Histoire naturelle des cétacées/Le Physale cylindrique

LE PHYSALE CYLINDRIQUE[1].



Plusieurs naturalistes ont confondu ce cétacée avec le microps dont nous parlerons bientôt ; mais il est même d’un genre différent de celui qui doit comprendre ce dernier animal. Il n’appartient pas non plus à la famille des cachalots proprement dits : la position de ses évents auroit suffi pour nous obliger à l’en séparer. Nous avons donc considéré cette espèce remarquable, hors des deux groupes que nous avons formés de tous les autres cétacées auxquels on avoit donné jusqu’à nous le même nom générique, celui de cachalot en françois, et de physeter en latin ; et nous avons cru devoir distinguer le genre particulier qu’elle forme, par la dénomination de physalus, dont on s’est déjà servi pour désigner la force avec laquelle tous les cétacées qu’on a nommés cachalots font jaillir l’eau par leurs évents, et qu’on n’avoit pas encore adoptée pour un genre ni même pour une espèce particulière de ces cétacées énormes et armés de dents.

De tous les grands animaux, le physale cylindrique est celui dont les formes ont le plus de cette régularité que la géométrie imprime aux productions de l’art, et qui, vu de loin, ressemble peut-être le moins à un être animé. La forme cylindrique qu’il présente dans la plus grande partie de sa longueur, le feroit prendre pour un immense tronc d’arbre, si on connoissoit un arbre assez gros pour lui être comparé, ou pour une de ces tours antiques que des commotions violentes ont précipitées dans la mer dont elles bordoient le rivage, si on ne le voyoit pas flotter sur la surface de l’océan.

Sa tête sur-tout ressemble d’autant plus à un cylindre colossal, que la mâchoire inférieure disparoît, pour ainsi dire, au milieu de celle d’en-haut, qui l’encadre exactement, et que le museau, qui paroît comme tronqué, se termine par une surface énorme, verticale, presque plane et presque circulaire.

Que l’on se suppose placé au-devant de ce disque gigantesque, et l’on verra que la hauteur de cette surface verticale peut égaler celle d’un de ces remparts très-élevés qui ceignent les anciennes forteresses. En effet, la tête du physale cylindrique peut être aussi longue que la moitié du cétacée, et sa hauteur peut égaler une très-grande partie de sa longueur.

La mâchoire inférieure est un peu plus courte que celle d’en-haut, et d’ailleurs plus étroite. L’ouverture de la bouche, qui est égale à la surface de cette mâchoire inférieure, est donc beaucoup plus longue que large ; et cependant elle est effrayante : elle épouvante d’autant plus, que lorsque le cétacée abaisse sa longue mâchoire inférieure, on voit cette mâchoire hérissée, sur ses deux bords, d’un rang de dents pointues, très-recourbées, et d’autant plus grosses qu’elles sont plus près de l’extrémité du museau, au bout duquel on en compte quelquefois une impaire. Ces dents sont au nombre de vingt-quatre ou de vingt-cinq de chaque côté. Lorsque l’animal relève sa mâchoire, elles entrent dans des cavités creusées dans la mâchoire supérieure. Et quelle victime, percée par ces cinquante pointes dures et aiguës, résisteroit d’ailleurs à l’effort épouvantable des deux mâchoires, qui, comme deux leviers longs et puissans, se rapprochent violemment, et se touchent dans toute leur étendue ?

On a écrit que les plus grandes de ces dents d’en-bas présentoient un peu la forme et les dimensions d’un gros concombre. On a écrit aussi que l’on trouvoit trois ou quatre dents à la mâchoire supérieure. Ces dernières ressemblent sans doute à ces dents très-courtes, à surface plane, et presque entièrement cachées dans la gencive, qui appartiennent à la mâchoire d’en-haut du cachalot macrocéphale.

La langue est mobile, au moins latéralement, mais étroite et très-courte.

L’œsophage, au lieu d’être resserré comme celui de la baleine franche, est assez large pour que, suivant quelques auteurs, un bœuf entier puisse y passer. L’estomac avoit plus de vingt-trois décimètres de long dans un individu dont une description très-étendue fut communiquée dans le temps à Anderson ; et cet estomac renfermoit des arêtes, des os et des animaux à demi dévorés.

On voit l’orifice des évents situé à une assez grande distance de l’extrémité supérieure du museau, pour répondre au milieu de la longueur de la mâchoire d’en-bas.

L’œil est placé un peu plus loin encore du bout du museau, que l’ouverture des évents ; mais il n’en est pas aussi éloigné que l’angle formé par la réunion des deux lèvres. Au reste, il est très-près de la lèvre supérieure, et n’a qu’un très-petit diamètre.

Un marin hollandois et habile, cité par Anderson, disséqua avec soin la tête d’un physale cylindrique pris aux environs du cap Nord. Ayant commencé son examen par la partie supérieure, il trouva au-dessous de la peau une couche de graisse d’un sixième de mètre d’épaisseur. Cette couche graisseuse recouvroit un cartilage que l’on auroit pris pour un tissu de tendons fortement attachés les uns aux autres. Au-dessous de cette calotte vaste et cartilagineuse, étoit une grande cavité pleine d’adipocire[2]. Une membrane cartilagineuse, comme la calotte, divisoit cette cavité en deux portions situées l’une au-dessus de l’autre. La portion supérieure, nommée par le marin hollandois klatpmutz, étoit séparée en plusieurs compartimens par des cloisons verticales, visqueuses, et un peu transparentes. Elle fournit trois cent cinquante kilogrammes d’une substance huileuse, fluide, très-fine, très-claire et très-blanche. Cette substance, à laquelle nous donnons, avec notre collègue Fourcroy, le nom d’adipocire, se coaguloit et formoit de petites masses rondes, dès qu’on la versoit dans de l’eau froide.

La portion inférieure de la grande cavité avoit deux mètres et demi de profondeur. Les compartimens dans lesquels elle étoit divisée, lui donnoient l’apparence d’une immense ruche garnie de ses rayons et ouverte. Ils étoient formés par des cloisons plus épaisses que celles des compartimens supérieurs ; et la substance de ces cloisons parut à l’observateur hollandois, analogue à celle qui compose la coque des œufs d’oiseau.

Les compartimens de la portion inférieure contenoient un adipocire d’une qualité inférieure à celui de la première portion. Lorsqu’ils furent vidés, le marin hollandois les vit se remplir d’une liqueur semblable à celle qu’il venoit d’en retirer. Cette liqueur y couloit par l’orifice d’un canal qui se prolongeoit le long de la colonne vertébrale jusqu’à l’extrémité de la queue. Ce canal diminuoit graduellement de grosseur, de telle sorte qu’ayant auprès de son orifice une largeur de près d’un décimètre, il n’étoit pas large de deux centimètres à son extrémité opposée. Un nombre prodigieux de petits tuyaux aboutissoit à ce canal, de toutes les parties du corps de l’animal, dont les chairs, la graisse et même l’huile, étoient mêlées avec de l’adipocire. Le canal versa dans la portion inférieure de la grande cavité de la tête, cinq cent cinquante kilogrammes d’un adipocire qui, mis dans de l’eau froide, y prenoit la forme de flocons de neige, mais qui étoit d’une qualité bien inférieure à celui de la cavité supérieure ; ce qui paroîtroit indiquer que l’adipocire s’élabore, s’épure et se perfectionne dans cette grande et double cavité de la tête à laquelle le canal aboutit.

La cavité de l’adipocire doit être plus grande, tout égal d’ailleurs, dans le physale cylindrique, que dans les cachalots, à cause de l’élévation de la partie antérieure du museau.

Le corps du physale que nous décrivons, est cylindrique du côté de la tête, et conique du côté de la queue. Sa partie antérieure ressemble d’autant plus à une continuation du cylindre formé par la tête, que la nuque n’est marquée que par un enfoncement presque insensible. C’est vers la fin de ce long cylindre que l’on voit une bosse, dont la hauteur est ordinairement d’un demi-mètre, lorsque sa base, qui est très-prolongée à proportion de sa grosseur, est longue d’un mètre et un tiers.

La queue, qui commence au-delà de cette bosse, est grosse, conique, mais très-courte à proportion de la grandeur du physale ; ce qui donne à cet animal une rame et un gouvernail beaucoup moins étendus que ceux de plusieurs autres cétacées, et par conséquent doit, tout égal d’ailleurs, rendre sa natation moins rapide et moins facile.

Cependant la caudale a très-souvent plus de quatre mètres de largeur, depuis l’extrémité d’un lobe jusqu’à l’extrémité de l’autre. Chacun de ces lobes est échancré de manière que la caudale paroît en présenter quatre.

La base de chaque pectorale est très-près de l’œil, presque à la même hauteur que cet organe et par conséquent plus haut que l’ouverture de la bouche. Cette nageoire latérale est d’ailleurs ovale, et si peu étendue, que très-fréquemment elle n’a guère plus d’un mètre de longueur.

Le ventre est un peu arrondi.

La verge du mâle a près de deux mètres de longueur, et un demi-mètre de circonférence à sa base.

L’anus n’est pas éloigné de cette base ; mais comme la queue est très-courte, il se trouve près de la caudale.

La chair a une assez grande dureté pour résister aux lames tranchantes, au harpon et aux lances que de grands efforts ne mettent pas en mouvement.

La couleur du cylindrique est noirâtre, et presque du même ton sur toute la surface de ce physale.

On a rencontré ce cétacée dans l’Océan glacial arctique, et dans la partie boréale de l’Océan atlantique septentrional.


  1. Physalus cylindricus.
    Walvischvangst, par les Hollandois.
    Cachalot cylindrique. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    Anderson, Histoire du Groenland, 148.
    Cachalot, pris aux environs du cap Nord. Histoire naturelle des pêches des Hollandois dans les mers du Nord, traduite en français par le citoyen Bernard Dereste ; tome I, p. 157, pl. 2, fig. C.
  2. On peut voir, dans l’article du cachalot macrocéphale, ce que nous avons dit de l’adipocire.