Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 2

II. Le Danemarck entreprend le commerce des Indes.

Un facteur Hollandois, nommé Boſchower, chargé par ſa nation de faire un traité de commerce avec le roi de Ceylan, ſe rendit ſi agréable à ce monarque, qu’il devint le chef de ſon conſeil, ſon amiral, & fut nommé prince de Mingone. Boſchower enivré de ces honneurs, ſe hâta d’aller en Europe, les étaler aux yeux de ſes concitoyens. L’indifférence avec laquelle ces républicains reçurent l’eſclave titré d’une cour Aſiatique, l’offenſa cruellement. Dans ſon dépit, il paſſa chez Chriſtiern IV, roi de Danemarck, pour lui offrir ſes ſervices & le crédit qu’il avoit à Ceylan. Ses propoſitions furent acceptées. Il partit en 1618 avec ſix vaiſſeaux, dont trois appartenoient au gouvernement, & trois à la compagnie qui s’étoit formée pour entreprendre le commerce des Indes. La mort, qui le ſurprit dans la traversée, ruina les eſpérances qu’on avoit conçues. Les Danois furent mal reçus à Ceylan ; & Ové Giedde de Tommerup leur chef, ne vit d’autre reſſource que de les conduire dans le Tanjaour, partie du continent le plus voiſin de cette iſle.

Le Tanjaour eſt un petit état qui n’a que cent milles dans la plus grande longueur, & quatre-vingts milles dans ſa plus grande largeur. C’eſt la province de cette côte la plus abondante en riz. Cette richeſſe naturelle, beaucoup de manufactures communes, une grande abondance de racines propres à la teinture, font monter ſes revenus publics à près de 5 000 000 liv. Elle doit ſa proſpérité à l’avantage d’être arrosée par le Caveri, rivière qui prend ſa ſource dans les Gathes. Ses eaux, après avoir parcouru un eſpace de plus de quatre cens milles, ſe diviſent à l’entrée du Tanjaour en deux bras. Le plus oriental prend le nom de Colram. L’autre conſerve le nom de Caveri, & ſe ſubdiviſe encore en quatre branches, qui coulent toutes dans le royaume, & le préſervent de cette séchereſſe horrible qui brûle, durant une grande partie de l’année, le reſte du Coromandel.

Cette heureuſe ſituation fit déſirer aux Danois de former un établiſſement dans le Tanjaour. Leurs propoſitions furent accueillies favorablement. On leur accorda un territoire fertile & peuplé, ſur lequel ils bâtirent d’abord Trinquebar, & dans la ſuite la fortereſſe de Danſbourg, ſuffiſante pour la défenſe de la rade & de la ville. De leur côté ils s’engagèrent à une redevance annuelle de deux mille pagodes, ou de 16 800 liv. qu’ils paient encore.

La circonſtance étoit favorable pour fonder un grand commerce. Les Portugais opprimés par un joug étranger, ne faiſoient que de foibles efforts pour la conſervation de leurs poſſeſſions. Les Eſpagnols n’envoyoient des vaiſſeaux qu’aux Moluques & aux Philippines. Les Hollandois ne travailloient qu’à ſe rendre maîtres des épiceries. Les Anglois ſe reſſentoient des troubles de leur patrie, même aux Indes. Toutes ces puiſſances voyoient avec chagrin un nouveau rival, mais aucune ne le traverſoit.

Il arriva de-là que les Danois, malgré la modicité de leur premier fonds, qui ne paſſoit pas 853 263 livres, firent des affaires aſſez conſidérables dans toutes les parties de l’Inde. Malheureuſement, la compagnie de Hollande prit une ſupériorité aſſez décidée, pour les exclure des marchés où ils avoient traité avec le plus d’avantage ; & par un malheur plus grand encore, les diſſenſions qui bouleversèrent le nord de l’Europe, ne permirent pas à la métropole de cette nouvelle colonie de s’occuper d’intérêts ſi éloignés. Les Danois de Trinquebar tombèrent inſenſiblement dans le mépris, & des naturels du pays, qui n’eſtiment les hommes qu’en proportion de leur richeſſe, & des nations rivales, dont ils ne purent ſoutenir la concurrence. Cet état d’impuiſſance les découragea. La compagnie remit ſon privilège, & céda ſes établiſſemens au gouvernement, pour le dédommager des ſommes qui lui étoient dues.