

Lorſque je penſe à ces monumens publics, conſacrés à un ſouverain de ſon vivant, je ne puis me diſtraire de ſon manque de pudeur. En les ordonnant lui-même, le prince ſemble dire à ſes peuples : « Je ſuis un grand homme, je ſuis un grand roi. Je ne ſaurois aller tous les jours me préſenter à vos yeux, & recevoir le témoignage éclatant de votre admiration & de votre amour. Mais, voilà mon image. Entourez-la ; ſatiſfaites-vous. Quand je ne ſerai plus, vous conduirez votre enfant aux pieds de ma ſtatue, & vous lui direz. Tiens, mon fils, regarde-le bien. C’eſt celui-là qui repouſſa les ennemis de l’état ; qui commanda ſes armées en perſonne ; qui paya les dettes de ſes aïeux ; qui fertiliſa nos champs ; qui protégea nos agriculteurs ; qui ne gêna point nos conſciences ; qui nous permit d’être heureux, libres & riches ; & que ſon nom ſoit à jamais béni ».

Quel inſolent orgueil, ſi cela eſt ! Quelle impudence ſi cela n’eſt pas ! Mais combien il y auroit peu de ces monumens, ſi l’on n’en eût élevé qu’aux princes qui les méritoient ? Si l’on abattoit tous les autres, combien en reſteroit-il ? Si la vérité avoit dicté les inſ-criptions dont ils ſont environnés, qu’y liroit-on ? « À Néron, après avoir aſſaſſiné ſa mère, tué ſa femme, égorgé ſon inſtituteur, & trempé ſes mains dans le ſang des citoyens les plus dignes ». Vous frémiſſez d’horreur. Eh ! viles nations, que ne m’eſt-il permis de ſubſtituer les véritables inſcriptions à celles dont vous avez décoré les monument de vos ſouverains. On n’y liroit pas les mêmes forfaits : mais on y en liroit d’autres ; & vous frémiriez encore.

J’écrirois ici, comme autrefois ſur la colonne de Pompée. À Pompée, après avoir maſſacré trois millions d’hommes. J’écrirois-là… Lâches, craignez-vous donc que vos maîtres ne rougiſſent de leur méchanceté ? Lorſque vous leur rendez de pareils hommages, comment peuvent-ils croire à votre malheur ? Comment ne le prendront-ils pas pour les idoles de vos cœurs, lorſque vous applaudiſez par vos acclamations à la baſſeſſe des courtiſans ?

Mais les nations me répondent. « Ces monumens ne ſont pas notre ouvrage. Jamais nous n’aurions penſé à conféré les honneurs du bronze à un tyran qui nous tenoit plongés dans la miſère, & à qui notre profond ſilence annonça tant de fois l’indignation dont nous étions pénétrés, lorſqu’il traverſoit en perſonne l’enceinte de notre ville. Nous ! nous ! nous aurions été allez inſensés pour aller dépoſer dans un moule le reſte du ſang dont il avoit épuiſe nos veines. Vous ne le croyez pas ».

Souverains, ſi vous êtes bons, la ſtatue que vous vous élevez à vous-même, vous eſt aſſurée. La nation, dont vous aurez fait la félicité, vous l’accordera, cent ans après votre mort, lorſque l’hiſtoire vous aura jugé. Si vous êtes méchans & vicieux, vous n’éterniſez que votre méchanceté & vos vices.

Le monarque, qui aura quelque dignité, attendra. Celui qui auroit l’âme vraiment grande, dédaigneroit peut-être une ſorte d’encens prodiguée, dans tous les ſiècles, au vice indiſtinctement & à la vertu. Au moment où l’on graveroit autour de ſa ſtatue : À TRÈS-GRAND, TRÈS-BON, TRÈS-PUISSANT, TRÈS-GLORIEUX, TRÈS-MAGNIFIQUE prince un tel, il ſe rappelleroit que les mêmes titres furent gravés ſous un Tibère, un Domitien, un Caligula ; & il s’écrieroit avec un digne Romain ; « Épargnez-moi un hommage trop ſuſpect. Loin de moi des honneurs flétris. Mon temple eſt dans vos cœurs. C’eſt-là que mon image eſt belle & qu’elle durera ».

En effet, quelle que ſoit la ſolidité que ſon donne aux monumens, un peu plutôt un peu plus tard, le tems les frappe & les renverſe. La pointe de ſa faulx s’émouſſe, au contraire, ſur la page de l’hiſtoire. Elle ne peut rien, ni ſur le cœur, ni ſur la mémoire de l’homme. La vénération ſe tranſmet d’âge en âge ; & les ſiècles qui ſe ſuccèdent en ſont les éternels échos. Flots orgueilleux de la Seine, ſoulevez-vous, ſi vous l’oſez : vous emporterez, & nos ponts, & la ſtatue de Henri : mais ſon nom reſtera. C’eſt devant la ſtatue de ce bon roi, que le peuple attendri, que l’étranger s’arrête. Si l’on viſite auſſi les monumens qui vous ſont conſacrés, ſouverains, ne vous en impoſez pas. Ce ne ſont pas vos perſonnes qu’on vient honorer ; c’eſt l’ouvrage de l’art qu’on vient admirer : encore regrette-t-on qu’un talent ſublime, qui ſe devoit à la vertu, ſe ſoit baſſement proſtitué au crime. Aux pieds de votre ſtatue, quelle eſt la pensée du citoyen & de l’étranger, lorſqu’il ſe voit entouré de malheureux, dont l’aſpect lui montre la misère, & dont la voix plaintive ſollicite un modique ſecours ? N’eſt-ce pas comme s’ils diſoient : VOIS ET SOULAGE LE MAL QUE CET HOMME DE BRONZE NOUS A FAIT. Élevez des ſtatues aux grands hommes de votre nation, & l’on y cherchera la vôtre. Mais il n’y a qu’un homme & qu’une ſtatue dans toutes les contrées ſoumiſes à la tyrannie. La, le bronze parle, & le marbre dit : PEUPLES, APPRENEZ QUE JE SUIS TOUT, ET QUE VOUS N’ÊTES RIEN. Et qu’on me pardonne cet écart. L’écrivain ſeroit trop à plaindre, s’il ne ſe livroit pas quelquefois au ſentiment qui l’oppreſſe.